Abigaïl/01-11

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Traduction par Bénédict H. Révoil.
Hachette (p. 98-110).


XI


Masham rencontre chez M. de Saint-John üne réunion de beaux esprits. Moyens proposés par lui pour ajuster un différend qui s’éleva entre mistress Bracegirdle et mistress Oldfleld.


Masham dina seul, et, lorsqu’il eut achevé les préparatifs qu’il croyait nécessaires pour son duel du lendemain, il se rendit vers dix heures à la résidence de Saint-John dans SaintJames-Place.

Les convives, plus nombreux qu’il ne s’y attendait, étaient déjà à table, mais une place lui avait été réservée entrë Maynwaring et Prior : Masham s’y glissa comme s’il eût désiré ne point être aperçu. Il connaissait tous ceux présents, quelques-uns de réputation etpresque tous personnellement ; et passant en revus toute l’assistance, composée de la plupart des gens les plus spirituels de l’époque, il se dit en lui-même qu’il avait peu de droits à siéger parmi eux.

Le haut bout de la table était, comme de raison, occupé par Saint-John, qui paraissait d’une humeur charmante. À sa droite était assise une femme de l’ensemble le plus séduisant, dont les beaux yeux bruns avaient un éclat extraordinaire. Les cheveux et les sourcils de cette beauté châtoyaient, à la lueur des bougies, d’une nuance de jais pareille aux plumes d’un corbeau.

Et pourtant le teint de la dame offrait des couleurs éclatantes. Quoiqu’elle eût dépassé la première jeunesse, sés charmes n’avaient rien perdu de leur puissance. Le sourire délirant immobile sur ses lèvres avait exercé un pouvoir magique sur bien des cœurs ; en un mot, cette personne gracieuse étuit la ravissante mistress Anne Bracegirdle, et jamais plus admirable actrice n’avait foulé le plancher d’un théâtre.

Le gentleman qui se trouvait à sa droite se faisait remarquer par des manières de courtisan, de beaux traits d’un calme parfait et d’une pureté sans pareille. Il comblait de soins empressés sa voisine, qui le nommait M. Congrève.

Près de lui était placé un autre bel esprit, d’un extérieur moins remarquable, mais d’un mérite égal, quant aux facultés intellectuelles.

Sir Joh Vanbrugh, car c’était lui, causait avec un monsieur âgé, qui, avec son dos voûté, l’absence totale de dents et les rides profondes creusées sur ses joues, rides ineffaçables malgré la couche de fard qui les couvrait, affectait cependant des airs coquets et juvéniles. Ce personnage était vêtu à la dernière mode, et portait, avec une cravate et des manchettes de dentelle, une perruque aux boucles ondoyantes et des bagues de prix à tous les doigts. Il était difficile de reconnaître ce vielllard présomptueux, dont les membres tremblotants ét les yeux chassieux auraient mieux été placés sur un lit que devant la table d’un festin, pour l’ami autrefois renommé par sa beauté, et toujours spirituel, de Sidley, Rochester, Elheridge et Buckingham, pour le compagnon favori du joyeux monarque lui-même, celui qui, par ses grâces et sa brillante réputation, avait conquis et obtenu la main de l’opulente et belle comtesse de Droghade, et dont les comédies sont tout au plus inférieures à celles de Congrève et de Vanbrugh. Cet homme s’appelait William Wycherley.

Vis-à-vis le poëte caduc, on remarquait un jeune homme à l’air emprunté, aux vêtements simples, dot la plysionomie annonçait une finesse exquise et un grand bon sens. Sir Tickell, c’était son nom, écoutait áttentivement son voisin, personnage corpulent, aux joues fraîches, au visage bellâtre, accoutré d’un habillement complet en velours fleur de pêchér, et qui n’était autre que l’illustre Joseph Addison.

Ce grand auteur des Essais n’avait pas encore, à cette époque, dit son dernier mot au public. En attendant que son talent admirable se fût mûri, il s’était fait connaître principalement par la publication de ses Voyages, par un poème intitulé Campagne, et par un opéra insignifiant appelé Rosamonde.

Addison occupait le poste de sous-secrétaire chez lord Sunderland, qui, en succédant à sir Charles Hedges (auquel Addison avait dû primitivement sa nomination), l’avait conservé dans l’exercice de ses fonctions.

