A l’Exposition du livre

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Louis Gillet
A l’Exposition du livre
Revue des Deux Mondes7e période, tome 15 (p. 198-209).

À L’EXPOSITION DU LIVRE

Ce fut une exposition charmante : je l’écris avec le regret qu’elle ait été si brève. Rarement le musée des Arts décoratifs nous en offrit une plus aimable. Je n’ai pas vu la Foire du Livre, qui se tint à Florence, l’été dernier, avec toutes les richesses des bibliothèques italiennes et le trésor des églises : je ne crois pas qu’elle pût valoir beaucoup mieux que celle-ci. Le succès a été très vif. La foule se pressait aux vitrines. Le hall baigné de clarté blonde par ses voûtes ajourées ressemblait à un grand parterre, à un champ printanier qui luttait de grâce et d’éclat avec les plates-bandes du Carrousel, où un pays ami, qui a le secret des belles fleurs, avait semé à profusion ses tulipes de jade et d’onyx et les plus chimériques de ses jacinthes jaspées. Le cadre était digne de l’objet. On s’étonnait un peu que des livres excitassent dans le public tant d’intérêt et tant d’amour. On ne se fut pas attendu à un succès si populaire. Il y avait là, ce semble, quelque chose de nouveau : comme si, dans les temps inquiets que nous traversons, on était saisi de respect pour ce que représente cet extrait ou cet abrégé de culture, ce véhicule surprenant d’émotions et d’idées, cette merveille, ce chef-d’œuvre de l’artifice humain, que l’on appelle un Livre.

C’est à l’occasion du Congrès des bibliophiles qu’est née la pensée de cette exposition. L’érudit qui connaît le mieux l’histoire des livres, M. Amédée Boinet, disciple du savant M. Henry Omont, avait pris soin de rassembler les éléments de cette histoire. Les trois bibliothèques de Paris, la Mazarine, l’Arsenal et Sainte-Geneviève, avaient reçu d’un ministre éclairé la permission exceptionnelle de se dessaisir pour quelques jours de leurs plus fameux trésors, auxquels étaient venus se joindre les pièces inestimables que conservent plusieurs bibliothèques de province, héritières des grandes abbayes, des paroisses et des cathédrales. Huit siècles de manuscrits étincelaient dans les vitrines. Venaient ensuite les livres à figures, les incunables les plus rares, les impressions les plus précieuses des presses de province, livres d’Heures de Simon Vostre, de Pigouchet et de Vérard, livres vénérables à l’égal des plus vénérables manuscrits, livres solennels, livres insignes, livres mémorables, que les initiés désignent par leurs dates, comme la Danse macabre de 1485, dont il n’existe qu’un exemplaire, honneur de la bibliothèque de Grenoble. Et, autour de ce Moyen âge reposant dans sa nef paisible, la cathédrale d’Angers déployait les panneaux inouïs de sa grande tenture de l’Apocalypse, l’ainée et la plus émouvante, ainsi que la plus vaste de toutes les tapisseries connues, le chef-d’œuvre de l’art d’Arachné. Les salles voisines offraient un choix d’éditions illustres des trois siècles suivants, jusqu’aux merveilles inégalées de l’art de l’imprimeur, les grands livres français du XVIIIe siècle, en exemplaires de choix, sortis des cabinets les plus difficiles et les plus recherchés. Enfin, les reliures les plus nobles et les plus historiques, blasonnées d’armoiries, couvertes d’emblèmes et de devises, présentaient comme dans un riche écrin les joyaux de l’art exquis des Clovis Eve, des Le Gascon, des Du Seuil et des Padeloup, en même temps qu’elles offraient, de Groslier à Montaigne et de La Vallière à Paulmy, la société idéale de l’élite des amis des livres.


