1852, et la Révision de la constitution

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1852, et la Révision de la constitution
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 10 (p. 593-610).

1852


ET


LA REVISION


DE LA CONSTITUTION.




On dit assez ordinairement que les temps de révolution sont le règne de l’imprévu ; c’est même un prétexte dont beaucoup d’honnêtes gens usent complaisamment pour se dispenser de songer au lendemain, sauf à se plaindre ensuite, s’il arrive malheur, d’avoir été pris par surprise. Pour cette fois, la Providence a trouvé bon de se mettre en règle contre leurs plaintes. À la veille du plus grand danger qui les ait jamais menacés, elle a daigné leur faire connaître le jour, l’heure, et, dans ses moindres accidens de terrain, le lieu où ils pouvaient périr. Elle a jugé à propos d’annoncer une des plus formidables crises politiques qui aient jamais plané sur une nation, non pas par ces vagues pressentimens qui d’ordinaire devancent les révolutions, mais en deux ou trois articles parfaitement clairs, inscrits dans la loi fondamentale du pays. Elle a laissé pendant trois ans cette menace se dresser devant nos regards et peser sur nos têtes sans un nuage pour l’obscurcir. S’il y a de l’imprévu cette fois pour quelqu’un, c’est pour ceux qui ne veulent pas voir. Vienne maintenant le moment redoutable qui s’avance à pas comptés, il n’y aura pas moyen de s’en prendre à la force des choses, cette commode excuse des faiblesses humaines : jamais la liberté et le courage des gens de bien n’auront été plus solennellement mis en demeure.

Envisageons une fois de plus, après bien d’autres, dans leur véritable caractère, les complications que la constitution de 1848 a préparées, avec un soin tout particulier, pour la nation qu’elle voulait former à l’amour des institutions nouvelles.

Le gouvernement actuel se compose de deux pouvoirs : l’assemblée nationale et le président de la république.

L’article 31 de la constitution règle ainsi la durée de l’assemblée nationale :

« L’assemblée nationale est élue pour trois ans et se renouvelle intégralement. Quarante-cinq jours au plus tard avant la fin de la législature, une loi détermine l’époque des nouvelles élections.

« Si aucune loi n’est intervenue dans le délai fixé par le paragraphe précédent, les électeurs se réunissent de plein droit le trentième jour qui précède la fin de la législature. »

L’assemblée nationale ayant pris séance le 28 mai 1849, c’est le 28 mai 1852 qu’arrive le terme constitutionnel de son mandat. Le 13 avril au plus tard, une loi doit intervenir pour fixer l’époque des nouvelles élections. Ces élections nouvelles doivent avoir lieu, au plus tard aussi, le 29 du même mois.

Poursuivons. Les articles 45 et 46 de la constitution sont ainsi conçus :

« Le président de la république est élu pour quatre ans, et n’est rééligible qu’après un intervalle de quatre années.

« L’élection a lieu de plein droit le deuxième dimanche de mai.

« Dans le cas où, par suite de décès, de démission ou de toute autre cause, le président serait élu à une autre époque, ses pouvoirs expireront le deuxième dimanche du mois de mai de la quatrième année qui suivra son élection. »

Précisons les dates ; elles sont importantes.

Le président actuel de la république a été élu le 10 décembre 1848 ; il entre dans la quatrième année de ses pouvoirs le 10 décembre 1851 : c’est donc le second dimanche de mai 1852, ou bien encore le 10 mai 1852, que l’élection d’un nouveau président de la république devra avoir lieu, aux termes de la constitution.

Il suit de ces articles combinés qu’entre le 1er avril et le 15 mai de l’année prochaine, la France aura à procéder à un branle-bas électoral de telle nature, que tous les exercices qu’elle a faits en ce genre depuis quatre ans, et Dieu sait pourtant la fatigue qu’elle en a éprouvée ! ne lui paraîtront qu’un apprentissage et un jeu d’enfans. En six semaines, elle aura à élire sept cent cinquante représentans et un président de la république. À deux reprises différentes, en six semaines, les négocians, les avocats, les paisibles citoyens des villes, seront, du soir au matin, pendant de longues journées, arrachés à leurs affaires pour assister à des délibérations de comité, à des examens de candidature, pour former des listes et rédiger des circulaires. À deux reprises en six semaines, toutes les routes de France seront sillonnées par des agens électoraux colportant des noms propres et des professions de foi. Deux fois en six semaines, toutes les gardes nationales seront sur pied, et toutes les populations en émoi. Deux fois en six semaines, les cultivateurs devront descendre de leurs montagnes ou sortir de leurs vallons pour venir dépenser sur le pavé des petites villes leurs économies de plusieurs mois. En un mot, l’année 1852 nous promet, à quinze jours de distance, un double accès de cette fièvre électorale dont le travail intérieur consume si long-temps à l’avance toutes les forces du corps social, et dont le jour du scrutin n’est que l’accès décisif, quelquefois salutaire, mais toujours douloureux.

