A travers le Grand Siècle

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A travers le Grand Siècle
Revue des Deux Mondes6e période, tome 17 (p. 883-903).
A TRAVERS LE « GRAND SIÈCLE »

La liste est longue des ouvrages qui, dans la seconde moitié du XIXe siècle, ont été consacrés à l’histoire du XVIIe et sont venus s’ajouter aux nombreux écrits, — récits et mémoires, — contemporains de ses péripéties et de ses acteurs. Peut-être est-il juste d’attribuer à Victor Cousin le mérite d’avoir provoqué ce mouvement, ou tout au moins de l’avoir activé par ses belles études sur les héroïnes de la Fronde. Mais, en même temps que lui, ou après lui, combien d’écrivains se sont appliqués à nous mieux faire connaître le grand siècle. Citer entre autres Chéruel, Sainte-Beuve, Camille Rousset, Chantelauze, Boislisle, le Duc d’Aumale, le duc de Noailles, le marquis de Vogüé, Zeller, Jules Loiseleur, Lair, les deux comtes d’Haussonville, Gabriel Hanotaux, le vicomte d’Avenel, Brunetière, Arvède Barine, Frantz Funck-Brentano, Louis Batiffol, le marquis de Ségur, c’est rappeler de nobles et savans travaux aussi variés que nombreux, qui sont l’honneur de notre littérature historique et dont plusieurs ont eu cette Revue pour berceau.

Il semble cependant qu’en dépit de leur abondance et de leur richesse documentaire, le champ des recherches est encore fertile en révélations nouvelles, parfois même inattendues. Ce qui le démontre, c’est l’apparition simultanée de trois ouvrages publiés à la fin du printemps dernier, consacrés à ce siècle prestigieux et à des sujets sur lesquels on pouvait croire que tout avait été révélé[1]. On pouvait le croire ; mais il suffit de lire ces ouvrages pour se convaincre qu’en le croyant, on se serait trompé et qu’en fait, loin d’avoir tout récolté, les précédens écrivains avaient laissé sur place des gerbes lourdes de grains et en assez grand nombre pour assurera leurs successeurs une luxuriante moisson.

Le premier en date des livres dont je parle, La Duchesse de Chevreuse, que nous devons à M. Louis Batiffol, l’érudit historien de Louis XIII, nous fournit à cet égard une preuve éclatante. En rappelant qu’avant lui, Victor Cousin avait raconté la vie de Marie de Rohan-Montbazon, d’abord duchesse de Luynes puis, après la mort de son premier mari, duchesse de Chevreuse, M. Louis Batiffol déclare que s’il s’est décidé à traiter de nouveau le sujet, c’est qu’il lui a semblé « que Victor Cousin n’avait pas connu nombre de documens susceptibles de renouveler sur bien des points la biographie de la célèbre ennemie de Richelieu ; qu’il n’avait peut-être pas tiré tout le parti possible des textes qu’il publiait en appendice de son livre, — textes pour lesquels il existe des copies plus étendues et plus correctes que celles qu’il a utilisées ; — enfin qu’arrêté par des scrupules étrangers aux droits de la critique, il avait cru devoir dissimuler certains côtés fâcheux de l’existence de son héroïne pour tracer d’elle un portrait plus flatteur. »

De toutes les raisons qu’invoque ici M. Louis Batiffol pour se faire pardonner ce qu’il appelle « sa témérité, » la dernière est assurément la plus plausible et n’eût-il pu invoquer que celle-là, elle suffirait à justifier son entreprise. Il n’est pas douteux, en effet, que séduit, à plus de deux siècles de distance, par la beauté de Mme de Chevreuse, par sa grâce, par son esprit comme il l’avait été d’ailleurs par les attraits de Mme de Longueville, Victor Cousin, en parlant de cette grande intrigante, a poussé à l’excès la bienveillance. Il se défend d’avoir été gagné à la cause dont elle accéléra la perte, après en avoir été l’âme ; mais il confesse qu’il est l’admirateur de « son génie remuant » et, peut-être, cette admiration lui fait-elle couvrir de trop d’indulgence les désordres de la duchesse de Chevreuse, la détestable influence quelle exerça sur la jeune reine Anne d’Autriche, la déloyauté qu’elle apporta dans sa lutte contre Richelieu et dans ses démêlés avec Mazarin, ses intrigues au cours de la guerre civile qu’elle avait contribué à déchaîner et, pour tout dire, son inconduite et ses trahisons, dont ses amis n’eurent pas moins à souffrir que ses ennemis. Que les uns et les autres lui aient pardonné, ou feint de lui pardonner quand ils avaient besoin d’elle, cela prouve son don de fasciner les hommes, la puissance de sa séduction, l’énergie de sa volonté et cette rare faculté qu’elle possédait à un si haut degré de conserver son sang-froid et sa lucidité, tandis que ceux qu’elle voulait soumettre ou convaincre perdaient la tête devant elle ; mais ce n’est pas assez pour vouer à l’oubli le mal que fit « son génie remuant » et que M. Louis Batiffol met en lumière avec une netteté qui ne laisse rien dans l’ombre.

Pour nous parler de la duchesse de Chevreuse, le merveilleux prosateur que fut Victor Cousin, non content de faire appel à toutes les ressources de son esprit ingénieux, souple et pénétrant, a mis un gant de velours, sans croire pour cela cesser d’employer l’excellente méthode historique dont il se vantait non sans raison de s’être fait une loi pour ses travaux, celle qui consiste à ne pas se contenter de la figure extérieure des événemens, mais d’en chercher les causes dans l’âme des acteurs. Moins disposé à des ménagemens, M. Louis Batiffol a abordé son sujet, ayant en main un scalpel à l’aide duquel il découvre impitoyablement toutes les souillures et toutes les tares de la vie de Mme de Chevreuse qu’il appelle « une vie d’aventures et d’intrigues. » Quiconque lira son livre se convaincra de la justesse de cette qualification. S’il le lit après celui de Victor Cousin, il discernera aisément en quoi l’un diffère de l’autre comme aussi par où ils se complètent et dans lequel des deux il y a la plus grande part de vérité.

