Abolition de l'esclavage (Schœlcher)/Antériorité

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Pagnerre (p. 24-38).

Antériorité de la civilisation éthiopienne.

Avant de passer outre, il y aurait peut-être une première question à soulever, celle de savoir si les Africains, au lieu d’être un peuple encore dans l’enfance, ne seraient pas, au contraire, un peuple tombé en décadence si les Nègres, après avoir été la souche de toute société policée, n’auraient point vu, antérieurement à l’histoire connue, le sceptre du monde aller en d’autres mains, comme depuis l’histoire connue on a vu l’Inde, l’Égypte, l’Arabie, la Grèce, autrefois si lumineuses, s’obscurcir, s’éteindre et nous laisser à nous autres barbares d’Occident la tâche de l’avenir.

Fabre d’Olivet est de cet avis : « La race noire existait dans toute la pompe de l’état social ; elle couvrait l’Afrique entière de nations puissantes émanées d’elle ; elle connaissait la science de la politique et savait écrire. » La race blanche était alors, selon cet auteur, « à l’état sauvage[1] ».

« Quel sujet de méditation, dit Volney, de penser que cette race d’hommes noirs, aujourd’hui notre esclave, est celle-là même à laquelle nous devons nos arts, nos sciences et jusqu’à l’usage de la parole[2] ! »

La couleur noire étant, selon le philosophe Knight, l’attribut de la race primitive dans tous les animaux, il penche à croire que le Nègre est le type originel de l’espèce humaine[3].

Hérodote et Diodore de Sicile, de tous les anciens qui avaient écrit l’histoire de l’Égypte les deux seuls qui nous aient été conservés ; Hérodote et Diodore, qui avaient puisé les éléments de leur narration aux sources vives, aux traditions sacerdotales, s’accordent à voir dans quelqu’émigration éthiopienne le principe de la vieille civilisation de Thèbes. Hérodote, lorsqu’il parle des Colchidiens, les suppose de race égyptienne, par la raison qu’ils ont la peau noire et les cheveux crépus, et de plus qu’ils sont avec les Éthiopiens et les Égyptiens les seuls peuples qui pratiquent la circoncision[4]. Diodore est, par les mêmes motifs, du même sentiment sur l’origine égyptienne des habitants de la Colchide. C’est, à son avis, dans la grande expédition de guerre poussée par Sésostris à travers l’Inde et l’Asie, que ce conquérant aurait laissé quelques-uns de ses Égyptiens aux environs du Palu Méotide[5]. Diodore nous dit d’une manière formelle « que les Éthiopiens regardaient les Égyptiens comme une de leurs colonies[6]. » Et le fait est que les Égyptiens ressemblaient considérablement aux noirs. La figure des sphinx a le type nègre ; les têtes des momies de la collection du Louvre sont tout-à-fait des têtes de nègres, grosses lèvres, nez épaté, bas de visage fort et carré. Hérodote, qui avait voyagé en Égypte, revient sur la couleur des Égyptiens dans l’exégèse qu’il fournit de la fable des Dodonéens : ceux-ci voulaient que leur fameux oracle eût été établi par des colombes noires ; Hérodote explique très-ingénieusement que ces colombes étaient des femmes, « car, dit-il, les Dodonéens, en ajoutant que ces prétendues colombes étaient noires, désignent clairement que les femmes étaient d’origine égyptienne[7]. »

