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Librairie Pierre Lafitte & Cie (p. 372-401).

LES SEPT BANDITS


I


— Madame peut-elle recevoir ?

Dolorès Kesselbach prit la carte que lui tendait le domestique et lut : André Beauny.

— Non, dit-elle, je ne connais pas.

— Ce monsieur insiste beaucoup, madame. Il dit que madame attend sa visite.

— Ah !… peut-être… en effet… Conduisez-le jusqu’ici.

Depuis les événements qui avaient bouleversé sa vie et qui l’avaient frappée avec un acharnement implacable, Dolorès, après un séjour à l’hôtel Bristol, venait de s’installer dans une paisible maison de la rue des Vignes, au fond de Passy.

Un joli jardin s’étendait par derrière, encadré d’autres jardins touffus. Quand des crises plus douloureuses ne la maintenaient pas des jours entiers dans sa chambre, les volets clos, invisible à tous, elle se faisait porter sous les arbres, et restait là, étendue, mélancolique, incapable de réagir contre le mauvais destin. Le sable de l’allée craqua de nouveau et, accompagné par le domestique, un jeune homme apparut, élégant de tournure, habillé très simplement, à la façon un peu surannée de certains peintres, col rabattu, cravate flottante à pois blancs sur fond bleu marine.

Le domestique s’éloigna.

— André Beauny, n’est-ce pas ? fit Dolorès.

— Oui, madame.

— Je n’ai pas l’honneur…

— Si, madame. Sachant que j’étais un des amis de Mme d’Ernemont, la grand’mère de Geneviève, vous avez écrit à cette dame, à Garches, que vous désiriez avoir un entretien avec moi. Me voici.

Dolorès se souleva, très émue.

— Ah ! vous êtes…

— Oui.

Elle balbutia :

— Vraiment ? C’est vous ?… Je ne vous reconnais pas.

— Vous ne reconnaissez pas le prince Paul Sernine ?

— Non… Rien n’est semblable… ni le front… ni les yeux… Et ce n’est pas non plus ainsi…

— Que les journaux ont représenté le détenu de la Santé, dit-il en souriant… Pourtant, c’est bien moi.

Un long silence suivit où ils demeurèrent embarrassés et mal à l’aise.

Enfin il prononça :

— Puis-je savoir la raison ?…

— Geneviève ne vous a pas dit ?…

— Je ne l’ai pas vue… Mais sa grand’mère a cru comprendre que vous aviez besoin de mes services…

— C’est cela… c’est cela…

— Et en quoi ?… je suis si heureux… Elle hésita une seconde, puis murmura :

— J’ai peur.

— Peur ! s’écria-t-il.

— Oui, fit-elle à voix basse, j’ai peur, j’ai peur de tout, peur de ce qui est et de ce qui sera demain, après-demain… peur de la vie. J’ai tant souffert… je n’en puis plus.

Il la regardait avec une grande pitié. Le sentiment confus qui l’avait toujours poussé vers cette femme prenait un caractère plus précis aujourd’hui qu’elle lui demandait protection. C’était un besoin ardent de se dévouer à elle, entièrement, sans espoir de récompense.

Elle poursuivit :

— Je suis seule, maintenant, toute seule, avec des domestiques que j’ai pris au hasard, et j’ai peur… je sens qu’autour de moi on s’agite.

— Mais dans quel but ?

— Je ne sais pas. Mais l’ennemi rôde et se rapproche.

— Vous l’avez vu ? Vous avez remarqué quelque chose ?

— Oui, dans la rue, ces jours-ci, deux hommes ont passé plusieurs fois, et se sont arrêtés devant la maison.

— Leur signalement ?

— Il y en a un que j’ai mieux vu. Il est grand, fort, tout rasé, et habillé d’une petite veste de drap noir, très courte.

— Un garçon de café ?

— Oui, un maître d’hôtel. Je l’ai fait suivre par un de mes domestiques. Il a pris la rue de la Pompe et a pénétré dans une maison de vilaine apparence dont le rez-de-chaussée est occupé par un marchand de vins, la première à gauche sur la rue. Enfin l’autre nuit…

— L’autre nuit ?

— J’ai aperçu, de la fenêtre de ma chambre, une ombre dans le jardin.

— C’est tout ?

— Oui.

Il réfléchit et lui proposa :

— Permettez-vous que deux de mes hommes couchent en bas, dans une des chambres du rez-de-chaussée ?…

— Deux de vos hommes ?…

— Oh ! ne craignez rien… Ce sont deux braves gens, le père Charolais et son fils… qui n’ont pas l’air du tout de ce qu’ils sont… Avec eux, vous serez tranquille. Quant à moi…

Il hésita. Il attendait qu’elle le priât de revenir. Comme elle se taisait, il dit :

— Quant à moi, il est préférable que l’on ne me voie pas ici… oui, c’est préférable… pour vous. Mes hommes me tiendront au courant.

Il eût voulu en dire davantage, et rester, et s’asseoir auprès d’elle, et la réconforter. Mais il avait l’impression que tout était dit de ce qu’ils avaient à se dire, et qu’un seul mot de plus, prononcé par lui, serait un outrage.

Alors il salua très bas, et se retira.

Il traversa le jardin, marchant vite, avec la hâte de se retrouver dehors et de dominer son émotion. Le domestique l’attendait au seuil du vestibule. Au moment où il franchissait la porte d’entrée, sur la rue, quelqu’un sonnait, une jeune femme.