Il constatera encore qu’ils sont d’accord pour reconnaître que peu de femmes du XVIIe siècle ont exercé une séduction aussi décisive que celle qu’exerça Mme de Chevreuse. Cette séduction, Louis XIII, Condé, Richelieu, Mazarin l’ont subie et beaucoup d’autres avec eux. De son temps déjà, on disait de la duchesse « que rien n’était quasi impossible à une femme aussi belle et avec autant d’esprit que celle-là. » Mais on ne saurait voir un éloge dans ces propos, tandis qu’il y a un blâme dans ceux-ci : « Elle a donné le branle à plusieurs grands mouvemens ; elle a été l’intelligence de plusieurs grands desseins : le malheur est qu’on ne lui en attribue aucun de bon. » Elle se jugeait un peu de même lorsqu’elle écrivait : « Je crois que je suis destinée pour l’objet de la folie des extravagans. » D’après le cardinal de Retz, qui d’ailleurs, ne valait pas mieux qu’elle, « elle avait fait de l’intrigue l’occupation favorite de toute sa vie. » M. Louis Batiffol conclut justement de ces dires que nul n’a porté à un si haut degré que Marie de Rohan l’art d’imaginer des complications, de les étendre, de les enchevêtrer, de les rendre redoutables, pour aboutir, grâce à ses relations au dehors, à créer de grands dangers politiques. Au total, dans la plupart des affaires auxquelles elle a été mêlée, elle s’est révélée comme un esprit brouillon et inconsidéré.

Etudiée à travers ses nombreuses amours, elle apparaît très différente. Elle s’est abandonnée à toutes celles qui se sont trouvées sur son chemin, mais aimant uniquement, aussi longtemps qu’elle aimait, celui à qui elle s’était donnée, de telle sorte que cette femme à qui, en politique, on a pu reprocher tant de trahisons, ne paraît pas avoir apporté la même perfidie, ni la même inconstance dans ses passions amoureuses. « Elle était très bonne ; elle aimait aimer et être aimée. Il importait peu que l’objet de son amour changeât ; elle demeurait fidèle à celui qu’elle avait choisi, dans le temps qu’elle acceptait ses hommages. »

Cette part faite à ses égaremens, il y a lieu d’ajouter que, durant la période la plus brillante de sa longue existence, partout où elle avait passé, on gardait le souvenir « d’un être de joie. » Elle était telle dès sa dix-septième année, ce qui ne saurait surprendre si l’on veut lui tenir compte de la déplorable éducation qu’elle avait reçue dans la maison de son père le duc de Montbazon. Elle y était née en décembre 1600. Deux ans plus tard, elle perdait sa mère, Madeleine de Lenoncourt, de laquelle, d’ailleurs, elle n’aurait reçu ni de fortes leçons de morale, ni de bons exemples, cette jeune femme s’étant déjà vengée, disait-on, par maints traits d’infidélité conjugale, de ce que lui faisaient souffrir la brutalité, la sottise et les mœurs dissolues du grand seigneur dont elle portait le nom.

Élevée à côté de son frère Louis de Rohan-Gueméné, Marie de Rohan « grandit en enfant gâtée dans une atmosphère de gaieté et d’insouciance. » sans qu’autour d’elle personne se préoccupât de la corriger de ses défauts ni de la mettre en garde contre les périls qui l’attendaient dans le monde où son nom, sa naissance, sa fine beauté de blonde la destinaient à briller. Bientôt après, à peine mariée, elle s’y montrera « galante, vive, hardie, entreprenante, se servant de tous ses charmes pour réussir dans ses desseins ; » elle y fera des passions ; elle en ressentira les effets et s’y livrera sans que l’honneur, pas plus que la religion, puisse la contenir.

A l’époque où tout en elle annonçait ainsi ce qu’elle serait un jour et tandis que son père se préoccupait de son établissement, — c’était en 1617, — un grand changement venait de se produire à la cour de France. Concini avait péri et Louis XIII, à peine majeur, délivré, en même temps que du joug de cet Italien ambitieux, de celui de la reine-mère Marie de Médicis, s’était emparé du pouvoir que la régente entendait conserver au mépris des droits du jeune roi. Parmi les gentilshommes qui avaient aidé celui-ci à conquérir sa couronne, en brisant la faction qui ne voulait pas la lui rendre, il en était un, Honoré d’Albert de Luynes, originaire du Comtat-Venaissin, qui avait su lui inspirer l’affection la plus vive. Agé de trente-neuf ans, « grand, mince, assez joli de figure, l’air très doux et charmant de manières, » il devait à la faveur royale d’avoir déjà reçu plus d’honneurs et de grâces qu’aucun des personnages de la Cour. Le Roi avait même voulu lui faire épouser sa sœur naturelle Madeleine de Vendôme. Peut-être y fût-il parvenu, malgré le refus de cette princesse qui rêvait de s’unir au duc du Maine, si Honoré de Luynes, redoutant d’attirer sur lui l’inimitié d’une famille puissante, n’avait renoncé spontanément à cette alliance et, pour se tirer d’une situation délicate, cherché à en contracter une autre ailleurs. Il connaissait Marie de Rohan ; elle était belle ; on la disait riche ; elle appartenait à une des plus grandes maisons du royaume, autant de raisons propres à justifier son choix. Avec le consentement de Louis XIII, il demanda sa main, Il fut agréé aussitôt et par la jeune fille, bien qu’il eût vingt ans de plus qu’elle, et par le duc de Montbazon qui vit promptement combien il lui serait avantageux d’avoir pour gendre le favori du Roi, sans compter que, ses affaires étant assez embrouillées, il espérait que l’époux n’exigerait pas de lui le paiement immédiat de la dot qui devait être stipulée dans le contrat. Les choses se passèrent ainsi qu’il le souhaitait et le 11 septembre 1717, dans l’appartement de la Reine au Louvre, en présence du Roi, l’archevêque de Tours bénissait les fiançailles que suivit à deux jours de là, dans la chapelle du palais, la célébration du mariage.

Pendant les trois années qui s’écoulent ensuite, la fortune des nouveaux époux ne fait que grandir. De Luynes, que son maître a enrichi déjà de quelques-unes des dépouilles du ménage Concini, est fait successivement duc, pair, connétable, et, grisé par les bienfaits royaux qui pleuvent sur lui, il affectera des airs autoritaires et à ce point que son bienfaiteur en sera excédé. Quant à sa femme, après avoir obtenu, avant même d’être duchesse, un tabouret à la Cour, elle est nommée superintendante de la maison de la Reine, ce qui va la faire vivre dans l’intimité des souverains et lui assurer sur Anne d’Autriche une influence égale à celle que son mari exerce sur le Roi. Rapprochées par la parité d’âge, par la communauté des sentimens et des goûts, les deux jeunes femmes, — elles ont dix-sept ans l’une et l’autre, — ne tardent pas à s’unir de la plus tendre amitié. Vive, enjouée, spirituelle, disant tout ce qui lui passe par la tête, multipliant envers la Reine les attentions et les égards, Mme de Chevreuse finit par capter sa confiance. Dans la vie monotone et morose de l’épouse de Louis XIII, elle est d’abord un rayon de soleil, puis un élément de perversité. « Elle a été la perte de la Reine dont le bon sens naturel a été forcé par ses exemples : » c’est Richelieu qui le dit dans ses Mémoires. A supposer que, dans l’entourage d’Anne d’Autriche, d’autres influences que celle de Mme de Chevreuse, celle entre autres de la princesse de Conti, aient contribué à ce fâcheux résultat, il n’en est pas moins vrai que la jeune femme du connétable a été le boute-en-train des intrigues qui ont désuni le couple royal.

