A Travers de récens Mémoires

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A Travers de récens Mémoires
Revue des Deux Mondes6e période, tome 16 (p. 609-637).
À TRAVERS DE RÉCENS MÉMOIRES

Je me souviens d’avoir résidé, voici quelques années, dans un château normand dont le propriétaire, un bibliophile des plus réputés, se flattait de posséder la collection complète des Mémoires publiés depuis la Révolution jusqu’au jour où il me faisait les honneurs de sa bibliothèque. Dans la longue galerie où des milliers de livres, pour la plupart somptueusement reliés, éveillaient ma curiosité d’historien, cette collection tenait une place considérable. En lisant les titres, gravés en lettres d’or sur le maroquin, j’étais surpris de relever parmi des noms éclatans d’autres noms presque inconnus ou tout au moins oubliés, tant il est vrai que le besoin de se raconter, de raconter ce qu’on a vu, ce qu’on a fait, sévit parmi les hommes les plus obscurs comme parmi les plus célèbres, pour peu qu’ils aient quelque chose à révéler. Il y avait là, sous cette forme de Mémoires, tout un siècle d’histoire contemporaine et je me disais que s’il nous était possible, étant données les méthodes d’aujourd’hui, de nous contenter de la documentation que m’offraient tant d’ouvrages réunis avec un soin quasi pieux, tous les efforts auxquels nous nous livrons pour restituer au passé sa véritable physionomie et pour rectifier, en le racontant à nouveau, les erreurs et les mensonges dont ne se sont pas fait faute plusieurs de nos devanciers, que ces efforts, dis-je, seraient inutiles.

Il semble en effet que, racontés par ceux qui en ont été les témoins ou qui en ont connu les acteurs, les événemens doivent trouver, dans les récits qu’ils en ont faits, des garanties d’exactitude et de vérité que ne peuvent offrir au même degré les historiens qui les reconstituent sans les avoir vus, sur la foi de documens qui ne sont pas toujours décisifs et qui souvent donnent carrière à la contradiction. C’est cependant le contraire qui est vrai et ce qui autorise à établir en principe que les Mémoires, quelle que soit l’autorité de leur auteur, doivent être lus avec une certaine défiance et qu’il convient, avant d’accepter leurs dires, de rechercher les mobiles auxquels a obéi le narrateur en évoquant ses souvenirs. Il n’est pas de plus sûr moyen de s’assurer de leur exactitude, non, certes, que, même lorsque ces récits ont été entrepris pour un but de défense et de réhabilitation personnelles, la vérité leur fasse toujours défaut, mais parce qu’il faut admettre que le désir de se défendre ou de se réhabiliter peut entraîner l’auteur à la dissimuler ou tout au moins à l’atténuer, soit volontairement, soit sans qu’il s’en doute. Il arrive souvent que le plus loyal cherche à se grandir, à donner au rôle qu’il a rempli plus d’importance qu’il n’en a eu dans la réalité.

Il faut compter encore avec les défaillances de la mémoire. C’est presque toujours au déclin de l’âge qu’on écrit ses souvenirs, alors que l’oubli a passé sur une foule de circonstances accessoires, qu’il eût été cependant utile de rappeler pour rendre aux événemens leur véritable caractère. Souvent aussi le mémorialiste subit rétrospectivement un besoin de vengeance ou de représailles contre les hommes qui furent ses adversaires au cours des luttes dont il veut conserver les péripéties à la postérité. Il lui devient, dès lors, difficile d’être rigoureusement véridique ou de rester impartial, Saint-Simon, le plus illustre des mémorialistes, nous donne, à cet égard, la preuve que la conscience la plus droite peut s’égarer sous l’empire de griefs inoubliés et, tout en admirant les tableaux prestigieux qu’en un style sans égal, il a tracés de la Cour de Louis XIV, comme des hommes et des choses parmi lesquels il a vécu, nous ne pouvons nous défendre de la crainte d’être trompés par ses affirmations si souvent inexactes et d’être entraînés, malgré nous, par le charme qui se dégage de ses récits, à devenir ses dupes.

Au surplus, et quelle que soit la valeur de ces raisonnemens, il est certain que dans la masse de Mémoires que les hommes ont écrits depuis tant de siècles, il en est bien peu qui, soumis à un contrôle sévère, pourraient y résister, et je parle de ceux-là mêmes auxquels nous attachons le plus de prix, en raison de la place que, de son vivant, a tenue l’auteur. Mémoires politiques, Mémoires militaires, Mémoires religieux, il n’en est guère qui ne méritent pas cette critique. On formerait un gros volume avec les rectifications qui résulteraient d’un contrôle consciencieux de tant de pages auxquelles on peut trop souvent reprocher d’avoir été écrites à la légère ou dans un intérêt purement personnel. Si, par exemple, j’ouvre les Mémoires de Marbot, il me suffira de me soustraire à l’attrait romanesque qu’ils excitent en moi pour reconnaître que, pour une part de vérité, ils ont une plus large part de contes invraisemblables. Dans ceux de Gouvion-Saint-Cyr, je relève des erreurs, je n’ose dire des mensonges qui sont dus uniquement à la haine qu’il nourrissait à tort ou à raison contre le malheureux Pichegru, et qui ne se manifesta qu’après la trahison de celui-ci. Dans ceux de Dumouriez, je découvre la volonté d’expliquer et de justifier le crime de lèse-patrie dont il se rendit coupable en passant à l’ennemi et qui a flétri sa mémoire. Lorsque le marquis de Bouille nous raconte son séjour à la Cour de Suède, ses inexactitudes résultant de sa légèreté et de sa crédulité me crèvent les yeux et je tombe des nues en le voyant émettre contre la famille royale de ce pays, et par contre-coup contre Marie-Antoinette, des affirmations calomnieuses dont, depuis longtemps, les historiens suédois ont fait justice.

Je suis déçu de même en lisant ceux du prince de Metternich. Il écrivait, en 1819, à la princesse de Liéven : « On trouvera après ma mort des Mémoires d’un bien grand intérêt sur cet homme (Napoléon) et sur les événemens de son temps. Bien des faits seront éclaircis, bien des doutes levés, bien des erreurs rectifiées. » Les Mémoires ont paru et ne tiennent pas les promesses contenues dans cette lettre. Quand je regarde à ceux de Guizot ou à ceux du chancelier Pasquier, j’y vois, en dépit du talent et d’une loyauté incontestable, un souci de justification de leurs actes politiques, qui me met en défiance. Comme ceux qu’a confectionnés la main des hommes, les Mémoires écrits par des femmes sont fréquemment sujets à caution. Ceux de la duchesse d’Abrantès ne sont qu’un roman ; elle fait état de lettres apocryphes et souvent les faits qu’elle présente sont inventés à plaisir ; c’est un dévergondage de fausseté. Les Mé- moires de Mme de Rémusat n’ont été publiés qu’après avoir subi des mutilations, imposées par les scrupules les plus honorables, mais qui n’ont pu être pratiquées qu’aux dépens de la vérité. Dans les Mémoires de la duchesse de Gontaut, se trahit à tout instant la dénaturation et même l’oubli du passé, que cette respectable gouvernante des enfans de France a voulu faire revivre pour nous et sans doute aussi pour grandir son rôle.

Si la place ne m’était mesurée, je pourrais multiplier ces exemples, entrer en plus de détails et démontrer ainsi combien il est nécessaire, ainsi que je l’ai dit plus haut, de n’aborder la lecture des Mémoires qu’avec une certaine défiance, et qu’après s’être demandé quels motifs ont déterminé l’auteur à les écrire. Nous pourrons ainsi juger du degré de son désintéressement et de sa bonne foi, et nous serons d’autant plus disposés à le croire qu’il nous aura convaincus que son but unique a été de nous faire connaître ce qu’il a vu et de verser un peu plus de lumière sur les événemens. S’il n’a voulu que cela ou que permettre à ses descendans de le suivre à travers les péripéties de son existence, il lui suffira de l’avoir prouvé pour que nous ne doutions pas de la vérité de ses récits.

Cette preuve, feu la marquise de la Tour du Pin nous la donne dans ses Mémoires récemment publiés par son arrière-petit-fils, le colonel comte Aymar de Liedekerke-Beaufort[1]. Dans la vaste collection dont j’ai parlé en commençant, ils méritent une place à part, non seulement parce que la mémorialiste, durant sa longue existence, a vu de près les événemens et en a connu les causes et les effets, mais surtout parce qu’en les rappelant, elle a déployé, pour les faire revivre, toutes les ressources d’un esprit averti et avisé et a imprimé à ses souvenirs autant de vie intense qu’elle y a mis d’indépendance et d’impartialité.

