Œuvres posthumes (Verlaine)/Souvenirs/Le diable

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Œuvres posthumesMesseinPremier volume (p. 194-199).

LE DIABLE


Car il est « à la mode » aujourd’hui, Messer Satanas, et le titre ci-dessus fleure l’actualité depuis le si mérite succès du La-Bas, par notre ami J. K. Hüysmans. Fut-il jamais plus question d’envoûtements, de vénéfices, de malengins, d’incubat-succubat, Messes-Noires et autres sortilèges que durant ce dernier trimestre ? Jusques aux maisons-de-rapport qui se mêlent à cette danse macabre… et c’est ici que le Diable éclate — cette fois, une fois n’est pas coutume — contre ces pauvres propriétaires — car dès que les « daïmons », comme dirait l’excellent poète Jean Moréas, hantent un immeuble, quand même ce dernier serait situé sur le boulevard dédié au peu occultiste Voltaire, tous autres locataires, de chair et d’os, et de ressources épuisables peut-être

ou sans doute, comme vous et moi,
Voletant, se culbutant


(ainsi que profère le vers-libriste Jean, lui aussi ! de La Fontaine récemment, lui aussi, odifié, voire banqueté), déménagent à la queue leu leu, non, quelques-uns, sans tirer celle des Intrus, non, d’aucuns, sans le son discret d’une cloche mal bénite au ligneux métal…

Oui, le Diable, das Teufel, the Devil, il Diavolo, el Diablo, comme vous voudrez et dans toutes Les langues que vous voudrez avec ou sans ses cornes, avec ou sans cette queue dont je viens de parler, oui, le Diable est de mise, suivant le terme des joueurs, et pour m’exprimer commercialement, « de défaite » en ces jours, pourtant, de scepticisme un peu bien poussé trop loin, entre nous, qui, en fait,


Clignons l'œil du côté du « Malin ».


Je ne suis pas beaucoup plus grand clerc en démonologie qu’en Théologie, en dépit de quelques études à l’intention de cette dernière science, ni, surtout, grâces aux dieux immortels ! qu’en psy… psy… psychologie ; mais, bien qu’inexpert aux tournois de tables ou de chapeaux, tant hauts de forme que mous ou melons ou etc., tant rondes que carrées, vel alias, je ne suis point sans quelque accointance avec le Seigneur des Ténèbres, — fiat Nox ! — de son nom fin de siècle, le Très Bas. — Et ceci, non pour ressasser l’à la fin insipide plaisanterie consistant à dire de ceux-là, vulgaire troupeau, vil bétail, sotte engeance ! de qui le porte-monnaie, velouté de par trop denses toiles d’araignées, n’a pas assez l’horreur du vide, qu’ils voient le Diable.

Non, mes relations avec le mignon du célèbre et irrévérend chanoine Docre partent de plus bas encore, s’il m’est permis d’oser ainsi étaler mes plaies morales. — mais ne traversons-nous pas une époque de liberté… relative, — heureusement !

Je ne veux point non plus parler de mes sept péchés capitaux, ni de la tourbe des vénielles peccadilles de votre indigne serviteur — et nul, je crois, de mes contemporains des deux sexes ne serait, dans l’occurrence, autorisé à jeter le premier caillou dans mon jardinet de coulpe et d’erreur.

Non, encore une fois, et voici, surtout, et entre autres milliers de cas, la cause et l’effet de mon satanisme à moi :

N’avez-vous pas remarqué, complices lecteurs — et lectrices, combien l’ennui est tentateur, d’autant plus tentateur qu’il se manifeste multiforme : ennui de croupir dans l’obscurité pour les jeunes de lettres, dans l’éternelle dèche et la dette archi-vivace pour la plupart des « glorieux » gloria in profundis ou in extremis, au choix ! ennui, côte des dames, pour une robe où tel grand couturier s’est trompé, ou pour cet amant ou cet autre ou d’autres trop ou pas assez assidus ou jaloux, ennui pour l’enfant d’apprendre et pour le maitre d’enseigner, ennui de vivre, enfin, pour tous et partout et tout le temps !

Or, L’ennui est la vraie solitude, la solitude dana le tumulte des foules aussi bien que dans les tempêtes au désert et que dans le calme en mer. Et la solitude, væ soli ! en même temps qu’elle porte malheur, est, par précellence, mauvaise, détestable, abominable conseillère.

C’est elle qui détruit l’enfant la nuit et parfois le jour, elle qui :


Tord sur leurs oreillers les bruns adolescents,


elle qui se constitue la Muse, — pardonnez, chastes Piérides ! — du criminel et du filou, elle qui souvent, trop souvent, égare le poète et l’artiste ès-sinistres labyrinthes du vain Orgueil et de l’Envie, qu’elle se quolibette Émulation ou garde cyniquement son sale nom, c’est enfin elle ou plutôt lui, l’ennui de vivre qui… me dicte ces lignes, horreur ! pour, ô que bénévole dévorateur de ma prose, un peu vous faire partager mon ennui de les écrire — et d’écrire en général ! Est-ce assez satanique, dites ?

Et puis, — il y a un « et puis » — le Mensonge ne marque-t-il pas foncièrement le Maudit et les suppôts dudit ? Et qu’est-ce que je viens de vous envoyer là, sinon la plus effrénée, la plus effrontée, la plus fallacieuse et pernicieuse et fellatrice et délétrice contre-vérité ? Car j’aime férocement, sachez-le, peuples des continents et des îles, j’aime, en vieux Parnassien, en, paraît-il (tant que ça ?), symboliste inexpecté, cette gueuse entre les gueuses, cet ange par-dessus les Archanges, la nommée Littérature, c’est-à-dire les Lettres. Or, les primes Lettres proférées dès l’aurore de ce monde, après tout bon, furent, souvenez-vous :

Fiat lux !

Si bien que, de fil en aiguille, mon très profondément prémédité, vénéficiard, préjudiciable et envoutementesque discours est ourdi juste à l’encontre de mon dessein, et que le Diable, encore une fois, comme en ce Papefiguière dont nous informent François Rabelais et Jean de La Fontaine — déjà nommé, — c’est la saison des prix — si bien, dis-je, qu’encore une fois, qui ne sera pas, espérons-le bien, la dernière, — le Diable aura été berné comme un simple Sancho Pança, à l’instar d’une réunion d’actionnaires, ou, en fin de compte, exécuté, tel un clubman à la carte trop facile…

Et Fiat Lux, et vive la Vie, — et au diable le Diable !

Août 91.