Récréée et distraite par la surintendante de sa maison, la Reine ouvre à ses conseils, à ses insinuations, à ses propos une oreille complaisante. Quels peuvent-ils être dans la bouche d’une femme qui, moins de trois ans après son mariage, bien qu’elle vienne d’accoucher d’un fils, est la maîtresse du duc de Chevreuse, de la maison de Guise et de laquelle on pourra dire que toute sa conversation consiste « en des actions licencieuses, riottes, coquetteries et jurer Dieu. » Si la Reine a lu des mauvais livres, si son imagination a été salie par ces lectures, par les entretiens qu’elle tolérait ; si le vieux duc de Bellegarde et le brillant duc de Montmorency se sont crus autorisés à lui faire la cour ; si enfin elle a rêvé de se consoler avec le fameux duc de Buckingham de la froideur de son mari, — rêve heureusement éphémère et sans lendemain, — c’est sa superintendante qu’il en faut accuser.

A cette époque, en 1625, celle-ci n’était plus duchesse de Luynes. Son mari étant mort à la fin de l’année 1621 et à temps, semble-t-il, pour ne pas subir la disgrâce qui le menaçait, elle s’était vue éloignée de la Cour par l’ordre du Roi qu’avait irrité son rôle auprès de la Reine et scandalisé sa liaison avec le duc de Chevreuse. Mais, cet éloignement n’avait pas été de longue durée. Assurée de l’amitié passionnée d’Anne d’Autriche qui ne cessait de la regretter et souhaitait vivement son retour, elle avait recouru, pour rentrer en grâce, au moyen le plus prompt et le plus décisif. Prince de Lorraine, pair, grand chambellan de France, gouverneur d’Auvergne, son amant le duc de Chevreuse était l’objet de la bienveillance particulière de Louis XIII ; il la devait aux services qu’il lui avait rendus et à sa fidélité. Outre qu’en épousant ce grand seigneur, la jeune veuve s’assurait la protection d’une famille opulente, considérée, alliée aux Stuarts et que le roi de France était tenu de ménager, elle obligeait ce prince à la rappeler à sa Cour, car il n’aurait pu maintenir contre la femme du duc de Chevreuse la décision qui avait frappé la veuve du duc de Luynes. Elle avait pour ces raisons demandé à son amant de l’épouser. A l’envoyé porteur de sa requête, il avait répondu par un refus. Mais, à sa première entrevue avec sa maîtresse, il s’était trouvé hors d’état de lui résister et le même jour, le Roi recevait d’elle une lettre lui annonçant son prochain mariage et sollicitant, suivant l’usage, son autorisation.

Quoique mécontent, surtout lorsqu’il avait appris que, sans attendre sa réponse, elle s’était fait conduire à l’autel, il avait fini par accepter ce qu’il ne pouvait plus empêcher ; il avait même pardonné par égard pour le duc de Chevreuse, qui était en train d’acquérir de nouveaux droits à sa reconnaissance en s’efforçant de faire aboutir les négociations engagées entre la cour de France et la cour d’Angleterre, en vue du mariage de sa sœur Henriette avec le prince de Galles, fils de Jacques Ier. Louis XIII souhaitait vivement cette alliance matrimoniale et le souverain anglais honorait de son amitié le duc de Chevreuse, circonstance d’où ce négociateur tirait une autorité particulière pour seconder les vues du Roi son maître. Tenir rigueur à sa femme eût été imprudent et inopportun. Louis XIII avait donc pratiqué envers elle le pardon et l’oubli, et il dut s’en féliciter, lorsqu’on 1625, les deux Cours s’étant enfin accordées grâce au duc de Chevreuse, le futur époux, que la mort de son père venait de faire roi de la Grande-Bretagne sous le nom de Charles Ier, désigna l’heureux négociateur pour épouser par procuration la princesse Henriette. Cet honneur rejaillissait sur la duchesse de Chevreuse et le 11 mai 1625, jour où le mariage royal fut célébré à Notre-Dame de Paris, sa présence dans le somptueux cortège qui suivait la future souveraine d’Angleterre témoigna aux yeux de toute la Cour de la faveur dont jouissait de nouveau l’amie d’Anne d’Autriche. Ainsi, après avoir subi la plus éclatante disgrâce et s’être vue chassée du Louvre, elle y était rentrée triomphante, grâce à son savoir-faire, à son audace, à d’heureux hasards, apportant malheureusement dans son intimité avec la Reine, renouée comme par miracle, ses instincts pervers et contagieux, par lesquels du reste, à peine remariée, elle s’était déjà laissé entraîner.

Parmi les ambassadeurs anglais venus en France, en vue du mariage royal, le plus brillant et le mieux fait pour plaire était le comte de Holland de l’illustre maison de Warwick. Reçu dès son arrivée à Paris, en 1624, à l’hôtel de Chevreuse, il distingua la duchesse, s’en éprit, osa le lui dire et ne tarda pas à être payé de retour. Elle se jeta dans cette aventure, sous les yeux de son mari qui, d’ailleurs, ne voyait rien, et avec une ardeur qui fera dire plus tard que lord Holland est l’homme qu’elle a le plus aimé. Puis, non contente de ne pas même prendre la peine de dissimuler sa passion, elle en entretint la Reine, lui en vanta sans doute la douceur, comme si elle eût voulu l’inciter à suivre son exemple. Anne d’Autriche désira connaître lord Holland ; les longs entretiens qui suivirent la première entrevue la mirent en tiers dans les amours de son amie. Beaucoup de confidences furent échangées, notamment en ce qui touchait le duc de Buckingham dont on annonçait la venue prochaine à Paris. Holland parlait de ce favori du roi d’Angleterre comme du personnage le plus séduisant du royaume ; il excitait chez la jeune Reine le désir de connaître ce brillant étranger, sans qu’elle put se douter que ces amans également pervertis avaient conçu le projet de ménager une intrigue entre elle et lui. Mme de Chevreuse, de son côté, ne négligeait rien pour arriver à ses fins et pour préparer à Buckingham un accueil tel qu’il le pouvait souhaiter. Elle forçait la Reine à penser à celui qui, disait-elle, l’aimait déjà, bien qu’il n’eût fait que l’entrevoir deux ans avant, en traversant Paris incognito pour se rendre en Espagne ; elle s’attachait à vaincre ses scrupules et « à lui faire prendre goût à la gloire d’être aimée, » rôle abominable qu’on ne saurait trop flétrir et par lequel elle préludait à tant d’autres méchantes actions qu’on la voit commettre aux diverses étapes de sa scandaleuse existence.