Il tressaillit :

— Geneviève !

Elle fixa sur lui des yeux étonnés, et, tout de suite, bien que déconcertée par l’extrême jeunesse de ce regard, elle le reconnut, et cela lui causa un tel trouble qu’elle vacilla et dut s’appuyer à la porte.

Il avait ôté son chapeau et la contemplait sans oser lui tendre la main. Tendrait-elle la sienne ? Ce n’était plus le prince Sernine… c’était Arsène Lupin. Et elle savait qu’il était Arsène Lupin et qu’il sortait de prison.

Dehors il pleuvait. Elle donna son parapluie au domestique en balbutiant :

— Veuillez l’ouvrir et le mettre de côté…

Et elle passa tout droit.

— Mon pauvre vieux, se dit Lupin en partant, voilà bien des secousses pour un être nerveux et sensible comme toi. Surveille ton cœur, sinon… Allons, bon, voilà que tes yeux se mouillent ! Mauvais signe, monsieur Lupin, tu vieillis.

Il frappa sur l’épaule d’un jeune homme qui traversait la chaussée de la Muette et se dirigeait vers la rue des Vignes. Le jeune homme s’arrêta, et après quelques secondes :

— Pardon, monsieur, mais je n’ai pas l’honneur, il me semble…

— Il vous semble mal, mon cher monsieur Leduc. Ou c’est alors que votre mémoire est bien affaiblie. Rappelez-vous Versailles, la petite chambre de l’hôtel des Trois-Empereurs…

— Vous !

Le jeune homme avait bondi en arrière, avec épouvante.

— Mon Dieu, oui, moi, le prince Sernine, ou plutôt Lupin, puisque vous savez mon vrai nom ! Pensiez-vous donc que Lupin avait trépassé ? Ah ! oui, je comprends, la prison… vous espériez… Enfant, va !

Il lui tapota doucement l’épaule.

— Voyons, jeune homme, remettons-nous, nous avons encore quelques bonnes journées paisibles à faire des vers. L’heure n’est pas encore venue. Fais des vers, poète !

Il lui étreignit le bras violemment, et lui dit, face à face :

— Mais l’heure approche, poète. N’oublie pas que tu m’appartiens, corps et âme. Et prépare-toi à jouer ton rôle. Il sera rude et magnifique. Et par Dieu, tu me parais vraiment l’homme de ce rôle !

Il éclata de rire, fit une pirouette, et laissa le jeune Leduc abasourdi.

Il y avait plus loin, au coin de la rue de la Pompe, le débit de vins dont lui avait parlé Mme Kesselbach. Il entra et causa longuement avec le patron. Puis il prit une auto et se fit conduire au Grand-Hôtel, où il habitait sous le nom d’André Beauny.

Les frères Doudeville l’y attendaient.

Bien que blasé sur ces sortes de jouissances, Lupin n’en goûta pas moins les témoignages d’admiration et de dévouement dont ses amis l’accablèrent.

— Enfin, patron, expliquez-nous… Que s’est-il passé ? Avec vous, nous sommes habitués aux prodiges… mais, tout de même, il y a des limites… Alors, vous êtes libre ? Et vous voilà ici, au cœur de Paris, à peine déguisé.

— Un cigare ? offrit Lupin.

— Merci… non.

— Tu as tort, Doudeville. Ceux-là sont estimables. Je les tiens d’un fin connaisseur, qui se targue d’être mon ami.

— Ah ! peut-on savoir ?

— Le kaiser… Allons, ne faites pas ces têtes d’abrutis, et mettez-moi au courant, je n’ai pas lu de journaux. Mon évasion, quel effet dans le public ?

— Foudroyant, patron !

— La version de la police ?

— Votre fuite aurait eu lieu à Garches, pendant une reconstitution de l’assassinat d’Altenheim. Par malheur, les journalistes ont prouvé que c’était impossible.

— Alors ?

— Alors, c’est l’ahurissement. On cherche, on rit, et l’on s’amuse beaucoup.

— Weber ?

— Weber est fort compromis.

— En dehors de cela, rien de nouveau au service de la Sûreté ? Aucune découverte sur l’assassin ? Pas d’indice qui nous permette d’établir l’identité d’Altenheim ?

— Non.

— Sont-ils bêtes ! Quand on pense que nous payons des millions par an pour nourrir ces gens-là. Si ça continue, je refuse de payer mes contributions. Prends un siège et une plume. Tu porteras cette lettre ce soir au Grand Journal. Il y a longtemps que l’univers n’a plus de mes nouvelles. Il doit haleter d’impatience. Écris :

« Monsieur le Directeur,

« Je m’excuse auprès du public dont la légitime impatience sera déçue.

« Je me suis évadé de prison, et il m’est impossible de dévoiler comment je me suis évadé. De même, depuis mon évasion, j’ai découvert le fameux secret, et il m’est impossible de dire quel est ce secret et comment je l’ai découvert.

« Tout cela fera, un jour ou l’autre, l’objet d’un récit quelque peu original que publiera, d’après mes notes, mon biographe ordinaire. C’est une page de l’Histoire de France que nos petits-enfants ne liront pas sans intérêt.

