Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome I/Précis

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PRÉCIS
DE
L’HISTOIRE DES VOYAGES
ET DÉCOUVERTES,
DEPUIS L’ANTIQUITÉ JUSQU’À NOS JOURS.


Quand les peuples sont encore dans un état complétement sauvage, ils s’embarrassent peu du reste de la terre. Pourvu qu’ils trouvent leur nourriture et un abri contre l’intempérie des saisons, ils n’ont point de souci ; ou si, dans leurs loisirs, il leur vient quelques pensées, ce n’est pas l’idée de l’immensité du monde. Les Esquimaux, que le capitaine anglais Ross rencontra dans son expédition pour la découverte d’un passage au nord-ouest de l’Amérique, se croyaient les seuls habitans de la terre, et ils n’imaginaient pas que le pays au midi de leurs plaines de neige fût habitable, précisément comme, dans le midi, on a cru long-temps que le nord ne pouvait être habité. Mais quand la civilisation a fait quelques progrès, quand l’industrie a procuré quelque aisance à un peuple, et quand il commence à communiquer avec d’autres pays, il place, comme les Chinois, sa patrie au milieu du monde, et ne regarde le reste que comme des accessoires de la contrée qu’il habite, et pour laquelle son amour-propre croit que tout a été créé. Bientôt l’imagination élabore, de la manière la plus singulière, le peu de vérités qu’il sait sur les contrées étrangères ; et s’il a de la superstition, ce qui ne manque guère à l’ignorance, il amalgame le ciel, la terre et l’enfer. Quelles idées bizarres les premiers Grecs n’avaient-ils pas du monde, et sous quelles formes fantasques l’imagination des Scandinaves ne se figurait-elle pas le séjour des hommes et des immortels ? Pour remplir et peupler les terres mal connues, les nations qui ont un commencement de civilisation exagèrent toutes les formes, et entassent ou confondent toutes les matières qu’elles connaissent. Leurs contes ne parlent que de géans et de pygmées, de montagnes d’or et de diamans, de paradis terrestres, d’animaux monstrueux, enfin de tout ce qu’elles n’ont pas chez elles-mêmes. Il serait plus simple de supposer chez d’autres peuples des êtres analogues à ceux qui existent sous leurs yeux ; mais ce ne serait pas des merveilles ; l’imagination veut être frappée ; il lui faut des objets extraordinaires, et les grandes distances servent infiniment à seconder les désirs de l’imagination. Il est malheureux que ces jeux de la fantaisie aient plus d’une fois enfanté des querelles et des guerres ; l’avidité est excitée par le récit de toutes les prétendues richesses que possèdent d’autres contrées ; on cherche à se les procurer par la voie du trafic ou du commerce ; mais quelquefois on juge plus commode ou plus court de les enlever, ou de s’emparer des pays qui les possèdent. On ne trouve pas toujours ce que l’on cherchait, mais on prend ce que l’on trouve, et quelquefois on découvre des objets plus utiles que ceux dont la crédulité avait fait un tableau si séduisant. La force, l’injustice et la ruse, triomphent malheureusement dans ces conflits ; mais par contre-coup, la raison s’éclaire, les idées se rectifient et s’agrandissent, et la géographie s’enrichit. Il vient un temps enfin, où les peuples ont assez de lumières pour rivaliser de zèle à compléter nos connaissances, par des voies plus dignes de l’humanité. Les savans n’épargnent alors ni fatigues, ni sacrifices, pour pénétrer dans les régions inconnues, et y observer la nature et les ouvrages de l’homme ; et comme la vraie science n’a pas de préjugés, leurs observations contribuent à donner peu à peu une idée exacte du monde, et une idée moins incomplète du système admirable qui régit l’univers.

Voilà, en peu de mots, l’histoire de la géographie. Quelques détails vont développer cet aperçu des découvertes faites dans les diverses parties du globe. C’est en Égypte, et dans la partie occidentale de l’Asie, que l’histoire nous présente les premiers grands états, et les premiers peuples florissans. Ces peuples cultivaient les sciences et les arts ; par conséquent ils avaient quelque connaissance des autres pays. Ils faisaient des guerres, et conquéraient leurs voisins ; leurs notions furent donc et plus étendues et moins inexactes. Quelques sages voyagèrent pour s’instruire, et rapportèrent de leurs excursions des connaissances nouvelles. Malheureusement ces sages appartenaient pour la plupart à quelque caste ou corporation ; ils partaient avec des systèmes et des préjugés ; ils rapportaient ce bagage inutile, et quelquefois, au retour, ils ensevelissaient le fruit de leurs observations dans les mystères de leurs associations ; le peuple n’en profitait guères.