M. Louis Batiffol nous donne sur cette aventure une version que les preuves en lesquelles il l’encadre autorisent à considérer comme définitive ; il nous montre la Reine recevant Buckingham, se laissant émouvoir un moment par les propos passionnés qu’elle entend, mais se reprenant à temps pour mesurer la profondeur de l’abime où elle tomberait si elle cédait à la passion vraie ou feinte qu’elle a inspirée. Au bout de quelques jours, heureuse de n’avoir pas succombé, elle se ressaisit, redevient maîtresse d’elle-même et lorsque, bientôt après, Buckingham obligé de retourner en Angleterre se présente pour prendre congé d’elle, il n’obtient qu’un adieu glacial accompagné d’un regard d’indifférence et de mépris. Il partait cruellement déçu et offensé. Condamné par la volonté de Louis XIII à ne plus revenir en France, il allait se transformer en agent de la coalition à laquelle songeait déjà la duchesse de Chevreuse pour faire échec à Richelieu et renverser Louis XIII, au profit de son frère Gaston d’Orléans.

Ainsi, à l’origine de l’un des plus douloureux épisodes de l’histoire de France, on trouve la main de Mme de Chevreuse, main tragique vraiment, si l’on considère qu’elle a tenu les fils de la conspiration de Chalais, conduit ce malheureux jeune homme à l’échafaud, fait emprisonner d’Ornano, Châteauneuf et d’autres, et que, par la suite, elle a également porté malheur à tous ceux, amans et amis, qu’elle a entraînés dans ses complots et ses intrigues avec l’étranger. De quelque côté qu’on regarde à la vie de cette femme, dont il faut lire le récit dans le beau livre de M. Louis Batiflol, on n’y trouve rien qui plaide pour elle, car, n’en déplaise à Victor Cousin, elle a fait un trop détestable usage de sa beauté, de son esprit, de sa remarquable intelligence, de son charme, et en un mot de tout ce qui la rendit irrésistiblement séduisante pour qu’ils puissent être rappelés à l’effet d’excuser son inconduite. Ils font comprendre pourquoi et comment se sauvant toujours des périls qu’elle créait elle-même et auxquels échappèrent rarement ses complices, elle parvenait à se faire pardonner ses pires méfaits, en promettant de les réparer ; mais ses malheurs ne sauraient être invoqués pour sa défense. Tout au plus peut-on s’apitoyer au spectacle lamentable que nous donnent les vingt dernières années de sa vie, empoisonnées par les procès qu’elle eut à soutenir contre son frère et contre son mari pour défendre ses moyens d’existence, par l’indifférence dont elle était l’objet à la Cour et dans le monde, par l’oubli qui montait autour d’elle, par la misère qui la talonnait ; et encore est-il difficile de ne pas considérer ces malheurs comme une expiation méritée.

On doit croire, au surplus, qu’elle avait fini par les accepter ainsi, quand on la voit attendre la mort dans le silence et la solitude d’un pauvre village des environs de Paris, ne cherchant de consolations que dans les pratiques religieuses rigoureusement observées. Un prieuré bénédictin abandonné fut le dernier et modeste abri de l’opulente châtelaine de Dampierre. Elle y mourut, presque octogénaire, le 12 août 1679. Elle avait elle-même dicté l’épitaphe suivante qu’on inscrivit sur sa sépulture : « Ci-gist Marie de Rohan, duchesse de Chevreuse, fille d’Hercule de Rohan, duc de Montbazon. L’humilité ayant fait mourir depuis longtemps dans son cœur toute la grandeur du siècle, elle défendit que l’on fit revivre à sa mort la moindre marque de cette grandeur qu’elle voulut achever d’ensevelir sous la simplicité de cette tombe. » Ne semble-t-il pas qu’entre les lignes de cette inscription passe un aveu de remords et de repentir ?

En 1627, au plus fort des intrigues ourdies par la duchesse de Chevreuse contre le cardinal de Richelieu et alors que, réfugiée à la cour du duc de Lorraine, elle s’efforçait, afin de faire échec au gouvernement de Louis XIII, de recruter des alliés pour le parti huguenot révolté contre l’autorité royale, naissait à Paris une enfant de laquelle on pourra dire plus tard qu’elle semble n’être venue au monde que pour égaler « le génie remuant » de son illustre devancière et marcher sur ses traces. Mariée deux fois elle aussi, d’abord au duc de Châtillon et ensuite au duc de Mecklembourg, Isabelle de Montmorency, cousine du Grand Condé et fille de François de Montmorency, comte de Bouteville, décapité le 23 juin 1627, en place de Grève, pour avoir contrevenu aux édits royaux sur les duels, a fait, comme Marie de Rohan, « beaucoup de bruit dans le monde. » Jetée par sa haine contre Mazarin et par son affection passionnée pour le Prince de Condé, parmi les principaux acteurs de la Fronde, elle y a joué, à côté de la célèbre fille de Gaston d’Orléans, la Grande Mademoiselle, et d’Anne de Bourbon, duchesse de Longueville, un rôle analogue à celui de Mme de Chevreuse dans sa lutte contre Richelieu. Elle lui ressemble en outre par ses liaisons amoureuses qui firent scandale, bien qu’en son temps les intrigues politiques se doublassent presque toujours d’intrigues galantes. C’est ainsi qu’elle est entrée dans l’Histoire si romanesquement et avec tant de fracas qu’on ne saurait s’étonner qu’elle ait défrayé les chroniques et les Mémoires du siècle où elle a vécu, qu’elle y ait été défendue par les uns, calomniée par les autres, Bussy-Rabutin par exemple, et qu’elle ait excité depuis la curiosité des historiens.

Plusieurs se sont occupés d’elle, Victor Cousin à propos de Mme de Longueville, le Duc d’Aumale à propos du Grand Condé, M. Jules Lair à propos des Fouquet, et le marquis de Ségur dans sa magistrale trilogie sur le maréchal de Luxembourg dont elle était la sœur. A ces écrits, il faut ajouter une longue étude sans nom d’auteur publiée à Cologne en 1699 et un volume, en date de 1878, signé de M. E. Filheul. Le dernier venu parmi ces écrivains, M. Paul Fromageot, a eu sur eux l’avantage de pouvoir contrôler leurs dires. Cette étude l’a conduit à conclure que si les uns ont usé d’une bienveillance excessive, les autres ont attaché trop de prix aux appréciations malveillantes des contemporains, et à essayer « de rendre justice à cette séduisante duchesse, sans altérer la vérité, en reprenant par le menu le roman d’aventures que fut sa vie. » Cet essai est maintenant sous nos yeux et, quel qu’ait été à l’origine le plan de l’auteur, est devenu sous sa plume et grâce à ses recherches, l’histoire la plus complète qui ait été écrite sur Isabelle de Montmorency.