Comme on s’en rendra compte en lisant ces pages suggestives et ces spirituelles appréciations, elle a été toujours admirablement placée pour tout voir, pour tout savoir, et à ce précieux avantage elle a pu joindre la plus rare faculté d’observation. Si parfois ses jugemens portent l’empreinte des préjugés qu’elle tenait de sa naissance et de son rang dans le monde, il est visible qu’elle a tout fait pour s’en dégager. A quelque époque qu’on la suive et quels que soient les personnages dont elle nous présente le portrait, nous retrace les actes et nous répète les propos, elle affecte, en nous parlant d’eux, une indépendance d’opinions que peut-être, de leur vivant et dans leurs rapports avec elle, ils n’ont pas devinée sous sa bonne grâce et sa belle humeur, mais dont, nous, ses lecteurs, nous bénéficions. C’est là ce qui donne à ses Mémoires tant d’attrait et en rend la lecture particulièrement agréable.

La marquise de la Tour du Pin avait cinquante ans lorsque, le 1er janvier 1820, elle entreprit son ouvrage. Elle en fut occupée d’abord pendant un certain temps ; puis, elle l’interrompit et ne s’y remit qu’au mois de février 1843, alors qu’elle venait d’atteindre sa soixante-treizième année. Il était donc loin d’être achevé lorsqu’elle mourut le 2 avril 1853. Bien qu’elle y eût travaillé pendant dix ans, elle n’avait pu le conduire que jusqu’à la date fameuse du retour de l’ile d’Elbe. Il s’en fallait qu’à cette date, sa vie touchât à son terme ; elle devait vivre longtemps encore et toujours aux premières loges, en situation par conséquent de ne rien perdre des ? événemens qui se déroulèrent depuis les débuts de la seconde Restauration jusqu’à la veille de l’établissement du second Empire.

Il est certes regrettable que ces récits aient été interrompus trop tôt et que, pour connaître les trente-huit dernières années de la vie de notre marquise, nous n’ayons que de trop rares souvenirs insérés par son arrière-petit-fils dans son introduction. Tels qu’ils sont, cependant, ces Mémoires, qui de la Cour de Louis XVI nous conduisent, à travers des péripéties sans nombre, à celle de Napoléon, en passant par la Révolution et la Terreur, constituent un document historique dont un rapide résumé permettra d’apprécier l’importance en même temps qu’il suggérera le désir de lire un ouvrage où se trouvent rappelés, par une femme richement douée des qualités du cœur et de l’esprit, les événemens les plus sensationnels de l’histoire contemporaine.

Henriette-Lucie Dillon était née à Paris, rue du Bac, le 25 février 1770, du mariage du colonel Arthur Dillon et de Thérèse Lucy de Rothe. Les Dillon étaient originaires d’Irlande et pairs de ce royaume. Après la Révolution de 1688, ils avaient quitté l’Angleterre pour se réfugier en France et y prendre du service. Depuis cette époque, on les voyait commander le régiment qui portait leur nom et se le transmettre de père en fils. C’est ainsi que le père d’Henriette-Lucie était le sixième propriétaire de ce régiment lorsque sa fille vint au monde. Comme, d’autre part, la comtesse Dillon remplissait auprès de la reine Marie-Antoinette les fonctions de dame du Palais, l’enfant se trouva, dès sa naissance, mêlée à la société la plus aristocratique de France, dont elle ne semble pas d’ailleurs avoir conçu une idée très flatteuse, témoin cet aveu par lequel elle ouvre ses Mémoires :

« Mes plus jeunes années ont été témoins de tout ce qui aurait dû me gâter l’esprit, me pervertir le cœur, me dépraver et détruire en moi toute idée de morale et de religion. J’ai assisté, dès l’âge de dix ans, aux conversations les plus libres, entendu exprimer les principes les plus impies. Elevée dans la maison d’un archevêque où toutes les règles de la religion étaient journellement violées, je savais et je voyais qu’on ne m’en apprenait les dogmes et les doctrines que comme l’on m’enseignait l’histoire ou la géographie. »

Elle n’exagère pas en parlant ainsi. Ce que nous savons des mœurs dissolues d’une société qui creusait de ses mains et à son insu l’abime où elle allait être engloutie, autorise à l’affirmer, et s’il nous était possible de conserver un doute à cet égard, il serait dissipé par les propos mêmes de la marquise de la Tour du Pin. Elle décrit en traits saisissans les déplorables conséquences « du règne dévergondé de Louis XV, la noblesse de cour donnant l’exemple de tous les vices ; le jeu, la débauche, l’immoralité, l’irréligion s’étalant ouvertement, le haut clergé contaminé par de funestes exemples et leur influence néfaste s’exerçant jusque sur les ecclésiastiques de second ordre.» Elle nous montre encore la dissolution des mœurs descendant des hautes classes dans les classes inférieures et la vertu chez les hommes, la bonne conduite chez les femmes, tournées en ridicule : « Plus j’avance en âge, écrit-elle, plus je considère que la Révolution de 1789 n’a été que le résultat inévitable, et je pourrais même dire la juste punition des vices des hautes classes. » L’appréciation n’est pas nouvelle ; mais elle acquiert une autorité particulière sous la plume d’une femme appartenant à la société à qui elle impute la responsabilité des catastrophes qu’un avenir prochain réservait à la France.

La démonstration est d’autant plus impressionnante que la marquise ne recule pas devant les preuves et n’hésite pas à les chercher jusque dans sa propre famille. Ainsi elle nous confiera qu’on donnait pour amant à sa mère le prince de Rohan-Guéménée. Elle ajoute toutefois qu’elle ne croit pas que ce fût vrai ; mais la réserve n’est pas plus affirmative que l’insinuation et nous laisse dans un doute qui, d’après elle-même, ne peut exister pour d’autres femmes du milieu dans lequel elle vivait. Elle en désigne plusieurs en ajoutant qu’elles se distinguaient « par l’audace avec laquelle elles affichaient leurs amours. » « Ces intrigues, dit-elle encore, étaient connues presque aussitôt que formées, et, quand elles étaient durables, elles acquéraient une sorte de considération.» Elle nous apprend aussi que, dans le monde, ces héroïnes de scandale étaient surnommées « les princesses combinées. »

Elle n’accuse pas que les femmes. Dans ce dossier des immoralités du temps, les hommes ne tiennent pas une moindre place. Il est tel brillant gentilhomme, marié à une femme délicieuse, qui, non content de l’avoir délaissée, s’affiche publiquement avec une actrice de la Comédie-Française, Mlle Raucourt, qui le ruine. La mémorialiste nous montre ce faux ménage à Longchamp, dans un équipage à la livrée de l’amant, tout pareil par conséquent à celui de la femme légitime et les deux voitures se croisant à tout instant sur la brillante promenade.

Ces sortes de liaisons étaient fréquentes. La marquise constate, non sans tristesse, « qu’on en riait, comme d’une chose toute simple, » et souligne sa constatation en ces termes : « Lorsque la société est assez corrompue pour que tout paraisse naturel et qu’on ne se choque plus de rien, comment s’étonner des excès auxquels les basses classes, ayant de si mauvais exemples devant les yeux, ont pu se porter. Le peuple n’a pas de nuances dans ses sentimens, et dès qu’on lui donne sujet à mépriser et à haïr ce qui est au-dessus de lui, c’est sans se refréner qu’il se livre à ses impressions. »

Le plus remarquable en tout ceci, c’est qu’au contact des perversités qu’elle nous dévoile, sans chercher à les atténuer et moins encore à les excuser, Henriette-Lucie ne se soit pas pervertie. Elle eût été d’autant plus excusable d’en subir l’influence qu’ayant perdu sa mère au moment où elle atteignit sa douzième année, elle était restée aux mains de sa grand’mère maternelle, femme irascible, violente et vindicative, incapable de lui inspirer cette affection filiale qui rend facile aux enfans l’accomplissement du devoir et que ce n’est pas auprès de son oncle, le trop brillant archevêque de Narbonne, qu’elle trouvait des enseignemens salutaires. Le milieu où elle avait grandi ne pouvait être une école de moralisation et la mort de sa mère ne l’améliora pas. En parlant de ce douloureux événement, elle écrit les lignes suivantes qui en disent long sur la valeur morale de ce milieu :

« Ma mère fut fort soignée dans ses derniers momens. La Reine vint la voir et tous les jours un piqueur ou un page était envoyé de Versailles pour prendre de ses nouvelles. Elle s’affaiblissait à chaque instant ; mais, j’éprouve du chagrin à l’écrire après quarante-cinq ans, personne ne parla de sacremens ni de lui faire voir un prêtre. A peine avais-je appris mon catéchisme. Il n’y avait pas de chapelain dans cette maison d’un archevêque. Les femmes de chambre, quoiqu’il y en eût de pieuses, craignaient trop ma grand’mère pour oser parler. Ma mère ne croyait pas toucher à son dernier moment. Elle mourut, étouffée, dans les bras de ma bonne. »

A l’en croire, c’est cette bonne, qu’elle désigne sous le nom de Marguerite, qui la préserva de la contagion. Elle en parle avec attendrissement et comme de la plus sûre des amies. Ce n’était qu’une paysanne des environs de Compiègne, employée à son service personnel. Continuellement témoin des scènes affreuses que le caractère effroyable de sa grand’mère provoquait dans la maison, elle avait contracté de bonne heure l’habitude de dissimuler ses sentimens et de juger à part soi les actions de ses parens. Elle avoue que, toujours repliée sur elle-même, elle n’a pas eu d’enfance, qu’elle n’a pas joui de ce bonheur sans mélange et de cet état d’imprévoyance qui sont en général le privilège des enfans.

