ABC : Petits Contes/C

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ABC : Petits ContesMaison Alfred Mame et fils (p. 14-16).

Canard


Une cane couvait une douzaine d’œufs qu’on avait mis sous elle. Onze de ces œufs ressemblaient à tous les œufs de cane, mais le douzième était plus gros et d’une espèce différente. La canne était très fière de cet œuf ; elle le montrait à toutes les voisines qui venaient la voir et elle disait :

« Voyez comme il est gros ! Je suis sûre qu’il en sortira un superbe caneton. »

Au bout de quelque temps, la mère cane entendit, dans l’intérieur des onze œufs ordinaires, de petits coups de bec, puis des pépiements ; puis elle vit sortir des coquilles onze petits canards charmants, habillés de duvet jaune. Mais le douzième œuf tardait à éclore. Et, bien que cela inquiétât un peu la mère, elle se disait : « L’enfant n’en sera que plus beau. » Et patiemment elle se remit à couver.

Mais, quand enfin l’œuf éclata, la pauvre mère fut épouvantée. Ce n’était pas du tout un superbe caneton, mais un vilain petit animal, avec un cou trop long, un corps trop gros, et qui marchait les pattes en dedans, sans aucune élégance. Les onze frères et sœurs se moquaient de lui, et la mère elle-même, quand elle conduisait ses enfants à la mare, avait honte de lui parce que tout le monde disait sur son passage :

« Oh ! voyez donc ce vilain petit canard ! »

Personne ne voulait jouer avec lui, et le pauvre petit fut bien malheureux. Il tendait son cou trop long vers le ciel comme pour dire : « Ah ! pourquoi suis-je né ? » ou bien, le rabattant tristement le long de son corps, il restait à rêver dans un coin.

Un jour que les autres l’avaient houspillé plus que de coutume, il prit le parti de quitter sa famille. Il marcha longtemps devant lui et arriva près d’un lac où nageaient des cygnes.

« Ah ! dit le vilain petit canard, que ces oiseaux sont beaux ! Pour sûr ils me chasseront, car je suis trop laid. »

Et il se disposait à se retirer, lorsqu’une grand’mère cygne, qui se reposait sur la rive, l’interpella :

« Hep ! mon enfant, d’où viens-tu et comment t’appelles-tu ?

— Je viens de la basse-cour, madame, et je m’appelle canard. Je suis parti parce que mes camarades me trouvent trop laid et ne veulent pas jouer avec moi.

— Pauvre petit ! dit la mère-grand. Le fait est que tu n’es pas bien joli, mais cela vient de ce que tu es fatigué et triste. Attends un peu que je t’examine. Tu me rappelles un petit-fils que j’ai perdu… Oui, il n’y a aucun doute là-dessus, tu n’es pas du tout un petit canard, tu es bien un cygne. C’est la fermière qui a dû glisser un de nos œufs parmi les œufs de cane ; et celle que tu as prise pour ta mère n’était que ta couveuse. Pauvre petit orphelin, viens sur mon cœur ! »

Puis la grand’mère appela tous les autres cygnes, et elle leur raconta l’histoire du vilain petit canard.

« Il n’est pas si vilain que ça, » dirent les cygnes.

Et un monsieur cygne, avec un magnifique plastron blanc et de beaux pieds vernis, déclara :

« Qu’il reste parmi nous, et dans trois mois je lui donne ma fille en mariage. »