On ne connaîtra bien la belle ensorceleuse qu’après avoir lu ce livre remarquable, début dans le domaine historique d’un homme qu’une longue et honorable carrière au barreau de Paris a familiarisé avec les enquêtes judiciaires et qui a consacré les loisirs de sa retraite à compulser le dossier assez confus de son héroïne, en apportant dans cette étude autant de soin, de patience et de conscience que s’il s’agissait de prouver l’innocence d’un accusé. Il ne s’est pas flatté sans doute d’obtenir un acquittement : il plaide coupable ; mais, en face des charges, il rappelle ce qui les atténue ; en confessant la vérité, il fait la part de la calomnie, visiblement animé du désir de nous convaincre que « sa cliente » n’a pas été aussi noire qu’ont voulu l’établir les accusateurs. Je n’oserais prétendre qu’il y a complètement réussi ; mais, au moins, nous démontre-t-il qu’elle ne fut pas plus coupable que la plupart de ses complices, que ses fautes furent des fautes de jeunesse et que les trente dernières années de sa vie, durant lesquelles, devenue, par son second mariage, princesse allemande, elle s’appliqua à servir les intérêts de la France, ne méritent que des éloges. Nous n’avons pas à décider si les services qu’elle rendit alors suffisent à la défendre contre les mauvais souvenirs de la Fronde et à l’excuser. Nous trouvons plus utile, pour caractériser l’effort de son savant historien, de constater qu’il nous la rend plus sympathique qu’elle n’était avant qu’il eût tenté de nous faire mieux connaître cette existence toute d’agitation, de conflits et d’intrigues dont le récit, attachant comme un roman, se déroule en marge des péripéties de la fin du règne de Louis XIII et de la minorité de Louis XIV.

Il n’y avait guère plus de trois mois qu’Isabelle de Montmorency était venue au monde lorsque son père périt sur l’échafaud. Il laissait une veuve de vingt ans et deux filles en bas âge ; la plus jeune était notre héroïne. Cette famille subitement privée de son chef allait bientôt s’augmenter d’un fils que Mme de Bouteville, quand son époux lui fut ravi, portait dans son sein, comme un dernier gage de l’amour de ce malheureux, et qui devait, sous le nom de maréchal de Luxembourg, léguer à la postérité un héritage de gloire. La jeune mère, après le drame affreux qui brisait sa vie, ayant quitté Paris pour aller cacher son désespoir dans son château de Crécy-sur-Oise, ses trois enfans y grandirent en liberté. Isabelle écrira plus tard : « Je n’ay point esté nourie à Paris, j’ay quasy toujours demeuré aux champs. »

Cette existence de recluse n’allait pas cependant sans relations avec la Cour. En 1635, dans un ballet enfantin qu’on y donne pour fêter le retour de Monsieur, on voit figurer Mlle de Bouteville dans le cortège juvénile qui se presse autour de Mlle de Montpensier. La fille de Gaston d’Orléans, comme la plu- part de ses compagnes, et comme « la petite Bouteville, » n’a pas encore huit ans. Elle apparaît, sous le costume de Minerve, montée sur un char, « escortée de quinze étoiles qui s’escriment à des pas savans, » tandis qu’elle débite ce couplet :


Bien que nous soyons innocentes
Des coups dont nous blessons les cœurs,
On dit que nos grâces naissantes
Exercent beaucoup de rigueurs :
Mais, si déjà dedans les âmes
Nos regards allument des flammes
Qui causent tant de maux divers,
C’est un arrêt des Destinées
Que nous brûlions tout l’Univers,
Dès que nous aurons quinze années.


Pour la plupart des petites figurantes de ce ballet mythologique, « l’arrêt des Destinées » devait se réaliser, mais, pour aucune, plus complètement que pour Isabelle de Montmorency. Dès l’âge de quinze ans, elle est experte dans l’art de la galanterie. Elle en a reçu les premières leçons non seulement à la Cour, lors des rares apparitions qu’elle y fait mais encore et surtout à l’hôtel de Condé et à Chantilly où la maternelle tendresse de Charlotte de Montmorency, princesse de Condé, mère du Duc d’Enghien, le futur vainqueur de Rocroy, lui assure un dévouement et une protection dont cette délicieuse princesse ne cessera de lui prodiguer les témoignages. Dans ces demeures enchantées, parmi les brillans gentilshommes et les jeunes beautés qui en sont la parure, sous l’inspiration des beaux esprits qui en relèvent l’éclat, on suit les traditions de l’hôtel de Rambouillet, on disserte sur la carte du Tendre, on versifie, on échange à l’envi des rondeaux, des sonnets, des bouts-rimés. « L’amour s’en mêle forcément, » et Mlle de Bouteville est bientôt passée maîtresse dans ces jeux qui ne la disposent que trop aux aventures galantes.

Sa sœur Marie-Louise, son aînée de dix-huit mois, qui sera duchesse de Valençay, est belle aussi, mais d’une beauté plus douce et plus grave et ne lui ressemble ni par l’humeur ni par les goûts. Sa physionomie charmante et reposée laisse deviner ce que sera sa vie ; une fois mariée, elle se consacrera uniquement à ses devoirs. Se renfermant dans son bonheur familial, elle s’appliquera à ne pas faire parler d’elle et méritera cet éloge de Saint-Simon : « Mère tendre, épouse fidèle, modeste et dénuée d’ambition, elle borna ses désirs à couler ses jours dans la paix. »