Si l’on veut se faire une idée exacte de l’état où sera la France pendant ces six semaines si bien encadrées par la constitution, l’opération est bien simple : on n’a qu’à multiplier juste par elles-mêmes toutes les angoisses que nous avons éprouvées dans les grandes élections républicaines par l’épreuve desquelles nous avons déjà passé. Nous avons eu l’élection du 10 décembre. Deux mois avant ce jour fameux, la seule attente d’une telle crise partageait par la moitié l’assemblée, qui tenait alors ses séances au palais Bourbon. La presse, même la presse amie de l’ordre, ne faisait entendre qu’un bruit discordant de récriminations et d’injures. Celui-ci contestait le courage du vainqueur de juin, celui-là la nationalité du neveu de l’empereur. Le chef du pouvoir exécutif était obligé de passer trois heures à la tribune, ou, pour mieux dire, sur la sellette, pour démontrer qu’il n’avait pas trahi la société le jour qu’il la commandait. Chacun en France était sur sa porte, attendant le courrier de Paris. Ce n’était que l’élection du président de la république. Nous avons eu l’élection de l’assemblée nationale au 13 mai 1849. Quel hiver que celui qui la précéda ! que de pourparlers à huis-clos entre les partis ! que de violence à ciel ouvert dans les clubs ! A-t-on oublié ce dernier mois où l’assemblée mourante délibérait, sous les yeux de ses successeurs désignés, se résignant avec désespoir à abandonner un pouvoir qui la quittait, et prêtant de loin l’oreille aux frémissemens de l’émeute ? Oublie-t-on que l’ébranlement causé par ce spectacle étrange se fit ressentir jusque sous les murs de Rome, dans les rangs de notre armée, et que plus d’un trop prompt à s’effrayer, allait jusqu’à douter de la fidélité de nos soldats ? Ce n’était qu’une élection d’assemblée. Et cependant ce fut l’honneur du général Cavaignac au 10 décembre, ce fut la gloire du général Changarnier au 13 mai, d’avoir préservé la paix matérielle au milieu du trouble moral. La crise de 1852 associe l’élection du président à l’élection de l’assemblée : ce sont les deux secousses combinées et les deux points d’appui retirés. Au 10 décembre, le pouvoir exécutif était en question ; mais la paix de la société restait confiée à une assemblée souveraine dont les principes, à la vérité fort équivoques, étaient corrigés par une énergie pratique et grande. Au 13 mai, c’était le pouvoir législatif qui s’éclipsait ; mais une administration ferme, commandée par un chef qui avait donné des gages éclatans à la cause de l’ordre, garantissait la tranquillité publique et répondait de l’interrègne. L’an prochain, il n’y aura plus ni assemblée pour tenir lieu de président, ni président pour tenir lieu d’assemblée ; il n’y aura que deux pouvoirs expirans en face de deux urnes muettes : les deux câbles du vaisseau rompent à la fois.

Ce serait faire injure à notre bon sens et nous supposer aussi trop peu de mémoire que d’insister sur les résultats de cette double incertitude. Il est bien entendu que, pendant toute cette première moitié d’année, il ne faut parler ni de mouvement dans les affaires ni de travaux dans les ateliers. Il est convenu que ce serait du temps perdu pour tous les cultivateurs de se rendre aux foires des villes voisines, où, à la place des consommateurs de leurs denrées, ils ne trouveraient que des ouvriers sans ouvrage à la porte des fabriques fermées. Il va sans dire que, pendant le premier semestre de 1852, le bordereau du percepteur sera, dans chaque ménage, le seul article de compte à enregistrer. Tous ces résultats matériels peuvent se prévoir : ce sont des comptes tristes, quoique faciles à établir ; mais la situation générale d’un pays sans autre autorité que des pouvoirs frappés de mort à terme fixe, la situation de ces pouvoirs eux-mêmes en face de la nation en détresse, voilà ce qui, ne s’étant jamais vu, ne peut pas trop s’imaginer. Personne ne sait mieux que nous de quelle énergie dans le danger, de quelle courageuse fidélité dans la défense des lois est capable l’administration française. Nous ne doutons pas qu’en dépit des menaces des partis et malgré l’incertitude de sa propre destinée, chacun de ses membres n’ait la résolution de faire jusqu’au bout, pour le maintien de la paix publique, son devoir tout entier ; mais avouons que ce singulier procédé, si fort affectionné par la constitution, de placer pendant des semaines entières en face d’un pouvoir encore en fonctions un autre en expectative, est de nature à causer aux regards les plus exercés une hallucination fatale. À qui obéir dans cet intervalle entre un pouvoir qui n’est plus et un autre qui n’est pas encore ? Quelle sera, par exemple, dans les derniers jours de mai, l’autorité morale de l’assemblée législative actuelle, destinée, une semaine après, à faire place à des combinaisons de majorité nouvelle ? Et cependant c’est à cette assemblée dont la succession aura déjà saisi ses héritiers présomptifs qu’appartiendrait, nous dit-on, la tâche de valider, d’annuler au besoin l’élection du président, de choisir entre les divers candidats, si aucun d’eux n’a réuni la majorité absolue des suffrages ? On se flatte qu’une assemblée déjà remplacée pourra disposer de la France par testament, et que ses successeurs accepteront avec une piété plus que filiale tous les ordres de sa volonté défaillante ! Malheureusement pour les assemblées comme pour les hommes, le terme de la vie est le même que celui de la puissance, et il y a long-temps qu’on sait que le lit de mort des plus grands rois est entouré de peu d’hommages. Une assemblée et un président dont les pouvoirs seront légalement épuisés, voilà quels seront au plus fort d’une agitation électorale, dans le conflit de partis acharnés, en face de factions audacieuses, les chefs de la société française ! voilà dans quelles mains affaiblies sera déposée toute l’autorité sociale ! Pour se flatter qu’elle y fût en sûreté, il faudrait que nous eussions fait de bien grands progrès dans le respect littéral de la loi. Parlons sérieusement : il n’y aura plus de force de gouvernement en 1852, et les défaillances de la tête se communiqueront à tous les organes. L’anarchie le sait bien, et nous l’entendons de toutes parts donner rendez-vous à ses auxiliaires pour ce jour inespéré où, son éternel ennemi ayant disparu, le terrain lui appartiendra sans contestation.

