Abolition de l’esclavage (Schœlcher)/Chapitre III

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Pagnerre (p. 122-183).

CHAPITRE III.

ABOLITION DE L’ESCLAVAGE.

§ I. — Il est absurde d’arguer de la servitude antique pour justifier la servitude moderne.

Les propriétaires d’hommes ont trouvé, depuis peu, d’étranges défenseurs ; c’est maintenant au nom de l’histoire du monde qu’on prétend les absoudre. On fait de l’esclavage je ne sais quelle loi physiologique, nécessaire, éternelle de la société ; on assure « qu’il est dans la vie des peuples ce que l’enfance est dans la vie de l’homme[1] : » on nous le veut présenter comme un fait providentiel, une des phases de la civilisation, et l’on nous dit ensuite que critiquer l’esclavage, prôné par Aristote, toléré par Jésus-Christ, c’est critiquer à-la-fois la Providence, la civilisation, Aristote et Jésus-Christ.

N’est-ce pas misérable ?

Il est curieux de les entendre, ces profonds savants qui veulent systématiser la servitude des Noirs, parce qu’ils ont découvert que l’ilotisme remplaça autrefois le massacre des vaincus. M. Mauguin s’est pourtant chargé d’une telle entreprise. Ne voit-il pas que le régime antique ayant été le fruit de la guerre, il n’y a nulle parité à établir avec le régime colonial, fruit d’un infâme commerce ? Mais encore, où nous mènerait une telle façon d’argumenter ? Si vous excusez la servitude moderne par la servitude antique il vous faudra forcément excuser toute cruauté des propriétaires actuels par les cruautés des propriétaires anciens. Si un colon jette dans un étang, pour y servir de nourriture à ses murènes, un Noir qui lui aura cassé un gobelet ; si un propriétaire fait crucifier un Nègre qui lui aura mangé une caille, vous direz que cela est bien, puisque Pollion et le clément empereur Auguste le firent. Si un Blanc fait arrêter la croissance de quelques-uns de ses esclaves, allonge leurs têtes, tourne leurs membres, s’amuse en un mot, à les façonner en monstres de fantaisie, vous direz que cela est très-bien, par la raison que Caligula le fit, et vous ajouterez d’un air triomphant : « L’esclavage moderne est plus doux que l’esclavage antique ; on n’immole plus les esclaves sur la tombe de leurs maîtres[2]. »

Ils justifient le crime par le crime : logique de bêtes féroces !

M. Montlosier avec son pesant dogmatisme, n’a pas craint de dire : « L’esclavage doit être c’est une des misères infligées à l’humanité à cause du péché du premier homme[3]. » Heureusement celui-là est mort. Oh ! les sophistes ! les sophistes, corrupteurs de peuples ! Vous verrez que, si quelque nation s’avise, un jour ou l’autre, d’égorger ses prisonniers, elle trouvera de beaux-esprits gagés qui, l’histoire à la main, viendront demander en sa faveur un bill d’indulgence !

Pour faire tant que de raisonner de la sorte, on peut s’étonner que les souteneurs de l’ilotisme aient négligé un argument qui leur serait meilleur qu’aucun autre, car il est puisé dans l’histoire naturelle, laquelle certainement doit paraître d’un bien autre poids que l’histoire humaine. Si j’étais à leur place, je dirais que l’esclavage est une manière d’être dans l’ordre de la nature et dont le Créateur lui-même a donné la loi en produisant plusieurs espèces animales pour ce doux emploi ; je démontrerais que l’asservissement des hommes noirs par les hommes blancs est une chose normale, puisque les fourmis amazones, qui sont rousses, réduisent en servitude les fourmis mineuses, qui sont fauve pâle ; même sans aucune exagération, il est facile de pousser la chose un peu plus loin ; ceux qui voudraient manger leurs enfants en trouveraient le droit dans les plaines de l’Inde, où les tigres dévorent leurs petits, et comme Dieu, dans sa bonté infinie, a fait aussi que les loups dévorent les loups, malgré le proverbe, celui qui aurait envie de manger son voisin n’aurait plus à s’en cacher. — La raison d’histoire naturelle pour les anthropophages serait au moins aussi bonne que la raison d’antiquité pour les propriétaires d’esclaves.

Si l’existence reculée d’un mal et l’approbation qu’en ont pu faire de grands esprits en des siècles où l’humanité était moins éclairée que de notre temps devait être d’un poids quelconque, on serait donc libre aussi de soutenir que la torture est une invention excellente, parce qu’on la retrouve sur le globe entier à toutes les époques ; dans l’Inde, en Chine, en Perse, en Grèce, à Rome, et de plus tolérée ou même provoquée par des hommes universellement admirés. Qu’il nous soit permis d’allonger cette digression par un dernier exemple. Croirait-on que le chancelier d’Aguesseau, une des lumières de son temps, homme de bien, grand magistrat, écrivait, en 1734, ceci ? « Ou la preuve du crime est complète ou elle ne l’est pas. Au premier cas, il n’est point douteux qu’on doive prononcer la peine portée par les ordonnances ; au second cas, il est aussi certain qu’on ne peut ordonner que la question ou un plus ample informer. » Ainsi le chancelier d’Aguesseau, il y a un siècle à peine, ne mettait pour parvenir à la vérité aucune différence entre l’alternative de tourments affreux ou d’une seconde instruction, entre un plus ample informer ou la question, cet atroce procédé judiciaire dont nos collégiens savent reconnaître l’inutilité. — À quoi peuvent mener ces arguties ? Notre siècle n’a pas d’hommes supérieurs à Socrate ni à Diogène, nous le savons, l’esprit humain ne s’agrandit pas, mais il s’éclaire, il se purifie, il progresse avec l’expérience vers la vraie sagesse, la bonté, l’amour du prochain et c’est un sophisme de bourreau que de prétendre valider aujourd’hui un état de choses exécrable par l’assentiment que lui donnèrent autrefois des génies éminents. Oui, l’esclavage est un fait primordial, cela est vrai ; il est né des usurpations de la force individuelle ; les premiers esclaves furent les premiers enfants : oui, il a été un état normal du monde entier, mais de tout temps, cela est vrai aussi, on a fait valoir l’égalité originelle des hommes, quoi qu’alors l’individu n’eût pas toute sa valeur, quoique l’homme n’eut pas, comme de nos jours, des droits attachés à sa qualité d’homme. Depuis Moïse, qui est le premier esclave révolté de l’antiquité, et qui défend qu’un Hébreu soit vendu à un étranger[4], depuis Moïse jusqu’à nous, il y a eu des protestations théoriques, philosophiques, effectives contre l’esclavage, et l’on a vu des sectes repousser de leur sein cette monstruosité sociale, comme les Nabathéens parmi les Arabes[5], les Esséniens chez les Juifs et les Pléistes chez le Daces[6], les Vira Sciva chez les Indiens[7]. La chose sera prouvée dans un livre sur l’esclavage antique auquel nous travaillons, et dont les extraits allongeraient trop ce mémoire. Nous démontrerons même qu’il fut une époque où les Grecs n’avaient ni esclaves ni serviteurs, et que l’esclavage n’était point pour eux un mode social dont ils ne pussent trouver le commencement en remontant dans leurs annales[8]. Après tout, parce que la tache de l’esclavage est pour le monde entier une tache originelle, de même que la torture et la peine du talion, est-ce un motif pour ne pas l’effacer ou pour retarder toujours ce grand acte de justice sous le barbare prétexte d’inopportunité ? Si quelque révélateur venait donner les moyens de rendre les hommes bons, charitables et probes, serait-on bien reçu à vouloir reculer le moment de la glorification universelle, parce que l’histoire universelle nous montre l’homme toujours odieusement égoïste et méchant.


§ II. — La servitude des Noirs est déclarée immorale par ceux-là mêmes qui soutiennent encore le droit des maîtres.