Dans le monde où jeune fille elle accompagne sa sœur, tout en elle annonce cet avenir ; aussi elle est bientôt éclipsée par sa cadette dont la beauté plus vivante, provocante et hautaine, cause déjà des ravages parmi ses adorateurs : « Vous donnez la mort, » dit à Isabelle dans un sonnet emphatique un poète du temps. Elle connaît l’étendue de son pouvoir ; elle l’exerce avec une rare audace, au gré de sa fantaisie, tour à tour cruelle et tendre, sans crainte de faire endurer à quiconque est fasciné par son regard toutes les tortures de la jalousie, et restant dans ces intrigues assez maîtresse d’elle-même pour ne pas souffrir du supplice qu’elle impose à ceux sur qui s’opère sa séduction. Sous sa coquetterie raffinée, elle cache une âme capable de ressentir les effets des passions qu’elle inspire, mais capable aussi de calculer les profits qu’elle en peut retirer dans le présent et dans l’avenir. Elle se sait sans fortune ; elle n’ignore pas qu’en dépit de l’illustre nom qu’elle porte, son établissement sera difficile, et qu’elle ne devra qu’à ses beaux yeux de le trouver tel qu’elle le souhaite. Aussi ne s’attarde-t-elle guère à écouter les hommages qui ne le lui promettent pas. Lorsque, par exemple, elle croit deviner que le jeune Duc d’Enghien, son cousin, n’est pas insensible à ses charmes, elle a vite fait de comprendre que ses attentions ne pourront aboutir qu’à une amourette sans issue possible, puisque, d’une part, il est marié et que, d’autre part, il est attelé au char de la douce et mélancolique Marthe du Vigean ; elle se dérobe spontanément avec assez d’habileté pour faire naître entre elle et le prince une amitié confiante et forte sur laquelle se greffera bientôt un dévouement réciproque, qui deviendra le mobile de la plupart de ses actions. Du reste, elle ne tardera pas à être dédommagée de son léger sacrifice, car, de l’amitié qui en est le prix, elle va recevoir un service considérable.

C’est à la fin de l’été de 1643 qu’elle avait revu le Duc d’Enghien à l’hôtel de Condé. Nommé six mois avant généralissime de l’armée du Nord à l’âge de vingt-deux ans, il rentrait de sa glorieuse campagne contre les Espagnols, couronnée, grâce à lui, par la victoire de Rocroy et la prise de Thionville, succès foudroyans qui, au lendemain de la mort de Richelieu et de Louis XIII, tiraient la France des périls redoutables qui la menaçaient et paraient d’une auréole les débuts de la régence d’Anne d’Autriche. Autour du jeune vainqueur à qui la ville et la Cour faisaient fête, se pressaient quelques-uns de ses compagnons d’armes, jeunes et brillans comme lui, et parmi eux, Gaspard de Coligny, comte d’Andelot, descendant direct du fameux amiral et fils du maréchal de Châtillon. « Joueur, débauché, violent, a écrit le marquis de Ségur en parlant de celui-ci, la mine d’un grand seigneur avec l’âme d’un soudard, » il passait pour le personnage le plus considérable du parti huguenot. Des quatre enfans qu’il avait eus de son mariage avec Anne de Polignac, Gaspard d’Andelot, « beau, bien fait et brave au dernier point, » était celui qui donnait les plus grandes espérances. Maréchal de camp à vingt-trois ans, associé par ses exploits, durant la dernière campagne, à la gloire du Duc d’Enghien, qui le considérait comme son meilleur lieutenant, sa réputation militaire l’avait mis en vedette non moins que ses succès auprès des femmes. On citait parmi ses maîtresses Ninon de Lenclos dont il avait été le premier amant et Marion de l’Orme.

Tel il était, lorsque, à l’hôtel de Condé, il rencontra Mlle de Bouteville. Il s’en éprit en la voyant et dans l’ardeur de sa passion, il sollicita sa main sans même se demander si ses parens donneraient leur consentement à une alliance qui ferait entrer dans leur famille dévouée au calvinisme une fille catholique et par surcroit sans fortune. Avec un égal oubli de ce qu’elle devait à l’autorité de sa mère, Isabelle accepta ses hommages qui flattaient son orgueil et auxquels répondaient les sentimens de son cœur. Des promesses furent échangées, dont le Duc d’Enghien fut le premier confident. Ami de ces deux amoureux qui se considéraient déjà comme des fiancés, il leur promit son concours et son appui pour faciliter leur mariage et vaincre la résistance de leurs parens.

Les récits du temps nous ont conservé le souvenir des nombreux incidens qui suivirent : l’opposition des deux familles, l’éloignement imposé par le maréchal de Châtillon à son fils pour lui faire oublier sa belle, l’inutilité de ces efforts, la conversion de Gaspard au catholicisme et comment Isabelle et lui, résolus à s’épouser, recoururent au seul moyen qui s’offrît à eux d’arriver à leurs fins, en mettant leurs parens en présence du fait accompli. Pendant le carnaval de 1645, un soir en rentrant d’un bal, la jeune fille fut bel et bien enlevée, à la porte de l’hôtel de Valençay, sous les yeux de sa mère et de sa sœur, jetée dans un carrosse où l’attendait d’Andelot et emmenée à Château-Thierry. Les fugitifs y arrivaient après avoir galopé toute la nuit et leur mariage était immédiatement célébré dans la grande église de la ville, « en présence de la garnison et de tous les nobles d’alentour » conviés, dès la veille, à la cérémonie. Le même jour, pour se dérober aux poursuites qu’ils avaient lieu de craindre, ils se réfugiaient dans la place forte de Stenay, apanage du Duc d’Enghien. Grâce à la protection et à l’amitié du prince, ils pouvaient maintenant attendre en sûreté que les orages déchaînés par leur audacieuse entreprise fussent apaisés. Ces orages furent violens et terribles. Pour y mettre fin, il ne fallut rien moins que l’intervention de la Reine régente, de Mazarin, de la Princesse douairière de Condé, du Saint-Siège lui-même, et encore, le maréchal de Châtillon ne se laissa-t-il arracher son consentement qu’à la condition que le mariage serait solennellement confirmé. Les jeunes époux se hâtèrent de revenir et, le 19 juin, ils recevaient de l’archevêque de Paris une nouvelle bénédiction nuptiale ; ils pouvaient, désormais, jouir en paix de leur bonheur.

Ainsi s’ouvre pour celle qui, par suite de cette brillante alliance, sera bientôt duchesse de Châtillon, le cycle d’aventures qu’elle était destinée à parcourir. Toutefois, à ne la considérer qu’aux débuts de sa nouvelle existence, il ne semble pas qu’elle doive porter la responsabilité du désarroi auquel le ménage est bientôt livré. Le premier coupable, c’est le mari qui, rappelé à l’armée peu après son mariage, ne revenait à Paris que pour donner à sa femme le spectacle, offensant pour elle et scandaleux pour tous, d’une vie de débauche. Elle le voit retourner chez ses anciennes maîtresses, fréquenter Marion de l’Orme, contracter une liaison avec Mlle de Guerchy, fille d’honneur de la Reine, reprendre en un mot ses anciennes habitudes et pousser si loin l’inconduite que son père au moment de mourir le déshérite au profit des enfans qui naîtront de cette union.