L’écrivain avait à sa droite le joyeux, l’aimable, le bon, l’insouciant Richard Steele, sur le tempérament duquel la bonne chère et les copieuses libations indispensables pour arroser les mets exquis {car la mode du temps était de boire beaucoup) avaient produit un effet bien plus pernicieux que sur son flegmatique ami le sous-secrétaire.

Le capitaine Steele, telle était sa qualification (car il avait obtenu depuis quelques semaines une commission dans le régiment de lord Lucas, sur la recommandation de son ami, le brave lord Cutts), s’occupait principalement à cette époque à rédiger la Gazette, dans laquelle, prétendait-il, ses efforts tendaient à être aussi bête et aussi insipide que possible ; ajoutons en passant que son succès dépassait ses désirs. Steele était veuf depuis quelque temps ; mais précisément alors il faisait la cour à miss Scurlock, qu’il épousa deux ou trois mois plus tard. Ses débauches avaient laissé des traces ineffaçables sur son visage ; mais, quoiqu’il fût bouffi et livide, ses traits ne manquaient pourtant pas d’expression. Des sourcils noirs recouvraient ses yeux très-enfoncés, sa face était large et rude, commune, sa taille épaisse et carrée, et il portait un uniforme avec assez de gaucherie.

Le capitaine Steele s’occupait beaucoup de sa voisine, jeune femme singulièrement belle, à la taille élancée et gracieuse, au regard plein de malice, et aux manières aimables. C’était là ce qu’on appelle une femme irrésistible. Mistress Oldfeld était rivale de mistress Bracegirdle, et sa réputation avait causé maint débat dans le beau monde de Londres.

À vrai dire, les galanteries de Steele restaient sans récompense. Mistress Oldfeld n’avait d’yeux et d’oreilles que pour les doux regards et les tendres œillades de M. Maynwaring, qui était à sa droite, et avec lequel, soit dit en passant, elle forma ensuite un long et durable attachement, qui n’eut de fin que par la mort de Maynwaring.

Sans parler de Maynwaring, de Masham, de Prior et de Sunderland, bien connus de nos lecteurs, nous citerons encore le poëte tragique Nicolas Rowe, auteur de la Belle Pénitente. Son maintien olympien était tant soit peu compromis par les éclats de rire que lui arrachaient les plaisanteries de son voisin, le facétieux Tom d’Urfey, qui, de même que Wycherley, était une des célébrités du siècle passé. Charles II lui-même s’était souvent appuyé sur l’épaule du poëte, tandis qu’il savourait une prise de tabac. À vrai dire, sous le roi, prédécesseur de la reine, personne ne savait rimer plus gaiement que le vieux Tom une ballade mélancolique, nul ne connaissait mieux l’art d’écrire élégamment une chanson à boire ou des strophes amoureuses dans ce style affecté qui était de mode à l’époque de la jeunesse du poëte.

Comme son confrère Wicherley, Tom d’Urfey était fort usé. Il eût été d’ailleurs surprenant qu’il ne le fût pas, après la vie de libertinage à laquelle il s’était abandonné. Mais en dépit des rhumatismes, de la goutte volante et d’autres maux encore, il eût été difficile de trouver un plus joyeux convive que le vieux Tom. Nul ne savait mieux que lui jouir des biens de la terre, et personne ne les appréciait davantage. Le costume de d’Urfey était fort râpé ; mais il est vrai de dire qu’il était peu riche… Du reste, si son habit était usé jusqu’à la corde, ses bons mots étaient neufs et bien plus animés que ceux de Congrève, le compassé : son rire même respirait la plus franche gaieté.

Tom d’Urfey possédait un véritable talent lyrique, tout à fait exempt de l’affectation habituelle des modernes faiseurs de ballades. Travailleur infatigable, il avait composé plus de trente comédies, qui aujourd’hui sont presque toutes oubliées. Hélas ! pauvre Tom ! à notre époque dégénérée, tes joviales saillies ont à peine trouvé un lointain et faible écho !