Quoi qu’il en soit, pour revenir à notre texte, on conviendra que la question de la délivrance des Nègres a fait de grands pas. On a beau se plaindre du peu de retenue des négrophiles, de l’intempestivité de leurs clameurs, ils ont obtenu beaucoup. Grâce à eux, la traite n’existe plus, les possesseurs de chair humaine sont troublés dans leurs possessions ; on soutient toujours l’ilotisme en fait, mais on le blâme au point de vue moral ; on le défend par tous les sophismes imaginables, mais lorsqu’on veut rendre compte de ses opinions personnelles au tribunal de la conscience publique, on s’en déclare l’ennemi ; les défenseurs payés des propriétaires d’hommes, M. Mauguin et M. Dupin, confessent que l’on a raison, en principe, de vouloir l’abolir ; les délégués des Blancs eux-mêmes annoncent maintenant être disposés « à ne repousser aucun des moyens qui peuvent conduire à la cessation graduelle de l’esclavage. » L’un d’eux disait encore dans l’avant-propos d’une brochure publiée récemment[9] : « J’ai analysé le droit du maître sur l’esclave (le droit d’un homme sur un homme !…) et j’ai cherché à déterminer quand et de quelle manière il convient de le faire cesser dans nos possessions d’outre-mer. » Ces messieurs répètent encore de grand sang-froid « que leurs Noirs sont plus heureux que nos ouvriers. » Mais en même temps ils avouent « que le travail libre est préférable au travail forcé. » Ils accordent la moralité de l’abolition, ils l’admettent tous comme une chose juste, bonne, nécessaire, ils n’en discutent plus que l’opportunité, ils n’en font plus qu’une question de temps, et ils finissent par dire, il est vrai, que le temps n’est pas encore venu. La conclusion est employée depuis des siècles par ceux qui ont intérêt à ce que le temps ne vienne jamais. C’est une tactique assez habile, mais dont personne ne peut plus être dupe, que celle de crier contre un abus durant cent pages, et à la cent unième de conclure à l’inopportunité momentanée de la réforme. Aussi, peu nous importe la conclusion, les aveux nous restent acquis.

Sous prétexte qu’ils connaissent mieux le pays, qu’eux seuls peuvent savoir si la population est mûre pour l’affranchissement, les maîtres nous recommandent encore le silence, ils profitent adroitement de la loi d’émancipation anglaise. « Nous voulons, comme les philosophes, la destruction de l’esclavage, mais sachons si la chose est possible. Les Anglais et le temps vont nous l’apprendre ; observons et attendons[10]. » Voyez où un tel arrangement nous mène : si l’Angleterre échouait, on viendrait nous dire : « Les Anglais n’ont pas réussi, donc les Noirs doivent rester esclaves ; ou bien attendons que l’Angleterre fasse quelque nouvelle expérience ! » N’avez-vous pas de honte de mettre ainsi à la queue de l’Angleterre une nation qu’on a toujours vue en tête du mouvement intellectuel de l’Europe ? Attendre ! attendre ! Mais il y a trois siècles que les Nègres attendent ! Quand donc cela finira-t-il ? Il ne faut pas être un logicien bien serré pour concevoir que l’ajournement indéfini de la réparation c’est le maintien indéfini de l’injure. Les colons anglais usaient depuis trente ans des mêmes fins de non-recevoir ; ils en ont usé jusqu’au dernier jour. Si on les avait écoutés, leurs esclaves seraient encore esclaves. Avant de libérer, nous dites-vous, faites hommes ceux qu’il vous plaît de libérer ! Mais qui donc les fera hommes ? Est-ce le fouet de vos commandeurs ? Vous ne voulez pas même que l’on parle d’abolition. En 1836, le ministère fit consulter les assemblées des colonies sur diverses mesures préparatoires ; ces ouvertures, où il n’était question pourtant que d’améliorations, ont été repoussées très-vivement par vos conseils de la Guadeloupe, de la Martinique, de la Guyane et de Bourbon. Qu’avez-vous jamais opéré en faveur des Noirs, vous tous défenseurs de ce que vous appelez le droit des propriétaires ? Quel moyen avez-vous présenté de détruire l’esclavage, sans nuire à ce droit violateur du premier droit de l’homme ? Quand donc, à votre avis, viendra le jour de l’indépendance ? Avec vos continuelles demandes de temporisation, le sol serait-il mieux préparé dans deux cents ans qu’aujourd’hui pour recevoir les semences de la liberté ? Et d’ailleurs toutes ces lois qui ont été faites depuis plusieurs années ne sont-elles pas des préparations suffisantes ; les affranchissements régularisés, favorisés, les hommes de couleur mis sur le même pied politique que les hommes blancs, l’ordonnance du 30 avril 1833, qui supprime la mutilation et la marque, le projet du nouveau code d’esclavage qui vous a été soumis et sur lequel le conseil de Bourbon a refusé même de délibérer (28 octobre 1835), les deux projets d’ordonnance sur la conversion du pécule en propriété et la faculté de rachat, soumis le 3 octobre 1835, au conseil des délégués et repoussés comme le reste ; tout cela n’annonçait-il pas un nouvel ordre de choses pour les colonies ? Les esclaves eux-mêmes, malgré la nuit obscure où on les tient, n’attendent-ils pas l’indépendance ? ne demandent-ils pas aux vents de France s’ils apportent la liberté ? « Combattre tout projet d’affranchissement qui ne serait pas précédé de la moralisation des Noirs[11], » c’est vouloir le statu quo, car il n’y a pas de moralisation possible pour des esclaves. La bassesse de cœur, les mauvaises mœurs, la fainéantise communes à la généralité des Noirs ne sont pas des maux éventuels ; nous l’avons déjà dit, l’antiquité faisait identiquement les mêmes reproches à ses esclaves ; ce sont vices inhérents à l’esclavage, ils tiennent à sa condition. C’est un des effets de la servitude d’avilir l’esclave et d’endurcir le maître, et le maître voudrait traiter les esclaves comme des hommes qu’il ne le pourrait pas. Un auteur anglais a dit avec une heureuse énergie d’expression : « On ne peut pas plus régler humainement l’esclavage qu’on ne pourrait régler l’assassinat. »


§ III. — Quoi qu’en disent les colons et leurs délégués, les esclaves veulent être libres.

Si l’on en croit les colons, les Nègres sont « des bêtes brutes pour qui la liberté serait un présent funeste. » Dans le cas où l’on consulte ces bêtes brutes, « on n’en trouve pas une qui désire retourner dans son pays[12]. » Les avocats des propriétaires inventent des histoires de Nègres émigrés chez les Anglais, qui, après avoir usé de la liberté, reviennent volontairement prendre leurs fers. « Les esclaves chantent ; donc ils sont heureux, et c’est avoir la monomanie de ! a bienfaisance que de s’occuper de leur sort[13]. » Mais les galériens chantent aussi, est-ce qu’ils sont heureux ? Eh bien l’esclave est un galérien dont tout le crime est d’avoir la peau noire ! Il est rayé de la vie morale, jeté hors du droit civil, il ne peut ni donner, ni recevoir, ni acquérir, ni tester, ni témoigner ; il n’a aucun droit, il n’a point de patrie, point de famille ; il ne possède quoique ce soit au monde, pas même ses enfants ; il n’est pas : c’est une chose, un meuble, un effet mobilier ; plus malheureux que le forçat, il travaille sous le bâton ! Et qu’on ne vienne point répéter encore que cela est une erreur ; quiconque a été aux colonies l’a vu de ses yeux : le commandeur est armé d’un fouet ; nous allons plus loin, l’usage du fouet est indispensable ; la bastonnade est une conséquence nécessaire du travail forcé. On met le galérien au cachot, mais on ne met pas au cachot des instruments aussi coûteux que le sont des Noirs ; il faut qu’ils piochent la terre ou qu’ils meurent sous les coups. Capitaux doués de vie, ils ruinent s’ils ne produisent.

Au reste, si les Nègres aiment tant la servitude, comment donc se fait-il qu’au 31 décembre 1834, cinq mois après la déclaration d’affranchissement, il était annoncé à la chambre des communes que plus de six cents Noirs des Antilles françaises avaient passé à la Dominique et à Sainte-Lucie[14]. Comment donc se fait-il que les goëlettes du gouvernement aient reçu l’ordre de redoubler de vigilance contre les pirogues fugitives, et qu’au mois de mars 1838 on ait publié à la Guadeloupe promesse d’une prime de 200 fr. à quiconque ramènerait un Noir déserteur ? Pourquoi donc alors tant de révoltes d’esclaves de tous côtés ? N’a-t-on pas jugé trois complots à la Guadeloupe, seulement depuis 1829 ? Et l’affaire de la Grande-Anse, à la Martinique (1833), où l’on prononça quarante-une condamnations capitales ? au moins celles-là furent commuées. Mais à la suite de la révolte qui avait précédé (1831), les Martiniquais n’avaient-ils point envoyé héroïquement vingt-six Noirs à la potence d’un seul coup ! Si les Nègres se félicitent tant de leur sort, pourquoi donc alors les colons tremblent-ils sans cesse ? Pourquoi se plaignent-ils des moindres discussions parlementaires au sujet des Nègres, comme funestes à la tranquillité des îles ? Voilà d’étranges raisonneurs ! ils prétendent que les esclaves sont les gens les plus heureux du monde, que les Noirs ne voudraient pas de la liberté si on la leur accordait, et ils s’opposent aux lois qui donneraient aux esclaves la faculté de se racheter ! et la moindre parole les épouvante ! Hideux état social que celui où l’on ne peut prononcer le mot liberté sans danger !

