A propos des fêtes de Passagno – Canova et le retour à l’antique

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André Michel
A propos des fêtes de Passagno – Canova et le retour à l’antique
Revue des Deux Mondes7e période, tome 11 (p. 873-894).
A PROPOS DES FÊTES DE POSSAGNO

CANOVA
ET
LE RETOUR A L’ANTIQUE

« Canova a eu le courage de ne pas copier les Grecs et d’inventer une Beauté, comme avaient fait les Grecs. Quel chagrin pour les pédants ! Aussi l’insulteront-ils encore cinquante ans après sa mort et sa gloire n’en croitra que plus vite... » Nous voici à l’autre bout du siècle dont Stendhal assignait le milieu aux « pédants » et aux « insulteurs » de celui qu’on appelait couramment le « Phidias moderne, » au temps où l’auteur des Promenades dans Rome, de Rome, Naples, Florence, critique d’art et même « salonier » (1824) à ses moments perdus, lui faisait nue si belle part dans ses admirations capricieuses. On serait assez embarrassé de préciser à quels « pédants » il en avait ce jour-là On était aux premières mêlées de la grande bataille romantique. Stendhal lui-même demandait une « sculpture nouvelle, » celle qui oserait exprimer les passions, « si toutefois les passions lui conviennent, » et, par exemple, évoquerait dans le marbre ou le bronze : Tancrède portant la tête de Clorinde (thème très peu canovien assurément), ou encore Napoléon contemplant la mer du rocher de Sainte-Hélène. Sans doute visait-il surtout les critiques allemands, grands abstracteurs de quintessence, théoriciens de l’idéal (tel ce Fernow, Suédois de naissance, mais tout Allemand de culture et de langue, qui dans ses Römische Studien (1806) avait pris à parti le classicisme à son gré insuffisant de Canova et comparait l’Amour et Psyché couches à un moulin à vent rococo), ou bien ceux qui, plus récemment, au lendemain de la mort du sculpteur italien, exaltaient, à ses dépens, Thorwaldsen, Flaxman et même Danneker... C’était une des prétentions de ces docteurs d’avoir découvert et de détenir le secret de la Beauté antique d’où ils avaient extrait dans leurs alambics spéciaux la formule du « Beau absolu, » de la révéler à l’univers et de l’enseigner aux artistes :


Der deutschen Künstler Vaterland
Ist Griechenland, ist Griechenland


était alors un refrain populaire dans les ateliers d’outre-Rhin.

Peut-être Stendhal se souvenait-il aussi de certaines discussions jadis notées par lui, où il avait entendu soutenir par Vivant Denon que Canova ne savait pas dessiner. Reproche assurément injuste aux yeux de quiconque a eu l’occasion de feuilleter la collection si variée et si riche des dessins conservés dans la Raccolta Canoviana du Museo Civico de Bassano. Il est vrai que Vivant Denon avait pu craindre un moment de voir Canova appelé, à sa place, à la direction des musées impériaux !... On ose à peine introduire parmi les « pédants » honnis par Stendhal, J. Dominique Ingres, qui comptait non point parmi les « insulteurs, » mais parmi les « opposants. » C’était, il est vrai, au temps où Ingres lui-même était mis à l’index, sévèrement réprimandé, à chacun de ses envois de Rome, par l’Institut impérial comme « gothique » et accusé de vouloir remettre en honneur la manière « ridicule » des Primitifs...

Il n’est en tout cas plus question aujourd’hui, — s’il le fut jamais, — d’insulter Canova ! Il ne s’agit que de le « situer » dans l’histoire de l’art, à un moment critique et assez ingrat de cette histoire, et, s’il a vraiment « inventé » une Beauté, d’essayer de définir comment et laquelle. L’occasion, qu’on n’aurait peut-être pas fait naître, s’offre d’elle-même : l’Italie, au moment où ces lignes paraissent, célèbre le premier centenaire de sa mort (13 octobre 1822).


A l’extrémité orientale de la province de Trévise, blotti contre les derniers contreforts des Alpes au pied du majestueux Monte Grappa, le petit village de Possagno a pavoisé ses rustiques maisons, et d’abord la façade d’une ferme dont la grande porte cochers s’ennoblit d’un écusson de marbre rappelant au passant qu’à cette humble place, le 1er novembre 1757, vint au monde Antonio Canova. Au centre du pays qu’il domine fièrement de sa colonnade dorique, de son fronton triangulaire et de sa coupole imitée du Panthéon romain, un temple attire de loin les yeux du voyageur. Canova le plaça, — en 1819, le jour du scellement de la première pierre, — sous l’invocation de la Très Sainte Trinité ; mais il est surtout consacré à la gloire immortelle et à l’œuvre du statuaire. Il abrite tous ses modèles originaux et la collection de ses maquettes. Dès le seuil, le visiteur se sont pénétré de respect. L’effigie colossale de la Religion catholique semble présider l’assemblée des statues. Pie VI et Washington l’assistent. Napoléon se dresse dans sa nudité « héroïque. » Madame mère et les sœurs de l’Empereur, dans leur travestissement ou déshabillé mythologique, se prélassent sur leur trône ou leur lit de repos. Les stèles des tombeaux de Volpato, du sénateur Falier, des Stuarts, du comte Tardini, de Guillaume d’Orange, de Leonardo Pesaro, etc. ; les maquettes des mausolées des papes Clément XIII et XIV, de l’archiduchesse Marie-Christine, de l’amiral Emo, de Nelson, de Titien ; celui d’Alfieri que la comtesse Albany lui commanda pour « immortaliser son attachement, » les centaines de bas-reliefs où Canova notait rapidement, comme sur des feuillets d’album, les idées qui lui traversaient l’esprit entre deux grands ouvrages et pendant les lectures qu’il se faisait faire au cours de son travail, remplissent le grand vaisseau et tapissent les parois ; des effigies païennes et chrétiennes, iconiques et allégoriques. Hercule brandissant comme une fronde le corps du malheureux Lycas, avant de le précipiter dans les eaux de la mer Eubée, Thésée et le Minotaure, les Géants aux prises avec les Centaures, Bonaparte et Apollon, les nymphes et les danseuses pompéiennes, Vénus victorieuse et Madeleine pénitente, les génies de l’amour et de la mort, Socrate buvant la ciguë, la mort de Priam, le retour de Télémaque, la Pietà et les trois Grâces, San Giovanino et Eros, les Hébés, les Adonis couronnes par Vénus, la mythologie et l’histoire surgissent de toutes parts... C’est là que viennent d’être célébrées les fêtes du centenaire. Pendant que se disloquent les cortèges officiels et que s’éteignent les derniers échos du l’éloquence des orateurs, interrogeons simplement ces plâtres refroidis où les contemporains crurent recevoir, comme Stendhal, Lamartine et Chateaubriand, la révélation d’une Beauté nouvelle.