Guiscard était assis à côté de d’Urfey. Près du marquis était mistress Centlivre, auteur spirituel de plusieurs comédies excellentes, mais licencieuses : c’était le goût de l’époque. Trois d’entre elles : l’Officieux, la Merveille, une Femme garde un secret, ainsi que une Tentative hardie pour une femme, ont été maintenues au répertoire. Mistress Centlivre, fort belle jadis, avait été mariée trois fois. Son dernier mari, M. Joseph Centlivre, avait été cuisinier du roi Guillaume III. La dernière comédie qu’elle avait composée, une Dame platonique, venait d’être représentée avec assez de succès au théâtre de HayMarket.

Le voisin de droite de mistress Centlivre se nommait sir Samuel Garth, physicien et poëte célèbre, estimé pour ses aimables qualités autant que pour ses talents. Garth passait pour être un bel homme, d’une corpulence respectable et d’une toiJette composée de vêtements faits d’après la mode particulière de l’époque et taillés dans du velours noir.

Près de lui se trouvait une dame, la quatrième et la dernière qui assistât au souper ; c’était aussi un écrivain dramatique, qui avait déjà acquis quelque réputation, mais dont la célébrité augmenta par la suite, lorsqu’elle publia la Nowelle Atalante.

Quoique dans la force de l’âge, mistress Manley ne possédait d’autres grâces que celles de son esprit ; mais elle causait à merveille, et un certain penchant pour la satire, combiné avec une connaissance parfaite (acquise à n’importe quel prix) de ce qui se passait dans le monde et en politique, donnait beaucoup de piquant à ses discours. De nos jours, elle eût indubitablement été réputée pour un nouvelliste de premier ordre, et ses écrits eussent été fort à la mode.

De l’autre côté se trouvait assis M. Godefroy Kneller, le grand peintre (nous ferons remarquer en passant que Kneller fut fait baronnet par {{roi|Georges|I|er C’était un bel homme, de grandes manières, mais déjà sur le déclin de l’âge.

Enfin, après Kneller venait M. Hughes, savant et poëte, particulièrement connu alors par ses élégantes traductions d’Horace et de Lucain, mais dont le talent fut surtout apprécié dans la suite par sa tragédie appelée le Siége de Damas, comme aussi par les articles qu’il écrivit dans le Tatler, le Spectator et le Guardian.

Telle était, décrite en détail, la société qui se trouvait réunie autour de la table.

Le repas, exquis et d’une abondance qui tenait de la profusion, était servi par une foule de laquais vêtus de la somptueuse livrée de Saint-John. La table fléchissait sous le poids de la plus belle argenterie et des plus étincelants cristaux. À mesure que des plats succulents disparaissaient, ils étaient remplacés par d’autres non moins délicats. Les vins coulaient à pleins bords : ils étaient choisis parmi les meilleurs crus de France, d’Espagne, d’Allemagne et même de Hongrie. Les verres ne restaient jamais vides, et les bouchons de champagne sautaient à grand bruit : on eût dit un feu d’artifice accompagné en mesure par des coups de mousquet.

Saint-John passait avec raison pour un amphitryon incomparable, car nul ne pouvait l’accuser d’avoir des airs de petit maître : il laissait à ses hôtes toute liberté, et faisait les honneurs de sa table avec l’urbanité la plus parfaite, entretenant de son mieux la gaieté par ses saillies incessantes.

Le seul front soucieux qui se vît dans l’assemblée était celui de Masham, pour qui les mets succulents et les vins généreux paraissaient n’avoir aucun attrait.

« Monsieur Masham ressemble à l’amant dédaigné de la comédie, observa mistress Bracegirdle, dont la voix était ravissante, ce qui donnait une incroyable valeur aux paroles qu’elle prononçait.

— Par ma foi ! s’écria Saint-John, votre comparaison tombe juste. Masham est assez fou pour aimer une femme qui accorde sa main à un autre, et, qui plus est, il lui faut absolument la vie de son fortuné rival.

— Vous êtes trop sévère pour le jeune gentilhomme, monsieur Saint-John, dit mistress Oldfield d’un accent non moins suave que celui de mistress Bracegirdle. Si monsieur est réellement amoureux, il est à plaindre. Je gage que de toutes les personnes ici présentes, excepté peut-être monsieur Tickell, il est le seul qui connaisse à fond ce sentiment. Si votre bienaimée vous a trompé, ajouta-t-elle en s’adressant à Masham, oubliez-la et offrez vos vœux à une autre.