Il y a plusieurs mois on entendit devant les tribunaux de France un Nègre préférant les chaînes à l’indépendance demander qu’on le ramenât à son maître. Il était convaincu de vol ; et disait qu’il avait volé pour manger. Ce fait isolé n’établit pas grand’chose en faveur de l’esclavage ; il accuse plutôt l’odieuse constitution sociale, où un homme qui veut gagner sa vie en travaillant ne le peut pas. Néanmoins les amis de la servitude se sont montrés fort heureux de l’aventure. Mais cette contradiction de leur optimisme avec leurs terreurs perpétuelles ne les condamne-t-elle pas a priori ? Et puisqu’il est question de terreurs, disons-le, c’est une folie de rejeter sur les abolitionnistes la responsabilité de ce qui se passe aux colonies. Nos discours n’y font rien. Il n’y avait point de philanthropes ou du moins de sociétés d’émancipation du temps d’Appius Herdonius, d’Eunus, de Salvius, d’Athénion, de Spartacus, et les esclaves romains ne s’en sont pas moins révoltés, comme les Hébreux des Égyptiens, comme les ilotes des Lacédémoniens s’étaient révoltés en leur temps, comme les serfs du moyen-âge se révoltèrent à leur tour, comme les Noirs de Surinam se sont révoltés en 1712, ceux de la Jamaïque en 1750, ceux des Florides en 1837, et comme ceux qui nous entourent se révolteront pour la cent millième fois, non parce que nous déclamons ici, mais parce que l’esclavage est une situation contre nature, une situation intolérable.

À propos de nos dangereux manifestes, l’occasion est favorable pour répondre à certaines doléances. On nous reproche d’oublier dans nos écrits furibonds qu’il y a des Blancs aux colonies, et de mettre le poignard à la main de leurs Nègres ; mais que veut-on ? garder éternellement le droit de mort et d’exil ? Si nous ne parlons, qui parlera ? Laissez faire aux maîtres, nous répètent les conservateurs, eux-mêmes se chargeront d’affranchir ! Moquerie ! infâme moquerie !… Avait-on jamais vu les maîtres s’occuper d’améliorer le sort des malheureux Noirs. Si les propos incendiaires des abolitionnistes n’avaient ému le monde, l’œuvre d’émancipation n’en serait-elle pas encore où elle en était en 1783. Les planteurs y songeaient-ils avant que les quakers de Philadelphie n’appelassent à l’aide des opprimés ? Hélas ! on ne le sait que trop, ils usaient de ces vils instruments appelés Nègres, et quand ils n’en avaient plus, ils en envoyaient chercher à la côte d’Afrique, comme on renouvelle une provision épuisée. C’était une prodigalité de Nègres effroyable. Le jour où Pitt demanda l’abolition de la traite à la chambre des communes (1788), les marchands de Liverpool, alors grands négriers, s’y opposèrent, alléguant pour motif que l’intérêt des colonies anglaises exigeait qu’on y maintint une population de 410,000 esclaves, et que la fixation de ce nombre rendait nécessaire chaque année l’introduction de 10,000 Nègres nouveaux !!! C’est fort intelligible, cela. Froissard[15] calculait, en 1788, que la traite avait ravi à l’Afrique plus de 60 millions d’habitants. M. Schœll[16], moins exalté que lui, fait encore monter ce nombre à 30 millions ! Ce ne sont point là des phrases philanthropiques… Ainsi, des planteurs, depuis 1511 que le roi Ferdinand fit transporter dans ses domaines un assez grand nombre de Noirs achetés ou volés sur la côte, avaient déjà par eux-mêmes ou par leur fait dévoré à l’Afrique 30 millions de ses enfants, quand on se permit de porter les yeux sur leurs propriétés ! et ils osent se plaindre ! et quand on veut arrêter cette monstrueuse consommation d’hommes, ils disent que des déclamations portent le trouble dans des colonies bien heureuses !!! Ô honte ! ô sainte colère !


§ IV. — Il est faux de dire que les Nègres en état de liberté ne travaillent pas.

En demandant que l’on prépare les Nègres pour la liberté, leurs ennemis témoignent de grandes craintes sur leur prétendue indolence naturelle. Avant tout, fussent-ils réellement incapables d’habitudes laborieuses, je déclare que je ne verrais pas là un motif suffisant pour laisser à qui que ce soit le droit de les réduire en servitude, ensuite je hasarderai de dire que ce penchant à l’oisiveté, cette insouciance de l’avenir que leur reconnaît M. de Sismondi, et sur lesquels appuient si fort tous les conservateurs, ne sont que des produits de la servitude. — Tâchons donc de nous mettre en possession de la vérité. – À Sierra-Leone, les Nègres sauvés de la traite ne montrent aucune répugnance pour le travail ; à la Havane, où les Noirs libres sont nombreux, nous les avons vus se louer de bonne grâce pour la culture ; parmi ceux qui sont esclaves, le fouet même n’est pas absolument indispensable pour tous, un assez grand nombre sont livrés à leurs propres industries, quitte à rapporter tant par jour au maître, à-peu-près comme nos cochers de fiacre ou de cabriolet, et c’est ainsi que plusieurs gagnent assez pour profiter de la loi espagnole, qui leur permet de se racheter. Au Mexique et en Colombie, les Nègres qui s’y trouvent ne sont d’aucun embarras pour les gouvernements, et nous pouvons attester, quant au Mexique du moins, que, citoyens, ils s’y occupent comme les autres citoyens. Les Noirs marrons qui ont formé les établissements libres au fond de la Guyane anglaise vivent en paix et remplissent tous les devoirs qu’impose leur société. – Depuis le commencement du monde on a toujours reproché aux esclaves d’être paresseux. La haine qu’ils ont pour le travail s’explique aisément. Quel intérêt y trouveraient-ils ? Le travail, n’est-ce pas leur premier tyran, la source de leurs maux ? Il est très-explicable que des hommes soumis à un labeur forcé commencent par regarder l’indépendance comme la suppression du labeur.

Mais faut-il de nouvelles preuves que les Nègres rendus à la liberté ne seront pas si dangereux qu’on le veut donner à croire ? Les esclaves anglais étaient dans le même état où sont les nôtres. Qu’on lise les rapports des magistrats spéciaux envoyés dans les colonies de la Grande-Bretagne, depuis le bill d’apprentissage, tous étaient unanimes pour dire que les apprentis non-seulement fournissaient leur continrent obligé de travail, mais souvent encore « louaient volontiers le temps dont la loi leur accordait la disposition. » On trouvera ces rapports dans deux brochures que M. Zachary Macauley, l’infatigable ami que les Noirs viennent de perdre, a publié en 1836, sur les résultats du bill[17]. Nous renonçons à en présenter ici des extraits, il est trop facile de les consulter. Ce que nous pouvons dire, c’est que tout y est selon nos vœux. Il était impossible qu’un changement aussi capital, une mesure transitoire à laquelle on a reconnu de si grands inconvénients, ne jetassent pas d’abord quelque perturbation, mais l’effervescence a été bientôt calmée ; les rares accidents malheureux de ce grand acte, qui fera dans l’histoire tant d’honneur à l’Angleterre, n’ont pas même été ce qu’il fallait craindre, et encore doit-on souvent les attribuer au mauvais vouloir des planteurs ou des gérants, qui ont une peine incroyable à regarder leurs anciens esclaves comme leurs égaux devant la loi. Par un temps de chiffres comme le nôtre, il est un document peut-être plus péremptoire encore que tout cela, c’est le tableau des exportations de la Grande-Bretagne pour ses colonies pendant dix ans, depuis 1828. Il a été publié officiellement à Londres, le 18 décembre 1837, nous en avons sous les yeux un exemplaire, dont il nous paraît suffisant de mentionner les totaux :


1828. 1829. 1830. 1831. 1832.
3,914,808 3,616,001 3,971,144 3,129,326 2,840,713
         
1833. 1834. 1835. 1836. 1837.
2,726,414 2,899,781 3,004,009 3,566,839 4,288,033


Les attentats, la ruine que les ennemis des Noirs avaient prédits pour la suite de l’apprentissage étaient des chimères. Ce grand jour de l’affranchissement a sonné le premier août 1838, et des meurtres, des désastres, de la désolation, de l’anarchie qui devaient suivre, rien n’est arrivé. Lors de l’ouverture de la session de l’assemblée coloniale à la Jamaïque (20 octobre 1838), le gouverneur sir Lyonnell Smith a pu prononcer le discours suivant :

« L’événement le plus important dans les annales de l’histoire coloniale s’est accompli depuis la dernière session, et je suis heureux de pouvoir vous annoncer que la population noire s’est montrée digne de la liberté. Il n’était guère présumable que les Nègres voulussent continuer leurs travaux immédiatement après la cessation du système d’apprentissage, mais en m’applaudissant du résultat heureux de la grande mesure qui s’accomplit, je vous félicite, ainsi que le pays, du progrès que fait chaque jour la reprise des habitudes industrielles. Tout annonce une heureuse perspective à l’agriculture. »

De la Trinidad, de Tabago, de Montsarrat, de Demerara, les nouvelles ne sont pas plus mauvaises.