Et cependant, s’il y eut jamais une occasion où la présence d’une autorité ferme, vigilante, prête à agir énergiquement, ait été nécessaire sur tous les points du territoire à la fois, cette occasion se présentera assurément la première fois où le suffrage universel sera appelé à intervenir pour une élection quelconque, ou de président, ou d’assemblée. Rien n’est en effet, nous le savons, devenu plus difficile à définir que ce qui constitue le suffrage universel. Il avait plu à l’assemblée constituante de donner ce nom à un système électoral de son choix. L’assemblée législative actuelle, usant exactement du même droit, a, par la loi du 31 mai, étendu le temps nécessaire pour reconnaître le domicile véritable du citoyen et pour faire naître en lui cet attachement au sol de la patrie, cette stabilité d’habitudes dont les états les plus démocratiques ont toujours fait la condition nécessaire du droit de cité. Une minorité a émis alors la prétention d’interdire à l’assemblée actuelle la faculté dont la précédente avait usé sans contestation. À ses yeux, le suffrage a cessé d’être universel du moment où la condition du domicile a passé de six mois à trois ans, et, sur cette prétention, la loi du 31 mai, votée aux deux tiers des suffrages, a été déclarée par certains docteurs en droit constitutionnel nulle et non avenue. Une résistance a été organisée contre elle, et n’attend, nous a-t-on beaucoup dit, pour se produire que la première élection générale dont la France sera le théâtre. Nous ne sommes pas outre mesure effrayés de ces menaces ; une indignation si bien réglée, si prudemment ajournée, ne nous paraît pas menacer de tout emporter devant elle. La loi du 31 mai sera exécutée, nous n’en doutons pas, à une condition cependant, c’est qu’il y ait un pouvoir exécutif debout. Donnez nous un pouvoir énergique, et la loi du 31 mai sera exécutée comme elle a été faite, sans autre résistance que d’impuissantes fanfaronnades ; mais pour agir il faut être, et le cours légal de la constitution abîme le pouvoir dans le néant en 1852. C’est là le véritable danger des élections prochaines. Espérerait-on le fuir en lui cédant le terrain ? En dénaturant la loi du 31 mai pour complaire aux violences de l’opposition, espérerait-on la ramener à déposer un vote paisible dans l’urne électorale ? Ce serait l’illusion de la faiblesse. À moins de revenir au suffrage universel tel que l’avait organisé le gouvernement provisoire, c’est-à-dire au chaos électoral ; à moins de laisser de nouveau à une majorité factice la faculté d’opprimer, à l’aide des populations vagabondes, le vœu sincère du pays, le parti révolutionnaire ne se contentera d’aucune loi électorale. Toute organisation électorale régulière rencontrera de sa part la même opposition que la loi du 31 mai ; il lui faut la confusion ou le conflit. Des élections perdues dans le désordre ou opprimées par la violence sont la seule chose qui lui convienne, et pour nous, il faudra, à la prochaine lutte électorale, nous résigner à livrer le sort de la France au droit par la force.

Le parti de l’ordre, je le sais, n’est point à sa première épreuve pour une telle lutte. Il lui est arrivé de la soutenir non-seulement sans gouvernement pour l’appuyer, mais même en face d’un gouvernement qui le combattait. Nous n’avons point oublié l’attitude courageuse des départemens en présence des commissaires et à la lecture des circulaires -du gouvernement provisoire. Nous nous rappelons comment s’évanouirent en fumée les menaces des fondateurs de la république. Aussi il est une condition qui, dans toutes les crises, pourrait suppléer à nos yeux comme gage de sincérité à l’existence et l’action d’un gouvernement régulier. Cette condition c’est l’union franche, loyale, complète de tous les défenseurs de l’ordre ; c’est cette union telle qu’elle est sortie émue et pour ainsi dire brûlante du terrible combat de juin 1848. Nous croyons fermement que le parti de l’ordre bien uni et tout armé comme nous l’avons se défendre et tenir à lui seul lieu de gouvernement au pays. Nous espérons aussi que union, fort ébranlée dans ces derniers temps, n’est pas définitivement rompue ; nous essaierons même de dire tout à l’heure sur quel terrain nous nous croyons sûrs qu’elle se rétablira toujours ; mais, à parler franchement, s’il est une chose douteuse, c’est qu’on puisse, d’ici à l’année prochaine, grouper sur tous les points de la France le parti de l’ordre tout entier autour d’un nom propre, quelque illustre ; qu’il puisse être. Les noms propres, au contraire, semblent avoir la propriété de dissoudre le parti de l’ordre, et même, plus ils sont illustres, plus par conséquent ils réveillent de souvenirs, plus ils paraissent prompts à faire ravage dans ses rangs. Or, l’élection d’un président, c’est avant tout le choix d’un nom propre, et de ce choix dépendra, dans le double combat auquel nous aurons à faire face, l’union ou la dissidence de l’armée de l’ordre. Nous prions en effet qu’on veuille bien ne le jamais perdre de vue : le véritable nœud de la crise prochaine, la véritable nouveauté du péril, c’est l’élection simultanée du président et de l’assemblée. Faites dans le même mois, ces deux élections devront se faire aussi sous la même inspiration. Il sera impossible d’être uni sur l’une et divisé sur l’autre. Les mêmes comités électoraux devront se prononcer entre les candidats à la présidence et dresser la liste des représentans de l’assemblée. Si les défenseurs de l’ordre sont en dissentiment sur un point, ce désaccord se fera sentir dans l’opération tout entière. Et supposant même par impossible qu’un candidat à la présidence se crût assez fort du prestige de son nom, assez sûr de son autorité sur les esprits populaires pour se passer du concours des comités modérés de chaque département, nous ne voyons pas bien encore en quoi son élection isolée serait utile soit à lui, soit à la France. Ne faut-il pas à ce président une assemblée unie avec lui d’intentions et de sentimens ? La France n’est-elle pas rassasiée des conflits de pouvoirs ? et lui est-il réservé, pour dernière épreuve, de voir en face d’un président engagé dans la cause de l’ordre une assemblée où, grace aux dissentimens du parti modéré, l’esprit révolutionnaire parviendrait à disputer ou à dominer la majorité ?

Ainsi une double crise électorale, le terme de tous les pouvoirs réguliers, la loi du 31 mai attaquée peut-être à main armée, une division probable dans le parti de l’ordre, voilà le véritable bilan de l’année 1852. Point de gouvernement, des lois contestées, une majorité rompue, voilà où nous arrivons à un jour marqué par une pente insensible. Il est plus que temps d’y songer.

Comment faire cependant ? Pour sortir d’embarras, faut-il sortir de la loi ? La question est posée avec inquiétude par beaucoup d’esprits honnêtes. Elle est répétée sur un ton de défi ironique par les ennemis habituels de toute loi, déguisés aujourd’hui en défenseurs accidentels d’une légalité révolutionnaire. Nous répondrons aux premiers ; nous n’avons rien à dire aux seconds, excepté qu’ils ne nous font ni illusion ni peur.