« Pour l’instant, j’ai mieux à faire. Révolté de voir en quelles mains sont tombées les fonctions que j’exerçais, las de constater que l’affaire Kesselbach-Altenheim en est toujours au même point, je destitue M. Weber, et je reprends le poste d’honneur que j’occupais, avec tant d’éclat, et à la satisfaction générale, sous le nom de M. Lenormand.

« Arsène Lupin,
« Chef de la Sûreté. »

II

À huit heures du soir, Arsène Lupin et Doudeville faisaient leur entrée chez Caillard, le restaurant à la mode ; Lupin, serré dans son frac, mais avec le pantalon un peu trop large de l’artiste et la cravate un peu trop lâche ; Doudeville en redingote, la tenue et l’air grave d’un magistrat.

Ils choisirent la partie du restaurant qui est en renfoncement et que deux colonnes séparent de la grande salle.

Un maître d’hôtel, correct et dédaigneux, attendit les ordres, un carnet à la main. Lupin commanda avec une minutie et une recherche de fin gourmet.

— Certes, dit-il, l’ordinaire de la prison était acceptable, mais tout de même ça fait plaisir, un repas soigné.

Il mangea de bon appétit et silencieusement, se contentant parfois de prononcer une courte phrase qui indiquait la suite de ses préoccupations.

— Évidemment, ça s’arrangera… mais ce sera dur… Quel adversaire !… Ce qui m’épate, c’est que, après six mois de lutte, je ne sache même pas ce qu’il veut !… Le principal complice est mort, nous touchons au terme de la bataille, et pourtant je ne vois pas plus clair dans son jeu… Que cherche-t-il, le misérable ?… Moi, mon plan est net : mettre la main sur le grand-duché, flanquer sur le trône un grand-duc de ma composition, lui donner Geneviève comme épouse… et régner. Voilà qui est limpide, honnête et loyal. Mais, lui, l’ignoble personnage, cette larve des ténèbres, à quel but veut-il atteindre ?

Il appela :

— Garçon !

Le maître d’hôtel s’approcha.

— Monsieur désire ?

— Les cigares.

Le maître d’hôtel revint et ouvrit plusieurs boîtes.

— Qu’est-ce que vous me conseillez ? dit Lupin.

— Voici des Upman excellents.

Lupin offrit un Upman à Doudeville, en prit un pour lui, et le coupa. Le maître d’hôtel fit flamber une allumette et la présenta.

Vivement Lupin lui saisit le poignet…

— Pas un mot… je te connais… tu t’appelles de ton vrai nom Dominique Lecas…

L’homme, qui était gros et fort, voulut se dégager. Il étouffa un cri de douleur. Lupin lui avait tordu le poignet.

— Tu t’appelles Dominique… tu habites rue de la Pompe au quatrième étage, où tu t’es retiré avec une petite fortune acquise au service — mais écoute donc, imbécile, ou je te casse les os — acquise au service du baron Altenheim, chez qui tu étais maître d’hôtel.

L’autre s’immobilisa, le visage blême de peur.

Autour d’eux la petite salle était vide. À côté, dans le restaurant, trois messieurs fumaient, et deux couples devisaient en buvant des liqueurs.

— Tu vois, nous sommes tranquilles… on peut causer.

— Qui êtes-vous ? Qui êtes-vous ?

— Tu ne me remets pas ? Cependant, rappelle-toi ce fameux déjeuner de la villa Dupont… C’est toi-même, vieux larbin, qui m’as offert l’assiette de gâteaux… et quels gâteaux !…

— Le prince… le prince… balbutia l’autre.

— Mais oui, le prince Arsène, le prince Lupin en personne… Ah ! Ah ! tu respires, tu te dis que tu n’as rien à craindre de Lupin, n’est-ce pas ? Erreur, mon vieux, tu as tout à craindre.

Il tira de sa poche une carte et la lui montra :

— Tiens, regarde, je suis de la police maintenant… Que veux-tu, c’est toujours comme ça que nous finissons… nous autres, les grands seigneurs du vol, les Empereurs du crime.

— Et alors ? reprit le maître d’hôtel, toujours inquiet.

— Alors, réponds à ce client qui t’appelle là-bas, fais ton service et reviens. Surtout, pas de blague, n’essaie pas de te tirer des pattes. J’ai dix agents dehors, qui ont l’œil sur toi. File.

Le maître d’hôtel obéit. Cinq minutes après il était de retour, et, debout devant la table, le dos tourné au restaurant, comme s’il discutait avec des clients sur la qualité de leurs cigares, il disait :

— Eh bien ? De quoi s’agit-il ?

Lupin aligna sur la table quelques billets de cent francs.

— Autant de réponses précises à mes questions, autant de billets.

— Ça colle.

— Je commence. Combien étiez-vous avec le baron Altenheim ?

— Sept, sans me compter.

— Pas davantage ?

— Non. Une fois seulement, on a racolé des ouvriers d’Italie pour faire les souterrains de la villa des Glycines, à Garches.

— Il y avait deux souterrains ?

— Oui, l’un conduisait au pavillon Hortense, l’autre s’amorçait sur le premier et s’ouvrait au-dessous du pavillon de Mme Kesselbach.

— Que voulait-on ?

— Enlever Mme Kesselbach.

— Les deux bonnes, Suzanne et Gertrude, étaient complices ?

— Oui.

— Où sont-elles ?

— À l’étranger.

— Et tes sept compagnons, ceux de la bande Altenheim ?

— Je les ai quittés. Eux, ils continuent.