Pour ceux qui ont voulu consciencieusement et par le seul amour de la justice que les Nègres fussent libres, c’est un point secondaire que les affranchis continuent à faire du sucre ou non, et s’ils n’en font pas il doit être tout simple d’en convenir. Rien n’exciterait plus notre dégoût que des efforts sans bonne foi pour démontrer qu’un esclave produira le lendemain de son émancipation autant qu’il produisait forcément dans les fers. À quoi donc lui servirai la liberté, si ce n’est à délier ce qui était lié, à mobiliser ce qui était immuable. Sans doute cela ne sera pas de quelque temps, mais nous n’en regretterons pas davantage la servitude ; c’est un mal qui devait être. Il le fallait pour faire réparation à l’humanité outragée et prévenir un mal plus grand, la révolte sanglante.

Les émancipés agissent comme il est naturel qu’ils agissent. Tout ce qu’ils font n’est pas sage, mais y a-t-il beaucoup de sagesse dans les villageois européens ? Ils s’empressent de faire de leurs enfants des charpentiers, des maçons, des couturières, des tailleurs, et les éloignent de la terre qu’ils ont maudite jusqu’à ce jour. Quant à eux, vieux esclaves, tout joyeux de se dire : « Nous pouvons, » ils abandonnent les champs et viennent la plupart à la ville se faire ouvriers du port, terrassiers, domestiques. Beaucoup s’y livrent à une imprévoyante dissipation, presque tous ne travaillent que trois ou quatre jours sur sept, et grâce à la fertilité du sol autant qu’à leur frugalité, peuvent cependant très-bien vivre. Nombre de jeunes gens des deux sexes se trouvent livrés à leur inexpérience et obligés, par l’incurie des parents, de se suffire à eux-mêmes et d’éviter l’action de la loi sur le vagabondage.

Ces notes qui viennent de Démerara, nous les tenons de sources directes, probes, éclairées, et comme elles sont à-peu-près semblables autre part, tel est, on peut dire, le tableau exact que présentent les colonies anglaises en ce moment. Nous n’avons rien dissimulé, rien embelli. Que voyons-nous ? de l’oisiveté, une allégresse folle, la haine des occupations rurales. Y a-t-il là rien qui doive nous surprendre ? Point d’abus, d’attentats, point de vengeance ; les constables suffisent, et les rôles des tribunaux ne sont pas plus chargés que les nôtres. « Sauf le mouvement, le brouhaha qui règnent au milieu de cette nouvelle population libre ; l’ordre domine généralement, et toute proportion gardée, les sessions du tribunal de police et de la cour de justice sont beaucoup moins chargées que celles de vos tribunaux. »

Certes, on doit espérer mieux ; un tel régime ne pourrait subsister, et ce n’est pas le dernier mot des Noirs libres mais pouvait-on s’attendre même à si peu de troubles de la part de misérables les pieds encore gonflés des chaînes de la servitude ? Ces hommes libres, ne l’oubliez pas, ne sont encore que des esclaves émancipés ! De quelque façon qu’ils s’occupent, peu importe en réalité par quel genre de travail il leur plaît de gagner leur vie. Nous refusons, nous, formellement d’admettre avec les fauteurs de l’esclavage, « qu’il n’y a pas d’affranchissement acceptable s’il ne conserve à la population affranchie son caractère agricole[18]. » C’est encore de l’arbitraire, des conditions à ce qui n’en doit point avoir. Non, ce qu’il faut, c’est que la population affranchie ne tombe pas à la charge de la communauté, n’y apporte point d’embarras. Eh bien ! c’est ce qui arrive ; de légers désordres ne sont rien pour une si énorme mesure, et leur peu de gravité garantit un prompt retour à l’ordre. On doit espérer, la raison y invite, qu’après le premier bouillonnement chaque chose reprendra sa place. Allez, ne redoutez rien, ni l’oisiveté ni la barbarie ; le Nègre au milieu de la civilisation sera bien vite sollicité par des besoins qui le rendront laborieux et provoqueront son industrie ; la conciliation du travail avec la liberté est infaillible ; le fait aplanit bien des difficultés théoriques, la société ne se manque jamais à elle-même Un groupe d’hommes se complète toujours. Une fois tous les cadres des ouvriers de la ville remplis, vous verrez vite refluer vers la campagne ceux qui n’auront pas trouvé d’emploi. Et puis il le fallait ! Parce que 260,000 Nègres ne veulent pas cultiver les terres de 30,500 Blancs[19], était-ce à dire que les Nègres devaient rester en servitude ? Après tout, un ou deux ans de malaise, serait-ce trop payer les trois siècles de torture que l’on a fait subir aux pauvres Noirs ! Et faisons-le remarquer, pour finir, la haine du travail agricole est aussi un préjugé chez les Nègres ; il tombera comme les autres. Nous venons de considérer ce que sont les nouveaux libres des colonies anglaises. Ce drame se joue sous nos yeux, et il est loin d’être décourageant. Ouvrons l’histoire, elle nous convaincra mieux encore. Dans le tableau du passé elle nous fera voir celui de l’avenir. — En Colombie, on émancipe les Nègres d’une manière subite, et sauf le premier mouvement inévitable de la transition, il n’en résulte aucun malheur. En 1794, lorsque la Convention les appela à la liberté, les Noirs de Saint-Domingue, de la Guadeloupe et de la Guyane n’étaient pas moins dégradés qu’ils le sont aujourd’hui ; ils sortent rapidement de la dégradation, et lorsqu’en 1802, après la paix d’Amiens, le premier consul Bonaparte envoie des soldats pour procéder à l’exécution de l’abominable loi qui rétablit l’esclavage, on trouve les îles, quoiqu’on en puisse dire, dans une position prospère. Voici nos preuves :

À la Guadeloupe, un recensement fait en 1801, des plantations en culture, présente un total de 390 sucreries, 1,355 caféières et 328 cotonneries[20]. Pour Saint-Domingue, à ce que nous en avons dit, nous n’ajouterons que ces mots d’un témoin oculaire, d’un propriétaire, le colonel Malenfant : « L’expédition vint porter la guerre et le massacre sur des terres libres, paisibles… et laborieuses autant qu’elles le pouvaient être après les effroyables catastrophes qui les avaient ensanglantées[21]. Le général Pamphile Lacroix est du même sentiment[22]. Il résulte des documents reçus de la Guyane française que le décret de la Convention n’y causa pas de trouble, mais nuisit au travail, parce qu’il fut publié sans aucune mesure relative au régime des habitations. À l’époque du rétablissement de l’esclavage, la colonie exportait plus de marchandises qu’en 1789, avec un nombre moins considérable de bras. Les colons s’étaient libérés de leurs anciennes dettes. On considéra le rétablissement de la servitude comme une mesure inutile et impolitique. Après huit ans de jouissance de la liberté, il y eut résistance, 600 Nègres y perdirent la vie[23] !

En vérité, plus on creuse la question plus on acquiert de certitude que la raison s’accorde avec ce qu’exigent les lumières de notre siècle. Nous insistons particulièrement sur ce qu’on vient de lire, c’est la meilleure, la seule réponse à faire aux colons et à tous les négrophiles conciliateurs qui soutiennent avec eux qu’abolir l’esclavage ce serait abolir le travail.

Les choses que nous disons là peuvent sembler au premier coup-d’œil s’éloigner du but qui nous est proposé, deux mots suffiront pour établir leur corrélation avec notre sujet. D’abord, si nous avons réuni de nouvelles preuves que les Noirs travaillent et travaillent bien à l’état libre, nous avons encore ébranlé le préjugé qui existe contre eux, puisque dans ce préjugé il y a beaucoup du dégoût qu’inspirent des êtres représentés jusqu’ici comme incapables d’être utiles à eux-mêmes et aux autres, ensuite nous avons diminué d’autant les craintes de désordre qui font retarder leur émancipation. Or, à notre avis, abolir l’esclavage est le coup le plus sûr qu’on puisse porter au préjugé de la couleur. C’est dans l’élévation des Nègres et de leurs fils, les sang-mêlés, aux droits de citoyen, que l’on trouvera les meilleurs éléments pour étouffer l’injustice morale dont ils sont victimes. Tant qu’il y aura des hommes noirs esclaves, la race des hommes noirs sera essentiellement méprisée, parce qu’à toutes les époques du monde la race des maîtres a tenu en mépris celle des esclaves, et qu’il n’en peut être autrement.


§ V. — Affranchissement immédiat. Point d’apprentissage.

C’est en vérité un beau, un magnifique spectacle que celui de la nation anglaise, qui paie une somme énorme pour laver de telles iniquités, pour effacer de son dictionnaire les mots affreux : Esclavage, esclave. Imitons-la donc ; que les colons soient indemnisés ; mettons toute justice, toute générosité de notre côté et que les Noirs Français soient libres !

