... le Cœur populaire (1920)/Conseils
Ouvrier mon frère, Ouvrier ;
crois que ma parole est profonde.
Avant de dominer le monde
commenc’ par te laver les pieds.
Et pas seul’ment qu’ les trottignolles
mais encor ton gniass’ tout entier :
les crocs le cul les roubignolles
que t’ as tendance à oublier.
Car, sous prétexte de labeur
tu thésaurises ta sueur
et la crasse de ton métier,
Ouvrier mon frère, Ouvrier,
et dis des choses dérisoires :
« Pas de pain blanc sans les mains noires »,
en exhibant avec orgueil
tes mains sal’s, tes ongles en deuil.
Je sais que, forcé d’ te grouiller
pour aller reprendr’ le collier
chaqu’ matin, à peine réveillé,
t’ as pas l’ temps d’ te débarbouiller.
Mais le soir, après ton boulot,
au lieu de t’élancer vers l’eau,
tu préfèr’s aller chez Bistrot
sucer la « bleue » et godailler,
Ouvrier mon frère, Ouvrier.
Si des fois un peu tu t’ récures,
c’est l’ Dimanche et les jours de fête ;
mais tu n’ mets d’ l’eau qu’ dans eune assiette,
pis t’ emploies que l’ bout d’ la serviette,
et jamais pus bas qu’ la ceinture,
Ouvrier mon frère, Ouvrier.
Ou ben tu vas chez l’ perruquier
et faut qu’on t’ fout’ de l’eau d’ Cologne
su’ l’ coin mal gratté de ta trogne.
Tes dents ? Jamais tu ne les brosses,
avant comme après ton repas.
Quant au devoir de t’ nettoyer
le trou du figne et les balloches,
tu ne t’en doutes même pas.
Aussi vieil ami, tu schlipottes,
en plein air comm’ l’acétylène :
et quand tu souffles ton haleine,
la mouche à merd’ tourne de l’œil,
bien qu’a soye habituée aux chiottes.
Sans compter qu’ t’ es pas fréquentable,
on peut pas y faire avec toi :
si on t’ rencontre en bateau-mouche,
en métro, en « bus », en tramway,
suffit qu’on port’ la requimpette
pour qu’ tu vienn’s te frotter su’ vous
et qu’ tu vous traites de « borgeois ».
Toi, pass’ que t’ es un « travailleur »
méprisant les aut’s voyageurs,
tu rot’s tu crach’s tu louf’s tu pètes,
et, si t’es saoul pour not’ malheur
tu dégobill’s su’ la banquette
et tap’s dans l’ blair au contrôleur.
Si tu vas aux wouaters-clozettes,
tu... vises à côté d’ la lunette
et, déconcertante coutume
dont les murs peuvent témoigner,
tu prends ton doigt pour porte-plume
et ton cul pour un encrier,
Ouvrier mon frère, Ouvrier.
Et ça c’est sur toi, rien qu’ sur toi !
Mais chez toi, malheureux, chez toi !
Chez toi les puces les punaises
vivent à l’aise ;
les asticots de ta paillasse
donnent le soir des « steeple-chases »
et y a des araignées si grasses
qu’ faut les tuer à coups d’ revolver.
Jeun’, vigoureux et bien planté,
tu touches, sans être ébloui,
aux délicats et blancs tétons
de ta femme ou de ta maîtresse
avec tes doigts gourds et brutaux
aux amoureuses maladresses
gantés de crotte ou de cambouis.
Si, pour te plaire elle se soigne
parfume ou lave au savon fin,
tu l’appell’s aussitôt « putain »
ou ben « vache » et « saloperie ».
Jaloux mesquin et envieux,
tu la veux sale et abrutie,
comme toi, comme toi mon vieux.
Alors la pauvre se néglige,
elle se dégoûte et comment !
Plus de soins, de coquetterie,
grâce et beauté foutent le camp ;
avant l’âge elles sont flétries.