« Toutes les idées tristes, toutes les perversités du vice, toutes les fureurs de la haine, toutes les noirceurs de la calomnie se sont développées librement devant moi quand mon esprit n’était pas assez formé pour en sentir toute l’horreur. Une seule personne a redressé mes idées, m’a fait voir le mal où il était, encouragé mon cœur à la vertu, et cette personne, une paysanne, ne savait ni lire ni écrire. Elle ne me quittait pas. Elle m’aimait avec passion. Elle avait reçu du ciel un jugement sain, un esprit juste, une âme forte. Les princes, les ducs, les grands de la terre, étaient jugés dans le conseil d’une fille de douze ans et d’une paysanne de vingt-cinq qui ne connaissait que le hameau où elle était née et la maison de mes parens. Les jugemens sans appel que nous portions ensemble l’étaient sur les rapports que je lui faisais de ce que j’avais entendu dans la chambre de ma mère, dans celle de ma grand’mère, à table, dans le salon. Je savais que Marguerite était d’une discrétion à toute épreuve ; elle aurait mieux aimé mourir que de me compromettre par un mot indiscret. C’est elle qui m’a fait apprécier la première l’avantage d’une amie sûre. Que de fois, depuis, ai-je mis dans ma pensée les personnes les plus élevées du monde d’un côté de la balance, et ma bonne Marguerite de l’autre, et que de fois elle a emporté le poids ! »

L’hommage qu’elle rendait ainsi à la créature dévouée qui resta auprès d’elle, après la mort de sa mère, fait comprendre pourquoi elle ne voulut jamais s’en séparer, et, lorsqu’elle y eut été contrainte, s’empressa de la reprendre dès que les circonstances le lui permirent. On retrouve Marguerite à ses côtés durant de longues années, et la mort de cette brave fille fut un des grands chagrins de sa vie.

On remarquera, en tout ceci, que le père de notre héroïne apparaît peu. C’est qu’en effet, gouverneur d’une des colonies d’Amérique qui appartenaient encore à la France, ses fonctions le retenaient loin de sa famille. Il ne revint à Paris qu’en 1784, c’est-à-dire deux ans après la mort de sa femme. Il avait alors trente-trois ans, et était propriétaire, nous l’avons dit, d’un des plus beaux régimens de l’armée. Peu de temps après son retour, il songea à se remarier, désireux d’avoir un fils qui perpétuerait son nom. Il épousa une jeune et belle veuve qu’il avait connue à la Martinique avant de rentrer en France. Ce mariage eut lieu, malgré Mme de Rothe, mère de sa première femme et grand’mère d’Henriette-Lucie. N’ayant pu l’empêcher, la vieille aïeule s’opposa à ce que sa petite-fille fût présentée à la nouvelle épouse et déclara que, si elle sortait de la maison, ne fût-ce que pendant une heure pour aller voir Mme Dillon, elle n’y rentrerait jamais. Dans l’intérêt de l’enfant, Arthur Dillon se résigna à subir cette loi. La petite Lucie ne vit sa belle-mère une seule fois que deux ans plus tard, au moment où celle-ci allait s’embarquer avec son mari renvoyé aux colonies comme gouverneur.

A la faveur des détails qui précèdent, on peut voir ce que furent l’enfance et la jeunesse d’Henriette-Lucie, entre sa grand’mère et son oncle, l’archevêque de Narbonne. Pour en compléter le tableau, il faut ajouter qu’à plusieurs reprises, elle suivit le prélat dans ses divers déplacemens, lorsque, par exemple, il allait en Languedoc présider les assemblées du clergé ou lorsqu’il résidait à Versailles. Ces déplacemens et ces séjours n’allaient pas sans agrémens pour la future marquise de la Tour du Pin. Le souvenir qu’elle en avait gardé, celui des personnages rencontrés au hasard des chemins, celui de ses instituteurs et des amis de sa famille, celui enfin de la reine Marie-Antoinette et des dames de la Cour revivent dans ses Mémoires en mille traits instructifs et piquans, qui n’en sont point la moindre parure.

Elle grandissait ainsi à travers des circonstances qui contribuaient à la formation de son esprit et de son cœur, au développement de sa raison et des brillantes qualités dont le germe était en elle. A seize ans, elle nous apparait comme une délicieuse adolescente dont la grâce corporelle égalait le charme moral. Ce qu’elle était à cette époque, elle nous le dit en traçant d’elle-même un portrait qui mérite d’être reproduit :

« Une forêt de cheveux blond cendré était ce que j’avais de plus beau. J’avais de petits yeux, très peu de cils, une petite vérole très grave dont je fus atteinte à quatre ans les ayant détruits en partie ; des sourcils blonds clairsemés, un grand front, un nez que l’on disait être grec, mais qui était long et trop gros du bout. Ce qui ornait le mieux mon visage, c’était la bouche, avec des lèvres découpées à l’antique, d’une grande fraîcheur et de belles dents. Je les conserve encore intactes à soixante et onze ans. On disait que ma physionomie était agréable, et que j’avais un sourire gracieux, et, malgré tout cela, le tout ensemble pouvait être trouvé laid. Je dois croire que beaucoup de personnes avaient cette impression, puisque moi-même je considérais comme affreuses plusieurs femmes qui passaient pour me ressembler. Cependant, une grande et belle taille, un teint clair, transparent, d’un vif éclat, me donnaient une supériorité marquée dans une réunion, surtout au jour, et il est certain que j’effaçais les autres femmes douées en apparence d’avantages bien supérieurs. »

Comme pour se faire pardonner de nous avoir décrit ainsi sa personne, elle a soin d’ajouter qu’elle n’eut jamais la moindre prétention à se trouver la plus belle et qu’elle a toujours ignoré ce sentiment de basse jalousie dont tant de femmes sont tourmentées. Ce n’est pas qu’elle fût indifférente à ses avantages et qu’elle ne les connût pas ; mais, de bonne heure, elle s’était fait une loi de louer ceux des autres et toujours avec une entière bonne foi. Elle suivait en cela le conseil que lui avait donné un jour le vieux maréchal de Biron, âgé de quatre-vingt-cinq ans lorsqu’elle en avait quinze. Malgré cette différence d’âge, il l’avait prise en goût et causait fréquemment avec elle. Il la trouvait séduisante au plus haut degré, et à ce point qu’il avait dit un jour à l’archevêque de Narbonne :

— Si j’avais le malheur de perdre Mme la maréchale de Biron, je prierais Mlle Dillon de prendre mon nom et de me permettre de déposer ma fortune à ses pieds.

Ce malheur, dont il était tout prêt à se consoler, ne l’atteignit pas. Sa femme, de qui il vivait séparé depuis un demi-siècle, lui survécut. Le contraire eût mieux valu pour elle, puisque plus tard elle mourut sur l’échafaud, avec sa nièce, la duchesse de Biron. Il est douteux d’ailleurs qu’en dépit des usages du temps qui autorisaient des mariages mal assortis, Henriette-Lucie eût consenti à épouser, bien qu’il fût chargé d’honneurs et de gloire, ce vieillard plus qu’octogénaire qui n’aurait pu mettre dans la corbeille de noces que son nom, sa fortune et des lauriers fanés.