Une nouvelle source d’instruction fut ouverte au monde, par les voyages et expéditions commerciales des Phéniciens. Ce peuple marchand, riche et entreprenant, fonda des colonies sur la côte d’Afrique et sur celle d’Espagne ; ses marins visitèrent un grand nombre de côtes inconnues, et ses marchands entretinrent des liaisons avec des peuples qui ne s’étaient pas connus entr’eux jusqu’alors. C’était une époque de découvertes géographiques. Cependant les Phéniciens, comme tous les peuples commerçans, étaient jaloux ; ils ne voulurent pas trop divulguer leurs découvertes, de peur de montrer le chemin à d’autres nations, et de les inviter à suivre leur exemple. Les Carthaginois ne les en supplantèrent pas moins, et ce peuple, plus dominateur que les Phéniciens qui au fond voulaient plutôt commercer que régner, fut maître de l’Espagne et de la Sicile, et fit reconnaître par sa marine la côte du nord et de l’ouest de l’Afrique. Le journal de ce voyage de découverte est parvenu à la postérité : c’est, malgré sa brièveté, un morceau précieux de la géographie ancienne.

Sur ces entrefaites, des germes de civilisation s’étaient développés rapidement dans les colonies phéniciennes et égyptiennes, en Grèce ; bientôt il s’y forma une nation d’un esprit plus actif et plus fécond, que toutes celles qui jusqu’alors avaient brillé sur le globe. Avec son ardeur innée pour le savoir, elle ne manqua point de s’enquérir des autres peuples de la terre. Hérodote, qui avait voyagé, lui raconta des vérités et des fables ; en agrandissant leur sphère d’activité, les Grecs obtinrent des notions plus positives. À la suite du conquérant Alexandre, roi de Macédoine, ils traversèrent les pays les plus fameux de l’Asie, et arrivèrent jusqu’à l’Inde. Alexandre était trop épris de la gloire, pour ne pas tourner ses expéditions au profit de la science. Ses officiers reconnurent les côtes, des relations de commerce s’établirent entre les pays grecs et ceux de l’Asie ; dès-lors le lien entre l’Europe, l’Asie et l’Afrique devint indissoluble ; l’intérêt l’avait noué, on pouvait être sûr qu’il subsisterait.

L’éclat brillant de la Grèce commençait à s’éclipser, quand le peuple romain étendit sa domination sur l’Italie ; Carthage succomba aux coups portés par cette nouvelle puissance ; Rome incorpora dans ses états les dépouilles de cette république. Successivement elle conquit la Gaule, la Grèce, l’Asie mineure, l’Égypte, une partie de la Germanie, la Grande-Bretagne. Ses lieutenans et ses financiers eurent bien soin d’explorer les pays conquis ; des colonies y furent envoyées ; il n’y avait pas encore eu d’empire composé d’une aussi grande étendue de terres connues ; la route de commerce par la mer Rouge jusqu’à l’Inde subsistait toujours ; le nord de l’Afrique fut connu des Romains ; leurs géographes, unissant les connaissances acquises par les Phéniciens, les Carthaginois et les Grecs, à celles qui étaient dues aux conquêtes des Romains, furent à même de présenter au monde une plus grande masse de renseignemens géographiques, qu’on n’en avait eu auparavant. Les Pline, les Strabon, les Ptolémée, les Pomponius Méla rassemblèrent de véritables trésors, en comparaison de ce qui avait été réuni avant eux ; il est vrai que leurs devanciers n’avaient pas trouvé d’aussi précieux matériaux. Un César n’avait pas parlé de la Gaule, ni un Tacite de la Germanie et de la Grande-Bretagne.