- Comm’ t’as toujours les roupett’s grasses
- et qu’ ça t’ démange aux environs,
- t’ es tout l’ temps d’ssus à la... crocher,
- (qu’elle en ait du plaisir ou non),
- à y en coller des pétées,
- à transformer la malheureuse
- en fabrique de malheureux !
- Ceux-ci, le fruit de tes rudesses,
- tu les laisses livrés aux bêtes ;
- on pourrait sur leurs jolies têtes
- inscrir’ ces mots : « Chasse gardée » ;
- Ouvrier mon frère, Ouvrier.
- Pas plus que toi tu n’ leur apprends
- à se baigner, à s’étriller,
- et tu les laisses croupir dans
- la gourm’ la morve et le pipi ;
- puis tu déclar’s : « C’est la santé ! »
- Ouvrier mon frère, Ouvrier.
- Et les soirs ousque tu rentr’s mûr,
- tu leur cogn’s la tronch’ dans les murs ;
- et là, despote sans contrôle,
- la borgeois’ les môm’s et les bois,
- tout l’ mond’ pass’ à purg’ dans la tôle !
- (C’est p’têt’ aussi pour leur santé ?)
- Ouvrier mon frère, Ouvrier !
- Quand tu t’ dis « Révolutionnaire »,
- à part quéqu’s uns, ce n’est guèr’ mieux ;
- tu fais tout comm’ les religieux,
- qu’ os’nt pas se r’garder le derrière,
- de peur qu’ ça leur crève les yeux.
- Tu gazouilles la « Carmagnole »,
- mais t’ as d’ la boue aux roubignolles ;
- tu clames « l’Internationale »,
- mais t’as les dents et les pieds sales !
- Et, trop romantique Insurgé
- tu t’ mets des rouges églantines
- mais t’ as l’ prépuce enfromagé !
- Des mangins qu’a des noms en isse,
- vienn’nt te donner du « citoyen »
- et t’app’lant « Peuple-Souverain »
- te mett’nt en mains un bout d’ papier
- sans penser à t’ laver les pieds.
- D’aut’s, échappés de la Garonne
- qui abusent de la Parole,
- vienn’nt te causer de « Genre Humain »
- d’ « Fraternité Universelle ».
- Nul ne te dit : « Lav’-toi les mains
- les dents le figne et les aisselles. »
- Beaucoup jouent avec tes souffrances
- en te menant par l’Espérance :
- puis, quand y sont d’venus menisses
- et qu’ tu leur rappell’s leurs promesses
- y sont tout prêts à t’ fusiller,
- Ouvrier mon frère, Ouvrier.
- D’autr’s, en flattant ta vanité,
- t’expliquent qu’y a qu’ toi d’utile
- que C’lui qui n’ manie pas l’outil,
- le marteau, la pioche ou la pelle,
- n’est qu’eun’ vach’ « d’intellectuel » ;
- que c’lui qui trim’ du ciboulot
- n’est qu’un feignant ou qu’un salaud ;
- et que « Demain » ou... après-d’main...
- « conscient et organisé »,
- par la bombe ou les bras croisés,
- n’ sachant pas t’ gouverner toi-même,
- tu gouverneras l’Univers !
- En attendant Vautour-Premier,
- Grand Maître de la République,
- t’ vide à la rue, toi et ta clique,
- et refuse de vous loger
- (bien qu’il veuille aussi des soldats
- pour le défendr’ contr’ l’Étranger !)
- Et toi toujours tu vis ta vie,
- le cul merdeux la gueul’ pourrie,
- emboucanant le rat crevé,
- les pieds dans des chaussett’s de suie
- et l’cœur de haine empoisonné
- Ouvrier mon frère, Ouvrier.
- Ben moi je te le dis dans l’ blair
- en vrai Poète populaire,
- pas d’autre cause à ta Misère
- que ta crasse et que ton fumier,
- Ouvrier mon frère, Ouvrier.
- La saleté c’est l’Esclavage,
- c’est l’absence de Dignité,
- c’est aussi l’Imbécillité,
- c’est la Tristesse et le Dégoût.