Sans nous attarder aux pullulantes anecdotes, quelques mots suffiront à rappeler les origines et la formation de Canova [1]. Comme beaucoup d’autres grands sculpteurs italiens depuis le Quattrocento, il naquit dans un pays de carrières. Ses ascendants, de père en fils, étaient occupés à l’exploitation de cette belle pierre de Possagno, recherchée par les statuaires comme par les architectes. L’enfant y grandit, on pourrait dire à pied d’œuvre. A cinq ans, ses amusements étaient déjà professionnels. il maniait comme d’instinct la masse et le ciseau et c’est ainsi qu’il acquit cette extraordinaire habileté de praticien qu’on admirait chez lui et dont quelques-uns de ses détracteurs voulurent même lui faire grief. Ils lui concédaient d’être un étonnant « tailleur de pierres, » mais prétendaient limiter son génie à cette spécialité mécanique. Notons d’ailleurs que la doctrine et l’esthétique qui allaient, dès ses débuts, s’imposer à lui, devaient le mettre sévèrement en garde contre ces dangereuses prouesses « del martello » qui, ont été chantées par Michel-Ange dans un sonnet célèbre, et où s’exalta jusqu’à l’ivresse le cavalier Bernin... Mais Bernin était déjà voué aux gémonies par les pontifes de la nouvelle école qui allaient veiller sur le génie de Canova.

De sa vocation précoce, il donna dès son enfance des gages, dont l’imagination de ses biographes a sans doute complaisamment exagéré la mise en scène et l’importance... Se non è vero !... Entre beaucoup d’autres, en voici un exemple. Un sénateur vénitien, J. Falier, qui devait jouer un grand et très bienfaisant rôle dans la vie de Canova, possédait, dans le voisinage de Possagno, une de ces villas patriciennes qui furent, du XVIe siècle au XVIIIe siècle, des foyers de culture raffinée. Ses fils jouaient avec le petit Tonino qui était devenu l’enfant de la maison. A l’occasion d’un grand banquet, le cuisinier, qui n’ignorait pas ses talents, confia au petit prodige le soin de modeler une pièce montée représentant le lion de Saint Marc. L’apparition sur la table de ce « chef-d’œuvre » éphémère fit sensation. La fortune de Canova daterait de ce premier succès.

Il est certain, en tout cas, que le sénateur prit dès lors l’enfant du carrier sous sa protection, lui procura des maîtres et lui fit ses premières commandes. On voit dans la raccoltà canoviana du Museo Correr, à Venise, deux corbeilles de fruits (grenades ouvertes, pommes, figues, raisins), franchement Taillées dans un bloc de pierre de Possagno. Elles servirent d’abord de départ de rampe pour l’escalier de la villa Falier. C’est le premier travail authentique de Canova qui nous ait été conservé. Il faudrait sans doute beaucoup de bonne volonté pour pronostiquer sur de pareils morceaux une carrière de grand sculpteur... mais, si l’on pense à l’âge de l’auteur, le document n’est pas négligeable... En revanche, le médiocre Saint Georges longtemps attribué à Canova, qui se voit encore à la façade du palais des doges sur le quai de. s Esclavons, n’est qu’une œuvre anonyme et insignifiante de l’atelier de Torreti, — à qui Falier avait confié Tonino et qui l’avait pris avec lui à Venise.

Mais voici des débuts plus significatifs. Le sénateur lui avait commandé pour sa villa deux statues en pierre de Possagno : Orphée et Eurydice (auxquelles il faut ajouter une charmante statuette d’Apollon aujourd’hui au Musée archéologique du Palais ducal). Canova était momentanément rentré au pays pour les exécuter sur place et son embarras avait été extrême quand il s’était agi de trouver des modèles. Pour l’Orphée, il avait aisément surmonté la difficulté, en se posant lui-même, tout nu, devant sa glace. Mais pour Eurydice ?... et c’est ici que se place l’anecdote du bon curé, ami des arts, qui rassure la conscience des dévots, plaide la cause de la sculpture et du sculpteur, intervient même auprès d’une jolie fille du pays et la décide à poser l’ensemble.

Nous sommes en 1773-74. Canova a dix-sept ans à peine. Jamais gage plus précoce et plus décisif ne fut donné d’une vocation. Il faut lire attentivement tout ce que Quatremère de Quincy a écrit sur ces deux statues, non pas tant pour recueillir des jugements souvent contestables que pour surprendre sur le vif et en action les partis pris de sa doctrine déjà impérieuse et l’orientation qu’il allait s’efforcer d’imposer au talent du débutant. A propos de ces inoffensifs ouvrages d’un jeune homme, il institue gravement une dissertation sur la Nature, sur la théorie de l’imitation. Il déplore qu’il ait cherché « la vérité dans la réalité positive, que, selon la coutume ignorante du langage, on appelait alors la Nature, ne se doutant pas qu’il lui était réservé (n’hésitons pas à sous-entendre ce qui était au fond de la pensée de Quatremère : grâce au pédagogue que le ciel allait mettre sur son chemin) de renouveler la doctrine de l’imitation et celle de la Nature idéalement considérée. »

Pour un simple amateur de sculpture, peu soucieux des théories et des systèmes idéologiques, ces deux morceaux rayonnent d’une verve d’invention, d’une souplesse et d’une grâce où triomphe le don, « l’influence secrète » dans sa spontanéité la plus persuasive. Eurydice a été brutalement arrêtée, empoignée par la main de Tartare ; déjà les fumées des flammes infernales l’enveloppent, glissent entre ses cuisses, rampent sur son ventre dont elles caressent, plus qu’elles ne les voilent, les modelés délicieux. Le torse rejeté en arrière, cédant à la brusque prise du maître des enfers, la gorge oppressée, l’amante douloureuse exhale son angoisse dans un cri de détresse. Orphée, hélas ! s’est retourné vers elle ; il comprend, trop tard, son imprudence et son malheur, laisse tomber sa lyre et porte une main à son front... Tout cela est exprimé vivement, librement, avec finesse, — on pourrait presque dire avec ingénuité... Or, Canova, à cette date, n’a encore rien vu, — ou si peu que rien. Ce n’est que plus tard qu’il pourra découvrir, à Rome, l’exquis chef-d’œuvre de Bernin, Apollon et Daphné, qu’on lui signalera d’ailleurs comme un morceau condamnable, sinon damnable... Il est, à cette heure de sa jeunesse, — sans pouvoir s’en douter, — en fraternel accord avec les sculpteurs français de la génération qui touche alors à la vieillesse, celle dont Piron avait célébré en Guillaume Coustou, l’art charmant


de donner à la pierre
Et l’esprit et le mouvement.