De tous les ouvrages de l’industrie humaine, il n’y en a peut-être aucun qui soit, autant que le livre, chargé d’humanité, Aucun ne représente plus d’histoire. Aucun ne raconte mieux le passé. Par son texte, il conserve la parole et la pensée des hommes d’autrefois ; le caractère et la typographie en gardent quelque chose qui ressemble à l’accent, tandis que la décoration rend sensibles les nuances intimes de l’imagination, de la mode et du goût. Le livre touche ainsi à tous les aspects de la vie : il exprime l’état. des idées, des arts, de la société. Si nous avons appris à évoquer le passé par ses monuments les plus humbles, à faire parler les monnaies, les médailles, les sceaux, à interroger les étoffes, les bijoux, les armes, que ne nous dira pas le livre, qui tient de la pensée, du bibelot, du meuble et de l’objet d’art, et qui, comme l’homme lui-même, composé de corps et d’esprit, s’habille comme lui d’un vêtement et d’une parure ? Je ne sais s’il existe, dans l’ordre des produits humains, de machine plus complexe, et par là une image de l’homme plus semblable à son Créateur. Depuis le jour où l’homme inventa l’écriture et trouva le moyen de fixer ses idées par des signes, il n’a cessé d’orner de tout son pouvoir l’objet magique auquel il avait confié ses pensées ; les premiers livres écrits sur des rochers, s’animèrent d’hiéroglyphes, de bas-reliefs et de couleurs. Dans quelle mesure, à l’origine, l’art d’écrire ne se confond-il pas avec l’art du dessin, et le livre n’est-il pas le fils de la peinture ? Ut pictura poesis. Aussitôt que le livre devint un objet indépendant, rien ne fut négligé pour en faire un objet de prix. Le génie prodigua ses ressources pour l’embellir. Et il est arrivé souvent que ces monuments fragiles, préservés par leur délicatesse même, ont survécu aux plus robustes et aux plus gigantesques, aux cités, aux palais, aux temples, et qu’il ne nous reste plus rien pour nous figurer toute une civilisation disparue, que le témoignage d’un manuscrit.

On ne s’occupe ici que du livre français, puisque tous les ouvrages présents ont été copiés, enluminés, exécutés en France. Mais comment s’empêcher de regarder plus loin, et de voir ce que ces livres nous conservent d’un passé plus reculé ? A quelle époque ce qu’on appelle un livre, c’est-à dire une collection de cahiers cousus ensemble, s’est-il substitué au volume, c’est-à-dire à un texte écrit sur une feuille unique, enroulée autour d’un bâton ? Il est probable que ces deux formes, distinguées par deux mots que nous employons l’un pour l’autre, se sont fait une longue concurrence. Le rouleau est peut-être la forme primitive. L’Orient en conserve l’usage. Avec quelle finesse un Emile Mâle s’empare d’un tel détail, s’il voit dans quelque miniature l’Aigle symbolique porter dans ses serres un rouleau, ou l’Ange de Pathmos donner en pâture à l’Apôtre un livre ayant la forme d’un volume ! C’en est assez pour lui permettre de reconnaître à cette scène une origine syriaque. Or, ces volumes à forme de rouleaux, dans l’acception ancienne du mot, n’avaient pas disparu complètement au Moyen âge ; on s’en servait dans certains cas et pour certains usages, en particulier pour l’enseignement. Un exemplaire magnifique a été prêté à l’exposition par le célèbre collectionneur d’Amiens, M. Masson. Il y a plus : cette forme n’est pas encore tombée en désuétude. Les tableaux illustrés qu’on suspend aux murs dans les écoles primaires, pour enseigner à nos enfants la suite des rois de France, les éléments de l’anatomie ou le système métrique, sont une dernière survivance de l’antique volumen.

Nos livres eux-mêmes tiennent plus qu’il ne semble de leur ancêtre le manuscrit. L’imprimerie, en les multipliant, n’a point changé leur forme. La feuille de papier conserve les dimensions que la nature a données au vélin. Les cahiers que l’on obtenait en pliant le parchemin, déterminent encore le format, le nombre de pages de l’in-quarto, de l’in-octavo, et des petits formats modernes, l’in-douze et l’in-trente-deux. On crée toujours moins qu’on ne croit. Nos chemins de fer eux-mêmes, nos rapides et commodes wagons, ne sont-ils pas assujettis à la mesure de l’essieu et à l’écartement des roues des vieux chars attelés de bœufs ? Toujours, dans un ouvrage humain, subsiste la trace de l’être naturel qu’il imite ou dont il est extrait ; cette origine lui donne ses limites et la vie. Comme le royaume de Didon, l’immense empire du livre se souvient d’être taillé dans la peau d’un animal.