— Où puis-je les retrouver ?

Dominique hésita. Lupin déplia deux billets de mille francs et dit :

— Tes scrupules t’honorent, Dominique. Il ne te reste plus qu’à t’asseoir dessus et à répondre.

Dominique répondit :

— Vous les retrouverez, 3, route de la Révolte, à Neuilly. L’un d’eux s’appelle le Brocanteur.

— Parfait. Et maintenant, le nom, le vrai nom d’Altenheim ? Tu le connais ?

— Oui. Ribeira.

— Dominique, ça va mal tourner. Ribeira n’était qu’un nom de guerre. Je te demande le vrai nom.

— Parbury.

— Autre nom de guerre.

Le maître d’hôtel hésitait. Lupin déplia trois billets de cent francs.

— Et puis zut ! s’écria l’homme. Après tout il est mort, n’est-ce pas ? et bien mort.

— Son nom ? dit Lupin.

— Son nom ? Le chevalier de Malreich.

Lupin sauta sur sa chaise.

— Quoi ? Qu’est-ce que tu as dit ? Le chevalier ?… répète… le chevalier ?

— Raoul de Malreich.

Un long silence. Lupin, les yeux fixes, pensait à la folle de Veldenz, morte empoisonnée. Isilda portait ce même nom : Malreich. Et c’était le nom que portait le petit gentilhomme français venu à la cour de Veldenz au dix-huitième siècle.

Il reprit :

— De quel pays, ce Malreich ?

— D’origine française, mais né en Allemagne… J’ai aperçu des papiers une fois… C’est comme ça que j’ai appris son nom. Ah ! s’il l’avait su, il m’aurait étranglé, je crois.

Lupin réfléchit et prononça :

— C’est lui qui vous commandait tous ?

— Oui.

— Mais il avait un complice, un associé ?

— Ah ! taisez-vous… taisez-vous…

La figure du maître d’hôtel exprimait soudain l’anxiété la plus vive. Lupin discerna la même sorte d’effroi, de répulsion qu’il éprouvait lui-même en songeant à l’assassin.

— Qui est-ce ? Tu l’as vu ?

— Oh ! ne parlons pas de celui-là… on ne doit pas parler de lui.

— Qui est-ce, je te demande ?

— C’est le maître… le chef… personne ne le connaît.

— Mais tu l’as vu, toi. Réponds. Tu l’as vu ?

— Dans l’ombre, quelquefois… la nuit. Jamais en plein jour. Ses ordres arrivent sur de petits bouts de papier ou par téléphone.

— Son nom ?

— Je l’ignore. On ne parlait jamais de lui. Ça portait malheur.

— Il est vêtu de noir, n’est-ce pas ?

— Oui, de noir. Il est petit et mince… blond…

— Et il tue, n’est-ce pas ?

— Oui, il tue… il tue comme d’autres volent un morceau de pain.

Sa voix tremblait. Il supplia :

— Taisons-nous… il ne faut pas en parler… je vous le dis… ça porte malheur.

Lupin se tut, impressionné malgré lui par l’angoisse de cet homme.

Il resta longtemps pensif, puis il se leva et dit au maître d’hôtel :

— Tiens, voilà ton argent, mais si tu veux vivre en paix, tu feras sagement de ne souffler mot à personne de notre entrevue.

Il sortit du restaurant avec Doudeville, et il marcha jusqu’à la porte Saint-Denis, sans mot dire, préoccupé par tout ce qu’il venait d’apprendre.

Enfin, il saisit le bras de son compagnon et prononça :

— Écoute bien, Doudeville. Tu vas aller à la gare du Nord où tu arriveras à temps pour sauter dans l’express du Luxembourg. Tu iras à Veldenz, la capitale du grand-duché de Deux-Ponts-Veldenz. À la Maison-de-Ville, tu obtiendras facilement l’acte de naissance du chevalier de Malreich, et des renseignements sur sa famille. Après-demain samedi, tu seras de retour.

— Dois-je prévenir à la Sûreté ?

— Je m’en charge. Je téléphonerai que tu es malade. Ah ! un mot encore. On se retrouvera à midi dans un petit café de la route de la Révolte, qu’on appelle le restaurant Buffalo. Mets-toi en ouvrier.

Dès le lendemain, Lupin, vêtu d’un bourgeron et coiffé d’une casquette, se dirigea vers Neuilly et commença son enquête au numéro 3 de la route de la Révolte. Une porte cochère ouvre sur une première cour, et, là, c’est une véritable cité, toute une suite de passages et d’ateliers où grouille une population d’artisans, de femmes et de gamins. En quelques minutes, il gagna la sympathie de la concierge avec laquelle il bavarda, durant une heure, sur les sujets les plus divers. Durant cette heure, il vit passer les uns après les autres trois individus dont l’allure le frappa.

— Ça, pensa-t-il, c’est du gibier, et qui sent fort… ça se suit à l’odeur… L’air d’honnêtes gens, parbleu ! mais l’œil du fauve qui sait que l’ennemi est partout, et que chaque buisson, chaque touffe d’herbe peut cacher une embûche.

L’après-midi et le matin du samedi, il poursuivit ses investigations, et il acquit la certitude que les sept complices d’Altenheim habitaient tous dans ce groupe d’immeubles. Quatre d’entre eux exerçaient ouvertement la profession de « marchands d’habits ». Deux autres vendaient des journaux, le septième se disait brocanteur et c’est ainsi, du reste, qu’on le nommait.

