Œuvres posthumes (Verlaine)/Chez soi à l’hôpital

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Œuvres posthumesMesseinSecond volume (p. 170-176).

CHEZ SOI À L’HÔPITAL

Encore une fois j’ai perdu mon pari. Doublement et triplement.

Je m’étais promis de n’aller plus à l’hôpital ou tout au moins de ne plus connaître l’hôpital qu’at home.

Et voici que le mal me chasse à l’hôpital dehors.

Tout le dévouement, toute la gentillesse possibles, la petite aisance, bien précaire, mais si industrieusement employée, rien n’y fait. Le docteur lui-même et la nature de ce mal qui n’est pas dangereux, mais indéracinable aux soins sédentaires, me forcent d’y retourner, pour la quantième fois, bon Dieu du ciel ?

Du moins, tant qu’il me restera quelque extrême, quelque suprême ressource pécuniaire, eh bien, je serai chez moi à l’hôpital.

Et m’y voici.

C’est le plus grand hôpital de Paris, le plus vieux aussi, et de fait, en ce temps de mots médiévistes, ça pourrait s’appeler une maladrerie. Pittoresque dans plusieurs parties. Des morceaux Henry IV très remarquables. D’assez nombreux arbres, restes de bocages qui virent des nymphes et de l’histoire.

J’y jouis, dans un pavillon galamment baptisé, d’une chambre où j’ai surtout ceci d’être seul avec des livres — et des visites tant que j’en veux.

Le traitement consiste principalement en pansements. C’est ennuyeux, avec des distractions dont la principale consiste à constater de visu des améliorations dont le médecin connaît plus circonspectement en général. Voici d’ailleurs venu le temps où je dois y mettre du mien : il me faut essayer de marcher. C’est la troisième fois depuis ce maudit mal (neuf ans déjà) que je renouvelle ces tentatives dont je sors jusqu’à présent un peu plus boiteux chaque fois, capable, si on peut appeler y a ainsi, d’aller et de venir dans une crainte perpétuelle des moindres heurts, maudissant les pauvres bons chiens qui vont à leurs affaires, exaspéré contre les jeux des enfants dans la rue, et inattentif aux seules voitures, bicyclettes et autres contingences trop multipliées et périculeuses pour ne m’en fier plus là-dessus qu’à une Providence toute particulière. Ah ! le joli bébé que je fais avec ma canne et ma main se raccrochant à tous les angles de tous les objets. Parfois aussi j’ai recours à leur surface, et c’est en butant de bric et de broc autour de ma chambre, empoignant une chaise ici, là m’appuyant de tout le poids de ma paume restée libre, que je reprends mes habitudes de marcheur hésitant, qui, pour un peu, irait à quatre pattes.

Des camarades « s’amènent ». Alors, selon les gens, c’est la joie pure ou une médiocre distraction, du haut de mon lit, toro ab alto, j’écoute les nouvelles, je les commente, j’énonce des projets, beaucoup, j’en forme surplace beaucoup aussi. Quelque mal essaie de se dire sur les absents ou à propos d’eux. Je passe outre ou j’excuse du mieux que je puis, mais c’est si difficile ! Et pourtant un des traits de mon caractère consiste à ne me pas montrer méchant d’ordinaire, je crois.

Mais voilà mon amie. Elle, c’est la vie. Sans elle, quoi ? Elle me gâte, m’apporte des douceurs, trop parfois. Elle doit se priver. Ça, je ne le veux pas, mais allons donc ! et les friandises s’accumulent. Et les fleurs donc ! Elle m’a fait aimer les fleurs, les fleurs sur la fenêtre les fleurs qu’on met dans un verre, les fleurs apprivoisées, discrètes, familières, qu’on croirait toujours les mêmes, qui vous parlent tout bas, dirait-on, et à qui on parle presque… « Et quelles nouvelles des oiseaux, combien d’œufs ? Un nouveau-né. Bah ! Et le poisson rouge ? — Mort — Non ? » Tous ces détails puérils, les seuls dignes vraiment d’intérêt en de telles entrevues, quand tout est dit, quand l’accord est parfait, allez donc les étaler devant des gens, même simples, dans une salle commune, et vive d’être à l’hôpital chez soi !