Cependant que de terres, que de peuples restèrent encore à découvrir, que de notions à rectifier, que de sciences à cultiver, pour parvenir à la connaissance de ce globe, dont les Romains possédaient une si petite portion, malgré toute l’étendue de leur puissance ! Ils ne connurent pas la moitié de l’Afrique, et ignorèrent la configuration de cette partie du monde. En Asie, leurs recherches ne s’étendirent point au delà des contrées méridionales qui leur envoyaient les richesses de leur sol. Jamais ils ne pénétrèrent dans le nord de l’Europe ; l’immense empire actuel de la Russie ne leur fournit que de faibles notions sur les mœurs des habitans. Ils ne soupçonnèrent point l’existence d’autres continens, d’autres parties du monde. Ils en restèrent aux élémens de la minéralogie, de la géologie, de la botanique, et d’autres sciences qui ont des rapports si intimes avec la géographie, et qui l’ont tant enrichie depuis qu’elles sont bien cultivées !

Encore ces renseignemens accumulés pendant plusieurs siècles, et par suite de nombreux événemens, faillirent-ils se perdre lors de la chute de l’empire romain. Des peuples barbares traversèrent l’empire romain pour le ravager ; ils substituèrent leur barbarie et leur liberté, au brillant esclavage des peuples soumis à Rome ; ils renversèrent cette puissance qui avait détruit tant de puissances plus faibles, et firent rentrer les nations dans la barbarie et l’indépendance, d’où elles avaient été tirées par la force aidée de la civilisation.

Ces barbares du Nord s’embarrassèrent peu des sciences ; ils eurent des idées d’enfant sur la géographie : toutefois ils avaient trouvé sans difficulté la route des plus belles provinces de l’empire romain, et ils y firent connaître pour la première fois les pays du Nord dont on n’avait presque rien su, triste dédommagement de toutes les lumières qu’ils éteignirent. Il y eut pourtant quelques géographes dans cette époque : la clarté et la précision ne sont pas les qualités dominantes de leurs écrits.

Le goût de l’étude ne disparut pas entièrement : il se conserva dans les établissemens religieux, et, par un concours de nouveaux événemens il se ralluma dans la suite. Pour propager la foi chrétienne, les missionnaires pénétrèrent dans toutes les parties de l’Europe, dans l’Afrique et dans l’Asie ; on écrivit l’histoire de leurs vies et de leurs succès ; pour prix de ses conversions, l’hiérarchie se soumit les peuples qui adoptèrent la religion ; elle eut intérêt à les connaître : il y eut donc de nouveaux foyers où vinrent se rassembler les lumières géographiques. Les Plan-Carpin, les Rubruquis et les Marc-Paul, qui voyagèrent dans des vues ecclésiastiques, firent de véritables découvertes. Mais si le christianisme fut utile à cette science, l’islamisme la servit aussi. Par suite des conquêtes de Mahomet, il se forma en Asie un empire, celui des califes, qui voulut réunir tous les genres d’illustration, et favorisa en effet avec une munificence digne d’éloges les lettres, les arts et les sciences. La géographie ne fut pas négligée par les savans arabes, et, quoiqu’ils n’eussent aucun accès auprès des bibliothéques des pays chrétiens, ils purent recueillir beaucoup de notions, grâce à l’extension rapide qu’avait prise la domination des califes, et la religion musulmane.

Les idées des chrétiens d’Europe s’étaient fort rétrécies sous le monachisme, mais les croisades les étendirent : Venise, devenue le premier état commerçant, eut le goût des conquêtes et des découvertes. La marine d’Europe, que des souverains faibles d’esprit et de moyens avaient laissé dépérir, se releva sous la main des républiques commerçantes ; et pendant qu’on alla chercher le poivre et le cardamome dans l’Inde, on s’habitua aux expéditions maritimes. Les Grecs dont l’empire était resté debout au milieu de tous les bouleversemens de l’Europe, auraient dû éclairer le monde par des connaissances de tous les genres ; mais les disputes théologiques sur l’essence de la lumière du mont Thabor, les occupèrent bien plus vivement que la connaissance de la partie du monde qu’ils habitaient, et les Turcs qui se souciaient de géographie encore, moins que les Grecs, vinrent substituer leur barbarie aux subtilités scolastiques des écoles de Byzance, comme les Goths et les Lombards, avaient imposé à l’Italie leur ignorance et leur rudesse.