Comme toujours aussi, les plus émouvants de ces livres et probablement les plus beaux, se trouvent être les plus anciens. En art, il n’y a pas de progrès : ou observe des changements, des variations du goût, mais il s’en faut que ce soient toujours des perfectionnements. Rien n’égale la majesté de ces grands livres sacerdotaux des hautes époques de notre histoire, de ces évangéliaires, de ces psautiers, de ces sacramentaires qui seront, pour plus d’un visiteur, le souvenir durable de cette exposition. Chose curieuse ! Presque tous proviennent de ces abbayes du Nord, Saint-Vaast, Saint-Bertin, Corbie, Saint-Amand, Saint-Riquier, qui furent les écoles de la vie monastique et les conservatoires de la civilisation. A considérer ces pages pompeuses, ces encadrements d’or, ces feuillets teints d’une pourpre qui a pris en vieillissant les tons de l’aubergine, à tourner ces pages carrées, qu’on prendrait pour les tables d’un livre de bronze et de porphyre, on en vient à douter de la barbarie de ces époques. On comprend l’étendue de la Renaissance carolingienne. Jamais on ne sut donner à une page écrite un caractère plus grandiose et plus monumental : quelle importance prennent sous le pinceau de l’artiste ces textes de la Bible, qui semblaient la voix même de Dieu ! Des initiales sublimes, dorées comme de l’orfèvrerie et ciselées comme des bijoux, remplissent toute la page : les lettres des mots s’y agrègent comme des signes décoratifs, formant des arabesques imprévues et capricieuses, traitées presque comme une suite de notes, ou plutôt comme les neumes d’une musique d’Eglise ; un enthousiasme sacré traverse les saintes paroles et les anime aux regards d’un lyrisme pareil à la déclamation et aux vocalises inspirées d’un Alleluia grégorien.

On est d’ailleurs surpris de voir combien ces anciens manuscrits demeurent pénétrés de la beauté antique. Loin de moi de diminuer le rôle de la Renaissance ! Mais, à regarder les faits, on jugera peut-être que l’histoire l’a exagéré. Le Moyen âge n’a jamais cessé de révérer l’antiquité : Dante choisit pour guide le poète de Mantoue. Le prodigieux Incipit du moine Sawalo, avec sa majuscule semblable à une colonne décorée de pampres et de rinceaux, a la magnificence d’une mosaïque de Ravenne. Un splendide exemplaire des Phénomènes d’Aratus, exécuté au XIIe siècle dans l’atelier de Saint-Bertin, est le fac-simile manifeste d’un modèle de l’antiquité : vous diriez des copies de Pompéi. Mais l’exemple le plus singulier de cette survivance est une page d’un manuscrit de Notre-Dame de Reims.

Qu’on se figure deux cercles concentriques, et un carré inscrit dans le plus grand de ces cercles ; dans ce cadre se dessine la figure d’un homme nu, dont les mains et les pieds, écartés en forme d’X, touchent les quatre angles du carré. A chaque angle, les quatre vents, l’Auster, l’Aquilon, Borée et le Zéphir. Dans l’intervalle des deux cercles, les médaillons des Muses. Enfin, à l’intérieur du petit cercle, et par conséquent sous les bras et entre les jambes de la grande figure, trouvent place les trois grands poètes, Amphion, Pythagore et Orphée. Ce que signifie cet hiéroglyphe, je ne me charge pas de l’expliquer : à première vue, on le prendrait pour la géniale fantaisie de quelque aîné inconnu de Léonard de Vinci. Or, ce dessin est de la plus belle époque du XIIIe siècle : il en a l’élégance classique, les vertus d’élan, de construction et de rythme, la maîtrise, la grandeur suprêmes. L’Orphée accoudé sur sa lyre, aux pieds du divin Apollon, est beau comme la figure de l’Ariane du Vatican. On trouverait moins étonnante l’œuvre de Nicolas de Pise, si l’on connaissait mieux toutes les œuvres françaises qui ont précédé la sienne.