Mais c’était justement celle qui représentait, aux yeux des nouveaux docteurs, le dangereux « goût français. » Depuis une dizaine d’années, l’Allemand Raphaël Mengs, disciple et continuateur de Winckelmann, avait inauguré à l’Ecole palatine, sous les auspices du Vatican, un cours contre le goût français et, en France même, c’est de ce mot pris dans le sens le plus péjoratif que Mariette se servait contre les œuvres de Jean-Baptiste Lemoyne. Quatremère a adopté et aggravé toutes ces idées ; il en sera désormais l’intransigeant exégète, le propagateur acharné. Dans ces œuvres juvéniles, — devant lesquelles on se prend aujourd’hui à rêver d’un Canova, né un demi-siècle plus tôt, s’épanouissant librement et logiquement dans le sens de ses dons naturels et de ses plus intimes prédilections, — tout ce qui témoigne d’une invention primesautière suffit à mettre les théoriciens en défiance et les hérisse d’objections et de remontrances... Et bientôt, quand l’Institut « réformé » par la Convention, puis l’Académie impériale des Beaux-Arts auront définitivement remplacé la bonne vieille Académie royale de peinture et sculpture, tout ce qui relevait de ce « goût français » (la chapelle de Versailles, l’hôtel Soubise, l’œuvre des Adam, des Slodtz, des Lemoyne, des Coustou, des Watteau, des Boucher) sera frappé d’interdit, décrété de « pire décadence » et, au nom des principes du Beau idéal, absolu, dont on croit posséder désormais la recette ne varietur, voué aux « galetas de la brocante. »

Pour sauver Canova de ce danger mortel qu’il ignorait encore, il était urgent de l’arracher au milieu vénitien, « Il est bien reconnu, professe Quatremère de Quincy, que les Géorgien (sic), les Tintoret, les Titien, les Paul Véronèse..., n’auraient pu, comme ils ne pourraient encore, soit en dessin, soit en composition, soit en beauté de formes historiques ou idéales, présenter des modèles... propres à former, à inspirer ou à guider un sculpteur... » Il importe de noter ici qu’un goût naturel inclinait Canova vers la peinture presque autant que vers la sculpture. Il s’est représenté lui-même la palette à la main, assis à son chevalet, dans un charmant portrait de 1790 (galerie des Offices), que confirme, de la manière la plus aimablement mélancolique, un autre portrait conservé au riche musée de Montpellier, datant de sa pleine maturité, par le peintre davidien N. Fabre, qui l’avait connu chez Alfieri et la comtesse Albany. Le XVIIIe siècle admettait entre les deux arts les plus intimes pénétrations. L’heure approchait où c’est la sculpture seule, la sculpture antique, qui, dans la doctrine orthodoxe, fera la loi aux peintres.

Avant de quitter Venise, Canova avait mis la dernière main à un groupe Dédale et Icare, dont le plâtre était resté dans son atelier. Il arrivait à Rome, tout frémissant d’ardente curiosité. Les journées lui étaient trop courtes pour tout ce qu’il voulait voir, dessiner, admirer. Ses carnets se couvraient de croquis. Les chevaux des Dioscures le remplissaient d’admiration. Il écrivait, dans son joli et zézayant dialecte vénitien : « Dixeme come se podaria far per no dormir tre ani ! » De Rome, il s’échappait à l’improviste pour de rapides excursions à Naples, à Herculanum, à l’impareggiabile museo di Portici. En 1781, il s’établissait définitivement dans la Ville Eternelle.

Elle était alors toute bruissante de théories, de discussions, de professions de foi esthétiques. David, qui n’y était arrivé que plein de résistance, décidé à ne pas se laisser prendre par l’antique « qui ne remue pas, » allait être converti par Quatremère de Quincy lui-même au cours d’un voyage à Pompéi, et se proclamer bruyamment « romain » avec les Horaces, en attendant de s’efforcer à devenir « grec » avec les Sabines… quitte heureusement à rester tout simplement français avec ses admirables portraits... Seul Prud’hon, l’enfant rêveur de Cluny, pensionnaire à Rome des Etats de Bourgogne, « assourdi » par le bruit grinçant des théories à perte d’haleine et des dissertations des cénacles où sévissait et « bombynait, » — comme la chimœra in vacuo des scolastiques raillés par Rabelais, — la raison raisonnante, allait chercher à Florence, à Parme, à Milan, un refuge auprès du Corrège et de Léonard, ses dieux... Mais la grâce prud’honienne et la grâce canovienne s’étaient d’abord attirées, comprises, et une amitié s’était ébauchée entre les deux artistes.

L’ambassadeur de Venise, le comte Zulian, — à qui le sénateur Falier n’avait pas manqué de recommander son protégé, — prit immédiatement sous sa tutelle son jeune compatriote et s’occupa de le « lancer. » Il organisa, à cet effet, à l’ambassade même, une exposition de son œuvre… Il suffisait à cette heure d’un local beaucoup plus petit que le temple de Possagno ! On fit venir en hâte de Venise le groupe de Dédale et Icare, qui avait été, on peut dire, la dernière œuvre « spontanée » de Canova. Entre son idée et sa réalisation, entre le thème initial et les sollicitations de la matière et de l’outil, n’était venu s’interposer ou se superposer encore aucune préoccupation intimidante d’un certain modèle, d’un Beau absolu suggéré par les théoriciens. Le vieux Dédale, ficelant, avec des précautions minutieuses autant qu’imprudentes, la première aile à l’épaule droite de son fils, l’attention un peu inquiète avec laquelle Icare suit cette opération, le contraste du corps ridé du vieillard et de la jeunesse triomphante de l’éphèbe, proposaient au jeune sculpteur des « motifs » dont il n’avait rien laissé se perdre. La « nature, » la simple nature délicatement consultée, y gardait son accent.

Mais, depuis quelque temps, avant même sa première rencontre avec Quatremère de Quincy, Canova avait commencé d’ouvrir les oreilles aux leçons des « antiquisants. » Gavin Hamilton, rencontré chez le comte Zulian, l’avait dûment chapitré et, dans un groupe nouveau, qu’il se hâtait d’achever pour son exposition, il voulait montrer qu’il n’avait pas regardé en vain les antiques. C’était un Thésée vainqueur assis sur la dépouille du Minotaure. Il y mit à profit, dans la simplification des formes plus massées et dans la tête du Thésée, ce qu’avaient pu lui apprendre certains bronzes de Naples.