Émancipation immédiate !

Le grand inconvénient de tous les moyens d’atermoiement qui ont été proposés, c’est d’être d’une exécution longue et jusqu’à un certain point très-difficile, vu la série de détails qu’ils entraînent et la résistance que l’on a à vaincre chez les colons. Les Noirs ont affaire à des possesseurs irrités de ce que leurs propriétés leur échappent. De quelque façon que ce soit, ces possesseurs mettent toujours des entraves, et ! a métropole lutterait sans les empêcher de se plaindre et sans pouvoir sauver les malheureux esclaves des dernières souffrances. Le résultat précisément de l’expérience anglaise nous décide, et nous voulons maintenant l’émancipation immédiate avec indemnité pour le maître, au prorata de ses valeurs, payable en deux termes[24].

Nous écartons l’apprentissage, il est inutile. L’Angleterre n’eût subi qu’une secousse au lieu de deux, si elle avait déclaré la liberté sans transition. L’apprentissage blesse les maîtres, qui n’en voient pas moins une atteinte portée à leurs droits ; il trouble l’esprit des esclaves, qui ne comprennent pas cette alliance du travail forcé avec une liberté expectante ; il ne satisfait personne, perpétue l’arbitraire, augmente les embarras et maintient aussi l’emploi des châtiments corporels, comme de toutes les mesures cruelles que l’on déteste dans la servitude. Et tout cela sans profit, car les apprentis n’apprennent pas à jouir d’eux-mêmes, et l’on n’évite pas davantage le premier mouvement de délire. L’apprentissage, c’est encore la servitude, ainsi que l’a dit lord Howick à la séance de la chambre des communes, du 30 mars 1838 : « Obliger un homme à travailler pour un autre, c’est toujours l’esclavage, de quelque nom qu’on l’appelle. » Sachons-le bien, il n’y a pas de transition possible de l’ilotisme à la liberté ; la Liberté est une déesse jalouse.

Liberté donc pleine et entière pour les esclaves français !

Il y a trop longtemps qu’on recule, le gouvernement ne sait prendre aucune résolution ; il ne cache pas sa sympathie pour l’abolition ; mais il n’agit point ; il tâte et s’arrête soudain ; il s’approche de l’antre colonial et s’effraie aussitôt des clameurs que les moindres paroles de miséricorde y excitent chez les planteurs. Chaque fois qu’il est question, même de moyens transitoires, les apologistes de l’esclavage s’écrient qu’on veut mettre le feu aux colonies. Jusques à quand leur prêtera-t-on l’oreille ? Ne se rappelle-t-on pas qu’ils gémissaient de même lorsqu’on voulut étouffer l’hydre de la traite. À les entendre, c’était le signal de leur ruine ; vous savez ce qui est arrivé, ne les écoutez donc pas. Le monde verra que ce qu’ils disent n’est pas vrai ; le monde verra qu’être ennemi de l’ilotisme ce n’est pas être ennemi des propriétaires. Marchons au bien avec un ferme amour du bien pour tous. Il faut répéter ici ce que dirent les femmes américaines dans la première séance de la société qu’elles formèrent à New-York : « La véritable question n’est pas celle du traitement que reçoivent nos frères et nos sœurs esclaves ; mais celle du principe. » Le principe, c’est que l’homme ne peut être serf, que le Noir est homme et qu’il faut qu’il soit libre. La liberté n’a pas de couleur. N’espérez rien des colons ; ils ne sont ni plus méchants ni plus cruels que nous, mais une fausse manière d’envisager leur bien-être, mais la routine plutôt, mais cette peur des grande changements qui est en nous tous les trompent et les aveuglent ; ils n’ont jamais fait d’eux-mêmes un seul pas vers l’abolition ; ils s’y opposeront constamment. Nous avons vu plus haut qu’ils répugnent à tout, qu’ils refusent tout, même les moyens de pur adoucissement. M. Favart, délégué de la Guyane française, n’a-t-il pas repoussé encore dernièrement comme une mesure dangereuse et impraticable[25] le droit de se racheter qu’on propose de donner aux esclaves ? Le conseil colonial de Bourbon n’a-t-il pas protesté contre l’arrêté du gouverneur de l’île, qui prononçait, au nom de la loi du 4 mars 1831, la libération des Noirs de traite ? Et le 15 novembre 1838 encore, le conseil colonial de la Guadeloupe n a-t-il pas répondu à une communication du gouvernement : « Les colonies auront à examiner d’abord s’il est fondé, le droit qu’on s’arroge de décider sans elles des questions qui les touchent seules, que seules peut-être elles sont habiles à résoudre ? »

Que répliquer à ces aveugles ? Ils comprennent que « la métropole ait consacré l’esclavage dans ses colonies, comme seul moyen d’y obtenir le travail nécessaire à leur exploitation[26], » mais ils ne comprennent pas que la métropole réforme l’esclavage lorsqu’elle ne le juge plus nécessaire.

Nous n’avons point à formuler ici notre mode d’affranchissement simultané, nous ne pouvons que le demander et en démontrer la justice ; car nous ne serions même pas excusable d’en avoir parlé aussi longuement si l’abolition de l’esclavage n’était, à notre sens, et nous croyons l’avoir prouvé pour tout le monde, le moyen le plus efficace de parvenir au but qui nous est proposé, celui d’éteindre le préjugé contre la couleur. Nous n’ajouterons donc plus qu’une seule réflexion : On s’occupe trop des détails ; avec ces perpétuels retardements on n’arrivera jamais à rien ; la crainte de troubler un peu l’avenir des maîtres fait trop fermer les yeux sur les tortures présentes des serviteurs. Ménagez des intérêts qui méritent toute considération, puisqu’ils existent ; restez humains ; n’apportez aucune violence dans vos décrets, veillez avec une fraternelle sollicitude sur la vie et le repos des Français ; les colons sont des Français d’outre-mer et doivent être traités comme des Français métropolitains ; organisez l’indépendance, mais sachez prendre une résolution en dépit des propriétaires. Vous devez expiation à la justice éternelle. Parce que le Code a autorisé une usurpation infâme de l’homme sur l’homme est-il dit que cette usurpation ne doive pas avoir de fin ? Les colons parlent de droits acquis, de propriétés inviolables, mais à ce compte notre grande révolution serait donc coupable pour avoir détruit les droits de main-morte et tant d’autres droits exécrables qui n’étaient pas moins acquis aux gentilshommes que les esclaves aux possesseurs actuels ? N’est-ce pas absurde ?

Quoi qu’en disent les colons, l’abolition n’a pas besoin de leur consentement pour être légitime ; elle se légitime elle-même. Il y a une loi que ne peut prescrire aucune loi humaine, c’est celle de l’équité naturelle. La métropole est souveraine ; elle a souffert le crime, qu’elle répare le crime ! On a permis au maître de vivre en des conditions exceptionnelles ; qu’il se soumette à une juridiction exceptionnelle. Il est en dehors de la loi commune, qu’il fasse retour à la loi commune ! Pourquoi se plaindrait-il ? Si malgré la Constitution fondamentale du royaume on a pu l’autoriser à acheter des Nègres, on peut nécessairement lui retirer cette autorisation. La loi de France, plus libérale que Jésus, a rendu à l’homme la pleine possession de soi-même ; la loi de France reconnaît que l’homme s’appartient ; qu’il n’est point la propriété de l’état, à plus forte raison ne peut-elle pas tolérer davantage qu’il soit celle d’un autre homme. Point de demi-mesure ; les demi-mesures sont inutiles et fâcheuses ; point d’apprentissage ! Indemnisez les maîtres et posez nettement l’émancipation immédiate. Ne redoutez rien ; l’exemple du passé assure l’avenir[27].


§ VI. — La question de l’affranchissement n’est pas assez populaire en France.