Tout ce qu’on avait gagné en connaissances géographiques, depuis la chute de l’empire romain, se réduisait au nord de l’Europe, et à une partie de l’intérieur de l’Asie ; il avait fallu, en outre, apprendre de nouveau ce que les Romains avaient su et ce que les barbares avaient fait oublier. On en était là, quand, au commencement du quinzième siècle, on découvrit l’utilité de la boussole, et quand les Portugais, encouragés par leurs victoires sur les Maures d’Afrique, longèrent la côte occidentale de cette partie du monde, et découvrirent Madère et les Açores. La beauté de la première de ces îles, stimula leur ardeur pour les nouvelles conquêtes, et voyant au Sud une mer sans bornes, ils poursuivirent leurs découvertes le long de l’Afrique ; cette suite de pays habités par les Nègres, infestés par les animaux féroces, et riches en poudre d’or et en productions de diverses espèces, se déroula successivement aux yeux étonnés de leurs navigateurs, et en 1486, environ cinquante ans après leur arrivée à Madère, Vasco de Gama découvrit le cap de Bonne-Espérance. Ce ne fut qu’alors que l’on connut l’étendue de l’Afrique, et la possibilité d’arriver à l’Inde, en doublant l’extrémité de cette partie du monde. Les Portugais ne tardèrent pas, en effet, de longer aussi la côte orientale de l’Afrique, et de retrouver les mers et les côtes de l’Asie, connues de ceux qui avaient fait le voyage de l’Inde par la mer Rouge, l’ancienne route du commerce. L’Inde même ne fut bien connue, que lorsqu’on eut commencé à s’y rendre par le Cap de Bonne-Espérance ; les îles de la mer des Indes, que l’on exploita ensuite, offrirent au commerce des articles rares, qui furent dès lors très-recherchés en Europe ; les Portugais poussèrent leurs voyages de découvertes jusqu’en Chine et jusqu’aux terres australes ; depuis l’Europe, jusqu’à ces contrées éloignées, ils établirent des colonies, des forts et des comptoirs ; il y eut une révolution complète dans le commerce des productions étrangères ; la route étant changée, des villes et des états en perdirent le bénéfice : d’autres l’acquirent. Les connaissances de géographie et d’histoire naturelle furent presque doublées ; jamais le monde n’avait été aussi riche en science. Ce savoir aurait tourné au bonheur dès hommes, si l’humanité l’eût accompagné ; mais on n’avait fait des expéditions que pour s’enrichir, et pour propager par la violence une religion de douceur. On fit, des pays découverts en Afrique, sous la zone torride, des marchés d’esclaves ; plus tard on envoya des inquisiteurs sur la côte de l’Inde.

Étonné de tout ce que les voyages des Portugais avaient fait connaître, on devait croire avec un sentiment d’orgueil que les bornes de la science ne pouvaient être reculées davantage. Cependant, vers ce temps, les Espagnols firent des expéditions plus étonnantes encore que celles des Portugais : ceux-ci avaient achevé d’explorer une partie du monde dont les anciens avaient connu la portion septentrionale ; les vaisseaux espagnols conduits par le génie de Christophe Colomb ; découvrirent une partie du monde dont aucun ancien n’avait soupçonné l’existence, et qui était située dans un hémisphère où aucun navigateur n’avait pénétré : si ce n’est les marins scandinaves, qui, dès le dixième siècle avaient découvert le Groenland, et y avaient formé une colonie, sans étendre leurs expéditions. Mais il fallut du temps pour connaître un pays aussi immense. Les Antilles, le Mexique, la Nouvelle-Grenade et le Pérou furent explorés, dévastés, pillés et convertis d’abord. De leur côté, les Portugais se hâtèrent de profiter de la découverte d’une partie du monde que l’Espagne était hors d’état d’occuper toute seule ; ils prirent possession du Brésil ; cependant ces deux puissances, dont toute la population se serait perdue dans le quart de l’Amérique, se disputèrent ce continent immense ; il fallut que le pape, sur leur invitation, quoique sans aucun droit, tirât la ligne de démarcation entre les prétentions des deux puissances : après cette vaine démarche, elles se crurent, ou feignirent de se croire dûment autorisées à disposer à leur gré de chaque lot ; elles ont possédé l’Amérique pendant plusieurs siècles, sans avoir réussi à la civiliser, mais elles en ont extrait une immense quantité d’or, d’argent et de pierres précieuses. Elles ont même si peu contribué à faire connaître leurs possessions, que les renseignemens importans nous viennent pour la plupart de voyageurs étrangers, que la curiosité avait conduits dans ces pays, et qui ne les ont pas visités sans des obstacles de la part des gouvernemens.