— Il ne serait point dificile de trouver, et vite encore, mistress Oldfield, répondit galamment le jeune écuyer.

— J’espère que vous ne commettrez pas la folie d’exposer vos jours pour elle ? continua la dame.

— Permettezmoi de solliciter l’honneur de boire à votre santé, répliqua Masham d’une manière évasive.

— Avec grand plaisir, fit-elle ; mais il faut une réponse à ma question. Il y a des femmes qui sont flattées d’être cause d’un duel ; quant à moi, j’éprouverais de l’aversion pour l’homme qui se battrait à mon sujet, ou plutôt je me prendrais en horreur moi-même, ce qui reviendrait absolument au même. Allons, mesdames, secondez-moi ; plaçons monsieur Masham sous notre protection spéciale. Il serait mille fois dommage qu’un aussi joli garçon fût moissonné, à la fleur de son âge, pour une coquette sans cœur. Vos voix s’uniront à la mienne, j’en suis certaine. Il ne faut pas qu’il se batte !

— Certainement non ! s’écrièrent en chœur les trois autres femmes.

— Vous allez nous faire livrer bataille entre nous, si vous continuez ainsi, remarqua Maynwaring avec une certaine pétulance.

— Il paraît que mistress Oldfield est déterminée à faire une conquête à tout prix, dit mistress Bracegirdle à voix basse en s’adressant à Saint-John.

— Un de vos regards suffira pour la lui enlever, répliqua l’autre ; vous lui avez souvent ravi les cœurs d’une salle entière par le même procédé.

— J’essayerai du moins de réussir, dit mistress Bracegirdle, ne serait-ce que pour humilier sa vanité. Monsieur Masham, continua-t-elle à haute voix en lançant au jeune homme une de ses plus irrésistibles œillades, je serais curieuse de savoir le nom de la personne qui a su vous inspirer une passion si profonde.

— On ! dites-nous-le, monsieur Masham, fit mistress Centlivre.

— Elle est indubitablement jeune et belle, dit mistress Manley.

— Et riche aussi, je l’espère ? ajouta mistress Centlivre.

— Voyons, faites-nous son portrait ! s’écria mistress Oldfeld. Ressemble-t-elle à quelqu’une de nous ? à mistress Bracegirdle, par exemple ?

— Ou à mistress Oldfield ? » demanda l’autre actrice, Tous les convives éclatèrent de rire.

« J’ai grand’ peur que Masham n’ait bientôt un second duel sur les bras, fit M. Congrève en regardant mistress Bracegirdle.

— Il pourrait en avoir trois, répondit Maynwaring, et il lui faudra se procurer un autre témoin, car je serai obligé d’agir comme partie intéressée.

— En vérité, messieurs, répliqua Masham, je ne sais en quoi j’ai pu vous offenser !

— Ne craigaez rien ! je me charge de vous débarrasser de M. Congrève, dit mistress Bracegirdle ; s’il se bat avec quelqu’un, ce sera avec moi.

— Et, puisque M. Maynwaring renonce à son emploi, je me ferai un plaisir de vous servir de second à sa place, dit mistress Oldfield ; je sais me tirer d’une affaire de ce genre presque aussi bien que lui. Si vous avez besoin d’épées et aussi de pistolets, j’ai tout un arsenal à votre disposition. Vous ne rougirez pas de votre témoin, car je viendrai vous rejoindre revêtue d’un costume de galant citadin. Vous souvenez-vous de celui de Betty Goodfield, dans la Femme bravache ?… Pardieu, monsieur ! ajouta-elle, prenant tout à coup le ton et le maintien de ce rôle, n’êtes-vous venu ici que pour me faire des questions ? Je ne saurais supporter ce procédé brutal : vous avez épuisé ma patience, et vous allez maintenant trouver en moi un véritable lion déchaîné. Allons, monsieur, dégainons ! »

Cette tirade, débitée de la manière la plus animée, souleva une salve d’applaudissements.

« Monsieur Masham est désormais invincible s’il est secondé de la sorte, observa Wycherley. Mille dieux ! je croyais le théâtre moderne dégénéré, mais je retrouve dans mistress Oldfield l’esprit des Nell Gwyn et de mistress Kneppe.

— Avec un peu plus de retenue, pourtant, monsieur Wycherley, reprit la jolie actrice en décochant un sourire à son adulateur.