Il y a deux manières, en effet, d’invoquer en France le respect scrupuleux de la légalité : nous connaissons ces deux manières, et nous ne les confondrons jamais. Il y a un esprit de légalité hypocrite qui se presse incessamment autour des lois pour les désarmer d’abord et les étouffer ensuite. Nous avons vu la pratique de cet esprit-là le 24 février 1848 ; on en a fait la théorie devant la cour de justice de Versailles. Une question de légalité douteuse, soulevée à propos, met dans un jour de crise le pouvoir en suspicion ; avec la mobilité de l’opinion française, un pouvoir suspecté est bientôt abandonné, puis détruit. Alors le tour est fait, comme on dit, et les lois entières sont sacrifiées à un scrupule de détail dont le nom qui servait la veille de cri de guerre n’est prononcé le lendemain qu’avec dérision. Ç’a été l’histoire du droit de réunion et de la monarchie. La constitution actuelle a déjà vu accourir plus d’une fois à sa défense ces champions bénévoles qui n’auraient pas mieux demandé que de bouleverser la société en son nom. On a toujours réussi à se dégager à temps de ces embrassemens perfides. Nous sommes donc parfaitement édifiés sur la valeur des protestations légales et des menaces du parti révolutionnaire, et, si elle n’avait que des défenseurs aussi compromettans, la légalité serait à nos yeux fort en péril ; mais nous savons parfaitement aussi que dans des temps comme le nôtre le respect de la loi est la seule garantie qui reste au repos de la société, et pour ainsi dire le seul point de repère de la conscience publique égarée. Les honnêtes gens ont trop souffert des coups insolens de la force et du hasard pour être pressés de se jeter eux-mêmes, quelque nécessité qui les y pousse, dans le jeu des révolutions. Il est de leur dignité, de leur conscience, de leur prudence même, de se tenir attachés le plus long-temps qu’il leur est possible au droit, à l’ombre même du droit. Et s’il est absurde de prétendre que la propriété, la famille, tous ces biens qui font partie de la liberté providentielle et inaliénable de l’homme, et qui sont aujourd’hui tous en question, doivent être sacrifiés jusqu’au bout à un scrupule de légalité, si c’est là, on jamais, le cas d’invoquer ces droits imprescriptibles antérieurs aux constitutions dont on nous a tant parlé, il n’en est pas moins vrai qu’avant de recourir à de terribles extrémités, les derniers efforts de courage et de patience doivent être tentés pour concilier le salut de la société et l’intégrité des lois.

C’est ce désir infiniment respectable de légalité qui a suggéré, dès l’année dernière, à tant d’organes éclairés de la presse modérée, à tant de corps constitués exprimant le véritable vœu du pays, l’idée de provoquer l’assemblée nationale actuelle à décréter la révision légale de la constitution. Cette demande encore timide peut se résumer ainsi La société périt dans la constitution, il lui répugne d’en sortir violemment ; mais si elle pouvait en sortir légalement ? Or, la constitution a ouvert elle-même une porte, très étroite à la vérité, par l’article 3, que nous allons transcrire ici, bien qu’il soit déjà connu de tout le monde :

« Lorsque, dans la dernière année d’une législature, l’assemblée nationale aura émis le vœu que la constitution soit modifiée en tout ou en partie, il sera procédé à cette révision de la manière suivante :

« Le vœu exprimé par l’assemblée ne sera converti en résolution définitive qu’après trois délibérations consécutives prises chacune à un mois d’intervalle et aux trois quarts des suffrages exprimés. Le nombre des votans devra être de cinq cents au moins. »

Ainsi, sans sortir des termes de la constitution, si l’assemblée actuelle s’y prêtait, avant le mois de septembre une assemblée de révision pourrait être convoquée. Elle serait élue dix mois avant qu’il fût question d’une nouvelle élection de président, sous les yeux par conséquent d’un pouvoir en état de prêter main forte à l’exécution des lois. L’interrègne serait ainsi prévenu. Le pouvoir ne tomberait pas en déchéance, et, avant qu’il fût question de procéder au choix d’un chef de l’état, les bases de l’édifice politique eussent été partout raffermies ; les attributions de tous les pouvoirs auraient été mieux définies, par là même les sujets d’ombrage, les occasions de conflit écartés : l’union du parti de l’ordre pour le choix du président serait devenue plus facile ou sa division moins dangereuse.

Il est clair que c’est là le moyen unique de dénouer légalement les complications légales ; il est tout simple par conséquent que ce soit de ce côté que tournent leurs regards tous les amis de la paix, des lois et de leur pays.

On leur dit que cet espoir est vain ; on leur dit que la révision légale de la constitution est impossible pour deux raisons principales : d’abord, parce que les divisions intestines du parti de l’ordre ne permettent pas d’attendre de ses fractions diverses un concours unanime dans l’œuvre d’une constitution nouvelle ; ensuite, parce que, fût-il réuni tout entier, il ne dispose pas, dans l’assemblée actuelle, de la majorité suffisante pour obtenir constitutionnellement, c’est-à-dire aux trois quarts des suffrages exprimés, le décret de révision. Abordons résolûment l’une et l’autre difficulté.