J’ai dit tout à l’heure que j’avais des livres. C’est vrai. Des livres de toutes sortes. Je profite habituellement des trop nombreux loisirs que me donnent ou plutôt que me laissent mes, au fond, laborieuses journées de maladie ou de convalescence, pour lire ou relire ; car j’ai tant et si mal lu tel bouquin autrefois, et toujours poursuivi par mon paresseux éclectisme, mon éclectisme plutôt décousu, soyons juste et précis une fois, fût-ce envers nous-mêmes. Un de mes retardataires ou de mes retardés, comme vous voudrez, du moment, aura été ce précieux Volupté de Sainte-Beuve, que j’ai su par morceaux, jadis, presque par cœur. Et il n’y a pas que moi, même parmi les Jeunes d’à présent, croyez-le. Ce livre est même peut-être mieux compris de nos jours que de son temps. Dire que j’ai entendu M. Leconte de Lisle affirmer très sérieusement, — non toutefois sans ce « sourire affreux » que nous lui attribuions, moi et quelques-uns de mes complices du Parnasse Contemporain, ses, d’ailleurs, profonds et restés fidèles admirateurs, — que Volupté n’était qu’un traité de… masturbation !! J’ai un peu connu Sainte-Beuve, qui disait tout, s’il n’écrivait pas tout. Et je puis vous affirmer qu’il gardait même vis-à-vis de cette œuvre de sa juste prédilection un respect, comme une révérence, des mieux significatifs. Aussi bien, il suffit de lire consciencieusement pour ne découvrir ici qu’intention pure et talent prodigieux. Ces pages auxquelles le catholique le plus difficile ne saurait tout au plus reprocher qu’un peu de jansénisme de surface, et encore ! ne pouvaient guère plaire au foncièrement voltairien auteur du Discours de réception à l’Académie et tout voltairien ne manquera jamais, en présence de quoi que ce soit de chrétien et surtout de catholique, de chercher, sans la trouver les trois quarts du temps, la petite et même la vilaine bête. Et puis ? Et puis, ah tiens, j’ai relu Horace. Et je m’étonne de le lire presque sans dictionnaire ni traduction. Sa « Sagesse » n’est guère la mienne, mais quel latin qui serait le premier sans Virgile, que je relis aussi ! Et alors, quelle toute-jouissance, en dépit de Hüysmans et de son fâcheux des Esseintes, bien que celui-ci aime, paraît-il, mon faire « un peu moisi » ! Il est vrai que tous deux méprisent Virgile. Excusez du peu !

Et puis ? Ah ! Le Monde Illustré, gracieusement prêté par la Bibliothèque de l’établissement, toute la collection depuis la fondation de ce périodique, 1857 !

Ô les images sans nombre, tous ces rébus, mes délices faciles… pas toujours ! Les modes et leur si logique, si satisfaisant manque de transitions, l’histoire en gravure, heureuse, facile, cette guerre, par exemple, du Mexique, où je vois bien l’entrée, sous un dais, dans « sa » capitale en fleurs, du triomphateur Maximilien, Premier du nom, mais dont le fossé de Queretaro et le rembarquement de Bazaine sont soigneusement exclus par une toute paternelle et providentielle censure, ô Sancta Anastasia ! Le baptême en 1861 d’un petit garçon qui sera Guillaume II, empereur d’Allemagne. Napoléon III en général de division, en chapeau Louis XV, en patineur, coiffé de tubes invraisemblables et d’ineffables melons. La tragique Impératrice, belle malgré le bavolet, et gracieuse nonobstant la crinoline. La tribune aux harangues rétablie, avec M. Glais-Bizoin dedans, déjà M. Garnier-Pagès (pas « l’autre ! » ), son faux-col et ses cheveux à l’ange — et un Émile Olivier vu de face, en lunettes, sans yeux, qui fait frémir on ne sait pourquoi.

Il y a aussi de l’anecdote. C’est drôle, les nouvelles à la main sont les mêmes qu’à présent. Les comptes-rendus des théâtres, presque les mêmes aussi, mais par Monselet.

J’y relis en 1866, nos débuts, à Coppée et à moi (je les croyais de 1867), constatés par Charles Yriarte qui m’y taquine un peu sur certains


… bouts de fumée en forme de cinq,


dont j’étais pourtant bien fier alors.

C’est vertigineux. Il y a des moments où je m’imagine continuer à feuilleter, à feuilleter. Les années passent, je suis célèbre, me voici pourtraituré à mon tour, au lendemain d’une première très sifïlée, j’assiste à mon enterrement d’après des instantanés, je lis les discours : « L’homme illustre à qui… le grand poète que… Adieu, ami, adieu, poète… nous… »

— Monsieur Verlaine, c’est aujourd’hui jour de bibliothèque. Donnez-moi votre pancarte si vous voulez que j’aille changer votre Monde illustré. Quelle année voulez-vous, cette fois-ci ?

— La bonne, mon ami, accompagnée de beaucoup d’autres.