On n’attend pas que je fasse ici en quelques lignes l’histoire des manuscrits, suivie de celle des livres à figures. Ce serait retracer l’histoire même de l’art. Je laisse donc de côté les questions qui ont été très bien éclaircies dans les ouvrages spéciaux de M. le comte Durrieu et de M. Henri Martin, le savant successeur de Nodier à l’Arsenal, sur la miniature au XIIIe et au XVe siècle, c’est-à-dire sur l’école proprement parisienne, qui remplace les vieilles écoles monastiques, et que remplacera à son tour, sous le règne de Charles VI, l’école franco-flamande des Beauneveu et des Limdourg. Ce qui forme l’intérêt capital de cette étude, plus encore que la beauté des ouvrages qu’on y rencontre, c’est qu’on y trouve à peu près tout ce que nous connaissons de l’histoire de la peinture. On sait combien sont rares en France les peintures murales que nous a laissées le Moyen âge. Les textes nous apprennent pourtant que, même aux époques les plus barbares, les monuments n’ont jamais cessé d’être décorés. Les églises, les palais ruisselaient de peintures. Ce qu’étaient ces peintures, nous serions tout à fait incapables d’en juger, si les manuscrits contemporains ne nous en avaient conservé une image. On verra que les maîtres qui peignirent, au IXe siècle, l’Évangêliaire de Charlemagne, ou le miraculeux Psautier de sainte Aure, seconde patronne de Paris, que l’on portait en procession chaque année par les rues, comme une relique de la sainte, étaient familiers avec les grandes méthodes décoratives.

Plus tard, le peintre qui décora le merveilleux livre de la comtesse de Guines, avec sa figure de la dame agenouillée devant une Vierge qui lui donne la main à baiser, ou celui qui peignit l’étonnant petit martyrologe qui appartint au grand Carnot, et qui est encore aujourd’hui chez M. François Carnot, sont assurément des artistes qui mériteraient d’être connus comme un Giotto ou dos Simone Martini. Tout montre qu’ils avaient la pratique des grandes choses. On n’a aucun effort à faire pour se figurer ces miniatures portées aux dimensions de la fresque ou du vitrail : le dessin, l’élégance du trait, la silhouette qui se détache doucement sur son champ d’or ou d’azur, ou sur fond quadrillé ou rubané de ramages, tout cela se retrouve dans la joaillerie et dans les compartiments éclatants des verrières.

On a appelé la cathédrale un « livre de pierre : » jamais on n’a dit mot plus juste. Dans ce monde de figures qui anime une cathédrale, depuis la statuaire des portails jusqu’aux peintures des vitraux, il n’en est presque pas une seule qui n’ait été fixée par une miniature, et dont on ne puisse retrouver l’origine dans un manuscrit. L’immense songe des cathédrales s’épanouit sur un livre : c’est un rêve pétrifié et devenu montagne. Pour avoir aperçu cela, et avoir appuyé cette vue de preuves innombrables, M. Émile Mâle a fait plus que personne pour ressusciter le Moyen âge II a retrouvé la clef d’un langage perdu, rendu l’âme et la voix aux pierres devenues muettes.

Il faut se figurer ces imagiers du Moyen âge, non comme des artisans sans lettres, mais, au rebours, comme des artistes ayant toujours sous les yeux quelque Bible ou quelque grimoire. Un charmant manuscrit du Bestiaire d’amour, du poète Richard de Fournival, l’atteste par son usure, par toutes les souillures et les traces humides des mains moites et calleuses : ce livre aux peintures effacées a servi de bréviaire à des générations d’artistes, dans la hutte des tailleurs d’images, sur le chantier des cathédrales. C’est là qu’ils ont pris leurs idées d’histoire naturelle, leur Buffon fantaisiste et les images enfantines d’une géographie pleine d’inconnu et semblable à un conte de fées : le peuple sauvage des Amazones qui se brûlent une mamelle, et les nations du désert qui possèdent double paire d’yeux, celle des Cyclopes qui n’ont qu’un œil unique enchâssé au milieu du front, la tribu des Onagres qui arborent une tête d’âne sur des épaules humaines, la famille des Sirènes qui finissent en queue de poisson, ou le bizarre Sciapode, qui voyage sur un seul pied, si large qu’il se couche à son ombre pour dormir, comme sous un parasol. Souhaite-t-on d’autres preuves ? La plus décisive est fournie par l’Apocalypse d’Angers, cette incomparable tenture qui devrait être célèbre en France à l’envi des cycles immortels de la fresque italienne. Léopold Delisle a montré que ces tapisseries furent exécutées en 1377 par Nicolas Bataille, d’après les cartons de Jean de Bruges, pour le duc Louis d’Anjou, qui avait emprunté à son frère Charles V, pour servir de patron, un livre de sa « librairie. »