Tout Rome courut à cette exposition, patronnée par l’ambassadeur vénitien. On voudrait pouvoir, aidé de sûrs témoignages contemporains, se mêler rétrospectivement à ce public par un effort d’imagination et de sympathie critique, surprendre les propos et commentaires contradictoires des visiteurs, à ce moment si curieux du conflit des idées et de l’évolution du goût. Il n’est pas impossible d’en recueillir au moins quelques échos, ne fût-ce que dans la Raccolta di lettere sulla pittura, scultura, etc., (Milan 1822) de Ticozzi, le continuateur de Bottari. Le sénateur Falier par exemple, à qui Canova n’avait pas manqué de soumettre une maquette du groupe projeté, lui fait observer que le corps du Minotaure était certainement poilu ; que Thésée d’après Ovide était armé d’une massue et non pas d’une épée. Canova tint compte de cette remarque ; mais il se refusa à faire disparaître sous une toison la beauté de ses modelés. Tout au plus accorda-t-il une longue touffe de poils sous l’aisselle du monstre !

Le plus intéressant propos arrivé jusqu’à nous, — confirmé par plusieurs témoignages contemporains, — et qui précise en un vif raccourci le point aigu du conflit entre les deux générations et les deux « écoles, » est le dialogue échangé entre le vieux peintre français, Louis Lagrenée, alors directeur de l’Académie de France à Rome, et Canova lui-même. Lagrenée, toujours fidèle aux idées de sa jeunesse et que les Romains, pour lui être agréables, appelaient « l’Albane français, » s’arrêta d’abord avec une vive sympathie devant le groupe de Dédale et Icare : Di chi è quest’opera ? — È mia, s’empresse de répondre l’auteur affriandé. — E vostra ? et se tournant vers le Thésée placé tout à côté : E perché allora volete rovinarvi, mutando stile ? Et il lui propose de l’envoyer à Paris où il ne manquerait pas de faire fortune.

Ce qui déplaisait à l’Albane français était justement ce qu’admirait Quatremère de Quincy. Il venait à peine de rentrer à Rome : « J’y avais passé, écrit-il, trois ou quatre années pendant lesquelles l’amour de l’antiquité que j’y avais porté, s’était singulièrement accru... J’appris qu’un jeune Italien exposait un groupe de sa composition, en marbre... Je trouvai une assez grande réunion de curieux. » Jusque-là il n’avait porté aucune attention aux œuvres des modernes, Raphaël Mengs et Battoni exceptés.

Dès le seuil, il fut vivement intéressé par le Thésée : « Le goût du dessin, quoique naturel, c’est-à-dire sans s’élever encore à la hauteur ou à la noblesse de l’idéal, ne laissait pas d’être assez compatible avec le sujet d’un personnage héroïque... La tête de Thésée, si elle était détachée du corps, pourrait, sans disparate, se placer sur... une de ces répétitions d’antiques du troisième ordre qui nous sont parvenues... » Il sortit de cette première visite avec le vif désir de connaître personnellement l’auteur d’un pareil morceau. La connaissance se fit bientôt, — on s’était donné rendez-vous devant l’œuvre elle-même, — et c’est alors que commença cet apostolat que, jusqu’à la fin de sa vie, — sa correspondance en témoigne, — Canova accepta, écouta avec la plus surprenante docilité.

« Le groupe de Dédale, commence par expliquer le pédagogue, ne saurait plaire à celui qui envisage l’art dans une sphère plus étendue... Le groupe de Thésée, au contraire, est sur le chemin de l’imitation dont les antiques nous ont laissé les modèles. » (Ils échangeaient leurs propos en italien, plus intelligible à Canova que ce français un peu abstrait et obscur et ces formules assez creuses.) « Je ne saurais dire, ajoute Quatremère, combien le développement de ces idées plaisait à Canova. Il avait besoin de trouver un appui dans une sympathie de vues et de principes que devaient encore à cette époque contrarier d’anciennes pratiques chez plus d’un artiste en crédit... Nous nous quittâmes avec promesse de nous revoir. » Et ce fut une amitié pour la vie.

On en pourrait suivre au jour le jour les effets sur les idées et sur l’œuvre de Canova ; mais il faudrait s’attarder à trop de détails, dépouiller page après page, plus encore que le Canova de Quatremère de Quincy, l’abondante correspondance des deux amis. Nous devons nous borner à choisir quelques morceaux d’importance primordiale dans cette production immense, dont nous avons du moins essayé de montrer, par des faits et aussi sommairement que possible, dans quelles circonstances et conditions elle se prépara.


L’amitié du graveur Volpato (qui eût fait bien volontiers de Canova son gendre si, au dernier moment, la belle Domenica n’eut préféré un autre prétendant, Raphaël Morghen, et voué du même coup le désolé Tonino au célibat définitif) valut au débutant la commande inespérée qui porta d’un seul coup à l’apogée sa renommée naissante. Un favori du pape Clément XIV (Ganganelli), comblé par le pontife d’honneurs et d’argent, était en quête d’un sculpteur pour le monument qu’il projetait d’élever à son bienfaiteur dans l’église des Saints-Apôtres. Il consulta son ami Volpato qui lui désigna Canova comme le plus capable de répondre à ses intentions. La commande fut aussitôt faite sous le contrôle d’une commission d’examen. Et ce fut dans la carrière de Canova, comme dans le monde romain, un grand événement. Quatremère de Quincy a écrit que « la composition générale du mausolée Ganganelli marque un changement de système dans le style des détails d’architecture, dans la conception des personnages, dans l’ordonnance des figures... L’auteur avait enfin banni de son ensemble les allégories banales, les masses tourmentées, la fausse magie d’un pittoresque si mal à propos appliqué au caractère de pareils monuments... » Il exagère. En réalité, le thème fondamental n’a pas changé, des mausolées du cavalier Bernin à ceux de Canova. C’est toujours, autour de la statue de l’occupant du tombeau, cette « troupe sacrée des vertus » que Bossuet avait conviée au pied des catafalques devant lesquels il prononçait ses oraisons funèbres et dont les sculpteurs du XVIIe siècle avaient déjà perpétué dans le marbre et le bronze les pathétiques pantomimes, depuis que le cardinal de Richelieu avait recommandé à la duchesse d’Aiguillon, sa nièce, de le faire représenter sur son tombeau de la Sorbonne, « non pas en priant, qui est une manière trop ordinaire, mais en action de s’offrir à Dieu. »

Au cours du XVIIIe siècle, le scénario était allé se compliquant et se dramatisant dans un « crescendo » continu. On voyait des squelettes livrer à l’ange de la résurrection des assauts mélodramatiques devant les « orants » en extase et les pleurants désolés. Une réaction du bon sens français avait de bonne heure commencé contre l’excès de ces gesticulations éperdues : « Vous rirez bien ! » disait Bouchardon à Cochin, en lui conseillant d’aller voir le mausolée du curé de la paroisse à Saint-Sulpice... (Saint-Sulpice que Quatremère de Quincy rêva un moment de livrer tout entier à Canova, comme le Panthéon de Soufflot d’où il expulsa, pour faire place à Moitte, les Slodtz, Clodion, Houdon, Coustou !) Il y aurait tout de même une bien regrettable lacune dans l’histoire de la sculpture française si le monument du maréchal de Saxe par Pigalle, qui se rattache à tout ce courant d’inspiration, n’avait pas existé ! Et il n’y avait pas si longtemps que ce chef-d’œuvre avait été érigé à Saint-Thomas de Strasbourg, quand Canova entreprit le tombeau du pape Clément XIV. — On soutiendrait difficilement qu’il y eût, de l’un à l’autre, un « progrès. »