Ils passaient les uns auprès des autres sans avoir l’air de se connaître. Mais, le soir, Lupin constata qu’ils se réunissaient dans une sorte de remise située tout au fond de la dernière des cours, remise où le Brocanteur accumulait ses marchandises, vieilles ferrailles, salamandres démolies, tuyaux de poêles rouillés… et sans doute aussi la plupart des objets volés.

— Allons, se dit-il, la besogne avance. J’ai demandé un mois à mon cousin d’Allemagne, je crois qu’une quinzaine suffira. Et, ce qui me fait plaisir, c’est de commencer l’opération par les gaillards qui m’ont fait faire un plongeon dans la Seine. Mon pauvre vieux Gourel, je vais enfin te venger. Pas trop tôt !

À midi, il entrait au restaurant Buffalo, dans une petite salle basse, où des maçons et des cochers venaient consommer le plat du jour. Quelqu’un vint s’asseoir auprès de lui.

— C’est fait, patron.

— Ah ! c’est toi, Doudeville. Tant mieux. J’ai hâte de savoir. Tu as les renseignements ? L’acte de naissance ? Vite, raconte.

— Eh bien ! voilà. Le père et la mère d’Altenheim sont morts à l’étranger.

— Passons.

— Ils laissaient trois enfants.

— Trois ?

— Oui, l’aîné aurait aujourd’hui trente ans. Il s’appelait Raoul de Malreich.

— C’est notre homme, Altenheim. Après ?

— Le plus jeune enfant était une fille, Isilda. Le registre porte à l’encre fraîche la mention « Décédée ».

— Isilda… Isilda, redit Lupin… c’est bien ce que je pensais, Isilda était la sœur d’Altenheim… J’avais bien vu en elle une expression de physionomie que je connaissais… Voilà le lien qui les rattachait… Mais l’autre, le troisième enfant, ou plutôt le second, le cadet ?

— Un fils. Il aurait actuellement vingt-six ans.

— Son nom ?

— Louis de Malreich.

Lupin eut un petit choc.

— Ça y est ! Louis de Malreich… Les initiales L. M.… L’affreuse et terrifiante signature… L’assassin se nomme Louis de Malreich… C’était le frère d’Altenheim et le frère d’Isilda. Et il a tué l’un et il a tué l’autre par crainte de leurs révélations…

Lupin demeura longtemps taciturne, sombre, avec l’obsession, sans doute, de l’être mystérieux.

Doudeville objecta :

— Que pouvait-il craindre de sa sœur Isilda ? Elle était folle, m’a-t-on dit.

— Folle, oui, mais capable de se rappeler certains détails de son enfance. Elle aura reconnu le frère avec lequel elle avait été élevée… Et ce souvenir lui a coûté la vie.

Et il ajouta :

— Folle ! mais tous ces gens-là sont fous… La mère, folle… Le père, alcoolique… Altenheim, une véritable brute… Isilda, une pauvre démente… Et quant à l’autre, l’assassin, c’est le monstre, le maniaque imbécile…

— Imbécile, vous trouvez, patron ?

— Eh oui, imbécile ! Avec des éclairs de génie, avec des ruses et des intuitions de démon, mais un détraqué, un fou comme toute cette famille de Malreich. Il n’y a que les fous qui tuent, et surtout des fous comme celui-là. Car enfin…

Il s’interrompit, et son visage se contracta si profondément que Doudeville en fut frappé.

— Qu’y a-t-il, patron ?

— Regarde.

III

Un homme venait d’entrer qui suspendit à une patère son chapeau — un chapeau noir, en feutre mou — s’assit à une petite table, examina le menu qu’un garçon lui offrait, commanda, et attendit, immobile, le buste rigide, les deux bras croisés sur la nappe.

Et Lupin le vit bien en face.

Il avait un visage maigre et sec, entièrement glabre, troué d’orbites profondes au creux desquelles on apercevait des yeux gris, couleur de fer. La peau paraissait tendue d’un os à l’autre, comme un parchemin, si raide, si épais, qu’aucun poil n’aurait pu le percer.

Et le visage était morne. Aucune expression ne l’animait. Aucune pensée ne semblait vivre sous ce front d’ivoire. Et les paupières, sans cils, ne bougeaient jamais, ce qui donnait au regard la fixité d’un regard de statue.

Lupin fit signe à l’un des garçons de l’établissement.

— Quel est ce monsieur ?

— Celui qui déjeune là ?

— Oui.

— C’est un client. Il vient deux ou trois fois la semaine.

— Vous connaissez son nom ?

— Parbleu oui !… Léon Massier.

— Ah ! balbutia Lupin, tout ému, L. M… les deux lettres… serait-ce Louis de Malreich ?

Il le contempla avidement. En vérité l’aspect de l’homme se trouvait conforme à ses prévisions, à ce qu’il savait de lui et de son existence hideuse. Mais ce qui le troublait, c’était ce regard de mort, là où il attendait la vie et la flamme… c’était l’impassibilité, là où il supposait le tourment, le désordre, la grimace puissante des grands maudits.

Il dit au garçon :

— Que fait-il, ce monsieur ?