Elle s’était déjà tracé un tout autre idéal et en avait entrevu la réalisation dans un jeune gentilhomme que le hasard avait mis sur sa route et dont le souvenir la disposait à le préférer à des partis plus brillans, tels, par exemple, que le marquis Adrien de Laval. Celui-ci, ayant épousé sa cousine, Mlle de Luxembourg, elle ne le regretta qu’à cause du nom. Elle écarta ensuite le vicomte de Fleury dont la réputation était mauvaise et le comte de l’Aigle, quoiqu’il fût un très bon sujet. Comme elle le dit, les mariages sont écrits dans le ciel. Elle avait en tête le comte de Gouvernet, le futur marquis de la Tour du Pin. « On en disait du mal. Je ne l’avais jamais vu. Je savais qu’il était petit et laid, qu’il avait contracté des dettes, joué, etc., toutes choses qui m’auraient à l’instant éloigné de tout autre. Et pourtant ma résolution était prise. »

Elle était en effet résolue à n’épouser que lui. Il avait onze ans de plus qu’elle. Il avait fait avec honneur sa carrière dans l’armée, et, après avoir servi pendant les trois dernières années de la guerre d’Amérique sous les ordres du marquis de Bouille, gouverneur des Antilles, il venait d’être promu au grade de colonel en second du Royal-Comtois-Infanterie. Un peu plus tard, il devait être nommé colonel du régiment Royal-des-Vaisseaux. Les Mémoires de sa femme et l’introduction qui les précède nous font connaître les principaux événemens de sa vie. Au décès de son père, mort sur l’échafaud en 1794, il prend le titre de comte de la Tour du Pin et c’est sous ce nom qu’on le voit dès le début de la Révolution se dévouer aux Bourbons, au péril de sa vie, émigrer après avoir couru les plus grands dangers, passer à Londres, s’embarquer pour l’Amérique, y vivre en fermier pendant plusieurs années, secondé par son admirable femme, revenir en France sous le Consulat, se rallier au gouvernement impérial, lui rester fidèle jusqu’en 1814, revenir alors au parti royaliste et rendre des services que Louis XVIII récompensa en le nommant pair de France en 1815 et en le créant marquis en 1820.

La Révolution de 1830 le trouve ministre de France à Turin ; il donne aussitôt sa démission et se retire dans ses terres où il vit en famille jusqu’au jour où son fils, Aymar de la Tour du Pin, étant condamné pour avoir participé aux tentatives de la Duchesse de Berry en Vendée, il prend le parti de s’expatrier et finit par s’installer à Lausanne où il meurt en 1837, laissant inconsolable la noble femme qui, cinquante ans plus tôt, avait uni sa destinée à la sienne. Elle ne devait pas cesser de le pleurer et c’était justice, car il avait été pour elle, au milieu de tant de périls courus ensemble, dans les jours de détresse comme dans les jours heureux, un compagnon fidèle et tendre, la soutenant à travers les plus cruelles épreuves, s’attachant à en alléger pour elle le fardeau et méritant en un mot les hommages qu’elle lui prodigue dans le récit des événemens de leur vie commune. En lisant ces pages si vivantes et d’un attrait si puissant, on devine qu’elle n’a jamais eu qu’à se louer d’avoir préféré à tous les prétendans à sa main celui dont elle avait accepté le nom.

Nous ne pouvons la suivre, on le comprendra, à travers les péripéties de sa longue existence, que ses récits nous font connaître et qui prennent sous sa plume un caractère et une physionomie qu’une analyse ne saurait rendre. Aucune douleur ne fut épargnée au ménage. Sur six enfans auxquels il donna le jour, cinq moururent avant leurs parens, et l’un d’eux tué en duel dans des circonstances particulièrement tragiques. Un seul survécut et c’est pour lui que la marquise de la Tour du Pin écrivit ses Mémoires, afin de lui apprendre ce qu’avaient été son père et sa mère et de lui tracer la voie dans laquelle il devait marcher pour rester digne d’eux.

Il est remarquable que les malheurs qui les avaient frappés n’altérèrent pas la sérénité d’âme de la narratrice ou que, tout au moins, sans cesser de pleurer ses morts, elle avait recouvré la paix intérieure et conservé sa fraicheur de cœur. Elle avait gardé aussi celle de sa mémoire et nous en trouvons la preuve dans la multiplicité des détails de toutes sortes dont elle embellit sa narration. On peut même dire qu’à cinquante ans, — c’est l’âge où elle prit la plume, — elle n’avait rien oublié. C’est ainsi qu’elle nous raconte sa présentation à la reine Marie-Antoinette, sa première rencontre à Bordeaux avec Mme Tallien à laquelle elle dut d’échapper à la guillotine, un peu plus tard sa présentation à Bonaparte et comment son mari fut conduit, après la proclamation de l’Empire, à accepter des fonctions officielles.

On pourrait citer encore beaucoup d’autres incidens qu’elle fait revivre avec un art de mise en scène que peu de mémorialistes ont égalé. Il y a là des traits tout à fait charmans, comme, par exemple, le passage de l’Empereur dans le département de la Gironde et l’audience qu’il accorde à la marquise de la Tour du Pin en même temps qu’à une soixantaine de femmes admises comme elle aux honneurs d’une présentation. Ces honneurs, elle ne les avait pas sollicités. C’est Napoléon qui, apprenant la présence dans le pays d’une ancienne dame du Palais de Marie-Antoinette, la fit inviter à venir le voir. Une telle invitation équivalait à un ordre et la marquise ne la déclina pas. Elle l’avait reçue à cinq heures et la réception était fixée à huit heures. C’était à peine le temps d’improviser une toilette, tâche d’autant plus difficile que la Cour était en deuil du roi de Danemark, et que Mme de la Tour du Pin n’avait pas de robe noire... Ce n’était pas pour l’embarrasser. Elle en avait une en satin gris ; elle y mit quelques ornemens noirs, un bon coiffeur arrangea des rubans noirs. dans ses cheveux et « cela, dit-elle, me sembla aller fort bien pour une femme de trente-huit ans qui, soit dit sans vanité, n’avait pas l’air d’en avoir trente. »

Elle arrive ainsi au Palais impérial où déjà se trouvaient réunies toutes les personnes que l’Empereur devait recevoir. Elle est accueillie par un chambellan qui lui assigne une place dans cet élégant escadron en lui recommandant, ainsi qu’aux autres élues, de ne se déplacer sous aucun prétexte, sans quoi il ne retrouverait plus les noms pour les appliquer aux personnes.

— Alignez-vous bien, mesdames, ajoute-t-il d’un ton de commandement.

Au même instant, on annonce l’Empereur. Il commence par un bout de la rangée des dames et adresse successivement la parole à chacune d’elles. Arrivé près de la marquise dont le chambellan lui a dit le nom à voix basse, il fixe les yeux sur elle en souriant et, voyant qu’elle n’était pas en noir, il lui dit, sur un ton aimable et familier :

— Mais ! vous n’êtes donc pas affligée de la mort du roi de Danemark ?

— Pas assez, Sire, pour sacrifier le bonheur d’être présentée à Votre Majesté. Je n’avais pas de robe noire.

— Oh ! voilà une excellente raison, et puis vous étiez à la campagne.

Sur ces mots prononcés avec bonne grâce, il passe à la voisine de Mme de la Tour du Pin et lui demande son nom : elle répond en balbutiant ; il n’entend pas et renouvelle sa question. C’est la marquise qui répond :

— Montesquieu, dit-elle.

— Un beau nom à porter, reprend-il. J’ai été ce matin à La Brède pour voir le cabinet de Montesquieu.

La dame interrogée croit nécessaire de répondre :

— C’était un bon citoyen.

L’Empereur, surpris par cette réponse autant qu’irrité, réplique brusquement en haussant les épaules :

— Mais non, c’était un grand homme.

Des traits de ce genre abondent dans les Mémoires de la marquise de la Tour du Pin ; elle y mêle les portraits des nombreux personnages qu’elle a connus et l’ensemble fait tableau, de telle sorte qu’on croit parcourir une galerie de peinture où tout rappelle un passé fécond en épisodes tour à tour plaisans et poignans.

La crainte de déflorer le plaisir que les lecteurs trouveront à s’y transporter me fait une loi de n’en pas dire davantage. Mais je ne crois pas exagérer en affirmant que l’ouvrage posthume dont j’espère leur avoir donné une idée exacte mérite de figurer en belle place parmi ceux qui, dans ces dernières années ont été livrés à la publicité.

J’en dirai tout autant des Souvenirs du comte de Montbel[2], qui ont paru presque en même temps que les Mémoires de la marquise de la Tour du Pin. Contrairement à ce que pouvait faire supposer le nom de l’auteur, qui fut ministre de Charles X, et victime de son dévouement à la cause royale, l’histoire de ses malheurs, racontée par lui avec toute la gravité que comporte le sujet, est cependant remplie d’anecdotes, de portraits, d’incidens tour à tour plaisans et tragiques, qui corrigent ce qu’ils auraient eu de sévère s’il s’en était tenu à nous parler de son rôle politique.

Né à Toulouse en 1787, il était, à treize ans près, le contemporain de la marquise. Quoique encore enfant, alors qu’elle était déjà une jeune femme, il a vu comme elle se dérouler les péripéties de la Terreur et des années qui suivirent. Il n’en a pas souffert au même degré, mais, dans une certaine mesure, il a subi le contre-coup des angoisses qu’éprouvèrent durant ces jours sinistres ses parens, les amis de sa famille et, pour tout dire, son entourage. Nous savons tous par expérience combien profonde est l’empreinte que laissent le plus souvent dans l’imagination des enfans les événemens dont ils furent les témoins. De tous les souvenirs que nous gardons du passé, il n’en est pas de plus vivaces et de plus indestructibles en nous que ceux de notre enfance. Ce que nous oublions le plus aisément en vieillissant, c’est ce qui s’est déroulé sous nos yeux quand nous étions déjà des hommes et non ce qui a frappé notre esprit et notre cœur quand ils se sont éveillés et nous ont mis en état de regarder la vie. Il n’est donc pas étonnant qu’en faisant revivre, pour nous les raconter et pour nous les décrire, les choses et les hommes dont, enfant et adolescent, il eut le spectacle, le comte de Montbel nous y intéresse autant que nous y ont intéressés déjà les narrateurs qui les avaient vus de plus près ou plus directement et qui parfois même y ont été mêlés.