La statue du pape Clément XIV domine le monument. Elle est traitée avec une singulière énergie. Le pontife. est assis sur la sedia gestatoria, tiare en tête, enveloppé dans les amples draperies de la lourde dalmatique que soulevé le mouvement en avant du bras droit tendu pour bénir. Mais le geste est d’une véhémence si impérieuse qu’il évoque à l’esprit moins peut-être l’idée d’une bénédiction que le souvenir de l’expulsion des Jésuites, ordonnée, comme on sait, par le pape.

Quant aux « allégories, » quoi qu’en ait dit Quatremère de Quincy, elles n’avaient pas disparu. A n’y voir que les personnifications des lieux communs de l’éloquence de la chaire, la Modération et la Douceur qui veillent aux pieds de la statue du pape, l’une gémissante, appuyée de ses deux mains et penchée sur le sarcophage ; l’autre assise plus bas, plongée dans une douloureuse méditation, son agneau posé près d’elle sur le soubassement de marbre, ne sont pas moins « banales » que toutes celles qu’on avait vues prendre sur les mausolées des attitudes sentimentales, depuis que la Nuit de Michel-Ange cherchait dans le profond sommeil l’oubli de la honte et des crimes qui remplissaient d’indignation son frère tragique le Jour :


Mentre che’l danuo e la vergogna dura !


La « nouveauté » tant admirée par Quatremère de Quincy n’est donc pas ici dans la conception et le « thème, » mais simplement dans le style. Le rythme des draperies s’est apaisé ; le type plus abstrait des figures s’est généralisé ; les lignes architecturales plus strictement perpendiculaires et rigides ramènent à l’angle droit la génératrice de toute l’ordonnance. Une froideur, qui sera désormais la condition même du grand style, de la « manière noble, » se dégage de l’ensemble... Il ne faut pas négliger d’ailleurs de noter qu’ici encore Quatremère était directement intervenu dans le parti définitif et avait sévèrement rectifié le premier projet. Canova lui en avait soumis la maquette ; il avait jugé que « l’exécution des draperies s’éloignant du style sévère de l’antique, » il serait convenable de les amender. « Grazie tante ! » s’était empressé de répondre Canova, et, dix jours exactement plus tard, il avait apporté un autre modèle. « Mais ce n’est plus la même figure ! — Vous parti, j’ai jeté bas celle que vous aviez vue et j’en ai fait une autre... Il me déclara que je lui avais rendu le plus grand service, et depuis ce jour-là nous fûmes amis pour la vie. »

Même intervention pour le groupe de l’Amour et Psyché. « Faites attention, dit le pédagogue, il ne faudrait pas devenir un Bernin antique. » Et il le met en garde, une fois de plus, qui ne sera pas la dernière, « contre tout ce qui pourrait l’écarter des grandes maximes du style sévère » et lui rappelle que « sa vocation est de faire revivre les principes de composition, de style et d’exécution de la belle Antiquité. » Il fallait exorciser impitoyablement tout ce qui pouvait rester encore en lui du « mauvais esprit » du trop récent passé, le libérer de « toute coquetterie de style, » en faire enfin dans toute la force et la majesté du mot « le continuateur de l’antique. »

Le succès du monument Ganganelli, l’admiration qu’il avait de toutes parts suscitée et dont les échos s’étaient prolongés bien au delà des limites de la Ville et des frontières des Etats pontificaux, piquèrent d’émulation les neveux du pape Rezzonico, Clément XIII. Jusque-là ils avaient écouté leur goût d’économie plus que leur piété familiale. Ils n’hésitèrent plus et commandèrent à Canova le tombeau de leur oncle, non plus pour une simple église, mais pour la basilique des basiliques, pour Saint-Pierre de Rome ! Sur le choix du statuaire, aucune hésitation n’était désormais possible. A défaut de sa renommée, Canova n’avait-il pas à leurs yeux un titre décisif : celui d’être « Vénitien » comme Rezzonico, lui-même. Quelle plus belle occasion d’introduire dans les splendeurs de la basilique vaticane, le lion de saint Marc !

Travailler pour Saint-Pierre, quel sujet d’intimidation et d’émulation à la fois pour un sculpteur ! Canova allait y prendre place entre Guglielmo della Porta qui avait renouvelé pour le pape Farnèse le thème des tombeaux des Médicis et le cavalier Bernin qui, autour des statues d’Urbain VIII et d’Alexandre VII, avait mis « en action » et avec quel lyrisme, quelle impétuosité, les figures pathétiques des inévitables Vertus.

Avant d’entreprendre l’exécution de la statue de Clément XIII, Canova voulut se bien pénétrer de la ressemblance du pontife. On conserve à Possagno l’étude qu’il fit de ce visage envahi par l’embonpoint, ridé à la fois et bouffi, de ces lourdes épaules voûtées, — et c’est un buste qui pourrait prendre place parmi les plus vivants du XVIIIe siècle. On y retrouve le Canova « réaliste, » qui s’amusait à l’occasion à sculpter la rude figure d’un simple portefaix. Par la suite, il arrivera souvent entre les premières ébauches et l’exécution définitive de ses bustes, que la préoccupation des théories du Beau interviendra, pour atténuer, refroidir l’accent individuel et l’expression physionomique qu’il avait d’abord vivement notés... Les puristes ne reprochaient-ils pas sévèrement à Houdon d’avoir marqué sur les figures de Mirabeau et de Glück les cicatrices de la petite vérole et manqué par là aux lois essentielles du Beau idéal ?... Quand il modela son propre buste, les yeux levés au ciel, cherchant l’inspiration et contemplant l’absolu, Canova fut beaucoup moins persuasif que lorsqu’il s’était peint, à son chevalet, le pinceau à la main, dans la vérité familière de sa simple ressemblance. D’une façon générale, dans tous les portraits qu’il nous a laissés, bustes et statues, — qu’il s’agisse de Cicognara, de Murat, de Giuseppe Botti, même de son cher Volpato ou de Napoléon, — la préoccupation de l’antique a nui à l’expression directe de la vie et de la personnalité. Il arrive pourtant que la nature toute simple l’emporte sur les exigences du style. Le Pie VI agenouillé à l’entrée de la confession de Saint-Pierre est une émouvante figure ; même le sénateur Alisse Valeresso, si bizarrement (on peut dire ridiculement) transformé en Esculape (Museo civico de Padoue) érige sur un torse académique une bonne grosse tête ronde, joviale, fort étonnée de voir accoutré de la sorte son personnage habituel.