Au surplus, les relations de métropole à colonies étaient perdues depuis longs siècles ; mais bien que l’Éthiopie se fût déjà isolée du mouvement humain, l’histoire cependant nous la montre de loin en loin manifestant sa force et son intelligence ; ainsi l’on voit, dans Diodore[8], un Actisanes, roi d’Éthiopie, déclarer la guerre au roi Amasys, le vaincre et faire tomber l’Égypte au pouvoir des Éthiopiens. Actisanes traita favorablement ses nouveaux sujets ; il adoucit la pénalité des codes et abolit la peine de mort que les lois prononçaient contre les simples voleurs : il se contenta de leur faire couper le nez. C’était le supplice des femmes adultères. Bien que la modification ne soit pas de notre goût, cette différence du nez à la tête tout entière nous semble passablement avancée pour un législateur nègre. — Ce ne fut qu’après la mort d’Actisanes que les Égyptiens purent recouvrer la liberté, et élurent un roi de leur nation, Mendès. Plusieurs siècles après, une nouvelle guerre met encore un Éthiopien, Sabacos[9], sur le trône d’Égypte. Hérodote et Diodore s’accordent à dire qu’il se distingua par la douceur de son règne : chose remarquable il va plus loin qu’Actisanes ; il abolit tout-à-fait la peine de mort, et ordonne que le dernier supplice soit remplacé par des condamnations aux travaux publics ; « il jugea, selon Diodore, qu’en sauvant la vie à ces misérables, il changerait une cruauté infructueuse en une punition dont l’Égypte tirerait de grands avantages. » Ces idées de haute économie politique qu’apportent des rois éthiopiens sur des trônes conquis n’indiquent-elles pas que les spéculations sociales étaient poussées dans leur pays à de grandes profondeurs ? Avons-nous besoin de faire remarquer que la majorité des parlements européens n’a pas encore atteint l’élévation de principes du roi noir Sabacos, qui ne remonte pas à plus de 740 ans avant notre ère. Après un règne de 50 ans, il abdiqua volontairement et quitta l’Égypte avec ses Éthiopiens.

Diodore consacre une bonne partie des livres II et III de son Histoire universelle à retrouver les traces déjà perdues alors de l’antique civilisation éthiopienne. Il s’étend volontiers sur ce sujet, qui l’intéresse évidemment par sa difficulté même. « Quelques auteurs originaires d’Égypte ont examiné la question dont il s’agit et s’accordent presque en tout. Pour moi, dans les temps que je voyageais en Égypte, je me suis rencontré avec des prêtres égyptiens et des ambassadeurs éthiopiens, et ayant recueilli avec soin ce que je leur entendais dire, sans manquer d’ajouter ce que j’ai trouvé dans les meilleurs historiens, j’ai composé cette partie de mon ouvrage de ce qui m’a paru le plus généralement avoué par les uns et par les autres[10]. » Les Éthiopiens se disent les premiers de tous les hommes, et ils en donnent des preuves qu’ils jugent évidentes. Il est vraisemblable qu’étant situés directement sous la route du soleil, ils sont sortis de la terre avant les autres hommes. » — Ce vraisemblable, qui effarouche un peu d’abord, tient à des croyances cosmogoniques venues de l’Inde et que partagèrent plusieurs des premiers philosophes grecs : excusons Diodore le Sicilien. Quoiqu’il en soit, on voit que les conjectures des savants modernes peuvent s’appuyer au moins sur l’opinion que les anciens Éthiopiens avaient d’eux-mêmes. « Ils disent aussi que ce sont eux qui ont institué le culte des Dieux, les fêtes, les assemblées solennelles, les sacrifices, en un mot, toutes les pratiques par lesquelles nous honorons la Divinité. » Leurs offrandes passaient pour être les plus agréables aux Dieux. Ceux-ci ne manquaient jamais d’aller tous à de certains sacrifices annuels que leur faisaient les hommes noirs. Diodore[11], pour preuve, cite Homère :

Jupiter aujourd’hui, suivi de tous les Dieux,
Des Éthiopiens reçoit les sacrifices.

(Iliade, liv. II, v. 422.)

C’est qu’effectivement, à en croire les Éthiopiens, ils auraient envoyé à Priam un corps de 10,000 soldats sous la conduite de Memnon. « Ces barbares assurent que cela est ainsi raconté dans les annales de leurs rois. Ils soutiennent aussi que l’Égypte leur doit la plus grande partie de ses lois et la coutume de garder les corps de leurs parents dans l’endroit le plus apparent de leur maison[12]. Ils font remarquer que dans l’une et l’autre nation les prêtres observent les mêmes coutumes et que les rois portent un sceptre semblable. » Et comme si Diodore craignait que les ennemis des Nègres nous voulussent refuser aujourd’hui de voir leurs ancêtres dans ces Éthiopiens si ambitieux de toute civilisation, il termine en disant : « Presque tous les Éthiopiens ont la peau noire, le nez camus et les cheveux crépus[13]. » Il a du reste rencontré des marchands éthiopiens qui, forcés en traversant la mer Rouge de relâcher sur les côtes, « y avaient vu un peuple qui n’avait jamais soif et ne savait ce que c’était que de boire. » — Encore un trait de similitude entre les Nègres et nous ; ceux qui viennent de loin mentent toujours.