Les divisions du parti de l’ordre ne sont un mystère pour personne. À dire le vrai, nous nous étonnons que, parce qu’il était prudent de les taire, quelques personnes aient paru penser qu’il était possible de les effacer complètement. Lorsque fut formée, il y a trois ans, cette coalition des partis qui a sauvé la France, leurs chefs, divisés la veille par ! out ce qui peut séparer des hommes publics, n’ont pas prétendu s’être réveillés, le lendemain, transformés par un coup de baguette et parfaitement d’accord sur tous les points. Une telle profession eût été ridicule et au fond peu digne d’eux : c’eût été reconnaître qu’ils avaient compromis, pendant des années, la paix de leur patrie pour des opinions irréfléchies, pour des dissentimens de peu d’importance qu’un seul jour pouvait leur faire oublier. Rien ne serait plus loin de la vérité. Le péril commun, une horreur commune pour d’épouvantables doctrines, un désir pareil de rendre un peu de repos à la France épuisée, imposaient silence à tout autre sentiment ; mais des différences qui ne portaient sur rien moins que sur la manière d’envisager tout le cours des idées et des événemens en France depuis soixante ans ne pouvaient disparaître si facilement. Trois choses de très inégale valeur séparaient les hommes de l’ordre : des ressentimens, des affections et certains principes. Il ne fallait que de la vertu pour oublier des injures ; mais on ne pouvait ni arracher son cœur, ni étouffer sa conscience. Les hommes d’ordre prirent le seul parti raisonnable : ils ajournèrent les questions qu’ils ne pouvaient résoudre en commun ; ils laissèrent à l’action salutaire du temps le soin de concilier leurs sentimens et de rapprocher leurs convictions, et en attendant ils se mirent résolûment à l’œuvre pour combattre en commun ce qui leur était également contraire, et pour rétablir en commun ce qui leur était également cher. Le fruit de cette résolution patriotique ne se fit pas attendre. Sous cette action commune et limitée, le bon ordre rentra dans les finances, la régularité dans l’administration, la fermeté dans la justice ; les recrues de l’émeute furent balayées du sol ; l’instruction publique reçut une direction religieuse ; la presse contint sa licence. La France respira. La rapidité de ce succès a fait illusion sur la possibilité de le pousser plus loin encore. On aurait bien voulu rendre complète et définitive une union si fructueuse. Avec l’instrument de cette majorité qui avait sauvé le présent, il eût été infiniment désirable de pouvoir fonder l’avenir. De là tant de solutions improvisées de tous côtés, proposées, discutées, repoussées. C’est que les divisions qui s’effaçaient dans l’ajournement et le silence ont reparu quand on a voulu les annuler tout-à-fait. Le parti de l’ordre a éprouvé à ses dépens ce que l’expérience apprend même à d’assez bons ménages : c’est qu’à moins que la sympathie des cœurs ne soit complète, une certaine réserve sur les points délicats est la meilleure sauvegarde de la paix domestique. L’union s’est rompue quand on a essayé de la rendre trop intime. Ne pouvait-on prévoir ce résultat ? Je l’ignore. À coup sûr, on ne peut pas aujourd’hui le méconnaître.

Le point à éclaircir maintenant est celui-ci. La conduite qui avait si bien réussi au parti de l’ordre, cette conduite qui ajourne tous les sujets de dissentimens et concentre sur les questions urgentes le concours puissant d’une action commune, cette conduite est-elle épuisée et ne peut-elle pas être reprise ? Autrement, n’y a-t-il plus que des questions de dynastie, de république et de monarchie, de politique proprement dite à résoudre en France ? Le parti de l’ordre n’a-t-il plus d’ennemis communs à combattre ? N’a-t-il plus de réformes communes à faire prévaloir sur les idées anarchiques ? Le terrain est-il déblayé à ce point que les divers partis politiques n’aient plus qu’à se le disputer librement ? Le bon sens public répondra pour nous. Les questions de politique proprement dite sont aux yeux du public aujourd’hui, comme il y a trois ans, des questions secondaires. Les ennemis communs du parti de l’ordre lui paraissent aussi menaçans que jamais. Les idées anarchiques comptent un tiers des représentans dans l’assemblée : elles sont inscrites dans presque toutes les institutions républicaines de 1848. À ce point de vue, nous dirions volontiers que c’est précisément la constitution de 1848 qui est la commune ennemie du parti de l’ordre ; mais nous nous hâtons d’expliquer cette parole. La constitution de 4848 n’a été ni une œuvre libre ni une affaire de choix pour beaucoup de ceux qui l’ont votée. Le jour où elle a été faite, elle a été comme une planche de salut, où la société a pu sauver ses principes fondamentaux dans le naufrage de toute institution régulière. Elle a consacré la famille, la propriété, la liberté de la conscience et du travail : c’était beaucoup faire pour une assemblée qui comptait dans son sein M. Louis Blanc et M. Proudhon, cependant il faut convenir que, tout en consacrant ces grands principes, elle les a très mal protégés. Elle a condamné la révolution, mais elle a tout fait pour l’encourager. Elle a mis dans tous les ressorts du pouvoir tant de complications à la fois et de faiblesses, que la machine est presque impossible à gouverner sur la mer orageuse où nous sommes, et fait eau de toutes parts. Nous en appellerions volontiers au souvenir de tous les hommes politiques qui ont siégé dans l’assemblée depuis deux ans : y a-t-il une des difficultés qui ont paralysé l’action du pouvoir, — soit l’indécision de la situation réciproque du président et de ses ministres, soit l’agitation fiévreuse produite par une assemblée permanente, obligée toujours et de s’occuper elle-même et d’occuper l’attention publique, — y a-t-il une de ces questions, qui nous ont fait perdre le fruit de trois années de repos, dont il ne faille faire honneur aux bizarreries de la constitution ? Aussi voyez la singularité du résultat : la constitution, dans son préambule, condamne toutes les doctrines socialistes avec une netteté sans réplique ; la constitution n’est chère en France qu’aux socialistes de toutes les couleurs : elle n’est invoquée que par ceux-là même qu’elle flétrit. Oeuvre étrange et contradictoire, qui, en donnant toute raison aux amis de la société, a mis toute la force du côté de ses ennemis !

Si ces considérations sont vraies, leur conséquence est nécessaire ; si la constitution est l’ennemie commune du parti de l’ordre, l’œuvre commune du parti de l’ordre, c’est la réforme de la constitution. C’est à écarter des complications qui perdent le pouvoir d’abord et la société ensuite que son action commune doit s’appliquer. On dit qu’il est impossible de faire une constitution qui satisfasse toutes les nuances de la majorité du pays : est-il nécessaire pour cela d’en maintenir une qui les mécontente toutes également ? Parce qu’on désespère d’insérer dans une constitution nouvelle tout le bien qu’on peut rêver, est-il nécessaire de subir dans la constitution actuelle tout le mal qu’on peut craindre ? On dit que la situation présente des partis ne contient pas la solution définitive de tous les problèmes politiques qu’une constitution pose ; mais, si la constitution actuelle contenait la ruine définitive de tous les intérêts qui fondent une société, aimerait-on mieux périr définitivement que se sauver provisoirement ? Ce serait pousser loin la haine du provisoire et le goût des solutions franches. Pour ma part, la hardiesse de certains dilemmes m’effraie ; j’avoue que, quand le socialisme est l’un des deux termes, je n’ai jamais assez d’intermédiaires. Il en est, j’imagine, des nations comme des hommes : c’est toujours au fond d’une question de temps qu’on dispute ; toute guérison est temporaire, mais la mort est irrémédiable.