Les pages qu’il consacre à la première partie de son existence ne laissent pas d’être révélatrices et instructives, ne serait-ce que parce qu’elles nous montrent la répercussion qu’eurent dans les provinces les événemens de Paris au cours de la période révolutionnaire et pendant la durée de l’Empire. Toutefois, j’attache un plus grand prix à la partie des Souvenirs où sont racontées par le comte de Montbel les péripéties de sa vie publique.

Elle avait commencé vers la fin de la Restauration, en 1827, lorsque, nommé député par les électeurs toulousains, il venait se fixer à Paris. Mais on aurait tort de croire qu’il y arrivait comme un provincial qui aurait tout ignoré de la capitale et y aurait été un inconnu. Il y avait déjà fait de fréquens séjours de 1823 à 1825. Son ami, M. de Villèle, l’avait introduit dans plusieurs salons aristocratiques ou littéraires et dans le monde officiel.

Par son éducation, par les traditions de sa famille et par ses convictions, il était avant tout un homme de Droite. C’est donc sur les bancs de la Droite qu’entré dans la Chambre, il alla siéger. Il s’y fit promptement des amis et, mieux encore que des amis, des admirateurs. Il avait cette éloquence imagée et chaleureuse qui semble être le privilège des races méridionales. Sa noblesse de caractère et la dignité de sa vie égalaient son talent d’orateur. Il ne tarda donc pas à occuper une place importante parmi les défenseurs de la Couronne et à exercer une assez grande influence sur les hommes de son parti en même temps qu’il gagnait l’estime de ses adversaires. Lamartine a dit de lui dans son Histoire de la Restauration : « C’était une parole honorée et agréable dans la Chambre où tous les partis rendaient hommage à son caractère. » Aussi n’était-il pas surprenant que les royalistes vissent en lui un futur ministre. Dans les milieux politiques, on était convaincu qu’il le serait un jour.

A l’en croire, il ne souhaitait pas de l’être. Le pouvoir ne l’attirait pas, et il croyait qu’en restant à la Chambre, il soutiendrait mieux la Monarchie qu’il ne le pourrait faire sur les bancs ministériels. Mais Charles X ne pensait pas de même, et, au mois d’août 1829, il proposa au comte de Montbel d’entrer dans le Cabinet que, par son ordre, cherchait à former le comte de Polignac. Montbel hésita d’abord à accepter cette offre. Mais, devant les instances dont il était l’objet, il consentit à recevoir le portefeuille de l’Instruction publique et des Cultes que d’ailleurs il ne conserva que durant quelques semaines, le Roi l’ayant d’abord prié de prendre celui de l’Intérieur, et, sur son refus, le lui ayant ordonné : « J’ai, pendant huit jours, refusé de passer à l’Intérieur. Le Roi m’envoya chercher et m’en donna l’ordre. J’ai obéi. » Ces propos nous ouvrent son âme et nous révèlent qu’il était sans confiance dans l’avenir et qu’en endossant avec résignation les responsabilités du pouvoir, il ne partageait pas les illusions de Charles X et de Polignac qui se considéraient comme les sauveurs de la Royauté, alors que, par leur imprévoyance, leur présomption et leur impéritie, ils allaient précipiter sa chute.

Les prévisions douloureuses de quelques hommes que n’aveuglait pas leur dévouement aux Bourbons, ne tardèrent pas à se réaliser. A la fin de juillet 1830, une insurrection formidable éclatait dans Paris et renversait en trois jours le trône séculaire qu’avait ébranlé la politique imprudente de Charles X et de Polignac et qu’ils n’avaient pas su défendre. On sait quelles furent pour Polignac et pour les ministres ses collègues les conséquences de ce tragique événement. Obligés de s’enfuir pour échapper aux poursuites dont ils étaient l’objet, ils se séparèrent, chacun s’en allant de son côté. Mais quatre d’entre eux, le comte de Peyronnet, le comte de Guernon-Ranville, le baron de Chantelauze et enfin Polignac se laissèrent prendre. On sait aussi que, traduits devant la Cour des Pairs, ils furent condamnés à la détention perpétuelle et que le Gouvernement de Louis-Philippe dut recourir aux mesures les plus rigoureuses pour les dérober aux violences de la populace qui, le jour de leur condamnation, avait envahi les abords du palais du Luxembourg. Les trois autres, le baron d’Haussez, le baron Capelle et le comte de Montbel parvinrent a gagner la frontière à travers les plus pressans périls

Le premier était parti seul et, durant plusieurs jours, on ignora son sort. Quant à Montbel et à Capelle, s’associant dans l’infortune et restant unis ainsi qu’ils l’avaient été au pouvoir, ils n’échappèrent que par miracle aux recherches de la police. Il faut lire dans le récit de Montbel les émouvans détails de leur fuite et comment, après qu’ils eurent erré durant plusieurs jours, Capelle, en qui sa mauvaise santé et sa faiblesse physique détruisaient toute énergie, supplia son compagnon de ne plus s’occuper de lui et de ne songer qu’à son propre salut. Montbel refusa de l’abandonner et ils résolurent de revenir à Paris où il leur serait plus facile de se cacher et de se procurer des passeports et les moyens nécessaires pour sortir de France. Aux approches de la capitale, ils jugèrent prudent de ne pas marcher ensemble. Montbel passa devant, laissant son compagnon derrière lui. Mais celui-ci ne le rejoignit pas à l’endroit où ils devaient se retrouver. Pensant qu’il était arrêté et redoutant de l’être lui-même, Montbel renonça à continuer sa route vers Paris. Après avoir trouvé pour quelques heures un refuge dans une maison d’aliénés que dirigeait un de ses amis, le fameux docteur Esquirol, il put se diriger vers la Suisse, muni d’un passeport. Le 11 août, il franchissait la frontière et arrivait dans la soirée à Neuchâtel : il était sauvé.

Il ne savait encore vers quel lieu il se dirigerait. Séparé de sa famille, ne possédant que de maigres ressources, et ne pouvant douter qu’elles seraient rapidement épuisées, il ne savait qu’une chose, c’est que l’accès de la France lui était interdit pour longtemps, peut-être pour toujours. Il était tenu dès lors de se chercher une retraite où il pourrait vivre pauvre, oublié, inutile à son pays qu’il chérissait, mais du moins tranquille en gagnant au jour le jour par son travail de quoi pourvoir à son existence.

Après quelques jours de réflexion, il décida d’aller s’installer à Milan. Sa place déjà retenue à la diligence, et au moment de se mettre en route pour Fribourg, première étape de son voyage, le hasard lui fit rencontrer à l’improviste un jeune Anglais, son cousin par alliance, qui se préparait à partir pour Vienne, où l’attendait son frère, capitaine de cavalerie au service de l’Autriche.

— Pourquoi ne viendriez-vous pas avec moi à Vienne ? lui demanda son parent.

— Mais j’ai pris mon passeport pour Milan.

— Milan applaudit à la Révolution de France ; vous y serez froissé par des opinions et des sentimens contraires aux vôtres. A Vienne, au contraire, vous trouverez les sympathies de la population et l’appui du Gouvernement.

Le conseil était sage, et, sur l’heure, le proscrit s’y conforma. Toutefois, comme, depuis sa fuite, il voyageait sous le nom de Capdeville et comme il ne voulait pas surprendre, sous ce nom qui n’était pas le sien, l’hospitalité qu’il allait demander à la capitale autrichienne, il eut soin, avant de monter en voiture, de faire écrire au chancelier impérial, le prince de Metternich, pour lui annoncer son arrivée. Bien lui en prit, car c’est à cette précaution qu’il dut, une fois à Vienne, les relations et les agrémens qui adoucirent les rigueurs de son exil.