Dans le courant du seizième siècle, les diverses parties de l’Amérique furent successivement découvertes et occupées : les Anglais, dont la marine avait pris des accroissemens rapides, s’étaient attachés à la découverte du nord de ce continent ; les Français, qui enfin voulurent aussi partager l’honneur de faire des découvertes et des colonies, explorèrent et occupèrent le Canada, et plus tard la Louisiane.

Déjà la république de Hollande, après avoir conquis sa liberté sur l’Espagne, conquit des colonies dans l’Inde sur le Portugal, exploita les îles les plus riches en épiceries, et entama des relations avec la Chine et le Japon, et, entreprenant des expéditions dans la mer du Sud, détermina la position de la Nouvelle-Hollande, de la terre Van-Diemen et d’autres îles de cette mer. Les missionaires espagnols, portugais et français pénétrèrent dans la Chine, la Tartarie, le Japon, les royaumes de la presqu’île orientale de l’Inde, et dans d’autres contrées, et en donnèrent des détails curieux pour les savans, édifians pour l’église romaine. D’autres missionnaires se hasardèrent dans l’intérieur de l’Amérique septentrionale et méridionale ; les marchands hollandais se hasardèrent partout où il y avait quelque espoir de spéculations lucratives. Les Espagnols qui possédaient plus de pays qu’ils n’en pouvaient cultiver, furent affaiblis dans leurs colonies par les flibustiers, par leurs guerres contre les autres puissances maritimes ; et par suite de leur inertie, la Guiane, les Antilles, l’Amérique septentrionale, attirèrent des flottes de diverses nations européennes ; on connut mieux ce pays, et le commerce en tira meilleur parti. On eut bien des langues, des mœurs et des peuples à étudier sans cesse les sciences naturelles, s’enrichirent de nouvelles observations. Tandis que les colonies espagnoles et portugaises furent remplies de moines, les colonies anglaises, dans l’Amérique septentrionale se peuplèrent rapidement. La marine anglaise surpassa au dix-huitième siècle celle des autres puissances maritimes, et s’empara de plusieurs des grands débouchés du commerce européen. Vers le milieu de ce siècle, l’Angleterre fit faire des voyages autour du monde, auxquels le capitaine Cook a attaché son nom immortel, et qui avaient pour but, non pas, comme autrefois, de surprendre et de subjuguer des peuples sans armes et sans expérience ; mais, ce qui était plus digne des Européens, d’augmenter les connaissances humaines, et de contribuer, par un échange de productions et de découvertes, au bien-être de l’humanité. On n’était plus dans le temps barbare où l’on faisait décider à Rome qu’on pouvait traiter les sauvages en esclaves pour le bien de leur âme. Les expéditions de Cook leur apportèrent nos plantes nourricières et nos animaux domestiques, et leur firent connaître les avantages de la civilisation. C’est surtout par les expéditions de ce navigateur que l’Europe connut les nombreux archipels disséminés dans la vaste mer du grand Océan.

Cependant il y en avait trop pour que des navigateurs futurs n’y trouvassent pas encore des découvertes à faire. Déjà, avant le troisième voyage de Cook, l’expédition française conduite par Bougainville avait découvert l’archipel des navigateurs. Les voyages de Vancouver, de la Pérouse, d’Entrecasteaux ajoutèrent aux connaissances que nous avions sur les divers archipels ; le premier explora principalement la côte du nord-ouest de l’Amérique. Des savans isolés et des états du second ordre, entreprirent, dans le dix-huitième siècle, beaucoup de voyages utiles ; Hearne et Mackenzie trouvèrent sur deux points la limite septentrionale de l’Amérique ; Bruce chercha des aventures jusqu’en Abyssinie ; Niebuhr et ses savans compagnons, tous envoyés aux frais du Danemark, bravèrent les sables brûlans de l’Arabie, et la perfidie des Bédouins. Le Vaillant étudia l’histoire naturelle de l’Afrique méridionale ; Mungo-Park eut le courage de pénétrer dans l’intérieur de ce continent. Le gouvernement russe qui, pendant ce siècle avait pris un rang marquant en Europe, fit entreprendre des voyages en Sibérie et en Kamtchatka, et visiter l’extrémité de l’Asie, sur laquelle il est resté long-temps des doutes aux géographes, quoique Béhring ait eu l’honneur de donner son nom au détroit qui sépare l’extrémité de l’Asie de celle de l’Amérique. Le capitaine Billings visita les côtes de la mer Glaciale, et la chaîne des îles Aléoutes. La fin de ce siècle fut marquée par l’expédition militaire des Français en Égypte ; expédition à laquelle on eut le bon esprit d’associer la science. Si elle fut peu utile sous le rapport politique, elle procura au moins une masse de renseignement précieux sur l’Égypte et sur les peuples arabes, et fit naître un recueil savant, comme il n’en avait été fait jusqu’alors sur aucun pays. Plusieurs voyageurs particuliers s’empressèrent dans la suite de compléter en Égypte les observations des savans de l’expédition française.