Nous sommes intimement persuadé que si l’assemblée actuelle, par exemple, avec toutes les divisions qu’elle renferme, avait eu les mains libres pour travailler à l’œuvre de la constitution, elle en serait venue à son honneur. Il ne lui aurait pas fallu beaucoup d’efforts pour faire quelque chose d’infiniment plus sensé, plus social, plus honorable pour la raison d’un peuple que l’ébauche informe de 1848. Je suis persuadé qu’il ne se serait trouvé dans aucune nuance du parti modéré non-seulement aucune voix pour proposer, mais même aucun cerveau pour imaginer quelque chose d’aussi absurde que l’antagonisme de deux pouvoirs issus de la même origine, renfermés dans le même cercle de fer, et élevés sur deux piédestaux parallèles comme pour se mesurer de l’œil et se provoquer du geste. Je suis convaincu qu’il ne serait passé par l’esprit d’aucun membre du parti modéré d’imposer au chef du pouvoir exécutif un véritable supplice de Tantale, en lui donnant tout l’éclat des prérogatives royales, et lui en refusant en même temps la durée et la jouissance. Quelque déplorables que soient les divisions du parti de l’ordre, il est pourtant des principes de gouvernement qui sont communs à tous ses membres. Le bon sens qui leur est à tous échu en partage, l’expérience des affaires qu’ils ont tous acquise sous des régimes différens, ont mis parmi eux de certaines règles politiques au-dessus de toute contestation sérieuse. Il règne dans leurs rangs un esprit de gouvernement qui s’est fait jour dans toutes les mesures politiques qu’ils ont prises. Cet esprit a présidé à la loi sur l’enseignement, à la conduite de l’expédition de Rome, à la discussion laborieuse de la loi du 31 mai : pourquoi ne présiderait-il pas aujourd’hui à l’œuvre d’une constitution nouvelle ? Une constitution n’est pas un arcane qu’il faille recevoir du ciel ou concevoir par inspiration. Elle se fait comme toute œuvre humaine, avec de la bonne volonté et du bon sens. Le bon sens suffit pour bien juger ce qui est possible, et la bonne volonté pour l’accomplir.

Mais nous savons bien, sans qu’on nous le dise, où est la difficulté véritable. Que fera la constitution nouvelle à l’égard du pouvoir exécutif ? Toute la constitution est là pour certaines personnes, et si, à la place de ce mot abstrait, nous consentions à mettre un nom propre, nous serions encore plus près de la vérité. Le président actuel de la république sera-t-il ou ne sera-t-il pas prolongé dans l’exercice de ses pouvoirs ? Il n’y a pas, aux yeux de beaucoup de gens, d’autre question constitutionnelle que celle-là. La constitution actuelle interdit la réélection du président : c’est là son unique tort pour les uns, c’est aussi son seul mérite pour les autres. Nous connaissons des gens qui trouveraient la constitution excellente, si elle permettait au prince Louis-Napoléon de garder les rênes de l’état ; nous en connaissons d’autres qui dès à présent trouvent qu’elle n’est pas si mauvaise, parce qu’elle proclame à un certain jour la déchéance du prince Louis-Napoléon. Suivant qu’elle satisfait soit un désir, soit une crainte personnelle, la constitution tout entière est glorifiée ou condamnée. Étrange préoccupation dans un pays qui a fait depuis tant d’années la douloureuse expérience de la faiblesse du pouvoir et de l’inanité des hommes ! singulière vertu des souvenirs ! incroyable persistance des habitudes d’une nation ! Vainement dix révolutions ont-elles prouvé que les pouvoirs peuvent très peu de chose pour leur propre défense, encore moins pour la ruine de leurs ennemis : semble toujours à ce pays, si long-temps gouverné d’en haut, que le nom du titulaire du pouvoir est la grande, l’unique affaire qui l’intéresse. À nous voir tous rechercher ou redouter, avec ces terreurs ou ces ambitions passionnées, les insignes du pouvoir exécutif, on dirait toujours que l’autorité de Louis XIV est cachée quelque part dans un coin inconnu de cette société, et que, si nous ne sommes pas les premiers à la découvrir, elle en va sortir pour nous écraser ! Hélas ! il n’y a plus de Louis XIV, il n’y a plus de Napoléon ! Il y a des hommes dont la société se sert ; il n’y en a plus qui la sauvent et qui la dominent. Aussi les grands échauffemens de la presse pour et contre ce qu’on nomme, dans le jargon des partis, la prolongation des pouvoirs, nous semblent-ils parfaitement disproportionnés à la réalité des choses. L’article qui interdit la réélection d’un président est une des absurdités de la constitution de 1848. Le mot d’absurdité n’a rien de trop fort pour un système qui condamne un pays à n’avoir jamais qu’un novice à la tête de l’état, qui interdit au pouvoir toute vue de progrès et toute pensée d’avenir. Ce n’est ni la seule ni la plus choquante. Il ne s’agit donc ni de cet article seul, et encore moins du président actuel en particulier. Changer la constitution pour un homme serait un dévouement puéril que personne ne mérite ni n’inspire dans notre âge sceptique ; mais craindre un homme à ce point qu’on s’enferme de gaieté de cœur dans une constitution détestable pour avoir le plaisir de l’y tenir prisonnier avec soi, ce ne pourrait être que l’égarement d’une irritation exaltée.