Libéré des angoisses auxquelles il avait été livré avant de sortir de France, ayant eu le bonheur de recevoir des nouvelles de sa famille et d’apprendre qu’elle était rassurée sur son sort, il s’abandonna aux jouissances que lui procurait son voyage vers l’Autriche. On était dans la belle saison et la Suisse qu’il traversait lui offrait toute la beauté de ses paysages enchanteurs. Durant quelques jours, il oublia les graves préoccupations que devaient lui suggérer les incertitudes de son avenir. Le récit de ce voyage se ressent de sa sérénité un moment reconquise et d’autant que sur sa route d’heureuses surprises l’attendaient. A Winterthur, au sortir de Zurich, un de ses amis les plus chers vient se jeter dans ses bras. C’était Henri de Donald, le fils de l’illustre écrivain dont les œuvres ont immortalisé le nom. Passionné de musique, Henri de Donald était venu à Winterthur pour assister à des festivals musicaux qui se donnaient dans cette ville et pour revoir le pays où son père avait vécu durant l’émigration et où s’était écoulée son enfance. Comme il voulait visiter à Constance la maison que son père et lui-même avaient habitée, Montbel l’accompagna dans ce pieux pèlerinage. Au retour, ils croisèrent une voiture attelée de chevaux fringans, dans laquelle était assise une jeune femme vêtue de blanc. Ils demandèrent qui elle était ; on leur nomma la reine Hortense. Un peu plus loin, ils virent descendre devant leur auberge une autre femme : c’était la reine de Wurtemberg, Pauline, fille du duc de ce nom, et avec qui le Roi, veuf de la grande-duchesse Catherine, sœur de l’empereur de Russie, s’était remarié. Ces incidens, d’autres encore qu’il raconte avec esprit, agrémentèrent son voyage qui prit fin le 5 septembre. Il arrivait à Vienne ce jour-là ; il y en avait trente-cinq qu’il s’était enfui de Rambouillet.

Dans la soirée, il était reçu par le prince de Metternich. Il s’étend longuement sur les détails de cette audience et ce n’est pas la partie la moins intéressante de ses souvenirs. L’accueil fut affable et cordial et l’entretien se prolongea jusqu’à une heure avancée. En sa qualité de serviteur dévoué de Charles X, Montbel, bien qu’il ne fût chargé par son roi d’aucune mission, s’efforça de convaincre le chancelier d’Autriche de la nécessité de ne pas reconnaître le gouvernement de Louis-Philippe. Mais il se heurta à une résolution déjà prise.

— Les gouvernemens, objecta Metternich, ne peuvent agir comme ils l’ont fait en 1792 et en 1815. Les données sont bien changées. Les esprits ont généralement accueilli avec enthousiasme la nouvelle Révolution que Paris a déchaînée sur la France. En Angleterre surtout, les masses se sont prononcées avec une exaltation qui ne laissait aucune possibilité au gouvernement britannique d’hésiter sur la reconnaissance de Louis-Philippe. L’Angleterre prenant ce parti, nous ne pouvions nous établir en hostilité immédiate contre la Révolution de France.

— Mais ne croyez-vous pas, mon prince, demanda Montbel, qu’en permettant à une telle usurpation de participer au droit des gens, vous exposez votre pays à de graves désordres et apprenez à vos peuples que tout droit disparait devant le succès d’un attentat ?

— Votre observation est fondée en principe, répliqua le chancelier, mais nous ne pouvons rester isolés en Europe et lutter seuls contre un fait que j’ai soin de caractériser comme il le mérite.

Il ajouta qu’il prenait les précautions nécessaires en face du grand danger que créait la catastrophe de Juillet. L’Autriche rappelait sous les drapeaux toutes ses réserves et les militaires en congé. Elle envoyait de nombreux corps de troupe dans ses possessions d’Italie et partout où elle pouvait craindre des soulèvemens.

Comme Montbel faisait part à son interlocuteur de son dessein de se fixer à Vienne, celui-ci lui demanda s’il ne craignait pas que son séjour dans la capitale n’amenât quelque fâcheuse compromission. Montbel ne le pensait pas et fit même remarquer que le gouvernement de Louis-Philippe voudrait bien que tous les anciens ministres de Charles X fussent hors de France ; ce serait pour lui une préoccupation et un danger de moins. D’ailleurs, il comptait vivre à Vienne dans une solitude absolue et sous le nom d’emprunt qu’il avait pris en quittant la France. Devant cette promesse, Metternich lui déclara qu’il approuvait son dessein ; il s’en rapportait à sa prudence.

Ils se revirent le lendemain, et Montbel, autorisé à prendre connaissance des dépêches confidentielles qu’avait reçues Metternich et qui lui rendaient compte des événemens de France, apprit qu’après bien des péripéties, Charles X et sa famille étaient heureusement arrivés en Angleterre. Il fut également fixé sur le sort de ses anciens collègues ; Polignac, Peyronnet, Chantelauze et Guernon-Ranville étaient arrêtés. D’Haussez et Capelle avaient échappé au malheureux sort de leurs collègues. Quatre jours plus tard, Metternich confia à Montbel qu’un envoyé de Louis-Philippe, le général Belliard, était venu à Vienne pour y donner officiellement connaissance des événemens de Paris et solliciter de l’empereur d’Autriche la reconnaissance du nouveau Gouvernement.

On était satisfait de son langage. A une déclaration que lui avait faite Metternich, portant que jamais l’Autriche ni l’Europe ne supporteraient d’empiétemens de la part du régime de Juillet, il avait répondu :

— Fiez-vous à nos efforts, ils seront tous dirigés contre l’anarchie. Nous ne la voulons ni pour nous, ni pour les autres pays.

Si Montbel avait espéré que l’Autriche prendrait fait et cause pour Charles X contre Louis-Philippe, il fut détrompé par les propos qui lui étaient tenus. L’Empereur abhorrait la Révolution qui venait de s’accomplir en France ; mais, si Louis-Philippe adoptait la même ligne de conduite que les autres Etats européens, il était impossible de le traiter en ennemi.

— Nous l’avons reconnu comme un mal abhorré, dit encore Metternich, mais moindre pour nous que l’anarchie. Si l’on me proposait d’être pendu ou roué, je préférerais la potence.

Ces discussions se poursuivirent durant plusieurs audiences ; mais elles étaient toutes platoniques et ne pouvaient produire aucun résultat. Elles n’altérèrent en rien d’ailleurs le caractère bienveillant des procédés dont Montbel fut l’objet. Ils se manifestèrent notamment par l’offre de secours en numéraire que fit Metternich, en son nom et au nom de son souverain, au noble serviteur des Bourbons, en lui faisant observer que de sa part, à lui, c’était un procédé de collègue à collègue, de gentilhomme à gentilhomme. Très ému par cette proposition généreuse, Montbel refusa en exprimant la plus vive gratitude. Il avoue qu’il lui restait encore six cents francs des sommes qu’il avait reçues ou empruntées. Avec une stricte économie, il pouvait vivre pendant assez longtemps et, si c’était nécessaire, se créer des ressources, en donnant des leçons de littérature ou d’histoire ou en prenant un emploi chez un banquier. Il voulait que ses revers ne fussent à charge à personne.

Tels furent les débuts de son installation à Vienne où il devait passer près de cinq années, vivant de son travail et si soucieux de n’être à charge à personne, ainsi qu’il se l’était promis, que, s’étant mis en relations avec la famille royale proscrite et chargé par Charles X de lui communiquer toutes les nouvelles qu’il recueillerait à Vienne, il refusa le traitement que le Roi voulait attacher à sa fonction.

Il lui écrivait :

« Je dois rester digne de votre estime, Sire, en ne descendant pas au rang de ces âmes vénales qui ne conçoivent le dévouement que lorsqu’il leur rapporte quelque avantage ou que, du moins, il ne leur coûte aucun sacrifice. Dans la situation actuelle, les personnes avec lesquelles je suis en relations respectent ma pauvreté ; il est nécessaire pour votre service que je n’en sorte pas. Tous auraient le droit de me mépriser, si je consentais d’être à charge à l’infortune de mon maître. »

Devenu ainsi l’homme de confiance de Charles X, et chargé de défendre à Vienne ses intérêts dans la mesure où ils pouvaient l’être, le comte de Montbel ne pouvait conserver longtemps son incognito. Peu à peu, sa présence dans la capitale autrichienne cessa d’être un mystère ; on sut quel personnage se cachait sous le nom qu’il portait et les salons s’ouvrirent devant lui. Il est regrettable qu’il ne parle pas plus longuement des relations qu’il s’était créées dans la société viennoise. Néanmoins, le peu qu’il en dit témoigne de l’estime et de la déférence dont il y était l’objet. Il en reçut les marques constantes jusqu’au jour où, en 1835, Charles X et les siens lui demandèrent d’aller s’établir auprès d’eux. Il s’empressa de déférer à leur désir, et, dès ce moment, il ne quitta plus la famille royale proscrite, la servant par amour, associé à ses deuils et à ses joies. Il en fut ainsi, durant de longues années, jusqu’au jour où il mourut à Frohsdorf, le 29 janvier 1861.