Délaissée par son mari, la jeune épouse passe dans une maison religieuse une partie de l’année 1646 ; en 1647, elle a quitté cette maison ; mais elle vit très retirée comme si elle voulait se faire oublier ; l’été venu, elle se rend aux eaux de Bourbon. Là, elle rencontre le duc de Nemours. Alors commence entre elle et lui un commerce amoureux qui ne sera plus un secret lorsqu’en février 1649, au début de la Fronde, le duc de Châtillon, commandant l’armée royale sous les ordres du duc d’Enghien devenu prince de Condé par le décès de son père, est frappé à mort, au fameux combat de Charenton. Isabelle n’en court pas moins au château de Vincennes où le blessé a été transporté. Bien qu’elle apprenne qu’au moment du combat, il portait au bras la jarretière de Mlle de Guerchy, elle semble oublier les trahisons dont il s’est rendu coupable envers elle ; elle écoute avec une tendre compassion les propos par lesquels il s’excuse de ses torts, et c’est dans ses bras qu’il rend le dernier soupir.

La douleur qu’on la vit manifester, à la suite de ce tragique événement, était-elle sincère ? Il est permis d’en douter et les contemporains ne l’ont pas cru. En tout cas, on ne saurait nier qu’elle fut rapidement consolée et que, dès ce moment, elle laissa aller son cœur là où la poussait son caprice. Sur sa route, elle retrouva Condé. Tout porte à croire que, pour établir solidement son influence sur lui, elle ne lui refusa pas ses faveurs, tout en continuant à les accorder au duc de Nemours, jusqu’au jour où ce malheureux jeune homme fut tué en duel par son beau-frère le duc de Beaufort.

Entre temps, les événemens se précipitaient. Condé, après avoir sauvé la royauté de l’entreprise des Frondeurs, et ramené la Cour à Paris d’où elle s’était enfuie, se voyait acclamé de toutes parts, « comme le vainqueur des ennemis du dedans et du dehors. » Grisé par son triomphe, il prétendait agir en maître, exigeait pour lui et les siens les honneurs et les places. Irrité par la résistance opiniâtre qu’Anne d’Autriche et Mazarin opposaient à ses exigences, il ne tardait pas à prendre une attitude de factieux et si menaçante, que la Reine et son ministre décidaient de le mettre hors d’état de nuire. Il était arrêté, le 16 janvier, avec son frère le prince de Conti et son beau-frère le duc de Longueville et incarcéré avec eux à Vincennes. On sait que ce fut là l’origine de la seconde Fronde et des événemens au cours desquels le Grand Condé nous apparaît comme un ennemi de sa patrie. Son arrestation eut une autre conséquence : elle entraîna la duchesse de Châtillon dans le parti des princes.

Il faudrait plus de place que nous n’en avons ici pour la suivre à travers les péripéties de la guerre civile qui recommençait. M. Paul Fromgeot les raconte tout au long et nous ne pouvons que renvoyer les lecteurs à son attachant récit. Ils y verront la jeune duchesse, — elle avait vingt-quatre ans, — tenir tête à Mazarin, ne reculer devant aucun moyen pour triompher de lui et pousser si loin la volonté de le détruire qu’elle sera soupçonnée d’avoir voulu le faire assassiner. La duchesse de Chevreuse n’en avait pas fait autant contre Richelieu. Malgré tout cependant, si l’on entreprenait d’établir une comparaison entre ces deux grandes dames, qui ont rivalisé d’audace, d’esprit et d’intrépidité au profit d’une cause détestable, l’avantage resterait à la duchesse de Châtillon, à laquelle on ne peut contester le mérite d’avoir tout fait pour détourner Condé de recourir à l’étranger et de n’avoir pas voulu le servir dans ses desseins quand elle eut compris qu’ils reposaient sur un crime de lèse-patrie. Ceci doit lui être compté, et il n’est pas moins juste de rappeler qu’après son second mariage avec un prince étranger, elle n’oublia pas qu’elle était née Française et s’efforça « d’être utile au Roi » dans toutes les circonstances où il lui fut donné de l’être.

Quant aux désordres de sa vie privée, autour desquels a régné et règne encore une confusion qui ne permet guère d’en préciser l’étendue, il faut reconnaître avec son historien qu’ils résultèrent surtout des mœurs de son temps. Elle n’a été sous ce rapport ni meilleure, ni pire que beaucoup de grandes dames ses contemporaines et s’il est plus souvent question d’elle que de tant d’autres, c’est que son rôle dans la Fronde l’avait mise en vedette. Elle mourut en 1695. Il y avait trois ans qu’elle était veuve pour la seconde fois, trois mois qu’elle pleurait son frère le maréchal de Luxembourg auquel on l’avait vue se dévouer avec passion, lorsqu’il avait été compromis dans le procès de la Voisin. Depuis longtemps, elle était rentrée dans le devoir, et ses fréquens séjours, vers la fin de sa vie, chez les religieuses bénédictines de la rue Cassette, témoignaient de son désir de se faire pardonner les scandaleux écarts de sa jeunesse.

Avec elle disparaissait la dernière des héroïnes de la Fronde, la Grande Mademoiselle et la duchesse de Longueville l’ayant précédée dans la tombe, sans que leur mort, pas plus que la sienne, laissât aucun vide. A la cour de Louis XIV, domestiquée et asservie par une main de fer, il n’y avait plus de place pour des femmes de ce caractère et de cette trempe. Désormais, parmi les charmeuses qui occuperont ce brillant théâtre, on ne verra plus de révoltées, pas plus qu’on n’y verra de rebelles parmi les grands seigneurs : les uns et les autres rivaliseront d’efforts pour affirmer leur soumission à la volonté du Roi. « La souplesse, écrit Saint-Simon, la bassesse, l’air admirant, dépendant, rampant, plus que tout, l’air de néant sinon par lui, étaient les uniques voies de lui plaire. Pour peu qu’on s’en écartât, on n’y revenait plus. Ce poison ne fit que s’étendre. Il parvint jusqu’à un comble incroyable. » Ainsi, dans cette Cour où naguère grondait la révolte, la courtisanerie est devenue l’arme des ambitieux ; ils n’exigent plus ; ils sollicitent et leur faveur se mesure à leur servilité.