- Et v’là pourquoi t’ es méprisé,
- berné, maltraité, exploité,
- Ouvrier mon frère, Ouvrier.
- La vérité la vérité,
- le secret même de la Vie
- de la chance et de la santé,
- d’ la richesse et d’ la Liberté
- réside dans la Propreté !
- Parmi ceux qui vienn’nt t’exciter
- à foutre en bas « la Société »,
- en s’ faisant nommer Députés
- ou membres de tes Comités,
- Nul n’a l’ courage ou la franchise
- de t’ reprocher ton manqu’ de soins,
- ainsi qu’aux Hébreux fit Moïse
- et Mahomet à ses Bédouins.
- Moi, je n’ viens pas t’ parler d’ mensonges
- ni d’un paradis incertain,
- j’ viens t’ parler d’eau fraîche et d’éponge.
- J’ viens t’ dir’ d’ commencer par toi-même
- la « sociale transformation »,
- la célèbre « Révolution ».
- Ainsi triomphera « la Cause » ;
- le « Grand Soir » c’est d’ se laver l’ prose,
- la « Prochain’ », c’est s’ poncer les pieds !
- Si tu veux que l’on te respecte,
- commenc’ par t’ respecter toi-même !
- N’ crains pas d’ passer pour aristo
- si tu te mouilles les orteaux.
- Et si drôl’ que ça t’ paraîtra,
- qu’avant tout ta peau se blanchisse :
- « Individu », « Individu »,
- que la Cellule s’affranchisse,
- et le Corps entier guérira.
- Car c’est très bien de fair’ l’apôtre;
- mais avant d’éduquer les autres
- il faut d’abord s’éduquer soi :
- Et c’est parfait les Syndicats ;
- mais si tes fess’s sont au caca,
- tu auras des idées merdeuses.
- Ah ! Ouvrier, pauvre Ouvrier,
- mon copain, mon poteau, mon frère,
- souvent mon cœur se désespère,
- comme il est dur de « t’affranchir ».
- Non seulement de ta misère,
- donc, de ton enduit séculaire,
- mais encor de tes préjugés,
- aussi de tes illusions
- des sophismes et des clichés
- du jargon révolutionnaire.
- Sans oublier la Politique,
- Poison de l’Énergie Pratique
- et de la Beauté poétique
- dont meurent Gaulois et Latins.
- Car mêm’ parmi les Compagnons,
- combien peu, à ma connaissance,
- savent la mystique importance
- de se noyer le troufignon
- chaque jour de son existence.
- Ah ! Ouvrier, pauvre Ouvrier,
- je ne voudrais pas t’avilir,
- mais bien plutôt t’encourager,
- te relever et t’ennoblir,
- et si je ne puis te guérir,
- du moins puis-je te soulager.
- Sûr que t’ es bon, sûr qu’ t’ es honnête ;
- mais, vaudrait mieux encore avoir
- la conscience un peu moins nette
- que le cul sale et les pieds noirs.
- Ne m’objecte pas qu’ les Bourgeois
- ne sont guèr’ plus propres que toi :
- raison d’ plus pour que tu t’ nettoies.
- Ne dis pas comm’ les Catholiques
- que ton Corps n’est qu’une guenille
- qu’il importe peu de soigner.
- Jésus lavait les pieds des Pauvres,
- mais les Prêtres l’ont oublié
- Ouvrier mon frère, Ouvrier.
- Mécanicien Mécanicien,
- tu comprends la nécessité
- de nettoyer ta rotative
- ton moteur ta locomotive ;
- mais ton rouage particulier
- tu le laiss’s toujours se rouiller,
- Ouvrier mon frère, Ouvrier.
- Or ton Corps est la Mécanique
- merveilleuse,
- le chef-d’œuvre unique
- qu’il faut sans cesse surveiller,
- graisser polir de tout’s manières.
- de la soupape à la chaudière
- en passant par le cendrier.
- Ouvrier mon frère, Ouvrier.