L’important, suivant nous, c’est qu’en 1852 la France soit rendue à la liberté de ses vœux et de ses mouvemens. La constitution de 1848 semble avoir conspiré de toutes les manières contre cette liberté ; les gens qui l’ont faite avaient leur raison pour cela : c’est une constitution toute prohibitive. La moitié de ses articles est consacrée à interdire au peuple souverain de faire telle ou telle chose, d’élire celui-ci ou celui-là, de telle façon ou de telle autre. Cette constitution, qui n’oppose aucune barrière aux entreprises des factieux, a inventé mille entraves pour arrêter l’expression du vœu national. Il faut faire tomber ces liens. Qui profitera de cette liberté ? Je l’ignore, et ne veux pas même le savoir ; quel qu’il soit, il n’en profitera pas seul. Nous serons rentrés dans le vrai. La vérité est au profit de tout le monde. J’ajouterai même que, si l’on ne veut pas que la situation violente où nous sommes se dénoue au bénéfice d’un seul parti ou d’un seul homme, si l’on veut maintenir entre les diverses fractions du parti de l’ordre cette trêve de Dieu que la république a consacrée, il faut à tout prix commencer par replacer la France dans un état où elle puisse, non pas s’asseoir définitivement, mais faire halte sans trop d’inquiétude. Une société dans l’état où est la nôtre, qui n’est pas sûre du lendemain, qui ne peut jamais respirer jusqu’au fond de sa poitrine, est une société qui attend et qui appelle un sauveur ; elle est prête à se jeter dans les bras du premier qui semble lui promettre un peu de repos : c’est une carrière ouverte pour tous les coureurs d’aventures, c’est une prime incessamment offerte à tous les rêveurs de coups d’état et à tous les faiseurs de coups de main.

L’intérêt des hommes d’ordre, aussi bien leur intérêt commun dans le salut de la société que l’intérêt particulier de chacun d’eux dans le maintien de l’équilibre des partis, commande donc impérieusement la réforme de la constitution. Ils le sentiront tous, ils le sentent déjà, j’en suis sûr. À la voix de l’intérêt d’ailleurs se joint la voix de l’honneur. L’assemblée actuelle, élue au lendemain des jours d’orage, a reçu la mission de sauver la France ; elle ne peut pas la laisser échapper de ses mains défaillantes pour aller de nouveau tomber en quelque sorte par déshérence sous la prise de la révolution. Elle ne peut pas reparaître au jour marqué devant le pays sans autre compte à lui rendre que le terne et triste récit de ses dissensions intérieures. Si, pendant trois ans d’omnipotence, en possession de toutes les forces d’un grand pays, renfermant en soi toutes les lumières, l’assemblée législative n’a rien fait, rien su, rien voulu, rien tenté ; si le socialisme reprend le cours de nos annales à la même page où 1849 en a marqué le sinet, je ne sais quel châtiment la Providence réserve à ses membres, mais leur honneur en répondra devant l’histoire.

J’ose donc espérer que pas un des membres du parti de l’ordre ne viendra donner à la constitution de 1848 un vote confirmatif qui serait la condamnation des convictions de toute sa vie, et qu’un décret, convoquant les collèges électoraux pour la révision de la constitution, réunira l’entière, l’ancienne majorité de l’assemblée actuelle.

Dans les trois circonstances les plus solennelles de son existence, voici de combien de voix cette majorité se composait :

Dans le scrutin de division pour le crédit de l’expédition romaine, au mois d’octobre 1849, le nombre des votans était de 649 ; la majorité s’éleva à 469 voix.

Dans le scrutin de division pour la première délibération du projet de loi sur l’enseignement, le nombre des votans était de 642 ; la majorité fut de 455.

Dans le scrutin de division sur la première délibération du projet de loi électorale, le nombre des votans atteignit le chiffre de 689 ; la majorité se composa de 466 voix.

Dans ces diverses occasions, la majorité a dépassé les deux tiers du nombre des votans, elle n’a pas atteint les trois quarts ; il s’en est fallu de trente à quarante voix chaque fois que ce maximum constitutionnel fût obtenu. Il y a quelque différence sans doute entre le vote d’une mesure quelconque de politique qui emporte une adhésion positive à la conduite d’un parti et le vote d’un décret de révision qui n’engagerait nullement l’avenir et laisserait toute liberté à l’expression du vœu national. Un appel au pays réunira toujours plus de suffrages qu’une loi déterminée. Il est probable cependant que, dans l’état actuel des partis, le décret de révision, à sa première épreuve, rencontrera une minorité d’opposition plus forte que le quart de l’assemblée. Il faut le croire, puisqu’on nous le dit : l’appel au pays sera repoussé par les prétendus organes des volontés et des intérêts populaires.

Un tel spectacle sera instructif pour la France et édifiant pour tout le monde ; mais, pour apprécier la valeur morale et par conséquent la durée probable d’une telle résistance, il faut se placer sérieusement dans l’esprit des institutions républicaines telles que les républicains eux-mêmes les ont faites et proclamées.