Nous savions tout cela par les Mémoires du temps. Mais, voici qu’à l’appui de leurs dires, M. le duc de La Force nous apporte un récit d’histoire, consacré au fameux Lauzun, l’un des plus illustres courtisans du Roi Soleil. Le talent qu’il y révèle et une documentation consciencieuse, très heureusement fortifiée par des traditions de famille, impriment à ce récit autant d’intérêt que d’autorité. J’ai fait remarquer au début de cette étude qu’en histoire, quelque épuisé que paraisse un sujet, il est rare qu’il ne se prête pas à des révélations nouvelles et parfois inattendues. Le livre de M. le duc de La Force ne démontre pas moins que ceux dont j’ai parlé avant de parler du sien l’exactitude de ce propos. Bien qu’il semblât en effet qu’Antonin Nompar, d’abord marquis de Puyguilhem, plus tard duc de Lauzun, était un de ces personnages sur lesquels nous n’avons plus rien à apprendre, on ne connaissait guère que son nom et le plus retentissant des événemens de sa vie, c’est-à-dire le piquant roman de ses amours avec la Grande Mademoiselle. Bien des documens le concernant et notamment sa volumineuse correspondance, conservée à Paris au Dépôt du Ministère de la Guerre, en Angleterre et en Italie dans des Archives privées ou publiques, n’avaient jamais été publiés. C’est à cette source que M. le duc de La Force s’est documenté et a puisé les élémens des pages charmantes qu’il nous présente aujourd’hui, tableau vivant et animé de la cour de Versailles, de ses mœurs, de ses intrigues et qui complète heureusement celui qu’en ont tracé Saint-Simon et d’autres mémorialistes ses émules.

Dans ce décor d’une magnificence sans égale, reconstitué avec ses changemens à vue, aussi variés qu’imprévus, se déroulera toute la destinée de Lauzun et, parmi les acteurs qui le parcourent, il se distinguera par les soubresauts et les péripéties d’une carrière qui fait de lui, quoique placé au second rang, le plus original et le plus romanesque des personnages de son temps. Nous le voyons débarquer à quinze ans, du fond de sa province, tel un cadet de Gascogne, chez son parent le maréchal duc de Gramont, y grandir en se façonnant aux belles manières et s’élancer de là vers l’avenir qu’il va poursuivre avec le savoir-faire et la ténacité d’un ambitieux, avide de plaisirs et de richesses non moins que dépourvu de scrupules et de préjugés. Nous le voyons évoluer, s’agiter, conquérir les belles, plier l’échine, gagner la faveur royale, en tirer des honneurs et des grâces plus promptement qu’aucun de ses contemporains, puis rouler de ces hauteurs dans une disgrâce éclatante qui lui vaudra un emprisonnement de dix années, durant lequel il se croira perdu à jamais. Sorti de prison après cette longue et douloureuse captivité, il reparaît sur le théâtre où il a brillé d’un incomparable éclat ; il y court de nouvelles aventures, va en chercher d’autres en Angleterre, se montrant toujours et partout tel que nous l’a décrit Saint-Simon : « extrêmement brave et aussi dangereusement hardi ; courtisan également insolent, moqueur, bas jusqu’au valetage et plein de recherches, d’industrie, d’intrigue, de bassesses pour arriver à ses fins, avec cela dangereux aux ministres, à la Cour, redouté de tous et plein de traits cruels et pleins de sel qui n’épargnaient personne. »

En regard de son existence agitée, dressons maintenant le tableau de l’amoureuse passion qu’a conçue pour lui la vieille fille qu’est la Grande Mademoiselle et celui des tentatives auxquelles il se livre pour attiser cette passion, en ayant l’air de s’y dérober et en feignant de croire qu’il est trop mince gentilhomme pour devenir l’époux d’une princesse du sang ; rappelons l’opposition que fait le Roi à cette union, après y avoir d’abord consenti, la douleur irritée de Mademoiselle, la résignation jouée de Lauzun à la volonté du maître, l’effort combiné de Louis XIV et de Mme de Montespan pour faire attribuer à leur bâtard le duc du Maine les biens considérables dont la princesse avait voulu disposer en faveur de l’homme qu’elle aime et dont définitivement il n’aura qu’une faible part ; suivons en ses extravagances la folle jalousie dont elle le poursuit et au point de donner à penser qu’ils sont mariés secrètement ; greffons sur ces incidens la brouille qui résulte de cette jalousie, la mort de Mademoiselle et le mariage de Lauzun, enfin délivré de ce joug et plus que sexagénaire, avec une jeune fille de quinze ans, Mlle de Lorge, sœur cadette de la duchesse de Saint-Simon ; puis son voyage à Londres, son rôle en 1688 dans la révolution d’Angleterre, qui lui assure l’amitié reconnaissante des souverains britanniques renversés et proscrits, sa campagne en Irlande, entreprise pour la défense de leurs droits, son élévation à la dignité de duc et pair héréditaire venant récompenser son dévouement à une grande infortune et enfin sa retraite, en 1720, dans un couvent de moines augustins, bientôt suivie de sa mort à l’âge de quatre-vingt-dix ans ; rétablissons ces événemens dans le cadre où ils se sont déroulés, et nous devrons reconnaître qu’en dépit de leur réalité rigoureusement historique, ils constituent, ainsi que je l’ai dit, le plus extraordinaire des romans.

Ce caractère est d’ailleurs commun à plusieurs des personnages du XVIIe siècle, et surtout aux femmes de la Cour de Louis XIII et de Louis XIV. Victor Cousin l’avait compris lorsqu’il se fit l’historien des héroïnes de la Fronde. La preuve en est dans les récits qu’il leur a consacrés, où l’élément romanesque est mis en lumière avec une persévérance systématique et sans dommage pour la vérité. C’est là, me semble-t-il, la bonne méthode puisqu’elle rend plus attrayantes les œuvres qui s’y conforment. M. le duc de La Force est récompensé de l’avoir adoptée par le succès dont bénéficie son livre où la naturelle sévérité de l’histoire est tempérée par les développemens donnés aux traits particulièrement pittoresques.

M. Louis Batiffol et M. Paul Fromageot avaient fait de même, l’un pour la duchesse de Chevreuse, l’autre pour la duchesse de Châtillon, et le résultat de leur effort a été identique à celui qu’a obtenu M. le duc de La Force. Nos auteurs méritent donc d’être associés dans les mêmes éloges et d’autant plus que les trois grands acteurs dont ils ont éclairé la physionomie, ayant occupé successivement la scène du monde pendant cent vingt années, la monographie de chacun d’eux est comme un chapitre détaché d’une grande histoire, et qu’il suffit d’enchaîner ces chapitres l’un à l’autre pour voir revivre et se dérouler autour de figures illustres toute l’épopée d’un siècle que, non sans raison, on a appelé « le grand siècle. »


ERNEST DAUDET.

  1. La Duchesse de Chevreuse, par M. Louis Batiffol ; — Lauzun, par M. le duc de La Force. Hachette et Cie ; — Isabelle de Montmorency, duchesse de Châtillon, par M. Paul Fromageot, Emile-Paul.