Λύθρον

La bibliothèque libre.
Texte établi par (Charles Bally ; Léopold Gautier), Payot/Droz (p. 413-414).



ΛΙΘΡΟΝ.
(Mémoires de la Société de Linguistique, VI, p. 77. — 1889.)

On a coutume de rapporter λύθρον (ou λύθρος) à la même racine que λῦμα «impureté», λῡμη «souillure et ruine», λῡμαίνομαι «souiller, abîmer». Cette étymolngle a contre elle: 1° la quantité brève de l’υ de λύθρον; 2° la difficulté de faire sortir de la simple idée de souillure une signification aussi spéciale que celle du mot λύθρον; il se traduit dans Homère par «taches de sang» ou par «boue de sang, boue faite de poussière et de sang»; il désigne en médecine certains liquides sanguinolents[1]

On sait que rudhiram «rubrum» est en sanscrit un mot très usuel pour sang. Quoique étranger à la langue des Védas, cet emploi particulier de rudhira- paraît remonter à une haute antiquité, puisque le même adjectif, en germanique, n’a laissé d’autre trace de sa présence qu’un mot désignant encore le sang : vieux norrois rođra[2] (féminin faible de l’adjectif perdu).

Qu’ils datent ou non de la langue mère, de tels exemples autorisent en tous cas à chercher dans λύθρον une variante d’(ἐ)ρυθρόν. Il est à noter que, d’après Pollux, λύθρον ou λύθρος (τῆς πορφύρας) s’est dit aussi du suc tinctorial du pourpre, de sorte que le caractère commun aux diverses matières signifiées par ce mot paraît décidément résider dans leur couleur rouge. La première divergence entre ἐρυθρόν et λύθρον porte sur la «voyelle prothétique» et n’est probablement qu’une suite de la divergence des consonnes; le cas rappelle celui de λεβίνται = ἐρέβινθοι[3]. Au reste, cf. μοιχός en regard d’ὀμιχέω; ῥωδιός et έρωδιός. A son tour, la substitution d’I à r repose sur un fait de dissimilation, rendu possible par l’oubli du sens premier qui rattachait le mot à ἐρεύθω. Il faut reconnaître que la dissimilation s’exerce rarement sur deux r, et qu’en général le grec (ainsi que le latin, cf. plus haut L. Havet, ΜSL. VI, p. 29 sq.) ne manifeste de répugnance que pour le retour de l’l comme dans ἀργαλέος = *ἀλγαλέος. Néanmoins les répétitions d'r ne sont pas non plus tolérées sans exception. Dans le cas particulier où chacun des ρ se trouve entre consonne et voyelle, ou bien le mot reste sans changement (κρεάγρα), ou bien l’un des ρ est supprimé : φ(ρ)άτρα, δρύφ(ρ)ακτος, β(ρ)άτραχος, θ(ρ)ιπόβρωτος, θρέπτ(ρ)α. Dans le cas plus simple où les deux ρ précèdent une voyelle sans être tous deux précédés d’une consonne, ou le mot reste sans changement (c’est l’ordinaire), ou l’un des ρ est dissimilé: vαύκλᾱρος = vαύκρᾱρος, éléen Χαλάδριοι de Χαράδρᾱ[4], θηληθήρ ˙ κυνηγός (Hés.) = θηρηθήρ[5], κολίανδρον[6] = κορίανδρον (coriandrum), κροκόδειλος = κροκό-δειρος(?), enfin les beaucoup plus anciens δέλετρον = v. h.-all. quërdar[7], λίστρον = ῥίστρον ˙ πτύον (Hés.), λύθρον = *ruthron. Constatons pour ne rien omettre que, dans le cas où l’un des ρ se trouve après la voyelle de sa syllabe (ἄργυρος, δέρτρον), le mot est à l’abri de toute modification de ce genre.

Le retrait de l’accent dans λύθρον comparé à ἐρυθρός est naturellement le même que dans δόλιχος en regard de l’adjectif δολιχός, etc. — Le genre est indécis dans Homère qui n’emploie le mot qu’au datif. Apparemment λύθρον est plus ancien que λύθρος.


Notes
  1. La glosse que voici nous apprend en outre l’existence d’un verbe λυθρόω dont le sens ne devait pas s’écartor beaucoup de celui d’«ensangIanter». Hésychius, éd. Schinidt: λελύθρωται χωρίον (= χορίον) ἀαπερρωγός. Le manuscrit porte λελύθμωται.
  2. Contre la quantité longue de l’o de rođra, voy. Schade, Altdeutsches Wôrterbuch, s. v.
  3. Curtius, Grundzüge4, 346. Les deux cas ne sont pas tout à fait similaires, en ce que l’ε d’ἐρέβινθος (cf. ervum) n’est pas un ε «prothétique» comme celui d’ἐρυθρός. Je me demande d’ailleurs si λεβίνθιοι n’est pas en réalité un tout autre mot qu’ἐρέβινθος: il touche en effet de bien près à λεβηρίς, λοβός «gousse de légume».
  4. Brugmann, Handbuch der klassischen Altertumswissenschaft, I, 44.
  5. Il faut partir des cas obliques comme θηρητῆρος, où les deux ρ étaient devant voyelle.
  6. Schol. Aristoph. Equ. 682 (Dindorf ) : κορία α δὲ εἶδος βοτάνης, τὸν (τὸ?) νῦν κολίανδρον.
  7. J. Schmidt, Journal de Kuhn, XXV, 153.