C’est durant les années qui précédèrent sa fin qu’il entreprit d’écrire les Souvenirs dont nous devons la publication à son petit-fils, M. Guy de Montbel. Ils s’arrêtent presque au début de son séjour à Vienne, la mort l’ayant empêché de les continuer, et ce serait certes un grand dommage, nul mieux que lui ne pouvant nous raconter l’existence des Bourbons de la branche aînée dans leur exil, si nous n’étions assurés qu’à une date prochaine, son « Journal » nous la racontera. Jusque-là, et grâce à ce qu’il nous en dit dans ses Souvenirs, quoique ce soit bien peu, nous pouvons nous la figurer ; nous pouvons surtout y mesurer la très grande place qu’il y a tenue durant un quart de siècle et où il nous apparaît comme un héros de fidélité, n’attendant de son dévouement sans bornes d’autre récompense que celle qu’il trouve dans la satisfaction que donne aux belles âmes l’accomplissement de ce qu’elles considèrent comme un devoir.


Les Mémoires que je viens d’analyser ne sont pas les seuls qui aient vu le jour depuis le commencement de cette année ; il y faut ajouter ceux de Théodore de Lameth et ceux de l’ancien constitutionnel Thibaudeau[3]. Ces personnages ne sont pas des inconnus pour nous, Thibaudeau surtout. Thiers a dit de lui qu’il était un révolutionnaire morose qui, sans aimer Bonaparte, le préférait aux Bourbons, et que, d’ailleurs, il n’aimait personne. Mais ce jugement ne paraît pas mérité. Les défenseurs de Thibaudeau rendent plus de justice au dévouement qu’il témoigna au Premier Consul et dont il continua à prodiguer ses témoignages à l’Empereur, bien que celui-ci, à partir du jour où il eut pris la couronne, l’ait tenu dans une sorte de disgrâce, et l’ait enlevé en 1803 au Conseil d’Etat pour l’exiler à la préfecture de Marseille où il resta jusqu’en 1814.

De ses relations avec Bonaparte, Thibaudeau nous avait déjà parlé dans de précédens écrits que résume, dans sa première partie celui qui est maintenant sous nos yeux. Il nous initie en outre, — et c’est là, son principal objet, — à l’existence de l’auteur pendant la durée de l’Empire, sous la première Restauration et au retour de l’île d’Elbe. Après la chute définitive de Napoléon, Thibaudeau, qui l’avait servi pendant les Cent Jours, vit se terminer sa carrière et on n’entendit plus parler de lui, si ce n’est par ses écrits, jusqu’à l’heure où Napoléon III, à son avènement, le désigna pour siéger dans le Sénat impérial, à la recommandation de l’ex-roi Jérôme. Si l’on veut se souvenir qu’il était né en 1765, et qu’il mourut en 1854, deux ans après avoir été nommé sénateur, on admettra que peu d’hommes, parmi ses contemporains, ont été au même degré que lui témoins d’une longue suite d’événemens. Il vit le règne de Louis XVI, la Révolution, le Consulat, l’Empire, le retour des Bourbons, le régime de Juillet, la Seconde République, et enfin les débuts du Second Empire. Pour un observateur attentif que la destinée avait mis dans une place privilégiée pour ne rien perdre des événemens, de leurs origines, de leurs causes et de leurs conséquences, il y avait dans une carrière aussi longue ample matière à des récits attachans et suggestifs. Thibaudeau ne s’est pas fait faute de les écrire et la liste de ses œuvres ne laisse pas d’être abondante.

Toutefois il y manquait une autobiographie sur sa vie politique et administrative depuis le 18 Brumaire jusqu’à la Restauration. C’est cette autobiographie que nous trouvons dans les nouveaux Mémoires qui sont, en réalité, la continuation, la suite et, pour tout dire, le complément des publications précédentes. Ils ne sont pas moins intéressans que celles-ci et, encore qu’au point de vue anecdotique ils ne se puissent comparer à d’autres Mémoires, tels que ceux de la marquise de la Tour du Pin, et du comte de Montbel, ils n’en apportent pas moins à l’histoire du siècle dernier une contribution précieuse.

Bien que Thibaudeau aimât et admirât Bonaparte, on ne le trouve jamais en posture de courtisan et c’est pour cela sans doute que la faveur complète de Napoléon lui fit défaut alors qu’il devait espérer que le nouvel empereur reconnaîtrait son dévouement et ses services plus généreusement qu’il ne le fit en le nommant préfet des Bouches-du-Rhône. Une fois à cette place, où il demeura, nous l’avons dit, jusqu’à la fin de l’Empire, l’ancien Conventionnel, devenu fonctionnaire d’un autocrate ne cessa pas de suivre de près les événemens qui se déroulaient au delà du théâtre sur lequel s’exerçait son activité. Les échos lui en arrivaient sous diverses formes et il pouvait en comprendre la gravité tantôt par la multiplicité des ordres contradictoires que lui faisait transmettre l’Empereur, tantôt dans les lettres qu’il recevait d’amis ou d’anciens collègues de la Convention pourvus de fonctions plus hautes que les siennes.

Parmi ses correspondans se trouvait Fouché. Le méprisait-il, comme l’affirme Thiers, et, tout en le méprisant, se laissait-il conduire par lui ? Ses Mémoires n’élucident pas cette question. Mais ils nous fournissent la preuve qu’à la demande de Thibaudeau, Fouché intervint à plusieurs reprises pour le défendre auprès du Maître, et notamment en 1813, alors que l’Empereur, aigri par les revers de la Grande Armée en Russie, devenait vis-à-vis des dépositaires de son autorité plus exigeant, plus soupçonneux et plus irascible. Dans un conseil des Ministres qu’il présida au mois de mars avant de partir pour l’armée, il passa en revue les préfets et il en remplaça plusieurs. Arrivé à Thibaudeau, contre lequel il nourrissait des préventions, il demanda à Montalivet, le ministre de l’Intérieur, ce qu’il pensait de ce fonctionnaire. Le ministre répondit qu’il n’y en avait pas de meilleur dans toute l’administration impériale.

— Je dirai avec la même franchise à Votre Majesté, ajouta-t-il, que M. Thibaudeau n’est pas content à Marseille, sous deux rapports : le premier, parce qu’il a le sentiment de sa force et qu’il se croit, avec quelque raison, supérieur à la place qu’il occupe ; le second, c’est qu’il croit que Votre Majesté n’a plus en lui la même confiance, et la question qu’elle m’a faite prouve qu’il a quelques sujets de craindre. Il a demandé souvent à rentrer au Conseil d’Etat et mon opinion est que Votre Majesté devrait l’y rappeler en lui donnant une direction générale que méritent ses talens et ses services.

— Et si je ne veux pas la lui donner, s’écria l’Empereur, ni le rappeler au Conseil ?

— Alors, Sire, je pense qu’il doit rester à Marseille.

— Eh bien ! il n’y a qu’à l’y laisser. Qu’il y reste !

Ce n’était pas la disgrâce complète ; mais ce n’était pas non plus un témoignage de bienveillance. Montalivet en fut attristé. Il écrivait :

« Je n’ai point eu de liaison bien intime avec M. Thibaudeau, mais je suis bon Français, et, en cette qualité, je ne puis oublier le service important qu’il rendit à ma patrie, lorsque, par sa conduite ferme et courageuse, il empêcha le retour de la Terreur. »

Quelque flatteur que fût ce témoignage en faveur de l’attitude passée de Thibaudeau, il ne pouvait dissiper les alarmes que conçut justement le préfet de Marseille en apprenant la scène dont il avait fait les frais. Il écrivit à Fouché pour la lui faire connaître et solliciter son intervention protectrice. Fouché n’était plus ministre de la Police. Mais, à l’en croire, il conservait toujours la confiance de l’Empereur, qui le traitait, disait-il, « avec affection. »

Dans la réponse où il en donnait l’assurance à Thibaudeau, il lui disait : « Je crois pouvoir t’assurer que les préventions qu’on a données autrefois à l’Empereur contre toi se sont dissipées. Il me semble l’avoir bien convaincu qu’il n’y a pas une Préfecture plus difficile et mieux administrée que celle des Bouches-du-Rhône. Je désire que tes services soient récompensés ; je n’aurai pas du moins à me reprocher de ne pas les avoir fait connaître. Aussi longtemps que l’Empereur me permettra de le voir et de lui exprimer avec franchise et vérité mes sentimens et mes opinions, je me ferai un devoir de lui faire connaître ceux qui le servent le mieux. »

Il n’y aurait aucune raison de douter de la sincérité de ce langage s’il n’était en contradiction formelle avec celui de Montalivet, et le doute subsiste sur le point de savoir si Fouché ne se vantait pas en déclarant entièrement détruites les préventions impériales dont Montalivet avait recueilli les preuves. En tout cas, l’incident n’autorise pas à prétendre que Thibaudeau méprisait son ancien collègue, tout en se laissant conduire par lui. Sans doute le préfet de Marseille n’avait pas à se reprocher les mêmes crimes que Fouché ; mais, en plusieurs circonstances, il avait tenu la même conduite que lui ; ils avaient voté l’un et l’autre la mort de Louis XVI, sans appel ni sursis ; ensemble ils avaient compris la nécessité d’en finir avec la Terreur et avaient contribué à y mettre un terme ; tous deux enfin s’étaient ralliés au Consulat d’abord, à l’Empire ensuite. Thibaudeau aurait-il été fondé à reprocher à Fouché d’avoir fait ce qu’il avait fait lui-même, et, pour ce motif, à le mépriser ?

