Œuvres posthumes (Verlaine)/Ma candidature

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Œuvres posthumesMesseinSecond volume (p. 360-366).

MA CANDIDATURE

Je crois être un esprit très suffisamment libéral. Depuis quelques années que mon nom a quelque notoriété, j’ai, parbleu ! été en butte à bien des critiques, justes ou non, ou les deux à la fois. Mais l’écrivain seul était en jeu. Je riais ou je souriais de ces « leçons » ; quand ça en valait la peine, j’en profitais. Malheureusement l’idée vint à Huysmans, dans son si curieux livre À rebours, de me comparer, ceci encore littérairement, à Villon. Dès ce moment, d’aucuns ont brodé sur ce thème et, sous prétexte que je suis pauvre et que, dans ce temps-là particulièrement, j’ai vu plusieurs fois la misère en face, mais bien en face, ont osé parlé de l’homme que les fatalités de son temps, les circonstances de sa prime vie, enfin son tempérament, peut-être, avaient fait de notre vieux grand poète, et m’y comparer. Tout y était : des geôles, de vagues assassinats, rien, jusqu’aux « bouges sans nom », jusqu’à la grosse Margot, n’y manquait. Mais ceci se passait à une époque où mon nom émergeait à peine de l’obscurité. Depuis, et tout récemment encore, en partie pour dissiper la « légende » qui se formait, je publiais des livres : Mes hôpitaux, Mes prisons, où je mettais à nu la partie de ma vie qui importait. C’est vrai que, dans l’intervalle, je publiais trois livres d’amour réel, ressenti jusqu’aux moelles, parfois voluptueux, le plus souvent affectueux, et pas l’ombre de « vice », et nul retentissement ni odeur de crime, nul


 « Je te frapperai sans colère
Et sans haine comme un boucher,
Comme Moïse le rocher… »


— J’ai même écrit une sottise, et une grande, quand, dans mes Poètes maudits (Pauvre Lelian), je parlais de « sadisme plus qu’à fleur de peau » en annonçant mon pauvre Parallèlement, si mal compris, mais il devait en être ainsi. Nul, non plus, par conséquent :


À travers ces lèvres nouvelles
Plus éclatantes et plus belles
T’infuser mon venin, ma sœur[1].

Eh bien ! ce que des malheureux m’ont reproché ces toutes naturelles fleurettes ! Je trahissais l’Église, disaient les rares, très rares, extraordinairement rares catholiques (?) daignant s’occuper de moi ; je marquais un point dans la décadence, chantonnait un normalien ; les vulgaires Montorgueil et les banals Caribert trouvaient tout doucement que c’était insignifiant et que mes amis avaient bien tort d’ « applaudir à cela ». Aujourd’hui, l’affreux Caribert, à qui j’ai été, par suite d’une insinuation aussi odieuse que gratuite, forcé d’apprendre jadis que telle aventure judiciaire m’était arrivée par suite uniquement de violences, ce même monsieur, dis-je, me blâme — c’est son droit — de me présenter à l’Académie, mais il affirme que ce sont mes amis qui m’y poussent (il m’avait toujours semblé que c’était moi qui exerçais une influence sur eux). Non, monsieur, cette idée est bien de moi, je l’assume à votre barbe. Mes raisons sont bonnes, toutes, mais la meilleure est que c’est ainsi. Qu’elle vous suffise[2] ! Quant à ma pauvreté qui n’est pas sordide, quant à mon domicile qui n’est pas l’hôpital, mais bien une modeste chambre que je paye encore assez cher, et exactement ; quant aux « bouges », où l’on avale vite et où l’on couche à la nuit (ceci est presque de mon vieux camarade Lepelletier), et qui se réduisent à de très convenables hôtels garnis où il est peut-être permis de boire un verre en croquant un croissant, le matin, rien n’y concerne ces messieurs de la chronique et du reportage. Mais Villon et son cortège ne tardent pas à reparaître en vue de copie plus dense et plus « coulante » à la fois. Que ne restai-je Villon comme devant ! J’avais même commencé, à ce sujet, des triolets assez médiocres, je le confesse (cette littérature funambulesque que je pratiquai naguère encore assez bien m’abandonne, n’est plus dans ma plume, est-ce un mal ?) et dont voici quelques fragments :


J’idolâtre François Villon,
Mais être lui, comment donc faire ?
C’est un roi du sacré vallon.
J’idolâtre François Villon
Et c’est mon maître en Apollon.
Mais l’homme, c’est une autre affaire !
J’idolâtre François Villon,
Mais être lui, comment donc faire ?


