Œuvres posthumes (Verlaine)/Voyage en France par un Francais/Chapitre 1

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Œuvres posthumesMesseinSecond volume (p. 33-39).


CHAPITRE I

exposé


Le plus ardent amour de la patrie a pu seul inspirer ce livre : c’est ce dont on se convaincra en le lisant. Seulement, en l’état présent des choses, l’auteur, préoccupé de diriger son amour, a cherché les deux buts habituels de l’amour, la tête et le cœur, et ne trouvant pas l’une, serait tenté de s’attrister de ne guère pouvoir atteindre l’autre que par l’imagination, c’est-à-dire par la mémoire.

Il s’explique.

Ce qu’on aime en une femme, par exemple, — il va sans dire qu’il ne peut être question ici que de l’amour le plus élevé, — c’est la beauté, ou, à son défaut et quelquefois de préférence, l’expression empreinte sur le visage, intelligence, noblesse, bonté, et comme c’est par les yeux que le cœur parle au cœur dans les commencements d’une liaison, c’est aux yeux qu’on regarde après le premier choc et cette cristallisation dont parle Stendhal. Or, la France actuelle n’a pas de tête, et ce qu’on a mis à la place, dépendant du corps et commandé par lui, n’est, ni plus ni moins, sous le même bonnet rouge très sanglant d’autrefois et assez crasseux d’à présent, qu’un conciliabule servile, violent et monstrueux au possible, de pauvres caboches pleines de vertige et, sauf cela, vides de tout. Comment essayer d’aimer cette hydre et de chercher, dans ces cinq cents et quelques paires d’yeux incohérents, la route au cœur d’un pays ? Du temps que la France avait un roi, ce roi la représentait dans tout ce qu’elle avait de noble et d’élevé dans la pensée et dans l’action, tête solide et cœur vaillant. Le « vive le roi ! » sortait logiquement du « le roi est mort ! » parce que le roi, c’était la nation intelligente et ambitieuse du bien public ; en conséquence, aimer le roi, c’était aimer la France, et réciproquement. Aussi quel amour des Français pour le roi, et quel patriotisme alors ! Mais dès qu’on eut crié « Vive la Nation ! », c’était son bien particulier et privé que chacun acclamait, sa vengeance privée et son avancement particulier, c’était sa passion et son vice dont chacun exaltait le triomphe, et quand plus tard on put dire au roulement des tambours de Santerre et sous l’éclair de la machine à Sanson, « le roi est mort », force eût été d’ajouter : « la France aussi », si la guillotine eût pu tuer la Monarchie en même temps que le monarque.

Toujours est-il qu’elle est bien malade, la France, depuis ce coup à la tête !

Les sept péchés capitaux, jusque-là refoulés par les lois dans le for intérieur où le confesseur allait les chercher et les combattre, se ruèrent de tous côtés et s’installèrent dans chaque fonction publique possible et impossible, car d’invraisemblables emplois furent édifiés par une satanique prévoyance, multipliés en sous-ordre à l’infini par tous les caprices de la révolte et les pullulantes convoitises de l’ignorance désormais lâchée. En même temps, l’ancien despotisme, paralysé depuis les premiers rois chrétiens par l’influence épiscopale et la création pierre à pierre, sous la régie catholique, de cette merveilleuse paternité qui s’est appelée la Monarchie Française, se dégourdissait prestement, et, assumant une nouvelle formule, dépassait du premier coup, — et de combien ! — l’atrocité des plus sinistres Césars, l’insolence des plus absurdes satrapes et tout ce que les plus détraqués d’entre les chefs nègres avaient jusque-là rêvé d’offensant pour la dignité humaine dans leur délirante bestialité !

L’excès du mal engendra un mal pire. Les nécessités d’une défense à outrance contre l’Europe indignée et alarmée firent naître à nos frontières un militarisme d’une intensité inouïe : parmi cent médiocrités et mille incapacités en chef, surgit logiquement un immense génie de général et d’administrateur d’armée. Cet homme ramassa le pouvoir, « tombé — selon son expression — dans la boue », mais, malheureusement élevé dans le jacobinisme, il en abusa jusqu’à l’usurpation, après avoir à lui tout seul, une seconde fois, versé le sang royal, comme pour brûler ses vaisseaux, et s’élança en désespéré sur le trône encore tout chaud du massacre de la place Louis XV et des fossés de Vincennes.

Ah ! lui, le nouveau roi, qui poussa le mépris des Français républicains jusqu’à les bafouer du titre d’Empereur, lui ne fut pas un père, mais bien un bourreau, qui fit la guerre en furieux, en haineux parvenu, en froid dictateur de hasard, presque étranger et tout à fait hostile au pays qu’il lançait dans des campagnes d’ambition personnelle. Pour comble de malheur et de châtiment, le conquérant voulut légiférer, et, n’ayant dans son cerveau puissant mais coupable que la Révolution et ses principes, il organisa le chaos et régularisa l’anarchie. Guerre injuste au dehors, compression immorale à l’intérieur, — et quand l’heure de sa chute eut sonné, ce cœur de bronze put y faire écho joyeusement, car il laissait le pays démembré, le peuple abruti, — et toute une génération l’adorant, grognards, poètes et « libéraux » !