Ce manuscrit nous est connu, ou du moins nous en connaissons plusieurs exemplaires tout semblables : l’un d’eux, qui est conservé à la bibliothèque de Cambrai, est visible à l’exposition du Pavillon de Marsan. En feuilletant les pages, on retrouve la suite entière des quatre-vingt-dix tableaux (il en reste soixante-dix-neuf) qui composent cette œuvre surprenante. Comment s’étonner de l’accord qui règne entre ces œuvres d’apparences si diverses, et marie les miniatures des vitrines à l’immense tapisserie qui leur sert de cadre ? Toutes ces œuvres sont de même famille : un même esprit anime, comme le plus harmonieux des mondes, le Moyen âge entier, architecture, sculpture, vitraux, peintures des missels et peintures monumentales. Tout s’ordonne comme les images d’un seul livre, d’une Bible universelle, construite, sculptée, peinte, et dont on épèle le texte sur des pages de pierre, de soie, de verre ou de vélin.

Longtemps, aussi longtemps que dura l’art chrétien, le rapport fut à peu près le même entre les artistes, peintres ou sculpteurs, et les livres qu’ils illustraient. On peut dire que l’imprimerie ne fit guère, tout d’abord, que multiplier les modèles, sans rien changer aux habitudes. Jusqu’à la fin du XVIe siècle, plus tard encore dans les pays demeurés catholiques, presque toutes les œuvres célèbres de la peinture s’expliquent par quelques thèmes de livres à images familiers à tout le monde, Légende dorée, Art de mourir, le Calendrier des bergers, ou répandus entre toutes les mains par les figures des Livres d’Heures. Les plus fameux chefs-d’œuvre de cette orgueilleuse Renaissance, ses créations les plus hardies et les plus « démoniaques, » Prophètes et Sibylles de Michel-Ange, Triomphes de Titien, furieux Martyres de Rubens, n’ont pas d’autre origine.

La plupart des idées nouvelles qui se répandent alors sur la figure du monde, sur les costumes et les paysages d’Orient, l’exotisme d’un Carpaccio ou d’un Paul Véronèse, dérivent (quand ils ne sont pas pris tout bonnement à Venise) des gravures du voyage de Bernard de Breydenbach. Et derrière de telles gravures, il faut souvent supposer, en dernière analyse, quelque peinture d’un vieux manuscrit, adaptée et remise à la mode du jour. Telle allégorie de Bellini, au Musée des Offices, était restée mystérieuse jusqu’à ce qu’on se fût avisé que le mot de l’énigme était dans un poème souvent réimprimé à la fin du XVe siècle, et déjà popularisé par une foule de manuscrits (il y en a un très beau à l’Exposition, provenant du fonds de Sainte-Geneviève), le livre des Trois pèlerinages de Guillaume de Digulleville, religieux de Chaalis.

Les artistes modernes ont cru faire un grand progrès eu inventant la doctrine de l’« art pour l’art, » en proclamant leur indépendance, en renonçant à ce qu’ils appellent dédaigneusement l’anecdote et le sujet. Toute peinture qui a un titre, qui s’appuie sur un fait, dont on peut raconter la scène, toute œuvre qui offre un intérêt historique, descriptif, un contenu analysable, est condamnée de ce chef et reléguée au rang de peinture « littéraire, » c’est-à-dire inférieure et presque inavouable. L’idéal d’un tableau serait une nature-morte, qui n’intéresserait que par l’exécution et qui ferait penser à quelque poterie persane, ou, s’il était possible, ce serait un tableau plus éloigné encore de toute imitation, et ne présentant, comme un tapis, que le charme de la matière et de la pure arabesque.

Qu’eussent pensé de ces idées nos maîtres du Moyen âge, qu’auraient-ils dit d’un tel mépris pour la « littérature, » eux qui n’ont guère fait qu’illustrer des sujets et peindre ou sculpter des « ystoires ? » On veut que l’art soit avant tout un art décoratif : qu’avons-nous inventé qui vaille, en fait de décoration, le Psautier de Saint Magloire, une verrière de Chartres, l’Apocalypse d’Angers ? On voit ce que l’art perdrait à cet étroit point de vue « artiste, » et ce qu’il lui en coûte de se séparer d’un texte : on voit les conséquences de ce divorce entre l’art et le livre. Le livre y perd sa parure, et l’art même périt faute d’idées.