Le chevalier Bruce, qui explorait en 1768 les lieux où fut autrefois la grandeur civilisatrice des Éthiopiens, confirme tout-à-fait les récits et les opinions que nous venons de rapporter.

« Les Abyssiniens conservent une tradition qu’ils disent avoir eue de temps immémorial ; c’est que, peu après le déluge, Cush, petit-fils de Noé et ses enfants passèrent en Afrique, où, encore épouvantés par le souvenir du déluge et ne voulant pas habiter les plaines, ils se creusèrent des demeures dans la roche des montagnes. Cependant à la fin ils commencèrent par bâtir au pied de leurs cavernes la ville d’Axum, avant même la naissance d’Abraham. Bientôt après ils étendirent leurs colonies jusqu’à Atbara (la Nubie actuelle), où nous savons, par le témoignage d’Hérodote, qu’ils cultivèrent les sciences très-anciennement et avec beaucoup de succès. (Hérod., liv. II, chap. 29.) De là ils allèrent plus loin fonder Meroé (aujourd’hui Gerri), et ne perdirent pas de temps pour s’avancer jusqu’à Thèbes, que nous savons bâtie par une colonie d’Éthiopiens. Partout ils s’occupaient d’astronomie avec ardeur[14]. » « Les noirs éthiopiens qui s’établirent au-dessus de Thèbes consacrèrent beaucoup de soins aux lettres, ils réformèrent les caractères hiéroglyphiques, et, n’en doutons pas, ils inventèrent l’alphabet syllabique dont on se sert jusqu’à présent en Abyssinie[15]. » Bruce a vu à Axum, en Abyssinie, « de prodigieux fragments de statues colossales, » et à Gerri des ruines qu’il n’hésite pas à leur attribuer[16]. « Pour moi, je pense qu’Axum fut la superbe métropole de ce peuple commerçant, de ces Troglodites éthiopiens, appelés avec plus de propriété Cushites, parce que, comme je l’ai déjà expliquée les Abyssiniens ne bâtissaient point anciennement de cités ; et on n’en trouve aucunes ruines dans toute l’étendue de leurs pays. Mais les Nègres, les Troglodites, que l’Écriture désigne sous le nom de Cushs, ont élevé en beaucoup d’endroits des édifices très grands, très-magnifiques et très-coûteux. Par exemple, à Azab, les monuments de ce peuple semblent avoir été dignes des richesses d’un pays qui fut, dès les premiers âges, le centre du commerce de l’Inde et de l’Afrique, et dont, quoique païenne, la souveraine fut donnée comme un modèle aux autres nations, et choisie pour contribuer à l’édification du premier temple que l’homme ait élevé au vrai Dieu[17]. » « On ignore d’où dérivent les noms de leurs mois, mais il est certain qu’ils n’ont de signification dans aucune des langues qu’on parle en Abyssinie. Ces noms qu’ils ont conservés sont peut-être plus anciens encore que ceux des Égyptiens ; ils furent vraisemblablement employés par les Cushs avant les calendriers de Thèbes et de Meroé. » (Liv. v, ch. 12.) « Toute cette chaine de montagnes qui va de l’est à l’ouest, renfermant Derkim et Atbara au sud, et où commencent les contrées montueuses de l’Abyssinie (c’est l’Éthiopie ancienne), est habitée par les Nègres cushites, aux cheveux laineux, qui, après avoir été le peuple le plus cultivé de l’univers, est tombé par un destin étrange dans une ignorance brutale, et se voit maintenant chassé par ses voisins au fond de ces mêmes forêts, où il vivait jadis au sein de la liberté, de la magnificence et du luxe. » (Liv. ii, ch. 1er.) Ces Nègres troglodites (Troglodites, habitants des cavernes), qui fondèrent les premières écoles de sciences, pénétrèrent, pour échapper aux pluies des tropiques qui les empêchaient une partie de l’année de faire des observations correspondantes à celles de leurs frères de Thèbes et de Meroé, pénétrèrent au-delà des tropiques du sud et s’établirent dans de hautes montagnes appelées Sofala, qui recélaient beaucoup de mines d’or et d’argent, et qui devinrent la source de leurs richesses. (Liv. ii, ch. 3.)