Quant à nous, nous trouvons que cette question de l’affranchissement n’est pas encore assez populaire dans notre pays. Demandez à la grande majorité des Français ce qu’ils pensent de la rédemption des esclaves ; ils sauront à peine ce que vous voulez leur dire ; on n’a pas d’idées formées sur une aussi importante matière. Notre clergé fait de l’éloquence à propos de bien des choses ; mais ses frères les esclaves qui gémissent, ils ne s’en inquiètent pas. Il n’a jamais rien opéré pour eux que de leur imposer à leur débarquement sur la terre de douleur un baptême auquel ces malheureux ne comprenaient rien. L’abbé Grégoire n’aura-t il donc point d’émules ? Parmi tous ces jeunes ecclésiastiques qui remplissent maintenant les chaires sacrées, ne s’en rencontrera-t-il pas un qui voudra exalter la miséricorde de Dieu, en consacrant sa parole au rachat des captifs noirs ? Depuis la révolution, les Nègres ne trouvent pas en France une sympathie assez active. Il n’y a qu’une société pour l’abolition de l’esclavage ; nous en voudrions cent ; nous voudrions que celle qui existe prodiguât la lumière de ses sages publications ; qu’elle mît moins de réserve dans les actes de son noble zèle ; qu’elle échauffât la générosité publique ; qu’elle fît des pétitions aux chambres et conviât des milliers de citoyens à les signer. Nous voudrions que nos prêtres élevassent la voix pour les pauvres esclaves qu’ils apprissent aux femmes qu’il y a loin d’ici des hommes livrés à un régime absolument animal, bien avilis, bien souffrants, et que leur tendre charité peut s’employer à les secourir. Nous voudrions que, comme en Angleterre, comme en Amérique, des dames françaises formassent des sociétés pour effacer une des plus grandes misères de l’humanité. Intéressons la nation entière à la sainte cause de l’affranchissement ; faisons descendre et pénétrer la haine du monstre dans tous les rangs de la société !


§ VII. — Détruire la servitude des Noirs est le moyen le plus efficace de détruire le préjugé contre la couleur des Africains.

Alors vous pourrez entreprendre une grande croisade contre le préjugé de la couleur, et facilement il s’évanouira. Vous imprimerez les œuvres des Nègres, vous écrirez la vie de ceux d’entre eux qui se sont distingués ; vous en répandrez abondamment des exemplaires, ainsi que les missionnaires faisaient de la Bible.

« Là, dans un long tissu de belles actions, » le public apprendra à connaître cette race calomniée, et en la voyant douée de qualités de toute nature égales aux nôtres, il perdra certainement tout mépris contre elle. En tuant l’esclavage vous tuez les vices de l’esclave : Morta la bestia, morto il veneno. Les Noirs, une fois libres, la vertu leur viendra avec l’estime d’eux-mêmes. Rendez aux Négresses leurs enfants et elles seront mères. Pour les faire sortir, ces malheureuses femmes, du déplorable état de promiscuité où les entretient la servitude, où les excite l’intérêt du propriétaire, vous leur inculquerez par des enseignements moraux un vif sentiment de leur honneur et des obligations de famille. Vous encouragerez particulièrement les mariages ; vous multiplierez les écoles gratuites, où les enfants et les nouveaux libres recevront une éducation substantielle ; ne doutez point qu’ils ne viennent la chercher de grand cœur[28]. Vous proclamerez l’égalité politique et civile pour les hommes de toutes couleurs ; vous admettrez dans les emplois publics tous les Noirs et sang-mêlés que vous en trouverez dignes.

Cela fait, vous aurez beaucoup fait, et le temps ne tardera pas à achever votre ouvrage. Allez, quelques années de réelle égalité devant la loi suffiront pour ramener bien des esprits à la vérité et à la justice ! Car, encore une fois, il ne faut pas s’y tromper, le préjugé ne tient pas à la teinte de la peau, même aux colonies, il y a plus d’un mulâtre parmi les blancs. Le préjugé tient à l’avilissement où se trouvent les personnes de couleur : les serfs russes ont même visage que leurs princes ; dans l’Inde, les parias ont même visage que les brahmes ; en Saxe, les juifs ont même visage que les catholiques ; et les serfs, et les parias, et les juifs n’en sont pas moins honnis. Le préjuge est chose toute morale et non physique ; cela est si vrai, qu’un enfant blanc de la Martinique ou de la Guadeloupe méprise un enfant noir ; mais envoyez un jeune Nègre dans nos collèges, ses camarades regarderont curieusement sa peau le premier jour, et puis ce sera tout ; le lendemain il sera un camarade comme un autre. On rencontre quelques Nègres dans nos ateliers d’Europe, et l’on n’observe pas qu’ils soient jamais maltraités. Le peuple, ne se doutant point que le Noir est un animal immonde, voit en lui un homme, et ne s’offense pas plus de la différence de sa peau que de celle qu’il y a entre des cheveux bruns et des cheveux blonds. On remarque depuis longues années un Nègre dirigeant, l’archet à la main, l’orchestre de Franconi ; je ne sache pas qu’aucun de ses subordonnés semble humilié d’être conduit par lui. Menez cet orchestre à la Martinique, et au bout d’un mois il n’en restera peut-être pas deux musiciens encore disposés à accepter la mesure battue par la main noire. Le préjugé n’est donc véritablement pas dans la couleur ; ne cessons point de le répéter, il est dans l’idée de l’infériorité de la race noire. Que la race noire ne soit plus vouée à des exercices serviles, et elle est réhabilitée.

Les juges du premier concours, d’après les termes de leur rapport, semblent penser que l’abolition de l’esclavage n’est qu’un faible moyen d’attaquer le préjugé, puisque l’on peut observer, disent-ils, que ce préjugé subsiste encore dans quelques parties du Nouveau-Monde, après que l’esclavage a disparu. Selon nous, c’est une erreur. D’abord la chose ne peut être dite que pour quelques parties du Nouveau-Monde ; car au Mexique nous avons vu par nous-même les Nègres tenir même place que les individus de race blanche ou indienne, et puis les préjugés ne sont-ils pas les broussailles sociales les plus difficiles à déraciner ? De nos jours encore, malgré l’égalité écrite dans les Codes, malgré l’intolérance qui s’en va avec les religions, ici même, en France, sous les yeux des Mayerbeer, des Cahen, des Munck, des Olinde-Rodrigues, n’y a-t-il pas toujours des esprits obtus qui professent grand dédain pour les Israélites ? Le temps seul peut balayer les dernières traces de ces misères.


§ VIII. — Le mariage est incompatible avec la servitude.

Il faut dire encore que l’existence de l’esclavage est un fait essentiellement contraire par sa nature même à toutes les améliorations indispensables pour détruire le préjugé de la couleur. Voyez le mariage, par exemple, ce puissant agent de moralisation, eh bien ! il est impossible parmi les Nègres tant que les Nègres seront esclaves. La communauté bestiale, abrutissante, dépourvue de tout principe où ils vivent, tient moins encore à leur état de dégradation qu’au système constitutionnel de la servitude, lequel n’admet ni propriété, ni patrie, ni famille pour le patient. Un article de l’édit de 1685, derrière lequel se retranchent volontiers les colons, veut à la vérité que le mari et la femme, non plus que les enfants, ne puissent être séparés, et semble ainsi protéger les unions légitimes ; mais c’est là un avantage illusoire : la loi a voulu ce qu’elle ne pouvait. Comment concevoir des liens indissolubles entre personnes qui sont hors du droit civil, qui sont mobilier, qu’un créancier peut saisir, que des tiers peuvent revendiquer ? Qu’arrivera-t-il lors de l’affranchissement de l’un des conjoints ? Le mariage sera-t-il dissous ou bien tolérera-t-on la plus monstrueuse anomalie ? L’homme, le chef actuel de la famille, sera-t-il incapable de tout et restera-t-il chose mobilisable, tandis que la femme et les enfants pourront agir civilement ? Ajoutons que l’art. 10 de l’édit de 1685, reproduit textuellement dans les lettres-patentes de 1723, autorise bien le mariage, sans le consentement du père et de la mère de l’esclave, mais non pas sans celui du maître. Or, on comprend que le maître ne le donne pas ; cela le contrarierait trop dans la libre disposition de sa marchandise. Et en effet, pourquoi voudrait-il que les esclaves de son habitation s’accouplassent de manière à ce qu’il ne pût pas les séparer, les vendre, en disposer comme de ses chevaux et de ses autres biens ? Ce serait folie de sa part ; ce serait vouloir violer lui-même son arche sainte, ses droits acquis ! Nous lisons dans le rapport d’une commission nommée en 1834, par le conseil colonial de l’Île-Bourbon, à propos d’un projet d’ordonnance concernant la condition des esclaves[29] : « La mobilisation des esclaves comme propriété, et surtout la disproportion numérique des sexes, ont été jusqu’à ce jour et continueront encore d’être pendant longtemps un obstacle aux mariages. » On voit que les colons eux-mêmes partagent notre avis sur ce point. En résume, la loi défend de séparer le mari de la femme ; mais elle n’aurait aucun moyen de répression contre un maître qui le ferait, car il répondrait à la loi : « Puisque vous reconnaissez que c’est ma propriété, que je puis en disposer comme bon me semble, vous ne pouvez m’empêcher de le vendre à la suite d’un acte qui l’a toujours laissé hors du droit civil. » Mais, dira-t-on, puisque le maître peut vendre l’esclave marié, vous ne devez pas avancer qu’il s’opposera toujours à son mariage. — À cela nous répondrons que l’ombre seule d’une appréhension le porte à s’y opposer. Craignant un procès, moins encore, un embarras quelconque, il préfère ne pas donner son consentement à des alliances qui peuvent toujours apporter quelque gène dans ses allures toutes puissantes. L’esclave, de son côté, ayant sans cesse à craindre de voir mettre à l’encan sa femme ou ses enfants, répugne à contracter une union qui peut être ainsi violemment rompue d’un jour à l’autre par le caprice du propriétaire ; et de là la perpétuité de cet immense désordre où l’esclave trouve le plaisir de la variété sans que le maître perde les profits de la production.