Le buste de Clément XIII conservé à Possagno, — quoiqu’il n’eut pas eu pour le faire le secours de la présence réelle, — reste un des plus vivants portraits qu’il ait laissés. La statue elle-même, — agenouillée dans une oraison fervente qui s’exhale des grosses lèvres entr’ouvertes, incline dans une génuflexion d’un mouvement si vrai, si naturel, si religieux toute la corpulente personne du pontife, — soutient sans en être écrasée les plus illustres et redoutables voisinages. A ses pieds, la Religion debout et le Génie de la mort, bel éphèbe langoureux en qui revit la grâce morbide des hermaphrodites païens, appuyé sur sa torche renversée, veillent de chaque côté du sarcophage. La préoccupation du style, de la composition, l’effort vers l’expression concertée, mais surveillée par la pédagogie de l’Ecole, s’y font plus laborieusement et moins efficacement sentir. Et c’est à la statue du Pape et aux deux magnifiques lions accroupis de chaque côté de la porte à laquelle le sarcophage sert de linteau (Bernin avait eu à s’adapter lui aussi, pour la composition de ses tombeaux, à ces exigences un peu gênantes de l’emplacement imposé) que vont décidément l’attention et l’admiration de la postérité. Le pape Pie VI, qui avait été l’intime ami de Clément XIII, resta longtemps en contemplation devant cette statue : Bello ! bello ! répétait-il en la considérant avec une émotion qui gagna toute l’assistance. Quant aux lions, leoni piangenti. c’est en y ’travaillant que Canova, appuyant trop violemment contre sa poitrine le manche du trépan dont il se servait pour fouiller l’épaisseur des crinières, s’enfonça deux côtes et contracta le germe du mal qui devait l’emporter. On n’en trouverait pas de plus beaux jusqu’à Barye dans l’histoire de la sculpture. Il y mit la dernière main en 1791.

Dès lors, ce fut pour lui la gloire. L’Europe entière voulut posséder des œuvres de Canova et devint sa cliente. Catherine de Russie, que la révolution commençante avait brouillée avec ses chers amis Français et qui venait d’apprendre sans daigner s’y intéresser la mort de Falconet qu’elle avait tant admiré et choyé, essaya d’attirer en Russie le sculpteur italien. L’Angleterre, les cours d’Allemagne l’appelèrent, et ce sera bientôt la France, dès que le premier Consul, en attendant Napoléon, aura pris en main ses destinées. Les Etats-Unis même, — mais plus tard, dès qu’il sera établi dans les deux hémisphères que Canova est le plus grand sculpteur in the world, — voudront avoir de sa main la statue de leur héros national après celle que Houdon, qui s’était lié d’amitié avec Franklin à la loge maçonnique des Neuf-Sœurs, était allé faire sur place et d’après nature à Mount-Vernon. Il avait obtenu, — non sans peine et après d’assez longues discussions, où les antiquisants s’étaient acharnés, — de représenter Washington dans son authentique costume de général, suspendant aux faisceaux consulaires son épée devenue inutile, et (pour donner satisfaction à ceux qui voulaient un Cincinnatus) avec un soc de charrue à ses pieds. Canova en fit un général romain.

D’accord avec Quatremère de Quincy, il jugea qu’il convenait en l’espèce de « parler le vrai langage poétique de l’art, » et par conséquent, « de changer l’apparence vulgaire et locale de l’image des grands hommes, soit contre celle de la nudité héroïque (qu’il avait imposée à Napoléon d’abord récalcitrant), soit contre cette sorte de costume historique dont le privilège est de généraliser le plus possible l’idée de leur personne. » Il revêtit donc le Père de la pairie américaine de la cuirasse antique et du sagum ; il le sculpta jambes et bras nus, méditant la lettre de démission qu’il va adresser au Sénat. Il n’eut pour la ressemblance du héros qu’un moulage de son masque et comme il avait été frappé de l’analogie qu’il présentait avec celui d’Alfieri, c’est dans ce sens qu’il poussa ce portrait assez arbitraire. Si l’on veut connaître le vrai Washington, il vaut mieux s’adresser à la statue de Houdon. Celle de Canova fut d’ailleurs reçue avec enthousiasme et on proclama que l’art antique, ressuscité par le ciseau du Phidias moderne, avait vraiment consacré la gloire du grand homme... L’histoire de cette statue serait intéressante et instructive ; mais nous ne saurions nous attarder à tous les détails où il faudrait s’engager.

Les papes avaient fait de Canova leur surintendant général des Beaux-Arts. Quand les jours mauvais arrivèrent, que la Révolution française et les guerres d’Italie, l’occupation de Rome, les tribulations de la Papauté lui eurent rendu le séjour de la ville difficile (quoique des sentinelles françaises eussent été placées à la porte de son atelier pour le protéger contre tout pillage) il se retira d’abord à Bassano chez le prince Rezzonico, puis dans son cher Possagno où sa vieille mère vivait encore et où ses concitoyens lui ménagèrent une entrée triomphale dont il ne parlait que les larmes aux yeux. Il consentit enfin à un voyage en Allemagne et en Autriche. Une commande importante devait, deux ans plus tard, le ramener à Vienne. L’archiduc Albert avait résolu d’élever à sa femme, l’archiduchesse Marie-Christine, un mausolée, pour lequel il projeta d’abord de faire construire une chapelle spéciale, mais qui trouva finalement place dans l’église des Pères augustins. C’est sans doute le chef-d’œuvre de Canova.

Il y utilisa l’idée du magnifique tombeau qu’il avait rêvé de consacrera Titien dans l’église des Frari, le Panthéon vénitien (où devait un jour s’ériger, par les soins de ses élèves, sur le même modèle, le cénotaphe de Canova lui-même. Le monument de Titien ne fut jamais exécuté, mais il en avait fixé l’idée dans un dessin conservé au musée Correr de Venise. A la base et au centre d’une haute pyramide, une porte s’ouvrait sur l’autre monde, vers laquelle, gravissant les degrés, des femmes long voilées, portant l’urne et les attributs de la peinture dont elles mènent le deuil, s’acheminent en un lent cortège. Un ange, aux grandes ailes encore frémissantes, est venu s’abattre sur le seuil que franchit la porteuse des cendres, guidée par un petit angelot... C’est cette même donnée qu’il reprit pour le monument de Marie-Christine.