Sous la république dont 1848 a posé les fondemens, il n’y a qu’un seul principe de gouvernement : c’est la souveraineté absolue, illimitée, imprescriptible de la majorité numérique des électeurs. La majorité est le seul pouvoir qui survive au sein d’une démocratie rigoureusement nivelée à l’abaissement de toutes les autorités humaines. La république est le premier gouvernement qui ait hardiment repoussé tout autre droit que celui de majorité pure et simple. L’ancienne société française avait vécu sur la croyance qu’une longue suite d’aïeux, la possession continue du pouvoir, l’éclat des services rendus, tous les signes reconnus d’une protection divine, pouvaient donner à l’aîné d’une famille mise depuis Long-temps hors de pair le droit de commander à une nation dans les règles de la justice éternelle et de l’intérêt social. La république a banni des lois le nom de l’hérédité et ses représentans du territoire. Nous avons connu, nous, un gouvernement qui, sans prétendre à cette délégation divine, croyait tenir du libre consentement de la nation, de la foi réciproque des sermens, un droit une fois acquis que le parjure seul pouvait faire perdre. Ce gouvernement est tombé, au sein de la fidélité la plus entière, dans la pleine observation de la parole, sans qu’on pût lui reprocher d’avoir effacé un trait de lettre du serment qu’il avait prêté. La république née de ses ruines a applaudi à sa chute ; elle a proclamé qu’une nation ne pouvait prendre d’engagement envers aucun homme et n’était pas esclave de sa foi. Sous tous les gouvernemens précédens, une certaine distinction fondée sur l’éducation, sur l’expérience, sur les services rendus, existait entre les hommes ; on proportionnait le droit politique à la capacité présumée ; les vieux serviteurs de l’état, ceux qui avaient répandu leur sang sur les champs de bataille, ou blanchi dans l’étude des lois, partageaient à titres égaux, avec l’élément populaire, l’autorité législative. La république a effacé ces distinctions anciennes comme la nature et les sociétés humaines ; elle a fait des hommes autant d’unités mathématiques, figurant tous avec la même valeur dans les opérations politiques. Hérédité, légalité constitutionnelle, équilibre des pouvoirs, elle a tout sacrifié au culte, à l’idolâtrie de la majorité pure et simple. Dans les principes républicains, la moitié plus un des électeurs dispose d’un pouvoir sans limite sur la moitié moins un. C’est la dernière règle, le dernier boulevard d’ordre qui subsiste ; c’est la seule autorité reconnue ; elle est sans rivale et sans contrôle.

Il serait permis par conséquent de se demander (et de toutes parts déjà la question s’élève) si les mêmes législateurs qui proclamaient ce principe en termes si formels ont eu le droit d’en suspendre immédiatement l’application en soumettant l’acte par excellence de la souveraineté populaire au bon vouloir d’une minorité. Il serait permis de se demander si l’article qui exige pour la révision de la constitution le concours des trois quarts d’une assemblée délibérante, qui permet par conséquent à une minorité d’un quart d’arrêter le vœu populaire, n’est pas absolument dérogatoire au principe absolu de la souveraineté des majorités, et si, la contradiction existant entre le principe et les conséquences, ce n’est pas le principe qui doit l’emporter. Mais nous aimons mieux, sans poser par avance ces questions toujours épineuses d’interprétation légale, envisager de sang-froid quelle sera la situation de la minorité de l’assemblée s’opposant, au nom d’un article inconséquent de la constitution, à ce qu’un appel soit adressé par la majorité de l’assemblée à la majorité du pays.

Cette minorité sera républicaine par essence ; elle se prétendra même, et c’est une prétention qui ne lui sera pas contestée, la seule partie de l’assemblée cordialement républicaine. Les mots de souveraineté du peuple, de suffrage universel, d’égalité absolue, s’échapperont à tout instant de sa bouche, et, après ces protestations éloquentes, elle conclura de cette manière : — La majorité du peuple, légalement représentée par la majorité de ses élus, demande à changer les formes du gouvernement sous lequel elle vit. Cela ne se fera pas, parce qu’à nous minorité, représentans d’une minorité, cela ne convient pas. Cela ne se fera ni demain, ni aujourd’hui, ni l’an prochain, ni dans dix ans, tant qu’il y aura dans une assemblée quelconque cent cinquante d’entre nous pour s’y opposer. Vous alléguez vos souffrances, vos intérêts qui languissent, la misère qui vous gagne, la patrie qui, s’affaissant avec l’autorité qui la représente, descend de son rang élevé dans le monde. Un cri s’élève du sein du commerce ruiné et des entrailles appauvries de la terre. Que nous fait ce cri ? Nous ne l’entendons pas. Nous voulons rester législateurs six mois de plus, pour atteindre en paix le terme de notre mandat. La constitution nous accommode : que le pays la subisse et s’en tire comme il pourra !

Puis la minorité ajoutera, en se tournant vers la majorité : Vous avez fait une loi électorale ; cette loi est parfaitement conforme aux termes exprès de la constitution, elle est revêtue de toutes les sanctions légales ; mais cette loi ne nous convient pas. Sachez bien que nous n’avons nulle intention de l’observer et que nous passons nos troupes en revue pour la renverser à jour fixe par la force. Ainsi, d’une part, résignez-vous à respecter la constitution dans ses rigueurs les plus extrêmes, mais préparez-vous à nous voir violer les lois les plus formellement consacrées. Quand la loi nous plaît, nous l’imposons à tout hasard ; quand elle nous déplaît, nous l’attaquons à tout venant. À vous majorité, l’obéissance est votre partage ; à nous minorité, l’insurrection est notre droit.

Voilà le langage que deux cents représentans se proposent, dit-on, de tenir le mois prochain à la France assemblée ; quand ils se lèveront pour s’opposer au décret de révision, ce sera sous cette forme irritante qu’ils feront connaître au vœu public le liberum veto de leur fantaisie individuelle.

Ce langage sera tenu une fois, deux fois peut-être ; il ne sera pas long-temps répété. Nous vivons dans un temps où une certaine hardiesse de déraison n’est pas long-temps possible, nous vivons dans un temps où le poids de l’opinion se fait sentir sur toutes les têtes. L’opinion est plus souveraine que tous les souverains : elle a renversé dans ses écarts les trônes les plus solides ; elle a arrêté une première fois la révolution victorieuse ; elle emportera, si elle le veut, dans le cours irrésistible de ses vœux légitimes, les derniers retranchemens des velléités révolutionnaires.

Les amis éclairés de la légalité actuelle le sentiront d’ailleurs. Il y a dans toutes les situations fausses un mot que tout le monde dit tout bas, mais qu’il ne faut pas laisser prononcer tout haut. Depuis 1848, chacun voit, chacun sait que le gouvernement républicain est une couvre imposée par la minorité à la majorité de la France. Quand il y aura d’un côté deux cents voix pour le maintien de la constitution présente, et de l’autre cinq cents pour appeler contre elle au tribunal de la France, le secret de la situation sera écrit en gros caractères et lisible pour le plus ignorant. Quand on en est là, les situations se dénouent d’elles-mêmes : ce n’est ni tel homme ni tel parti qui s’en charge, c’est tout le monde.


ALBERT DE BROGLIE.