— Ah ! monsieur Wycherley, cria Tom d’Urfey, les choses ont bien changé depuis l’apparition de ces inimitables comédies, la Femme de campagne et l’Homme franc. Il y a plus de trente ans de cela. Si vous aviez été laborieux ou nécessiteux, vous nous auriez donné une comédie chaque année, et notre répertoire se fût bien enrichi ! Mais, à propos de l’Homme franc, je me rappelle à merveille Hart dans le rôle de Mauly, Kyngston dans celui de Freeman, mistress Cory dans celui de la veuve Blackacre, merveilleuse veuve Blackacre ! et la jolie mistress Kneppe, qui jouait le rôle d’Élisa ! Vous devriez, monsieur, avant de renoncer complétement au théâtre, offrir encore une autre comédie au public.

— Mon ami Tom, dès que je serai marié, je composerai une farce, répliqua aigrement Wycherley. Mais pourquoi ne vous adressez-vous pas à Congrève ? personne n’a écrit des comédies pareilles aux siennes, et pourtant il ne s’occupe plus de théâtre.

— Ne me rappelez pas les erreurs de ma jeunesse, Wycherley, répliqua Congrève. J’ai reconnu mes fautes et n’y retomberai plus à l’avenir.

— Congrève a été converti par Collier, et cependant il lui a répondu fort sèchement lorsque celui-ci l’a attaqué, dit Vanbrugh en riant. Il croit maintenant qu’au théâtre tout est licence et impiété.

— On pourra du moins contester la moralité des comédies aussi longtemps que vous écrirez, maître Van, répondit Congrève avec aigreur.

— Malédiction ! s’écria Vanbrugh, faut-il que je peigne les hommes et les mœurs comme ils sont ou comme ils ne sont pas ?

— Vous les peignez avec des couleurs si vives que vos portraits dureront toujours, sir John, observa Kneller.

— Il y a une chose certaine, fit Addison, c’est que la scène anglaise doit sa résurrection au génie des deux grands auteurs comiques ici présents, et, s’ils n’avaient pas consacré leur grand talent à soutenir la réputation de notre théâtre, il est probable que nous eussions été privés à tout jamais d’un amusement intellectuel qui fait nos délices. Non, monsieur Congrève, l’art dramatique vous doit trop pour que nous acceptions votre désaveu.

— Je suis fâché de le dire en présence de tant de dramaturges distingués, s’écria Congrève, mais, sur mon âme, je ne crois pas que faire du théâtre soit une occupation digne d’un gentilhomme.

— Fi ! monsieur Congrève ! répliqua Rowe. Voici positivement une hérésie de votre part, et c’est là une faute plus grave que celle de trahir des femmes qui vous ont accordé leurs faveurs. Une belle comédie est le plus noble produit de l’esprit humain.

— L’auteur de la Belle Pénitente et de Tamerlan a le droit de parler ainsi, observa Garth. Je comprends que M. Congrève, qui a obtenu une réputation aussi élevée, ne craigne pas de l’ébranler ; mais qu’il déprécie le théâtre après avoir tant fait pour lui, voilà ce qui dépasse ma compréhension.

— Je ne déprécie pas le théâtre, sir Samuel, répondit Congrève, et, si je renonce à la scène, c’est par dégoût et non par crainte d’insuccès. Je dèteste de faire parler de moi, et, alors même que je serais sûr de produire une œuvre meilleure que ses devancières, je ne voudrais plus en écrire. Bien plus, je regrette même d’avoir jamais tracé une seule ligne.

— Croyez-vous qu’il soit sincère ? demanda Guiscard à Prior.

— Aussi sincère que vous le seriez, répliqua le poëte, si, après avoir gagné à un jeu de hasard dix mille livres sterling, vous juriez de ne plus jouer, et si vous assuriez que vous êtes fâché d’avoir joué. Congrève est prudent et désire ne pas perdre ce qu’il a gagné. De plus, par un bizarre sentiment de vanité, il est plus fier d’être gentilhomme que d’être écrivain.

— Heureusement pour nous, mon cher Congrève, votre désir de n’avoir point écrit vient trop tard, dit Saint-John. Il serait peut-être heureux que quelques-uns d’entre nous pussent anéantir leurs premiers essais, mais vous n’êtes point de ce nombre. Allons ! voici qu’en causant ainsi nous laissons notre vin dans nos verres. Capitaine Steele, je vous porte une santé.