- Quand Jésus éveilla Lazare
- saucissonné de bandelettes
- plein de la crasse du tombeau
- il lui dit :
- — « Mon ami va fair’ ta toilette
- et après ça nous causerons ! »
- Eh bien ! mon Ami mon Pareil,
- crasse morale ou corporelle,
- tristesses, poux, haines, fumier,
- laideurs ou sophismes bizarres,
- je suis Qui vient te nettoyer,
- et, dans ce cas particulier
- je suis Jésus, tu es Lazare
- Ouvrier mon frère, Ouvrier.
- Par conséquent éperdument,
- chaque matin à ton lever,
- chaque soir avant d’ te coucher,
- rinc’-toi les dents, les pieds, la gueule,
- le trou du cul les roubignolles,
- et fais-le faire à ta famille,
- Ouvrier mon frère, Ouvrier.
- Si on vient te d’mander d’ voter,
- afin d’élire un député,
- un d’ ces marchands de boniments
- qui viv’nt toujours à tes dépens :
- Réponds : « Oui oui, causez toujours ;
- mais avant tout veuillez m’ donner
- du temps pour me débarbouiller,
- « d’ l’eau, du savon à bon marché,
- « gratuit » « laïque » « obligatoire »
- de bell’s piscin’s dans mon quartier
- pour moi, ma femme et mes amours ;
- tant qu’ j’aurai pas ça j’ vot’rai pas.
- « Car,
- comment voulez-vous qu’on m’ nomme
- un Homme
- si j’ai des bestiaux dans les poils
- et du fromgi dans les doigts d’ pied ?
- « Oui, moins d’emblèmes symboliques,
- moins d’ mairies comm’ des basiliques
- (histoir’ d’embêter les curés),
- « Des piscines, un peu moins d’ musées,
- moins de discours idéalisses,
- un peu plus de réalité,
- « moins d’ cours du soir, moins d’ conférences
- gardez pour vous votre instruction ;
- j’ veux pus aller dans les U. P.,
- mieux vaut me laver les arpions
- que d’aller écouter des pions.
- « Puis, si ce n’est exiger trop,
- beaucoup moins de marchands d’ poisons,
- moins de beuglants, moins de cinés,
- moins d’ bistrots, surtout, moins d’ bistrots,
- ce sera la fin des prisons
- et des cellules d’aliénés. »
- Car lorsque tu seras tout propre,
- tu diras à ceux qui t’arr’fusent
- le bain, l’estime et le loisir,
- sous prétext’ que t’ es un cochon :
- — « Pardon... esscuses,
- présent j’ai mérité la Vie,
- j’ai le cul net et les dents blanches,
- je n’ me lav’ pus qu’ tous les Dimanches,
- le Temps de Ma Merde est fini. »
- Alors y pourront pus rien dire,
- et y s’ront forcés d’ te céder,
- car c’est là, c’est là le prodige
- ton sort est dans tes mains te dis-je.
- Mais jusque-là je te l’ répète,
- tu n’ seras jamais qu’un Esclave,
- la dupe d’un tas de chimères,
- le remâcheur de phrases creuses
- aussi creuses qu’humanitaires :
- la victime des bonisseurs
- d’ la Politique ou d’ la Sociale.
- Ni émeut’s, ni grèv’ générale
- ne te donn’ront la forc’ morale
- qu’il faut pour vaincre ses enn’mis,
- et que t’apporteront l’eau fraîche,
- la brosse à dents la pierre ponce,
- le tub la douche et le savon.
- Voilà mon Ami mon Pareil,
- ce que l’étude et l’expérience,
- la pitié jointe à la gaieté
- l’intuition, la verve joyeuse
- ce soir tout à coup m’ont dicté.
- Ce soir est un soir de Printemps ;
- sur la Ville aux rues éclairées
- par les derniers rayons du jour
- flotte l’haleine de l’Amour.
- Ce soir, tout est beau dans Paris.
- Seul et veillant comme un prophète,
- mon Cœur éclate de tendresse
- et les Marronniers ont fleuri.