Telles sont les véritables causes de la rareté des mariages entre esclaves. À la Guadeloupe, il n’y en eut (année 1835) qu’un seul sur 96,000 individus ; à la Martinique, 14 sur 78,000 ; à Bourbon, néant[30] ! Tant il est vrai que dans le régime colonial les notions les plus simples, les plus naturelles de l’ordre social sont bouleversées ou plutôt n’existent pas. Là, le fils libre peut acheter son père et en faire son esclave ! Combien de petits Blancs vendent les enfants, fruits de leur concubinage avec quelque Négresse de l’habitation ! Et ces monstruosités n’empêchent pas les fauteurs de l’esclavage d’écrire hardiment « que la servitude, loin de faire déchoir le Nègre, l’élève ; » — « que la servitude, loin d’arrêter la civilisation, au contraire, l’avance chaque jour ; » (M. Mollien) « que la servitude est pour le Noir le seul auxiliaire possible du progrès ; » (M. Lacharrière) « que l’état des Noirs importés dans l’Amérique est un progrès immense que l’on a fait faire à cette race d’hommes » (M. Favard.) — Mais dites-nous donc une fois, dites-nous donc ce que la race Noire a gagné à ce que des millions d’Africains vinssent mourir dans l’abrutissement et la misère sur les habitations de la Guadeloupe et de la Martinique ?

On voit qu’en traitant de l’abolition nous sommes bien dans notre sujet ; nous ne disons pas d’ailleurs que l’abolition suffise ; nous la présentons seulement comme base, comme pierre angulaire de l’édifice de réhabilitation. Il faudra tout de suite après s’occuper d’instruire les Nègres, et soyez-en sûr, lorsque le Blanc verra le Nègre son égal partout, au théâtre, à la promenade, à la municipalité, au tribunal, dans la milice, au collège lorsqu’il le verra juge et le jugeant bien, administrateur et administrant bien, médecin et le soignant bien, avocat et le défendant bien, capitaine et le commandant bien, artiste et l’émotionnant bien, soyez-en sûr, l’homme blanc ne méprisera plus l’homme noir ; et cela doit arriver, puisque l’homme noir est aussi perfectible que l’homme blanc ; mais cela n’arrivera pas tant que l’homme noir sera esclave, car il n’y a pas d’éducation possible au fond des ténèbres de la servitude.

Pour que le préjuge tombe, il faut que la race blanche s’accoutume à ne plus voir la race noire dans un opprobre éternel ; il faut qu’on la trouve en tout, belle, relevée et parée d’indépendance ; l’égalité de fait entraînera vite pour tout le monde l’égalité morale. Aussi bien nous ne parlons guère en ce moment que pour les colonies ; c’est là, nous croyons, qu’il faut porter le drapeau de l’œuvre réparatrice. L’Europe n’a généralement pas de mépris avoué pour les Nègres ; elle ne sait point, elle n’a pas d’opinion formelle ; c’est de la curiosité, de l’étonnement qu’ils lui inspirent plutôt que de la malveillance. Est-il véritablement beaucoup de salons, beaucoup d’ateliers, de chambres du peuple (je dis préservés de la peste coloniale) d’où serait repoussé un Nègre qui s’y présenterait convenablement ? Pour mon compte, je ne le pense pas. Il ne s’agit plus que de les y amener, de les mettre en état d’y venir ; c’est par l’éducation, et nous avons établi qu’ils sont complètement aptes à la recevoir.

Que l’on me permette ici de m’interrompre. Lorsque je parle toujours des Noirs, il est sous-entendu que je comprends aussi les hommes de couleur : je nomme moins souvent ces derniers, parce que la source du mal est dans les Noirs. Les hommes de couleur sont cependant aux colonies mille fois plus détestés par les Blancs, auxquels, du reste, ils rendent bien haine pour haine et mépris pour mépris. Qui le croirait ? il se mêle des idées de morale à l’irritation naturelle que le maître éprouve de voir ainsi son esclave se rapprocher de lui par les nuances de la peau. Un mulâtre est toujours le fils d’une Négresse, le fruit d’un adultère, un bâtard enfin, qui porte au front la barre de bâtardise. Le mulâtre libre est un scandale pour tous les Blancs, car voilà qu’un maître est entré dans le lit d’une servante, le mulâtre esclave leur est un double reproche, une accusation de lâcheté, car voilà qu’un père a laissé son enfant dans les chaînes ; libre ou esclave, il est toujours une insulte vivante à toute femme blanche, car voilà qu’un Blanc leur a préféré « une ignoble Négresse. » Le remède pour ces misères de famille ne peut encore venir que de l’émancipation. Lorsque des mariages auront eu lieu entre Blancs et Noirs, les mulâtres ne seront plus pour les colons un objet de remords et de honte, et il est évident que ce mélange de races doit noyer à jamais toutes les antipathies de couleur. Ce que nous disons là, au reste, n’a de valeur que pour les colonies. En Europe on ne sait guère distinguer les mulâtres des Blancs ; ils y sont vus comme d’autres hommes dont le teint est plus ou moins brun, et la majorité des Européens, en les voyant passer, ne se doutent pas que ce sont des êtres abjects qu’ils coudoient.


§ IX. —Résumé des moyens propres à extirper le préjugé contre la couleur des Noirs et à les moraliser.

Rassemblons maintenant en faisceau et précisons les diverses mesures que nous offrons pour satisfaire au vœu de M. Grégoire :

1° Abolition de l’esclavage comme le plus sûr moyen de rapprocher sur un même terrain l’homme blanc et l’homme noir. — Qui voudra chercher parmi les chaînes brisées, les fouets en lambeaux, les prisons écroulées, et tous les infects débris de la servitude, y trouvera au fond l’avilissement des Noirs avec la moitié du mépris que leur portent les Blancs.

2° Formation de sociétés d’hommes et de femmes, consacrées à l’œuvre de charité humanitaire, et du sein desquelles sortiraient de fréquentes publications gratuites, tendant à bien inculquer dans l’esprit général l’égalité physiologique des Blancs et des Noirs. Au premier rang de ces ouvrages nous mettons l’histoire comme les écrits des Nègres et des Négresses illustres.

3° Enseignement primaire et instruction morale portés au fond de tous les ateliers coloniaux ; — salles d’asile ; — écoles gratuites de jour et de soir multipliées dans tous les quartiers et districts ; travail incessant pour cultiver l’intelligence des Nègres et les faire remonter au rang d’hommes civilisés ; — réhabilitation enfin de la race noire par l’esprit.

Nous verrions avec joie l’institution d’un corps de missionnaires éclairés chargés d’enseigner aux Nègres, dans des discours journaliers, les lois exquises de la pure morale, l’admirable noblesse des devoirs de l’homme libre envers la société, et la beauté mâle des occupations rurales bien comprises. Le laboureur est une des colonnes de l’état. – Les Nègres sont naturellement éloquents : il serait très-bon d’en faire entrer plusieurs dans cette généreuse milice, qui se pourrait recruter au sein de notre clergé, où les âmes dévouées ne manquent pas. Le clergé n’est frappé d’impuissance que parce qu’on s’obstine à lui faire prêcher une lettre morte. Il sera important que les hommes appelés à remplir ce ministère mettent la plus grande réserve religieuse dans leurs paroles, car les Nègres, avec leur ardente imagination, ont, comme tous les méridionaux, une extrême propension au fanatisme et à l’idolâtrie.

Si l’on ne pouvait obtenir que les chambres votassent les fonds des écoles et du corps des missionnaires, la société provoquerait de nouvelles souscriptions. — Elle enverrait aussi chaque année aux colonies un de ses membres chargé d’inspecter les écoles et de recueillir les nouveaux moyens que l’expérience offrirait pour atteindre le but.

4° Encouragement aux mariages entre Négresses et Blancs, Blanches et Nègres. Constitution de la famille et de l’esprit familial par le mariage ;

5° Prière au clergé d’engager le troupeau chrétien à traiter fraternellement les parias noirs ;

6° Proclamation de l’égalité civile et politique pour les hommes de toutes couleurs et toutes classes ; admission dans les emplois publics aux colonies comme en Europe de tous Noirs et sang-mêlés qui en seront trouvés dignes ; préférence à leur égard jusqu’à l’anéantissement du préjugé.