— Et je m’empresse d’y faire honneur, répliqua Steele en buvant rasade. Congrève a raison sur un seul point, continua-t-il ; le grand secret est de savoir finir. Une entrée est plus facile qu’une sortie. Cependant, quoique j’approuve cette maxime, je ne prétends pas la suivre. Pour mon compte, au contraire, je continuerai à écrire aussi longtemps que je trouverai un public qui voudra bien m’écouter et un éditeur qui m’imprimera. L’un et l’autre prendront soin de m’avertir dès qu’ils en auront assez.

— Telle a toujours été votre habitude, Dick, reprit Addison ; vous parlez en philosophe et vous agissez en libertin.

— En cela, je ne fais que vous imiter, Joe, répliqua Steele, vous qui chantez les louanges de la tempérance avec un style aussi limpide que de l’eau de roche, tout en ayant devant vous une bouteille de vieux vin d’Oporto.

— Ce sarcasme ne m’empêchera pas de vous porter une santé à l’instant même ; oui ! à vous, chien de médisant, répondit Addison… Mais que boirons-nous ? du bourgogne ?

— Soit, du bourgogne, fit Steele ; c’est un vin généreux, qui court dans les veines comme le sang bouillant de la jeunesse. » Sur un signe du maître de céans, les domestiques enlevèrent la nappe et placèrent sur la table des plateaux chargés de bols de bishop fait avec du bourgogne, du bordeaux et des épices.

Tom d’Urfey demanda la permission de chanter, et, quoique sa voix fût un peu cassée, il chanta pourtant agréablement une des vieilles chansons anacréontiques de son répertoire.

Mistress Bracegirdle consentit ensuite à se faire entendre, et elle produisit un très-grand effet sur ses auditeurs, dont le ravissement ne diminua point lorsque la voix de sa belle rivale mistress Oldfield résonna de la manière la plus mélodieuse. Les deux dames furent tour à tour applaudies à tout rompre, et les convives, rangés en deux camps, firent de nombreux efforts pour se surpasser dans les témoignages de leur admiration.

Saiat-John, dont la bonne humeur paraissait inépuisable, et qui était l’âme de cette orgie, comme aussi de tout ce qu’il entreprenait, eut grand soin d’entretenir au même diapason la gaieté de ses convives. Il y réussissait si bien, que le crescendo redoublait de minute en minute. La contagion finit même par atteindre Masham, qui oublia ses chagrins pour rire aussi haut et aussi fort que les autres.

Bientôt les nombreuses libations de l’assemblée finirent par opérer. La conversation devint plus bruyante et les rires plus éclatants. Cependant le décorum le plus parfait ne cessa pas de régner parmi les convives ; mais, comme il y avait plus de parleurs que d’écouteurs, Tom d’Urfey, en dépit des efforts du maître de la maison, ne put parvenir à obtenir du silence pour chanter d’autres couplets. Maîtrisant son mécontentement, il profita du moment où le bruit était moins fort, et pria mistress Oldfield de chanter, ce à quoi les partisans de mistress Bracegirdle s’opposèrent tout d’abord, en disant que leur déesse leur avait fait une promesse qui devait passer avant tout.

En vain Saint-John s’interposa-t-il ; la discussion tourna bientôt en querelle, et donna lieu à un échange de paroles piquantes.

L’amphitryon eut alors une heureuse inspiration.

« Il y a un moyen de terminer le différend, mesdames, dit-il, voulez-vous que M. Masham décide laquelle de vous deux chantera la première ? »

Les jolies actrices consentirent sur-le-champ l’une et l’autre à ce mezzo-termine, et se tournèrent vers le jeune écuyer, qui parut aussi embarrassé que dut l’être le berger Pâris, lorsqu’il eut à décerner la pomme d’or à la plus belle des déesses. Sans se donner pourtant une minute pour réfléchir, il nomma mistress Bracegirdle, qui, radieuse et triomphante, commença une gamme de notes perlées qui paraissaient sortir du gosier d’une sirène.