— Ma foi, je ne saurais trop dire. C’est un drôle de pistolet… Il est toujours tout seul… Il ne parle jamais à personne… Ici nous ne connaissons même pas le son de sa voix. Du doigt il désigne sur le menu les plats qu’il veut… En vingt minutes, c’est expédié… Il paye… s’en va…

— Et il revient ?

— Tous les quatre ou cinq jours. Ce n’est pas régulier.

— C’est lui, ce ne peut être que lui, se répétait Lupin, c’est Malreich, le voilà… il respire à quatre pas de moi. Voilà les mains qui tuent. Voilà le cerveau qu’enivre l’odeur du sang… Voilà le monstre, le vampire…

Et pourtant, était-ce possible ? Lupin avait fini par le considérer comme un être tellement fantastique qu’il était déconcerté de le voir sous une forme vivante, allant, venant, agissant. Il ne s’expliquait pas qu’il mangeât, comme les autres, du pain et de la viande, et qu’il bût de la bière comme le premier venu, lui qu’il avait imaginé ainsi qu’une bête immonde qui se repaît de chair vivante et suce le sang de ses victimes.

— Allons-nous-en, Doudeville.

— Qu’est-ce que vous avez, patron ? vous êtes tout pâle.

— J’ai besoin d’air. Sortons.

Dehors, il respira largement, essuya son front couvert de sueur et murmura :

— Ça va mieux. J’étouffais.

Et, se dominant, il reprit :

— Doudeville, le dénouement approche. Depuis des semaines, je lutte à tâtons contre l’invisible ennemi. Et voilà tout à coup que le hasard le met sur mon chemin ! Maintenant, la partie est égale.

— Si l’on se séparait, patron ? Notre homme nous a vus ensemble. Il nous remarquera moins, l’un sans l’autre.

— Nous a-t-il vus ? dit Lupin pensivement. Il semble ne rien voir, et ne rien entendre, et ne rien regarder. Quel type déconcertant !

Et de fait, dix minutes après, Léon Massier apparut et s’éloigna, sans même observer s’il était suivi. Il avait allumé une cigarette et fumait, l’une de ses mains derrière le dos, marchant en flâneur qui jouit du soleil et de l’air frais, et qui ne soupçonne pas qu’on peut surveiller sa promenade.

Il franchit l’octroi, longea les fortifications, sortit de nouveau par la porte Champerret, et revint sur ses pas par la route de la Révolte.

Allait-il entrer dans les immeubles du numéro 3 ? Lupin le désira vivement, car c’eût été la preuve certaine de sa complicité avec la bande Altenheim ; mais l’homme tourna et gagna la rue Delaizement qu’il suivit jusqu’au-delà du vélodrome Buffalo.

À gauche, en face du vélodrome, parmi les jeux de tennis en location et les baraques qui bordent la rue Delaizement, il y avait un petit pavillon isolé, entouré d’un jardin exigu.

Léon Massier s’arrêta, prit son trousseau de clefs, ouvrit d’abord la grille du jardin, ensuite la porte du pavillon, et disparut.

Lupin s’avança avec précaution. Tout de suite il nota que les immeubles de la route de la Révolte se prolongeaient, par derrière, jusqu’au mur du jardin.

S’étant approché davantage, il vit que ce mur était très haut, et qu’une remise, bâtie au fond du jardin, s’appuyait contre lui.

Par la disposition des lieux, il acquit la certitude que cette remise était adossée à la remise qui s’élevait dans la dernière cour du numéro 3 et qui servait de débarras au Brocanteur.

Ainsi donc, Léon Massier habitait une maison contiguë à la pièce où se réunissaient les sept complices de la bande Altenheim. Par conséquent, Léon Massier était bien le chef suprême qui commandait cette bande, et c’était évidemment par un passage existant entre les deux remises qu’il communiquait avec ses affiliés.

— Je ne m’étais pas trompé, dit Lupin, Léon Massier et Louis de Malreich ne font qu’un. La situation se simplifie.

— Rudement, approuva Doudeville, et, avant quelques jours, tout sera réglé.

— C’est-à-dire que j’aurai reçu un coup de stylet dans la gorge.

— Qu’est-ce que vous dites, patron ? En voilà une idée !

— Bah ! qui sait ! J’ai toujours eu le pressentiment que ce monstre-là me porterait malheur.

Désormais, il s’agissait, pour ainsi dire, d’assister à la vie de Malreich, de façon à ce qu’aucun de ses gestes ne fût ignoré.

Cette vie, si l’on en croyait les gens du quartier que Doudeville interrogea, était des plus bizarres. Le type du Pavillon, comme on l’appelait, demeurait là depuis quelques mois seulement. Il ne voyait et ne recevait personne. On ne lui connaissait aucun domestique. Et les fenêtres, pourtant grandes ouvertes, même la nuit, restaient toujours obscures, sans que jamais la clarté d’une bougie ou d’une lampe les illuminât.

D’ailleurs, la plupart du temps, Léon Massier sortait au déclin du jour et ne rentrait que fort tard — à l’aube, prétendaient des personnes qui l’avaient rencontré au lever du soleil.

— Et sait-on ce qu’il fait ? demanda Lupin à son compagnon, quand celui-ci l’eut rejoint.

— Non. Son existence est absolument irrégulière, il disparaît quelquefois pendant plusieurs jours… ou plutôt il demeure enfermé. Somme toute, on ne sait rien.

— Eh bien ! nous saurons, nous, et avant peu.