Au contraire, aux belles époques, le peintre et le poète, l’écrivain et l’artiste ont fait ensemble bon ménage. Il est tout à fait impossible de suivre le détail de cette féconde alliance ; elle a duré plus de trois siècles, jusqu’à la fin du Second Empire et de l’époque romantique. Pendant ce long intervalle, l’accord n’a pas cessé, non plus que les chefs-d’œuvre. Comment citer ne fût-ce que les plus célèbres ? Cet article ne peut finir par un dénombrement et un catalogue de titres. Et pourtant, j’en atteste l’ombre aimable de Sylvestre Bonnard, ou vous, mânes illustres de M. Jérôme Coignard, de quel frémissement, de quelle sainte ivresse ne se sent pas saisi le véritable ami des livres, au seul énoncé de ces volumes fameux, honneur de l’édition française, et qui rendent jalouse la gloire des Plantin, des Aldes et des Elzévirs, — le Térence de Strasbourg, le Vitruve ou le Poliphile de Jean Martin et de Jacques Kerver, les Simulachres d’Holbein, de l’impression de Lyon, le Ronsard de 1623, le Corneille de 1662, le Philostrate de Blaise de Vigenère, ou la Chronologie collée !

Ces beaux livres ne sont pas toujours les grands textes de la littérature : les éditions originales de nos meilleurs poètes sont ordinairement de méchants livres. Les Provinciales ne sont qu’une collection de pamphlets qui sentent le torchon, la fabrique clandestine. Racine ne revêt le format noble, l’in-quarto officiel, qu’à partir d’Esther et d’Athalie. Molière n’a connu que l’in-douze de trente sols crié à la porte du théâtre. Bossuet seul parait avec la dignité de l’épiscopat et l’apparat de la Sorbonne, dans les magnifiques éditions de Mabre-Cramoisy, à l’enseigne des Deux cigognes.

On verrait cependant le procédé du graveur suivre pas à pas le progrès de la littérature : on verrait les « bois » sommaires des premiers livres xylographiques, le trait cerné et incisif des « figures » de Villon, de Rabelais, ce contour qui campe les bonshommes comme des rois de cartes, peu à peu s’assouplir, s’étoffer, se remplir ; on verrait la taille-douce, le travail sérieux du burin s’appliquer à définir, à serrer le modelé d’un portrait à la manière de Claude Mellan ou de Gérard Édelinck, à peu près de la même façon que la diction polie et nuancée du XVIIe siècle succède à la phrase carrée et massive du XVIe. On arrive aux chefs-d’œuvre des livres à figures, à cette inégalable école des petits maîtres du XVIIIe siècle, les Gillot, les Audran, les Cochin, les Boucher, les Eisen, les Gravelot, les Moreau-le-Jeune, les Saint-Aubin, les Debucourt, avec ces éditions glorieuses dont les titres mettent en émoi toute âme de bibliophile : les Fables de La Motte, le Molière de 1737, le Boccace de 1757, le La Fontaine des Fermiers Généraux, le Corneille de Gravelot, les Contes de Marmontel et de Voltaire, les Chansons de La Borde, l’Héloïse de Moreau-le-Jeune, les Métamorphoses d’Ovide.

Heureux qui possède ces trésors ! Heureux qui sut s’en rendre maître à l’époque, rapprochée encore, où le bon goût les méprisait, et où la bibliomanie n’était pas devenue une mode, le placement du spéculateur, l’enseigne, la marotte et la façade du nouveau riche ! Jamais le goût, l’esprit, la grâce, n’ont été plus loin que dans ces petites compositions étincelantes : jamais il n’y eut art plus parisien, depuis l’époque du Moyen âge où la peinture des livres, sortant des maisons monastiques, vint se loger aux bords de la Seine, à l’ombre des Thermes de Julien, dans les échoppes de la rue de la Parcheminerie. C’est le triomphe du pittoresque, du piquant, de la vie, ce qu’on peut rêver de plus agile et de plus coloré, par les simples moyens de la gravure en blanc et noir. Dorat ne doit la vie qu’au talent du graveur qui a décoré ses Baisers, et qui a mis dans ses vignettes toute la poésie qui n’est pas dans les vers. Cette école est un des sourires de la France. Et voici qu’à toutes les ressources de l’atmosphère et du dessin, elle était en mesure d’ajouter la couleur, quand survint la Révolution qui mit en fuite les Grâces et donna bientôt à toutes choses un aspect héroïque : le monumental Racine de Didot est bien le Racine de Talma et de Napoléon, à l’échelle de l’Arc de Triomphe. Mais cet arrêt glacial, cet effort vers le tendu et vers le théâtral, cette rigidité jacobine et administrative, ne devaient retarder qu’un instant le mouvement impétueux qui emportait le siècle vers la passion et vers la vie.