Voici comment toutes ces entreprises sont présentées dans un rapport de l’institut de France[1].

« À l’époque de 1789, toutes les nations à l’envi paraissaient animées du désir de perfectionner la description de leurs états et des mers qui baignent leurs côtes. Le goût qu’avaient fait naître les voyages heureux et brillans des Bougainville, des Cook, ne s’affaiblit pas par les expéditions désastreuses, mais non pourtant inutiles de La Pérouse et d’Entrecasteaux. Les Anglais ont profité des avantages de leur position : tandis que leur Société africaine pénétrait dans des contrées entièrement inconnues, que leur Horneman recevait l’accueil le plus distingué du vainqueur de l’Égypte, que Mungo-Park bravait les plus grands dangers pour ouvrir de nouvelles routes au commerce de son pays, que Flinders s’exposait à des dangers plus terribles encore, pour visiter la terre de Diemen et les côtes de la Nouvelle-Hollande, leurs vaisseaux parcouraient la mer et l’archipel des Indes, leurs ambassadeurs reconnaissaient le Thibet, le royaume de Java, et pénétraient en Chine. Vancouver décrivait les côtes qu’il était chargé de reconnaître, avec des soins et une exactitude dignes de servir de modèle à tous ceux qui auront à remplir de pareilles missions. Les Français, si glorieusement occupés ailleurs, n’avaient pourtant point abandonné les recherches géographiques. Si les Anglais nous faisaient mieux connaître la pointe méridionale de l’Afrique, les Français trouvaient en Égypte matière à des descriptions bien plus intéressantes. Le capitaine Marchand avait fait autour du monde, un voyage heureux et modeste, qui, pour être apprécié ce qu’il vaut, attendait la plume d’un navigateur distingué. M. de Fleurieu a su y ajouter un prix nouveau, en donnant aux marins toutes les instructions qui peuvent rendre leurs courses moins périlleuses et plus utiles, en les préparant à recevoir le bienfait des nouvelles mesures, et en proposant une division plus méthodique des mers…. M. Buache a préparé pour nos navigateurs tous les renseignemens qui peuvent diriger leur marche. Muni de ces instructions, le capitaine Baudin alla reconnaître les côtes de la Nouvelle-Hollande dans une expédition recommandable, surtout, par les services qu’elle a rendus à l’histoire naturelle. Enfin, pour terminer par un voyage qui renferme tous les genres de mérite, M. de Humboldt a fait à ses frais une entreprise qui honorerait un gouvernement, seul avec son ami Bonpland, il s’est enfoncé dans les déserts de l’Amérique : il en a rapporté six mille plantes avec leurs descriptions, les positions de plus de deux cents points déterminés astronomiquement ; il est monté à la cime du Chimboraço, dont il a mesuré la hauteur ; il a créé la géographie des plantes, assigné la limite de la végétation et des neiges éternelles, observé les phénomènes de l’aimant et des poissons électriques, et rapporté aux amateurs de l’antiquité des connaissances précieuses sur les Mexicains, leur langue, leur histoire et leurs monumens. »