Il se trompait. Après huit jours d’investigations et d’efforts continus, il n’en avait pas appris davantage sur le compte de cet étrange individu. Il se passait ceci d’extraordinaire, c’est que, subitement, tandis que Lupin le suivait, l’homme, qui cheminait à petits pas le long des rues, sans jamais se retourner et sans jamais s’arrêter, l’homme disparaissait comme par miracle. Il usa bien quelquefois de maisons à double sortie. Mais, d’autres fois, il semblait s’évanouir au milieu de la foule, ainsi qu’un fantôme. Et Lupin restait là, pétrifié, ahuri, plein de rage et de confusion.

Il courait aussitôt à la rue Delaizement et montait la faction. Les minutes s’ajoutaient aux minutes, les quarts d’heure aux quarts d’heure. Une partie de la nuit s’écoulait. Puis survenait l’homme mystérieux. Qu’avait-il pu faire ?

IV

— Un pneumatique pour vous, patron, lui dit Doudeville un soir vers huit heures, en le rejoignant rue Delaizement.

Lupin déchira. Mme Kesselbach le suppliait de venir à son secours. À la tombée du jour, deux hommes avaient stationné sous ses fenêtres et l’un d’eux avait dit : « Veine, on n’y a vu que du feu… Alors, c’est entendu, nous ferons le coup cette nuit. » Elle était descendue et avait constaté que le volet de l’office ne fermait plus, ou du moins, qu’on pouvait l’ouvrir de l’extérieur.

— Enfin, dit Lupin, c’est l’ennemi lui-même qui nous offre la bataille. Tant mieux ! J’en ai assez de faire le pied de grue sous les fenêtres de Malreich.

— Est-ce qu’il est là, en ce moment ?

— Non, il m’a encore joué un tour de sa façon dans Paris. J’allais lui en jouer un de la mienne. Mais tout d’abord, écoute-moi bien, Doudeville. Tu vas réunir une dizaine de nos hommes les plus solides… tiens, prends Marco et l’huissier Jérôme. Depuis l’histoire du Palace-Hôtel, je leur avais donné quelques vacances… Qu’ils viennent pour cette fois. Nos hommes rassemblés, mène-les rue des Vignes. Le père Charolais et son fils doivent déjà monter la faction. Tu t’entendras avec eux, et, à onze heures et demie, tu viendras me rejoindre au coin de la rue des Vignes et de la rue Raynouard. De là, nous surveillerons la maison.

Doudeville s’éloigna. Lupin attendit encore une heure jusqu’à ce que la paisible rue Delaizement fût tout à fait déserte, puis, voyant que Léon Massier ne rentrait pas, il se décida et s’approcha du pavillon.

Personne autour de lui… Il prit son élan et bondit sur le rebord de pierre qui soutenait la grille du jardin. Quelques minutes après, il était dans la place.

Son projet consistait à forcer la porte de la maison et à fouiller les chambres, afin de trouver les fameuses lettres de l’Empereur dérobées par Malreich à Veldenz. Mais il pensa qu’une visite à la remise était plus urgente.

Il fut très surpris de voir qu’elle n’était point fermée et de constater ensuite, à la lueur de sa lanterne électrique, qu’elle était absolument vide et qu’aucune porte ne trouait le mur du fond.

Il chercha longtemps, sans plus de succès. Mais dehors, il aperçut une échelle, dressée contre la remise, et qui servait évidemment à monter dans une sorte de soupente pratiquée sous le toit d’ardoises.

De vieilles caisses, des bottes de paille, des châssis de jardinier encombraient cette soupente, ou plutôt semblaient l’encombrer, car il découvrit facilement un passage qui le conduisit au mur.

Là, il se heurta à un châssis, qu’il voulut déplacer.

Ne le pouvant pas, il l’examina de plus près et s’avisa, d’abord qu’il était fixé à la muraille, et, ensuite, qu’un des carreaux manquait.

Il passa le bras : c’était le vide. Il projeta vivement la lueur de la lanterne et regarda : c’était un grand hangar, une remise plus vaste que celle du pavillon et remplie de ferraille et d’objets de toute espèce.

— Nous y sommes, se dit Lupin, cette lucarne est pratiquée dans la remise du Brocanteur, tout en haut, et c’est de là que Louis de Malreich voit, entend et surveille ses complices, sans être vu ni entendu par eux. Je m’explique maintenant qu’ils ne connaissent pas leur chef.

Renseigné, il éteignit sa lumière, et il se disposait à partir quand une porte s’ouvrit en face de lui et tout en bas. Quelqu’un entra. Une lampe fut allumée. Il reconnut le Brocanteur.

Il résolut alors de rester, puisque aussi bien l’expédition ne pouvait avoir lieu tant que cet homme serait là.

Le Brocanteur avait sorti deux revolvers de sa poche. Il vérifia leur fonctionnement et changea les balles tout en sifflotant un refrain de café-concert.

Une heure s’écoula de la sorte. Lupin commençait à s’inquiéter, sans se résoudre pourtant à partir.

Des minutes encore passèrent, une demi-heure, une heure…

Enfin, l’homme dit à haute voix :

— Entre.

Un des bandits se glissa dans la remise, et, coup sur coup, il en arriva un troisième, un quatrième…

— Nous sommes au complet, dit le Brocanteur. Dieudonné et le Joufflu nous rejoignent là-bas. Allons, pas de temps à perdre… Vous êtes armés ?