Ainsi donc trois points fondamentaux, nécessaires, indispensables ; — abolition de la servitude des Nègres ; — éducation des Nègres ; — emplois publics confiés à des Nègres. — Nous insistons particulièrement sur la puissance de ce dernier moyen qui dérive des deux autres. Trouvez un Nègre pour gouverner la Guadeloupe, un autre pour occuper une chaire du collège de France, et vous aurez porté un rude coup au préjugé. Ces hommes ne vous manqueront pas ; formez-les. C’est pourquoi il nous paraîtrait bon que dès aujourd’hui l’on recherchât les membres de la classe noire les plus cultivés pour les mettre en évidence en leur donnant quelque poste élevé. Ne serait-il pas possible également de convier des jeunes gens instruits de Saint-Domingue à venir occuper, dans les Antilles, des places où leur bonne conduite et leur intelligence serviraient de meilleures démonstrations que tous nos discours.

Méhémet-Ali[31] entretient chez nous plusieurs jeunes gens égyptiens ; ils suivent les cours de toutes nos écoles ; puis ils vont porter dans leur patrie tout ce qu’ils ont amassé de lumières pour refaire une civilisation aux fils des habitants de l’antique Memphis. Agissons de même en faveur des Nègres.

On voit que pour mettre à exécution une partie de ces mesures, nous avons besoin du concours des chambres et de l’administration ; il n’est pas permis de douter qu’ils manquent à un but si généreux. La loi permet au gouvernement de placer dans les collèges royaux quelques enfants qui y sont élevés aux frais de la nation ; donnez une partie de ces bourses instituées pour les pauvres, donnez-les à des enfants noirs, à ceux-là qui ne sont pas pauvres d’argent seulement, mais de tous les biens de la civilisation. Au sortir des lycées, ces jeunes hommes et ces jeunes filles relèveront vite leurs frères de la déchéance intellectuelle que l’esclavage a fait prononcer contre eux ; ils se répandront parmi nous, resteront amis avec leurs camarades de classes, entretiendront des relations dans l’intérieur de nos familles, et quand on les verra égaux à nous en politique, en science, en savoir-vivre, en élégance, en dignité, le bon sens et la justice triompheront, l’ignorance et la méchanceté seront vaincues ; le sentiment d’égalité fraternelle qui doit unir tous les hommes se trouvera établi entre les deux races ; il en sera de l’aristocratie de la peau, selon l’expression pittoresque de l’abbé Grégoire, il en sera de l’aristocratie de la peau comme de l’aristocratie nobiliaire, elle tombera devant le ridicule, et le dernier vœu de l’ancien évêque de Blois sera accompli ; le préjugé injuste et barbare des Blancs contre la couleur des Africains et des sang-mêlés sera extirpé de la société française.


FIN.
  1. De l’abolition de l’esclavage dans les colonies françaises, par M. Favard, délégué des Blancs de la Guyane française.
  2. M. Mollien, mémoire déjà cité.
  3. Séance de la chambre des pairs, 11 juin 1837.
  4. Lévitique, ch. xxv, v. 39 à 42.
  5. Diodore de Sicile.
  6. Josèphe, Antiquités, livre 18, chap. i.
  7. Abbé Dubois, mœurs, institutions et cérémonies des peuples de l’Inde.
  8. Pour cette assertion, qui parait peut-être un peu hardie, voyez entre autres, Hérodote, livr. 6, chapitre cxxxvii.
  9. De l’affranchissement des esclaves, par M. Lacharrière.
  10. De l’affranchissement des esclaves, par M. Lacharrière.

    Voyez de plus le rapport de la commission du conseil colonial de la Martinique, chargé de donner un avis sur diverses propositions du gouvernement. (1er août 1836.) « Lorsque l’essai qui se continue dans les îles voisines aura achevé de parcourir ses diverses phases, nous connaîtrons mieux, etc., etc. » Adresse au roi du conseil de la Guadeloupe, du 10 août 1837. C’est toujours le même langage : remise éternelle.

  11. M. de Cools annonce que tel est son dessein. Voir sa brochure de l’Émancipation des esclaves.
  12. À côté de cette assertion de M. Félix Patron, extraite de sa brochure mentionnée plus haut, lisez le journal de voyages de Denham, Clapperton et Oudney, ils vous diront qu’il n’est pas de caravane allant de Tripoli au pays des Nègres dans laquelle ne se trouvent plusieurs esclaves affranchis qui regagnent leur terre natale. Les trois voyageurs anglais, en allant a Kouka, en avaient trente avec eux qui les quittèrent à Lary, « pour retourner au Kanem, leur pays, où ils désiraient mourir. » Chap. Ier.
  13. Le Salazien, journal de Bourbon déjà cité.
  14. Il y a, à Sainte-Lucie, quatre à cinq cents personnes qui se sont évadées de la Martinique et de la Guadeloupe, pour échapper à l’esclavage ; on en a dressé un état, et tous les mois ils sont rassemblés par le gouverneur. J’ai remarqué aux environs de la ville des Nègres occupés à déblayer des terrains, à cultiver des jardins et à bâtir des maisons. On m’a dit que c’était là les Nègres français. (Rapport d’un témoin oculaire sur la marche du système d’émancipation, par John Innes, 1836.)
  15. La cause des Nègres, portée au tribunal de la justice, de l’humanité et de la politique, 2 vol. in-8o.
  16. Abrégé des traités de paix.
  17. Détails sur l’émancipation des esclaves dans les colonies anglaises pendant les années 1834 et 1835, tirés des documents officiels présentés au parlement anglais et imprimés par son ordre, 1836. Suite des détails, 1836.
  18. M. Lacharrière, brochure de 1838 déjà citée.
  19. États statistiques distribués aux chambres par le ministère de la marine, 1837. Publications de la Société pour l’abolition de l’esclavage.
  20. Mémoire des habitants de la Guadeloupe.
  21. Des colonies, et particulièrement de celle de Saint-Domingue.
  22. Mémoires pour servir à la révolution de Saint-Domingue.
  23. Analyse de la Société française pour l’abolition de l’esclavage. Séance du 15 février 1836.
  24. Le sacrifice que la France aurait à supporter n’a pas de quoi effrayer les esprits les plus économes. « La population esclave de nos colonies était, au 31 décembre 1835, de 261,702. En 1836, de 258,956 ; sur ce chiffre il faudrait retrancher, si l’on s’occupait de l’indemnité, 17,434 pour les individus au-dessus de 60 ans, qui ne sont qu’une charge sans compensation pour leurs maîtres, et 68,105 pour les enfants au-dessous de 14 ans, qui ne figurent encore que parmi les charges. — Resteraient donc seulement 176,173 individus à racheter *. » On a bien donné un milliard pour les émigrés !

    * Adresse de la Société de l’abolition de l’esclavage aux conseils-généraux. — Paris, 1er avril 1837.

  25. Brochure déjà citée
  26. Rapport de la Commission nommée à la Guadeloupe, pour répondre à la communication du gouvernement, en date du 15 novembre 1838.
  27. Dans notre brochure de l’esclavage des noirs, chez Paulin, 1833, nous avons présenté, page 102, un projet de législation où nous développons les moyens propres, selon nous, à émanciper les Noirs sans danger pour les Blancs.
  28. « Les mères ont généralement une telle sollicitude pour l’éducation de leurs enfants, que plusieurs d’entre elles les laissent à l’école, bien qu’assez forts déjà pour gagner leur subsistance. » C’est M. John Innes qui dit cela, et l’on peut bien l’en croire, car il n’aime pas beaucoup les Nègres.

    En juillet 1835, onze mois seulement après le dangereux bill, M. Edmond Lyon, juge spécial de la paroisse de Palmetto River, écrivait au gouverneur de la Jamaïque : « Il se manifeste parmi la population un désir d’instruction toujours croissant, presque tous les hommes au-dessous de 25 ans cherchent avec empressement les moyens de s’instruire. »

    Est-il en France beaucoup de maires de villages qui puissent en dire autant de leurs administrés ? Une raison assez plausible de penser que tes Nègres réussiront à l’école, c’est que les planteurs se sont toujours opposés à ce qu’on leur apprît à lire.

  29. Le rapporteur de cette commission était M. P. de Greslan, conseiller colonial.
  30. États statistiques distribués aux chambres par le ministère de la marine, 1837.
  31. Quelques hommes osent soutenir encore l’esclavage en France, et voilà qu’il commence à s’effacer de l’Orient même, de la terre classique de l’ilotisme. Méhémet-Ali vient d’abolir pour jamais la chasse aux Nègres, que l’on faisait dans le Sennaar ; il a prohibé la traque, sous peine de mort, et comme premier jalon d’un affranchissement que cet homme extraordinaire médite sans doute pour son pays, il a commencé pur affranchir la presque totalité de ses esclaves particuliers, défendant d’en acheter de nouveaux pour aucune de ses maisons. (Correspondance du Caire au Sémaphore de Marseille, en date du 18 février 1839.)