La cantatrice fut à l’instant interrompue par mistress Oldfield, qui, profondément mortifiée de la préférence accordée à sa rivale, se mit à causer et à rire tout haut avec son voisin Mayawaring. Aussi la belle chanteuse s’arrêta-t-elle tout court, et, en dépit des supplications de Saint-Jobn, elle refusa de continuer.

Les regards insultants de sa rivale achevèrent de l’exaspérer.

« Il a été question de duels tout à l’heure, s’écria-t-elle ; je voudrais qu’il fùt permis aux femmes de se battre. Ah ! quel plaisir j’aurais à châtier l’insolence de cette créature !

— Ne vous gênez pas, si tel est votre désir, ma chère, répliqua mistress Oldfield en poussant un éclat de rire sardonique. Nous nous battrons où et quand vous voudrez ; nous savous l’une et l’autre porter le costume masculin, et il nous sera facile de l’endosser pour cette occasion honorable.

— Je voudrais que vous eussiez le courage de faire ce que vous dites, madame, répliqua mistress Bracegirdle.

— Si vous en doutez et si vous êtes pressée, ma chère, reprit mistress Oldfield, vous n’avez qu’à passer dans la chambre voisine, et nous terminerons ce différend sans plus de délai.

— Voilà une belle affaire ! s’écria Prior ; un duel entre nos deux plus belles actrices ! Quelle que soit celle qui survivra, nous y perdrons toujours.

— De par le ciel ! ceci passe la plaisanterie, s’écria Saint-John.

— Nous nous battrons au pistolet ! vociféra mistress Oldfield, qui se montra sourde aux remontrances de Maynwaring. J’ai souvent abattu des poupées, et je suis sûre de mon coup.

— Soit ! j’y consens ! répondit mistress Bracegirdie, car je tire aussi bien que vous.

— Voyons, mesdames, dit Masham, puisque vous prétendez bien tirer toutes les deux, si vous le voulez, je vais prendre une bougie, vous vous posterez à l’autre bout de la salle, et celle qui parviendra à la moucher avec la balle sera proclamée le vainqueur. Que dites-vous de ma proposition ?

— Je l’accepte ! fit mistress Oldfeld.

— Mais vous allez courir un danger réel, monsieur Masham, s’écria mistress Bracegirdle.

— Oh ! je me risque, répliqua-t-il en riant. Je préfère recevoir une blessure légère, plutôt que de permettre que la scène soit privée d’un de ses plus brillants ornements. »

Tout le monde applaudit à la galanterie du jeune écuyer.

Mistress Bracegirdle ayant accepté cet arrangement, quoique avec une répugnance visible, on apporta une paire de pistolets. On écarta ensuite tout ce qui pouvait gêner les tireuses ; Masham saisit un flambeau et alla se placer, le bras tendu, à l’autre bout de l’appartement.

Tout était prêt, lorsque mistress Bracegirdle pria sa rivale de tirer la première. Celle-ci leva à l’instant le canon de son pistolet, visa et lâcha la détente.

Le coup partit, et la balle passa si près de la flamme, qu’elle vacilla. De bruyants applaudissements accueillirent ce coup d’adresse.

Aussitôt que le calme fut rétabli, mistress Bracegirdle alla occuper la place de son adversaire ; mais, au moment où elle visait, un tremblement nerveux fit remuer son bras, et elle abaissa l’arme qu’elle tenait en main.

« Non ! vraiment, je ne puis ! s’écria-t-elle ; si je blessais ce jeune homme, je ne pourrais me pardonner ma maladresse, et, plutôt que de le mettre en si grand péril, je préfère m’avouer Vaincue. »

À ces mots, les applaudissements éclatèrent, plus bruyants et plus véhéments qu’auparavant.

« Pour vous prouver que je ne me suis pas trop vantée en vous parlant de mon adresse, dit ensuite mistress Bracegirdle, lorsque le silence se fut rétabli, je vais faire une expérience qui ne peut mettre personne en danger. Je vois là, sur le panneau supérieur de votre porte, une petite tache blanche, à peine large comme un schelling ; elle me servira de point de mire. »

La belle actrice tendit le bras, leva rapidement son pistolet, et lâcha la détente.

Le panneau se trouva percé précisément à l’endroit indiqué.

Mais quelles ne furent pas la surprise et la consternation des assistants, quand au même instant la porte s’ouvrit, et sir Harley entra dans l’appartement !