— Jusqu’à la gauche.

— Tant mieux. Ce sera chaud.

— Comment sais-tu ça, le Brocanteur ?

— J’ai vu le chef… Quand je dis que je l’ai vu… Non… Enfin, il m’a parlé…

— Oui, fit un des hommes, dans l’ombre, comme toujours, au coin d’une rue. Ah ! j’aimais mieux les façons d’Altenheim. Au moins, on savait ce qu’on faisait.

— Ne le sais-tu pas ? riposta le Brocanteur… On cambriole le domicile de la Kesselbach.

— Et les deux gardiens ? les deux bonshommes qu’a postés Lupin ?

— Tant pis pour eux. Nous sommes sept. Ils n’auront qu’à se taire.

— Et la Kesselbach ?

— Le bâillon d’abord, puis la corde, et on l’amène ici… Tiens, sur ce vieux canapé… Là, on attendra les ordres.

— C’est bien payé ?

— Les bijoux de la Kesselbach, d’abord.

— Oui, si ça réussit, mais je parle du certain.

— Trois billets de cent francs, d’avance, pour chacun de nous. Le double après.

— Tu as l’argent ?

— Oui.

— À la bonne heure. On peut dire ce qu’on voudra, n’empêche que, pour ce qui est du paiement, il n’y en a pas deux comme ce type-là.

Et, d’une voix si basse que Lupin la perçut à peine :

— Dis donc, le Brocanteur, si on est forcé de jouer du couteau, il y a une prime ?

— Toujours la même. Deux mille.

— Si c’est Lupin ?

— Trois mille.

— Ah ! si nous pouvions l’avoir, celui-là.

Les uns après les autres ils quittèrent la remise.

Lupin entendit encore ces mots du Brocanteur :

— Voilà le plan d’attaque. On se sépare en trois groupes. Un coup de sifflet, et chacun va de l’avant…

En hâte Lupin sortit de sa cachette, descendit l’échelle, contourna le pavillon sans y entrer, et repassa par-dessus la grille.

— Le Brocanteur a raison, ça va chauffer… Ah ! c’est à ma peau qu’ils en veulent ! Une prime pour Lupin ! Les canailles !

Il franchit l’octroi et sauta dans un taxi-auto.

— Rue Raynouard.

Il se fit arrêter à trois cents pas de la rue des Vignes et marcha jusqu’à l’angle des deux rues.

À sa grande stupeur, Doudeville n’était pas là.

— Bizarre, se dit Lupin, il est plus de minuit pourtant… Ça me semble louche, cette affaire-là.

Il patienta dix minutes, vingt minutes. À minuit et demi, personne. Un retard devenait dangereux. Après tout, si Doudeville et ses amis n’avaient pu venir, Charolais, son fils, et lui, Lupin, suffiraient à repousser l’attaque, sans compter l’aide des domestiques.

Il avança donc. Mais deux hommes lui apparurent qui cherchaient à se dissimuler dans l’ombre d’un renfoncement.

— Bigre, se dit-il, c’est l’avant-garde de la bande, Dieudonné et le Joufflu. Je me suis laissé bêtement distancer.

Là, il perdit encore du temps. Marcherait-il droit sur eux pour les mettre hors de combat et pour pénétrer ensuite dans la maison par la fenêtre de l’office, qu’il savait libre ? C’était le parti le plus prudent, qui lui permettait en outre d’emmener immédiatement Mme Kesselbach et de la mettre hors de cause.

Oui, mais c’était aussi l’échec de son plan, et c’était manquer cette unique occasion de prendre au piège la bande entière, et, sans aucun doute aussi, Louis de Malreich.

Soudain un coup de sifflet vibra quelque part, de l’autre côté de la maison.

Étaient-ce les autres, déjà ? Et une contre-attaque allait-elle se produire par le jardin ?

Mais, au signal donné, les deux hommes avaient enjambé la fenêtre. Ils disparurent.

Lupin bondit, escalada le balcon et sauta dans l’office. Au bruit des pas, il jugea que les assaillants étaient passés dans le jardin, et ce bruit était si net qu’il fut tranquille. Charolais et son fils ne pouvaient pas ne pas avoir entendu.

Il monta donc. La chambre de Mme Kesselbach se trouvait sur le palier. Vivement il entra.

À la clarté d’une veilleuse, il aperçut Dolorès, sur un divan, évanouie. Il se précipita sur elle, la souleva, et, d’une voix impérieuse, l’obligeant de répondre :

— Écoutez… Charolais ? Son fils ?… Où sont-ils ?

Elle balbutia :

— Comment ?… mais… partis…

— Quoi ! partis !

— Vous m’avez écrit… il y a une heure… un message téléphonique…

Il ramassa près d’elle un papier bleu et lut :

Renvoyez immédiatement les deux gardiens… et tous mes hommes… je les attends au Grand-Hôtel. Soyez sans crainte.

— Tonnerre ! et vous avez cru ! Mais vos domestiques ?

— Partis.

Il s’approcha de la fenêtre. Dehors, trois hommes venaient de l’extrémité du jardin.

Par la fenêtre de la chambre voisine, qui donnait sur la rue, il en vit deux autres, dehors.

Et il songea à Dieudonné, au Joufflu, à Louis de Malreich surtout, qui devait rôder invisible et formidable.

— Bigre, murmura-t-il, je commence à croire que je suis fichu.