... le Cœur populaire (1920)/Berceuse pour un Pas-de-Chance
Apparence
- Berceuse pour un Pas-de-Chance
- Do mon pétiot ; do ma tototte....
- Te viens d’ t’effondrer su’ l’ crottoir
- comme un bestiau à l’abattoir
- ou comme un qui s’rait en ribotte.
- V’lan ! Nib de fieu ! Floc ! Never more !
- Les passants caus’nt : « C’est h’yeun’ syncope,
- faurait l’ poser chez l’ pharmacope ! »
- Toi... tu caus’s pas, pisque t’es mort.
- Un Mossieu qu’a un beau pardosse
- dit : « J’ la connais c’est du chiqué ! »
- Toi, tu t’ostin’s à fair’ la rosse
- et tu t’ tais pisque t’es claqué.
- Ton bloum pisseux roulé à terre,
- ta p’lur’, tes tifs en escaïers,
- tes sorlots qui montr’nt tes goigts d’ pieds
- font croir’ qu’ t’es pas un meuyardaire.
- Voyons un p’tit peu c’ qu’y t’a pris ;
- on t’ lèv’, on ouvr’ ta requimpette,
- v’là qu’on voit qu’ t’avais pus d’ liquette
- et qu’ tes boïaux sont vert-de-gris !
- Oh ! ça fait voir d’ quoi t’es crevé ;
- chacun se z’yeute avec malaise,
- le Mossieu lui... s’ tire à l’anglaise
- du temps qu’on t’arr’couch’ su’ l’ pavé.
- Do rataplan ! Do Mad’moiselle...
- de loin, légers comm’ des gazelles
- deux sergots s’amèn’nt essouflés,
- la gueul’ pleine de « Circulez » !
- T’as d’ la veine d’êt’ cuit, autrement
- qué qu’on t’ pass’rait dans l’ genr’ mandales
- pour t’apprendre à fair’ du scandale
- et « causer des rassemblements » !
- C’mment mon pauv’ vieux, en plein Paris,
- à deux pas des chouatt’s devantures
- t’es clamsé faute ed’ nourriture ?
- Pas possib’ c’était h’un pari !
- Tu sauras qu’ c’est pas comme y faut,
- qu’ ça s’ fait pas en not’ « temps d’ lumière »
- et qu’ les ceuss’ qui dis’nt el’ contraire,
- c’est d’ la grain’ d’anars et « d’ Bonnots ».
- T’as donc pas pu te mette huissier,
- proprio, barbot, financier ?
- T’as empoyé ton ézistence
- à rester parmi les « Pas-d’-Chance » ?
- Sûr qu’avant d’en arriver là
- t’as dû t’ buter à ben des seuils,
- pus d’eun’ fois rester chocolat,
- le ventre vide et l’ cœur en deuil.
- C’est donc ça qu’ t’as pas l’air content,
- qu’ t’as su’ la tronche un mauvais rire ;
- en sombrant quoi c’est qu’ t’as pu t’ dire
- si la Mort t’en a laissé l’ temps ?
- Tu t’es p’têt ben revu p’tit gas
- quand, au retour de l’atelier,
- ton Pepa t’ prenait dans ses bras
- en t’ disant : « Bonyour mon salé ? »
- Au temps des preumières quenottes
- où ta Moman se saoulait d’ toi
- en t’app’lant : « Mon trésor, mon Roi,
- mon cien-cien, mon loup, ma tototte ! »
- Et pis t’ fesait dans les tétés
- des papatt’s et des çatouillettes,
- et t’inondait de baisouillettes,
- du quiqui à la berdouillette
- comme eun’ puïe d’orage en été.
- Hein, si a t’ voyait là ta Vieille,
- A lèv’rait ses pauv’s mains au ciel
- en disant : « Moi que j’ l’ai nourri,
- y n’est mort de faim, mon petit ! »
- Maint’nant t’as p’t-êt’ jamais rien eu
- que la Solitude et la Peine,
- t’as p’t-êt’ jamais tété, goulu,
- que l’ téton mou de la Déveine !
- Bah ! à présent, do ma filleule....
- Quoi qu’ t’aye pleuré, quoi qu’ t’aye souffert,
- te v’là sorti de not’ enfer,
- t’es « arrivé », tu t’ fous d’ nos gueules.
- Avec eun’ bonne grâce essquise,
- les flics te lèv’nt à leur hauteur
- et te balanc’nt comme eun’ marquise
- d’autrefois, en chaise-à-porteurs.
- Les mêm’s, qui t’emport’nt au p’tit trot,
- t’auraient truffé d’ coups d’ bottes ou d’ giffes
- si t’avais fait grève ou d’ la r’biffe
- ou bouffé à l’œil chez Bistrot.
- Les passants qui sont cor émus
- s’en vont chacun à leu’ z’affaires ;
- tout à l’heure y n’y pensaient guère,
- à l’estant y n’y pens’ront pus.
- Adieu mon p’tit, pars... pour la Morgue.
- Tout l’ mond’ peut pas, évidemment,
- s’ procurer pour son enterr’ment
- les griftons, la grand Messe et l’orgue.
- Mais si des fois tu vas aux Cieux
- et qu’ tu t’y but’s dans l’ Fils de Dieu,
- au nom de nos maigres remords
- n’y racont’ pas comment qu’ t’es mort.
- N’y dis pas : « J’arriv’ de Paris
- moi Seigneur, qu’étais votre Image !
- Voilà comme on vous rend hommage,
- regardez mes boïaux pourris !
- Le turbin a pris ma jeunesse
- ma santé, ma joie, mes désirs ;
- et vioque on m’a laissé moisir,
- seul et nu devant la Richesse.
- Et quand à ces gas économes
- j’ai d’mandé un peu d’ pain ou d’ pèze ;
- Y m’ont cité les « Droits de l’Homme »
- et m’ont chanté « La Marseillaise ».