... le Cœur populaire (1920)/La Grande Irma
Apparence
- La Grande Irma
- Ô Maman, ma Maman jolie,
- nous nous sommes bien promenés
- ce Dimanche de permission....
- C’est bientôt l’heure du dîner,
- voici quelques gouttes de pluie...
- mon casoar sera mouillé,
- ses plumes seront défraîchies.
- Et vous, avec vos fins souliers
- découverts et vos bas à jour
- peu faits pour cette ignoble boue
- attraperez du mal, bien sûr.
- Ô Maman, ma Maman jolie,
- Voulez-vous que nous rentrions ?
- Ô Maman ! Ces vieux beaux Messieurs
- rencontrés sur le boulevard,
- ces vieux, à tournure guerrière,
- à pantalons à la housard
- et à chapeaux badingueusards,
- qui vous tutoyaient, ma Maman !....
- Ces vieux baveux dont les regards
- semblaient perdus dans le coma,
- qui vous disaient : « Mais, mais, mais, mais
- mais... n’est-ce pas « la Grande Irma » ?
- Et puis :
- — « Mâtin ! Quoi ! C’est ton fils ?
- ce bambin blond connu jadis
- sous Mac-Mahon ou Gambetta !
- (Hum ! ça ne nous rajeunit guère !)
- Quel beau garçon ! Quell’ belle plante !
- Quel bel officier ça fera ! »
- — « Alors, vous êtes à Saint-Cyr ?
- (ça me rappell’ des souvenirs ! )
- Et comment va le pèr’ Système ?
- C’était le bon temps... Sacrédié !
- Continuez jeune homme, allez !
- Portez l’épaulette, c’est beau !
- Mission d’honneur... servir la Frrance !
- Le Drapeau ! Ah ! ah ! le Drapeau !
- C’est vous qui referez la guerre
- et nous rendrez nos deux provinces ! »
- — « Tu as bien fait vois-tu ma chère
- d’en faire un vaillant militaire….
- Compliments, mordieu… compliments…
- De loin, à vous voir tous les deux,
- on aurait dit des amoureux...
- Et toi vois-tu ma Grande Irma
- tu es plus belle que jama... s. »
- Maman ! J’aurais bien volontiers
- poussé mon épée-baïonnette
- dans le ventre à tous ces vieux beaux !
- Je n’en peux plus Maman jolie...
- Voulez-vous que nous rentrions ?
- Oh ! rentrons je vous en supplie,
- je suis malheureux, malheureux...
- Les magasins, les devantures,
- les passants, les trams, les voitures,
- ce tohu-bohu de Paris,
- ces trompes, ces essieux, ces cris...
- les becs, les signes lumineux,
- les kiosques, les autos, les arbres,
- les réclam’s, toutes ces réclames,
- dansent et tremblent dans mes larmes...
- (Un soldat ne doit pas pleurer !)
- Je titube et suis comme saoul....
- on dirait que j’ai coup sur coup
- avalé cinq ou six absinthes....
- Oh ! Maman qui ne voyez rien,
- que j’oscille et que je chancelle
- comme un arbre sous la cognée...
- Rentrons, rentrons, je vous en prie !
- Je vais défaillir de souffrance,
- je vais m’écrouler de chagrin.
- Quell’ peine je ressens, Maman !
- D’un seul coup ces vieux Assassins
- m’ont fait comprendre votre vie
- et tout... et tout... et le Passé !
- Ô Maman, frivole et jolie,
- (adorée pourtant, adorée),
- avec leurs paroles affreuses,
- ces vieux salauds m’ont égorgé !
- Ô Maman, rentrons voulez-vous ?
- Qu’avez-vous fait de votre fils ?
- Tenez, là-bas, le marchand d’ « Presse »
- qui piétine dans la boue épaisse
- et ne peut vendre ses journaux...
- le bagotier qui, haletant,
- suit le fiacre chargé de malles,
- dans l’espoir de quelque dix sous
- qui l’empêcheront de mourir !
- le chien qui a perdu son maître
- et qui crotté court éperdu,
- qui tourne, s’affole et aboie
- en se perdant de plus en plus...
- la lugubre fille de joie
- par son visqueux amant battue...
- je ne sais quoi dire, ô Maman,
- tous ces tragiques de la Rue
- sont bien moins malheureux que moi,
- en ce moment, en ce moment.
- Dites, Maman, rentrons chez nous
- pour que je pleure tout mon soûl,
- des heures, des heures, des heures...
- jusqu’à demain, jusqu’à demain,
- en vous étreignant les genoux,
- en mettant dans vos belles mains,
- vos mains grasses et fuselées,
- mon front aux veines trop gonflées
- et mes yeux brûlés par les pleurs ;
- Et là je vous dirai, Maman :
- — « Un enfant, n’est-ce pas, c’est cher ?
- Le lait, le pain, les vêtements,
- l’éducation, l’instruction,
- les soins, qui sait, les maladies ;
- vous avez dû pour tout cela
- n’est-ce pas, ma Maman jolie,
- payer de votre belle chair ?
- Si même à des heures horribles
- vous vous êtes déshabillée
- (mon Dieu !) et mise toute nue,
- et livrée au premier venu...
- c’est qu’alors il vous a fallu
- régler les mois de ma nourrice,
- m’acheter des petits souliers
- ou bien des joujoux à Noël !
- Pauvre sainte Maman jolie !
- (Je vous ai coûté vos pudeurs !)
- À l’idée de vot’ petit gas
- vous vous sentiez bien, n’est-ce pas,
- au-dessus du banal honneur ?)
- N’empêche, je me sens bien triste,
- j’ai la langue et la bouche amères,
- comme si j’avais par erreur
- mordu et mâché du poison.
- Désormais j’aurai ma chimère,
- et rêverai d’une Patrie
- où la Femme ne sera plus
- traquée, vendue, forcée, flétrie,
- à l’abri de nos trois couleurs.
- Ma Maman, n’ai-je pas raison ?
- Enfin je suis bien malheureux,
- j’aimerais mieux n’être point né
- et j’ai envie, combien envie,
- d’aller me jeter à la Seine
- comme un amant abandonné...
- — « Fils de putain ! » me dira-t-on
- toute la vie... toute la vie...
- Ô Maman, je me meurs de peine,
- voulez-vous que nous rentrions ?