Le livre romantique allait trouver une souplesse inédite dans l’usage retrouvé du bois, et dans l’invention de procédés rapides, économiques, tels que la lithographie. Et une génération nouvelle d’illustrateurs, les Célestin Nanteuil, les Tony Johannot, les Raffet, les Charlet, les Daumier et les Gavarni, naissait à point nommé pour semer de vignettes les Napoléon de Norvins et de Laurent de l’Ardèche, Shakspeare, Cervantès, l’Arioste, Byron, Bérenger, et pour peupler d’images les romans d’Eugène Sue et la Comédie de Balzac.

Ainsi se poursuivit le mariage séculaire du livre et de l’image, de l’art et de la poésie. Comment cette longue union en vint-elle à se rompre ? Comment, après tant de beaux livres, en vit-on soudain de si laids ? Comment se désagrégea l’accord qui faisait le charme des vieux livres ? Comment s’explique cette décadence ? On a vu que cet art du livre était venu sans interruption depuis les anciens jusqu’à nous ; il s’était perpétué, très semblable à lui-même, malgré la révolution apparente introduite par l’imprimerie. Le romantisme même ne rompt nullement avec le passé : il reste parfaitement homogène avec le mouvement de la France classique. Comme disait Péguy, il est encore vieille France. Subitement, vers le milieu du second Empire, toute trace de style disparait. Cela se produit en toute chose, dans l’art, dans le mobilier, dans le décor de la vie. Plus d’architecture, plus un livre, plus un bijou, plus un fauteuil digne de ce nom.

Les artistes tâtonnent à l’aventure. C’est la conséquence de la ruine des anciens métiers : les méthodes se perdent. On assiste à l’invasion de la production industrielle : les gros tirages, la presse, la littérature à un sou, la camelote. .Mais ce qui devait achever de tuer le beau livre, c’est une invention physique. La découverte de Daguerre a porté un coup funeste à l’art de l’illustration. Elle oblige le peintre à se créer un domaine à part, en dehors de la copie et de la ressemblance. La photographie, la reproduction mécanique des choses, la vérité textuelle, le document remplacent dans le livre l’ingéniosité, le sentiment, l’interprétation, l’art, le goût. Et voici que, par un nouveau miracle de la science, la photographie se voit douée d’une vie prodigieuse et proprement diabolique, qui permet de faire concurrence à la réalité. Le torrent des images est désormais déchainé. Il emportera la presse comme il se substitue au livre et au théâtre. La sorcellerie du cinéma et ses hallucinations ont trop de pouvoir sur les foules. Elles ne supportent plus d’autre spectacle. Elles halètent d’impatience et de curiosité, dans l’enchantement précipité du romanesque et de l’impossible.

Voilà pourquoi les livres d’autrefois dégagent tant de mélancolie. C’est un art du passé. On tente de louables efforts pour le galvaniser : mais qui nous rendra l’atmosphère nécessaire à la vie des livres ? Le livre meurt avec ces choses que nous ne reverrons [dus, la conversation, le charme de la société polie, le désintéressement, l’amour des bonnes lettres, l’humanisme, le goût, enfants de la culture et du loisir. Il y a encore des acheteurs, il n’y a plus de public. On se rappelle chez Hugo la prophétie de Claude Frollo, présageant l’avenir du livre et le crépuscule de la cathédrale. Cette prophétie a fait son temps. A son tour, le règne du livre est proche de sa fin : le livre est dévoré par l’image, par la réalité sauvage, débordante et désordonnée. A nous, hélas ! de le redire tristement : « Ceci tuera cela. »


LOUIS GILLET.