Le thème général est identique, mais il s’est enrichi ; le cortège s’est allongé ; un premier groupe de porteuses d’urnes et de guirlandes franchit le seuil funèbre où la Douteur l’a précédé ; la Charité les suit, soutenant la marche défaillante d’un vieillard impotent et aveugle (que les purs classiques, comme le Suédois germanisant Fernow, ne manquèrent pas de trouver trop réaliste, vulgaire et indigne du grand art). De l’autre côté, l’ange de la mort appuyé sur un lion, symbole du courage et souvenir, sinon simple répétition des lions du monument Rezzonico, est venu s’appuyer et replie tristement ses ailes. Sur l’épais linteau de la porte on lit cette inscription : Uxori optimæ Albertus ; au-dessus, une figure volante du plus gracieux mouvement assistée d’un angelot porteur de palmes, prend son essor, en serrant tendrement dans ses bras un médaillon où est sculpté le profil de l’archiduchesse. Il n’est pas dans l’histoire de la sculpture funéraire de monument plus vanté et l’on peut dire plus justement célèbre... Mais, n’en déplaise à Quatremère de Quincy, c’est bien au vieux thème iconographique « baroque et rococo » qu’il se rattache encore, le style seul des figures ayant été amendé selon l’esprit nouveau et la mise en scène renouvelée par le génie du statuaire. Il ne fut inauguré qu’en 1805.


A cette date, Canova, après les années orageuses écoulées depuis le traité de Campo-Formio, avait repris à Rome, auprès de Pie VII, qui ne voulut pas accepter sa démission deux fois offerte, ses fonctions d’intendant général des musées pontificaux et du service des antiquités. Il avait eu l’honneur de se voir consacrer, au musée Pio Clementino, un cabinetto spécial où son Persée, transposition de l’Apollon du Belvédère alors réquisitionné pour le musée du Louvre, occupait sur le socle laissé vide une place soigneusement choisie entre les deux Pugilatori qui fournirent aux archéologues et aux esthéticiens le thème de tant de dissertations. Et malgré toutes les instances, tentatives et tentations et même flatteries multipliées par Napoléon et tous les agents directs ou indirects dont il pouvait disposer, Canova refusa toujours obstinément de prendre du service auprès de l’Empereur, comme il avait refusé, quand Venise eut été cédée à l’Autriche, de se considérer comme un sujet autrichien et de se fixer à Vienne. Son ardent patriotisme répugnait à servir le maître alors tout puissant. Il serait injuste et mesquin de le lui reprocher, et nul ne saurait lui faire grief d’avoir gardé vis-à-vis de celui qui tenait dans ses mains les destinées du monde, une fière indépendance. On pourrait faire un livre de l’histoire de leurs rapports, où la comédie et la tragédie auraient alternativement leur part ; mais c’est plutôt la comédie qui domine.

Il venait, pour prouver qu’il était aussi capable d’exceller dans le colossal (dont Quatremère de Quincy avait entrepris de faire la théorie et d’exprimer » les lois ») et pour répondre aux critiques qui l’accusaient d’être incapable d’exprimer la force héroïque, d’exécuter le marbre du groupe d’Hercule et Lycas, dont la première idée remontait à 1795. Le dieu en proie à l’ivresse furieuse que lui communique le contact de la tunique trempée dans le sang de Nessus, présent funeste de la jalouse Déjanire, a arraché de l’autel le malheureux Lycas, et, avant de le précipiter dans la mer Eubée, le fait tournoyer au-dessus de sa tête :


Corripit Alcides et terque quaterque rotatum
Mittit in Euboicas tormento fortius undas...


Il travaillait à la statue du roi de Naples, quand l’ambassadeur de France auprès du Saint-Siège vint l’inviter à se rendre à Paris. Il refusa ; le Pape dut intervenir. Il partit au commencement d’octobre 1802, muni des recommandations du Saint-Père pour le cardinal Caprara, son légat à Paris, et de lettres de créance adressées par le premier Consul à toutes les autorités sur la route qu’il devait suivre. Quatremère de Quincy l’attendait impatiemment au palais du cardinal légat qui lui avait offert l’hospitalité. Il avait été entendu qu’on aménagerait un atelier au château de Saint-Cloud pour l’exécution du buste qui devait précéder la statue. Murat venait justement d’installer dans sa maison de plaisance de Villiers le groupe de l’Amour et Psyché couchés (aujourd’hui au Louvre), comme le second groupe en pied, que Quatremère, soit dit en passant, le décida encore à retoucher... On admirait chez M. de Sommariva la Madeleine repentante... L’arrivée de Canova dans Paris, où son nom était célèbre, fut un événement que le but de son voyage rendit plus sensationnel encore.

il obtint quelques séances pour l’exécution du buste et chaque soir il dictait à son frère un procès-verbal de sa conversation avec son modèle. Il ne manqua pas, quand il revint en 1810, de reprendre cette habitude et ce journal dialogué abonde en traits piquants, On y voit dans les dernières scènes intervenir Marie-Louise. Comme l’Empereur évoque le temps où « cette dame, » montrant l’Impératrice, le détestait et souhaitait sa mort : — « C’est vrai, souligne-t-elle. » Dès la première entrevue de 1802, Canova avait déclaré qu’il trouvait dans les traits de son modèle les formes « les plus favorables à la sculpture et les plus applicables au style héroïque de la figure telle qu’il la projetait. » Et il va sans dire qu’il la projetait dans l’état de nudité idéale et mythologique et dans la « manière grecque : » Græca res est nihil velare. Quatremère de Quincy, prévoyant que le « goût français » et Napoléon lui-même, « trop étrangers encore aux notions du Beau absolu, » pourraient résister à l’autorité de ces théories sublimes, multipliait les explications, raisonnements et démonstrations. Il finit par suggérer qu’une statue équestre en bronze serait mieux adaptée encore qu’une effigie en pied, à la dignité du sujet et aux convenances du grand art… Il ne reste de ce projet abandonné que la gravure d’une maquette avec cette dédicace : Ant. Quatremère quod auctor et suasor semper fuerit ut equestre signum aliquod arte sua excuderet.

C’est dans un superbe bloc de marbre commandé à Carrare que fut taillé, plus tard, le Napoléon debout, tenant dans la main droite une Victoire ! qui est aujourd’hui à Londres, — tandis qu’on coulait en bronze la statue conservée au musée Brera de Milan. La préoccupation du u Style » et de l’antique y ont guindé l’allure du héros, dont le type généralisé fourneau symbole, au détriment du portrait… C’est dans l’ébauche que David fit d’enthousiasme dans son atelier du Louvre, pendant la visite qu’il reçut de Bonaparte, retour d’Égypte, puis, dans le portrait du Sacre et aussi dans l’extraordinaire effigie quasi hiératique, mais d’une si intense expression, que le jeune Dominique Ingres peignit de l’idole impériale, avec des ferveurs de primitif, qu’il faut chercher les vrais portraits historiques et définitifs du général et de l’Empereur.