Il est vrai qu’un peu plus tard, ils cessèrent de marcher dans la même voie. En 4815, avant même que l’Empereur eût abdiqué, Fouché prenait fait et cause pour les Bourbons, tandis que Thibaudeau était résolu à ne pas les servir. L’ayant déclaré à Fouché en allant lui demander des passeports pour lui et pour son fils à l’effet de quitter Paris, le nouveau serviteur de la Royauté lui dit :

— Fais bien tes réflexions !

— Elles sont toutes faites, affirma Thibaudeau.

Et comme Fouché, pour l’empêcher de partir, se disait résolu à exiger des garanties pour les personnes et à s’opposer à toute vengeance ou réaction, il répliqua :

— Je te crois, mais tu n’es pas le plus fort ; tu n’empêcheras rien. D’ailleurs, ce ne sont pas les menaces des proclamations royales qui m’effraient. Ce n’est point pour ma sûreté personnelle que je pars. Je sais bien que, si on me veut, on me retrouvera partout. Je n’aurais rien à craindre en France que je n’y resterais pas. C’était d’abord une répugnance invincible ; c’est, après tout ce que j’ai fait et dit, une affaire d’honneur.

— Où veux-tu aller ?

— Je ne le sais pas encore.

— Que feras-tu à l’étranger ?

— Que ferais-je ici ? Une triste figure !

— S’en aller ainsi à l’aventure, ce n’est pas raisonnable !

— C’est possible ; mais, à tout prix, je veux m’ôter de là. Tout ce que je vois me dégoûte.

Ce court dialogue, sans avoir la brutalité de celui qui au même moment eut lieu par correspondance entre Fouché et Carnot, trahit de même la différence des caractères. Ce qui, pour l’un des personnages, était une affaire d’intérêt, était pour l’autre une affaire d’honneur. Souligner ce trait, c’est marquer en quel esprit Thibaudeau a écrit ses Mémoires. On a dit avec raison qu’ils sont les confidences d’un honnête homme à la postérité.


Les Mémoires de Théodore de Lameth[4] n’ont pas le même caractère. La narration en est un peu sèche, l’auteur paraissant s’être moins préoccupé de l’enrichir de ces anecdotes et de ces portraits qui rendent particulièrement intéressans ce genre d’écrits, que de nous transmettre les confidences qu’en des circonstances graves, il a reçues des personnages qu’au cours d’une existence quasi centenaire, il a connus et fréquentés.

M. Eugène Welvert, à qui nous devons la publication de ces Mémoires, fait justement remarquer que si l’on en mesurait l’intérêt à la place que Théodore de Lameth a tenue dans l’histoire, ils n’auraient pas mérité d’être publiés. Leur auteur, en effet, n’a jamais été un homme de premier plan ni dans l’armée, ni à l’Assemblée législative dont il fut membre et pas davantage dans l’émigration où du reste il n’a fait que passer. Mais il porte un nom qui maintes fois a retenti sur le théâtre de la Révolution. Petit-fils ou neveu de quatre maréchaux de France, il a servi pendant vingt-deux ans dans l’ancienne armée, commandé un régiment comme ses trois frères ; comme eux il a fait la campagne de l’Indépendance américaine ; proscrit en 1792, il a failli être victime de la Terreur ; toujours et partout, il a prodigué son dévouement à la royauté et l’on doit supposer que, de tous les souvenirs qu’il a évoqués dans ses récits d’outre-tombe, il n’en est pas auxquels il ait attaché le même prix qu’à celui des tentatives auxquelles il se livra pour sauver la tête de Louis XVI. Il avait le droit d’en être fier, bien qu’elles n’eussent pas réussi, puisque c’est miracle qu’elles ne lui aient pas coûté la vie. Elles constituent d’ailleurs le morceau capital de son livre et n’eût-il eu que cet épisode à rappeler, que c’en serait assez pour donner à ce volume une réelle valeur.

Menacé de poursuites pour avoir manifesté trop vivement ses opinions et ses sympathies royalistes, il s’était réfugié en Angleterre. Il apprend à Londres qu’il est question de mettre le Roi en jugement. Considérant que c’est un devoir sacré pour lui d’essayer de le sauver, il n’hésite pas à rentrer en France, au mépris de la loi du 23 octobre 1792, qui condamnait les émigrés à un bannissement perpétuel et punissait de mort ceux qui oseraient l’enfreindre. Sous l’uniforme des matelots anglais, il débarque au Havre, parvient à se procurer un certificat de résidence et un passeport et, ayant changé de costume, il part pour Paris. A peine arrivé, il court chez Danton et le trouve au lit.

— Etes-vous fou ? s’écrie Danton en le reconnaissant. Ignorez-vous que vous courez péril de mort ?

— Je le sais, répond Lameth ; mais vous avez voulu sauver la vie de mon frère, et en mettant la mienne dans vos mains, je vous prouve ma reconnaissance.

Alors s’engage une conversation trop longue pour être reproduite ici, mais qu’il faut lire dans les Mémoires. Elle se termine par cette déclaration de Danton :

— Sans être convaincu que le Roi ne mérite aucun reproche, je trouve juste, je crois utile de le tirer de la situation où il est. J’y ferai avec prudence et hardiesse tout ce que je pourrai, si je vois une chance de succès. Sinon, ne voulant pas que ma tête tombe avec la sienne, je serai parmi ceux qui le condamneront.

Déçu par ce langage, Lameth apprend en quittant Danton que les scellés viennent d’être mis dans son domicile, bien qu’il n’y ait pas paru depuis longtemps. Le danger qu’il court est terrible et pressant. Alors, il paye d’audace et, afin de le conjurer en obtenant la levée des scellés, il ose se présenter chez Momoro, membre de la Commune et terroriste farouche, qui ne savait de lui que son nom. Momoro, quoique couché, reçoit le visiteur qui reste saisi, en voyant étendue à côté de ce bourreau, une jeune femme, sa femme, dix-sept ans, une figure d’ange qui forme un parfait contraste avec la physionomie rébarbative du mari. Celui-ci, Lameth s’étant nommé, l’apostrophe durement, lui reproche sa conduite passée. ses votes ; il devient même menaçant et le solliciteur serait en péril si la belle personne qui repose contre Momoro n’attendrissait ce tigre. Il finit par accorder ce qu’on lui demande, mais parle du captif du Temple en des termes si haineux que Lameth renonce à plaider la cause du malheureux souverain.

Il n’est pas plus heureux auprès de Camille Desmoulins et, quoique plus humainement reçu que chez Momoro, il ne parvient pas à l’intéresser au sort de Louis XVI. L’entretien n’en est pas moins curieux ; ne serait-ce que parce qu’il confirme tout ce que nous savions de l’inconsciente perversité de Camille : de sa légèreté, des égaremens d’esprit qui l’ont conduit à l’échafaud et, après lui, sa femme, la touchante Lucile. La visite qu’il reçut de Théodore de Lameth et celles qu’avait faites celui-ci à Danton et à Momoro sont comme un triptyque qui nous révèle sous les plus vives couleurs l’esprit révolutionnaire du temps avec ses monstruosités, ses violences, ses contradictions. Il forme ainsi le plus bel ornement des souvenirs de Lameth.

De tout ce qui précède, il est aisé de conclure que les Mémoires dont je viens de parler ont le mérite d’enrichir, de la manière la plus heureuse, la vaste collection de ceux que nous possédions déjà sur la fin du XVIIIe siècle et sur les trente premières années du XIXe. Outre qu’ils apportent à l’histoire de ces temps si dramatiquement agités une contribution précieuse, ils forment, rapprochés les uns des autres, un tableau d’ensemble, lumineux et complet, qui se suffit à lui-même, et dans lequel nous trouvons de nouveaux détails sur des événemens et des personnages, autour desquels, malgré tout ce que nous en savons, notre curiosité est loin d’avoir cessé de s’exercer.


ERNEST DAUDET.

  1. Journal d’une femme de cinquante ans, 1758-1815, 2 vol. in-8o, Paris, Marc Imhaus et René Chapelot.
  2. 1 vol. in-8 ; Plon-Nourrit.
  3. Paris, 1913, Plon-Nourrit.
  4. 1 vol., Paris, Fontemoing et Cie, éditeurs.