Les montagnes de Sofala sont enfermées dans cette partie prolongée de l’Afrique que l’on nomme aujourd’hui Cafrerie. Le moine dominicain Juan dos Santos, qui a vu les mines de Sofala en 1586, dit qu’elles paraissent avoir été exploitées depuis les premiers siècles. Près de ces excavations, il subsiste encore des restes considérables de bâtiments construits avec des pierres et de la chaux, et tous les Cafres gardent parmi eux la mémoire que ces ouvrages ont appartenu autrefois à la reine de Saba, et qu’ils furent bâtis dans le temps du commerce de la mer Rouge et pour ce commerce[18].

Nous ne pousserons pas plus loin la proposition de la civilisation antérieure des Africains ; elle ne serait point en son lieu, et nous ne possédons pas d’ailleurs toute la science qu’exigerait une telle question. Nous avons voulu seulement l’indiquer, afin de montrer que si les colons ne tarissent point sur la stupidité native des Noirs, il est de très-savants hommes qui ont trouvé ces Noirs assez bons pour en faire les éclaireurs de l’humanité. — Encore un mot : quand nous parlons de l’illustration de l’Éthiopie nous ne prétendons pas l’étendre à toute l’Afrique ; nous avons en vue de démontrer qu’une race nègre a été civilisée, ce qui ne prouve pas, cela est clair, que la race entière l’ait été, mais bien qu’elle est susceptible de l’être, et ce dernier point est le seul auquel tendent nos recherches.

  1. De l’État social de l’homme.
  2. Voyage en Syrie et en Égypte : Des diverses races des habitants de l’Égypte.
  3. The progress of civil society, 1796 ; cité par M. Grégoire.
  4. Hérodote, liv. II, sect. CIV, traduction de M. Miot.
  5. Diodore de Sicile, liv. I, sect. II, traduction de l’abbé Terrasson.
  6. Diodore de Sicile, liv. I, sect. II.
  7. Hérodote, liv. II, ch. LVII.
  8. Liv. I, sect. II.
  9. On voudra peut-être objecter que Sabacos était un roi pasteur ; mais les pasteurs étaient aussi des hommes noirs. Ne différant que par les cheveux qu’ils avaient longs et lisses, habitants du même plateau, ayant le même génie, ils étaient confondus avec les Nègres leurs frères sous le nom général d’Éthiopiens. Les Madianites, chez lesquels se réfugia Moïse, étaient originaires d’Éthiopie, et faisaient partie de ces nombreuses peuplades de pasteurs qui avaient autrefois conquis l’Égypte. La fille du grand-prêtre que Moïse épousa, Zepporah, était donc assez probablement une Négresse ; voilà pourquoi Marie et Aaron parlèrent contre Moïse, à cause de sa femme qui était Éthiopienne (étrangère). [Nombres, ch. XII, v. 1.] On sait que la loi défendait aux Israélites de contracter alliance avec l’étranger.
  10. Liv. III.
  11. Toujours liv. III.
  12. Hérodote décrit de même cet usage comme appartenant aux Éthiopiens-Macrobiens (Éthiopiens à longue vie liv. III, sect. XXIV). Bruce pense que les Macrobiens d’Hérodote ne sont autres que les Shangallas modernes, dont les tribus sauvages et nues errent aujourd’hui dans les forêts de l’Abyssinie, aux environs de Gondar (Liv. IV des Annales d’Abyssinie, règne des Oustas, dans le voyage aux sources du Nil.
  13. Liv. III
  14. Bruce, Voyage aux sources du Nil, liv. II ; ch. 1, traduction de Castera.
  15. Liv. III des Annales d’Abyssinie, règne de Bada. Bruce.
  16. Liv. II, ch. 1 du voyage.
  17. Liv. V, ch. V.
  18. Voyage de dos Santos, publié par Legrand, et cité par Bruce, même ouvrage, liv. II, ch. 3.