Canova, nous l’avons indiqué déjà devait revenir en 1810 pour le buste de Marie-Louise ; entre temps, il avait eu à sculpter les statues de Madame Mère, en Agrippine, et de la sœur de Bonaparte, Pauline, princesse Borghèse, en Vénus victorieuse. On sait assez les anecdotes plus ou moins authentiques qui coururent à propos de cette statue, qui n’était guère, après tout, beaucoup plus hardie, dans sa nudité mythologique, que celle de la duchesse de Bourgogne par Coysevox en Diane chasseresse ou de Marie Leczinska en Charité par Guillaume Coustou et. en Junon par Pajou.

Il était enfin réservé à Canova de faire, en 1815, après Waterloo et quand Louis XVIII eut repris possession du trône de France, un troisième voyage à Paris... C’était cette fois comme délégué, non seulement du Pape, mais des alliés, et pour présider à la reprise des objets d’art que le traité de Vienne restituait aux puissances victorieuses...

Il y retrouva son cher Quatremère de Quincy, redevenu, comme tant d’autres Français, bon royaliste, après avoir été ardent républicain et impérialiste zélé. Il put du moins rappeler à son ami, qu’il avait été, au temps des victoires, au premier rang de ceux qui, avec David et un groupe des principaux artistes parisiens, prirent l’initiative d’une généreuse pétition demandant qu’on ne mobilisât violemment, qu’on « n’exilât » aucun chef-d’œuvre des musées étrangers...

Il avait hâte de regagner Rome où l’attendaient des travaux dont sa gloire multipliait les commandes. Il n’aurait pu y suffire seul, et dans son atelier, ou plutôt ses ateliers agrandis, une nombreuse équipe d’élèves, formés par lui, collaborait à cette immense production. Mais le maître était toujours présent, intervenait partout de ses directions et de sa main,... inventant même des râpes et des outils perfectionnes, mieux adaptés au travail expressif de la guerre et du marbre. On a vu comment il avait contracté, en maniant le trépan dans la crinière des lions du monument Rezzonico, le germe de la maladie qui allait de plus en plus réduire ses forces et son aptitude au travail manuel, quand il revint triomphalement à Rome, après ce dernier voyage de Paris...

Ce n’est pas une histoire descriptive de l’œuvre de Canova que nous nous sommes proposé d’écrire, et nous n’entreprendrons pas de parler de toutes les stèles funéraires, de tous les dieux, demi-dieux et déesses, héros, nymphes et allégories qui sortirent encore de cette prodigieuse fabrique de statues. On a vu comment s’y combinèrent et amalgamèrent, dans les plus considérables comme dans les moindres, ses velléités, son génie propre et les scrupules de doctrine, qui intimidèrent plus qu’ils n’exaltèrent le grand statuaire... Ce fut un effet de l’École qui allait hâter par son intransigeance les révoltes du romantisme. Canova mourut au moment même où le salon de 1822 venait d’en révéler les premiers soulèvements.

L’homme fut digne de tous les respects ; sensible, délicat, généreux. Stendhal a écrit de lui : « J’ai vu Canova louer tous les sculpteurs dont on lui parlait ; il trouvait quelque chose à admirer même chez les plus exécrables tailleurs de pierre, chez des gens qui rendent à peine reconnaissable la figure humaine. » Ici encore, on eût souhaité de connaître exactement les noms de ces « exécrables » tailleurs de pierre pour lesquels le maître se montrait si indulgent, comme ceux des « pédants » dont il était question au début de cet article. Stendhal, il est vrai, semble sous-entendre qu’il entrait un peu de prudence dans cette débonnaireté. On peut affirmer que la bonté y avait la principale part. Sa vive intelligence, sa sensibilité plus vive encore l’ouvraient à la plus large et compréhensive sympathie. Quand il découvrit, — trop tard, hélas ! — à Londres, dans les marbres du Parthénon, l’authentique sculpture grecque et le grand Phidias, il entrevit que toute la vérité et le secret de la beauté n’étaient pas contenus dans les théories et les formules abstraites de Winckelmann et de Quatremère de Quincy. Il s’étonne de ces modelés souples, qui expriment si bien « la chair ; » il s’extasie devant cette sculpture carnosa... Et peut-être, s’il avait eu, en ses jeunes années, l’expérience et l’autorité de cette démonstration magnifique, eût-il été moins docile aux remontrances et aux suggestions des archéologues métaphysiciens, qui avaient fondé la définition de « l’idéal » sur la beauté très relative de l’Antinoüs et de l’Apollon du Belvédère...

Le deuil que mena l’Italie à sa mort, la solennité des cérémonies de ses funérailles, éveillèrent des échos dans le monde entier. Il était juste que le centième anniversaire n’en passât pas inaperçu. L’Italie, qui vient de célébrer le huitième centenaire de Dante, ne pense assurément plus à mettre Canova sur le même plan. Mais elle a bien raison de n’oublier aucun des grands noms dont son histoire est ennoblie et d’être fidèle à toutes ses gloires.


ANDRÉ MICHEL.

  1. Pour l’histoire de la vie et de l’œuvre de Canova, dont la « littérature » garnirait plusieurs rayons d’une ample bibliothèque, nous nous bornerons à rappeler ici : d’abord la Biographia d’Antonio Canova (Venezia, 1823, publiée au lendemain de sa mort par le comte Cicognara, l’implacable théoricien de la Storia della Scultura, réfuté chez nous par Émeric David ; Melchior Missirini, Della vita di Antonio Canova libri quattro (Prato, 1824) ; Quatremère de Quincy, de l’Institut royal de France (Académie des inscriptions et belles-lettres), secrétaire perpétuel de l’Académie des Beaux-Arts : Canova et ses ouvrages ou mémoires historiques sur la vie et les travaux du célèbre artiste (Paris, 1834, in-8o). C’est un document capital dont nous ferons grand usage, moins pour la connaissance intrinsèque de l’œuvre de Canova que pour l’histoire des idées qui influencèrent cette œuvre. Rien ne saurait mieux révéler ce qui se passa dans l’esprit et la conscience des artistes quand, à la fin du XVIIIe siècle et dans les premières années du XIXe, ils virent se dresser devant eux une esthétique élaborée par des archéologues métaphysiciens. On consultera utilement sur cette crise l’excellente thèse de M. B. Schneider : Quatremère de Quincy et son intervention dans les arts. Paris, 1910). Enfin, en 1911, a paru à Milan un gros livre de M. Vittorio Malamani. C’est l’ouvrage le plus complet qui ait été consacré à la personne et à l’œuvre du statuaire : Canova. Grand in-4o Milan. Hœpli, éditeur.