Excusez la faiblesse de l’exécution, mais le fond de bon sens y est. Oui, comment incarner de nouveau quiconque, surtout un ancien, et cet ancien-là ! Mes versiculets, particularisant, allusionnaient aussi quelque peu à cette grosse Margot qui aura fait faire des lignes et des lignes au digne Caribert et à ce cher Montorgueil.


Je m’assimile volontiers
Les deux Testaments, moi pas bête,
Tels quels, en masse, tout entiers !
Je m’assimile volontiers
Même le jobin (nargue aux tiers !)

Mais trafiquer ès-tels moutiers
De ribaudes n’entre en ma tête.
Je m’assimile volontiers
Les deux Testaments, moi pas bête !


Et je finissais par plaindre celui qui, prenant à la lettre les conseils des sieurs ci-dessus, aurait toujours


Pour imiter François Villon
Un « lingue » dans son pantalon…

. . . . . . . . . . . .

Une bonne canne à la main vaut mieux dans plus d’un cas.

Quant à mon vieux camarade Edmond Lepelletier, je ne puis lui en vouloir du portrait un peu vieux jeu qu’il trace de moi. Front chauve, que c’en est gênant pour les spectateurs ! même lui ! paraît-il — ô solidarité, tu ne serais donc qu’un nom, toi aussi ! — patte qui traîne, visage plombé, labouré, suturé ! Il me prédit pour bientôt un garde-vue vert et, faisant une allusion impie à l’Académie, me présente à ses lecteurs comme désormais apte à figurer dans une assemblée de vieillards vilains. Je lui pardonne bien volontiers ces tout petits torts (torts quand même). Mais je lui en voudrai toujours, en toute mansuétude chrétienne toutefois (et je me moque de ce qu’il blague ma « phraséologie cléricale »), d’avoir dit et imprimé que Sagesse était de la fumisterie. D’autant plus qu’il sait où et quand ce livre, où j’ai essayé de mettre toute mon âme et que la totalité des compétents a considéré comme tel, fut pleuré, souffert ! Pour une monstruosité, c’en est une, et je l’en charge sans rancune mais sans pitié !

J’ai, il y a une quinzaine, adressé à M. le Secrétaire perpétuel de l’Académie la déclaration de ma candidature, et pousserai celle-ci du mieux possible.

  1. Les six vers cités plus haut sont de Baudelaire, faut-il
    le rappeler aux lecteurs de cette revue ? S’en suit-il que l’ auteur des Fleurs du Mal, fidèle, comme il le dit, à son douloureux programme et forcé, de par son titre même, à des logiques heureusement presque inaccessibles, y ait même essayé ? Et je suis sûr qu’il n’a jamais frappé une femme ni voulu se procurer des sensations « inédites » par des moyens chirurgicaux. Pauvre grand Baudelaire, d’ailleurs si méconnu, si inconnu ! Dernièrement encore, mon vieux camarade Lepelletier ne parlait-il pas d’immense mystification à froid à propos de la candidature du grand poète à l’Académie ? Qui donc y eût été mieux à sa place que Baudelaire, ce lettré, cet impeccable, lui, autant, certes, que Gautier, ce jamais content de son travail, à l’égal, je pense, de Flaubert ? Et, au fond, ce vrai correct, ce hautain comme il faut, et ce modeste, et ce presque timide, mais timide à sa façon, la bonne, qu’il était dans la vie !
    L’Académie lui a préféré qui donc ?
  2. Il est question également, dans cette diatribe, de ma « facilité » à écrire des lettres de félicitations à qui veut. Je saisis cette occasion pour m’excuser auprès des innombrables personnes à qui je n’ai pas répondu depuis des années. J’ai absolument renoncé à répondre ou à accuser réception, sauf en affaires et pour choses intimes.