Les grognards — gens braves et braves gens en somme — passèrent ; et nous avons vu leurs derniers survivants, en uniformes flétris sous des plumets énervés, venir d’un pas tremblant accrocher, lors des anniversaires impériaux, l’immortelle du souvenir aux grilles solitaires de la Colonne. Poètes et libéraux, eux, menèrent un bruit durable et firent des petits. La légende napoléonienne, par une sympathie de famille dont la logique s’est obscurcie dans nos temps imbéciles, mais qui demeure entière à tout œil resté sain, protégea la « tradition » révolutionnaire et fit bientôt corps avec elle pour l’attaque et le renversement de cette pauvre Restauration, « qui n’avait rien restauré », non plus que « rien appris » dans les catastrophes, mais plutôt « tout oublié » de l’instructif passé. Cette Restauration ! Sceptique maladroitement et bourrue sans vigueur, avec Louis XVIII, puis tatillonne, gallicane et incorrecte, parlementairement parlant, sous Charles-le-Bien-Intentionné, elle devait périr de la Charte octroyée, deuxième thé de la Constitution arrachée de Quatre-vingt-onze, qui, ayant émasculé le pouvoir jusqu’aux plus piteuses concessions, le laissa sans force au moment où de salutaires mesures étaient enfin prises. L’œuvre de la Constituante et de Bonaparte restait intacte, et Louis-Philippe, puis Quarante-huit, Napoléon III, Thiers et le Seize-Mai l’ayant respectée non moins scrupuleusement que les frères de Louis XVI, elle a porté ces fruits amers que nous voyons, bien en peine de les devoir manger jusqu’au dernier pépin, conservateurs que nous sommes !

Hélas ! tout paraît fini et bien fini pour la France aujourd’hui ! Les défaites si éloquentes de 1870-71 semblent n’avoir parlé qu’à des sourds et même c’est d’elles que date cette recrudescence du mal et du pire qui signalera notre époque à l’horreur de la postérité. L’impiété fait des progrès effrayants de concert avec l’idée républicaine telle que l’ont entendue les hommes les plus perdus de la première révolution, et jamais la démagogie, un instant comprimée — férocement et mal — par ce qui restait d’énergie à la bourgeoisie, personnifiée par ce Thiers déplorable, jamais la basse démagogie n’a été à la veille d’une telle victoire. L’égoïsme des jouisseurs actuellement au pouvoir dans toute l’irresponsabilité d’une Mairie du palais déshonorante au premier chef pour l’idée d’autorité, la duplicité au jour le jour, le mensonge de modération et l’effronterie de contradiction (d’ailleurs tout arbitraires et despotiques) qui vont sous le nom impertinent d’opportunisme, la violence lâche, l’hésitation brutale, tout ce machiavélisme de pacotille, en achevant de ruiner les dernières assises d’une société aux quarts précipitée, en énervant, en étourdissant, en ahurissant un corps électoral formé de tous éléments inférieurs, masquent pour la masse des dupes, des fatigués et des infatigués, le suprême abîme tout proche, endorment la mémoire, tuent la prévoyance, finalement perdent, corrompent, polluent toute faculté, tout esprit de conduite et tout vestige de l’antique vertu !

Plus de respect, plus de famille, le plaisir effronté, — que dis-je, la débauche au pinacle, nul patriotisme, plus de conviction même mauvaise, plus même, excepté chez quelques déclassés, l’héroïsme impie de la barricade : l’étudiant « noceur », l’ouvrier « gouapeur » sans plus, le lâche bulletin de vote remplaçant, pour les besognes de l’émeute, le fusil infâme, mais franc du moins ; l’argent pour tout argument, pour toute objection, pour toute victoire ; la paresse et l’expédient prenant le pain du vieux travail, et Dieu blasphémé tous les jours, défié, crucifié dans son église, souffleté dans son Christ, exproprié, chassé, nié, provoqué ! Quelle tribune et quelle presse ! Quelle jeunesse et quelles femmes, — et quel pays !

Pourtant, puisqu’elle vit encore, cette France horrible qu’ils nous ont faite, cette France difficile, presqu’impossible à aimer, bien qu’on en ait, puisqu’elle vit encore, même avec ces chefs qui ne sont pas une tête, même avec ces membres pourris et ce sang gâté, même dans cette atmosphère pestilentielle que lui fait son mal, puisqu’elle a encore forme de nation, puisque son nom subsiste et que sa langue est encore la première de l’Europe, c’est que, Dieu merci, le cœur y est, c’est qu’il bat, ce cœur, c’est que tant qu’il battra, il y aura une France qui peut redevenir la bien-aimée des nations et le soldat de Dieu qui lui a fait des promesses presqu’aussi solennelles qu’à son Eglise. Dès lors, il s’agit d’aller à ce cœur autrement encore que par la mémoire et l’imagination ; il faut, au Français jaloux de l’honneur initial et de l’espoir toujours permis, le courage de pénétrer à travers tous obstacles odieux et cruels jusqu’à la source pure et forte d’où sort ce beau sang bleu et rouge, noble et peuple, dont l’histoire fut si belle, qui battait aux tempes du génie comme aux pieds de la charité, comme au flanc du martyr, et qui coula sur tous les justes champs de bataille et partout où Dieu voulait être glorifié par une mort précieuse.

Un pieux pèlerinage, loin du « sang impur » contemporain, à cette fontaine sacrée nous rendra l’énergie avec l’espoir, et c’est de toute notre âme Française et chrétienne que nous l’accomplirons. Veuille le lecteur ne se pas rebuter aux affres nombreuses du chemin. Des tableaux navrants, quelquefois écœurants, souvent tristement ridicules, passeront devant ses yeux. Il nous échappera bien des paroles sévères, amères. Mais partout où nous pourrons, au prix des plus minutieux efforts, découvrir le précieux ruisseau primitif, malgré toutes obstructions, sous quelqu’afïluence fétide ou quelque congélation bourbeuse que ce soit, nous saluerons le flot chéri, retrempant nos lèvres à son eau de gloire et de foi, et d’un pas plus viril reprendrons le pieux voyage, assurés en Dieu qui sauve les nations comme les hommes, Français toujours et quand même Français, dignes du nom ancien et fiers d’espérer dans une si noble cause !