Le siècle dans lequel nous vivons a déjà augmenté considérablement nos connaissances géographiques, quoiqu’il n’y en ait pas encore un quart d’écoulé ; ce qui distingue surtout les voyageurs actuels, c’est un savoir plus profond, un jugement plus sain, un esprit d’observation plus fin et plus étendu. Les anciens voyageurs ont rapporté tant de fables, qu’il en a coûté quelquefois plus de peine à la postérité de détruire ces mensonges que de répandre des vérités qui s’y trouvaient mêlées. La grande confédération des états républicains de l’Amérique septentrionale qui défricha, et qui peupla d’hommes libres et heureux des contrées où naguère quelques peuplades sauvages avaient subsisté misérablement, fit explorer les sources du Missouri, et le cours de la Columbia, afin de découvrir des moyens de communication à travers l’Amérique septentrionale ; avec les côtes du grand Océan. Les révolutions qui rendirent l’indépendance aux colonies espagnoles, ouvrirent aux regards curieux des Européens, de vastes contrées où la jalousie du gouvernement avait embarrassé les pas des voyageurs avides d’instruction, et les doux accens de la liberté et de la civilisation furent bégayés par des races auxquelles l’Europe n’avait presque apporté encore que le despotisme et une superstition grossière. Des voyageurs anglais, par dévouement pour la science, plus encore que par l’espoir des récompenses qui les attendaient, affrontèrent tous les périls pour pénétrer dans l’intérieur toujours inconnu de l’Afrique ; des malheurs particuliers même tournèrent au profit de la géographie, et plusieurs naufrages qui ont eu lieu sur les côtes de ce continent inhospitalier, ont procuré des renseignemens intéressans sur les routes et les places de commerce ; mais ils justifient l’opinion que l’on s’était formée sur la férocité des mœurs des peuples africains. La voix de l’humanité fut assez forte pour engager, enfin, les Européens à renoncer à ce trafic de nègres, dont la barbarie les assimilait aux hordes des déserts.

La vaste domination à laquelle les Anglais étaient parvenus dans l’Inde les mit à même de produire un grand nombre de beaux ouvrages sur ce berceau antique des arts et des fables. Ils firent explorer aussi la partie de la Nouvelle-Hollande où leur colonie, peuplée de malfaiteurs européens, fait des progrès si rapides vers les arts de la civilisation. Le chirurgien Bass avait trouvé en 1795 le détroit qui sépare cette vaste île de celle de Diemen, et le capitaine Flinders visita les côtes de la plus petite de ces îles. Dans les dernières années, des Anglais ont exploré l’ouest de la Nouvelle-Galles méridionale, et, en se rapprochant de l’intérieur de la Nouvelle-Hollande, ils y ont trouvé le premier fleuve que l’on y ait encore vu. Les missionnaires anglais, soutenus par les sociétés bibliques qui font traduire l’Évangile dans un grand nombre de langues, parcourent toutes les parties du monde. Les ambassades anglaises en Chine et en Perse apportèrent aussi des supplémens aux connaissances géographiques. Dans les colonies que les Anglais enlevèrent pendant les guerres aux Hollandais déchus de leur ancienne puissance, ils substituèrent l’esprit d’investigation libre qui caractérise ce peuple à la jalousie mystérieuse des marchands de Hollande. Enfin l’Angleterre entreprit ces expéditions dont la science a sûrement plus à espérer que le commerce, et qui tendent à déterminer les limites de l’Amérique septentrionale. Plus de vingt tentatives avaient déjà été faites pour découvrir au nord du continent américain ce passage de communication entre l’Océan Atlantique et la mer du Sud, dont on se promettait tant d’avantages pour la navigation ; les deux dernières expéditions des Anglais ont prouvé que ces avantages sont à peu près chimériques ; mais il sera toujours important de connaître les limites du continent vers le pôle du nord.

Les Russes, étonnés de tirer si peu de partie de l’immense Sibérie, voudraient au moins en faire une route de commerce pour attirer à eux les productions de l’extrémité de l’Amérique et des îles disséminées sur les côtes orientales de l’Asie ; leurs dernières expéditions nous ont mieux fait connaître ces archipels ; leur pavillon a déjà deux fois fait le tour d’un globe sur lequel le nom de Russes était encore inconnu, il y a deux siècles. Depuis la paix, la France, malgré l’état de délabrement dans lequel les guerres du continent avaient réduit sa marine, a entrepris des expéditions maritimes qui n’ont pas été infructueuses pour la science, et il s’est formé dans la capitale de la France une société géographique à l’instar de l’institution africaine de Londres à laquelle la géographie a de grandes obligations.

Tant d’entreprises utiles et intéressantes ont fait éclore un si grand nombre de relations, que pour les rassembler il faudrait une bibliothèque entière, et que la vie de l’homme suffirait à peine pour les lire et les comparer entre elles. Cette double tâche était infiniment plus facile, il y a un siècle : alors l’attention du savant pouvait encore embrasser d’un coup d’œil la série des relations de voyages qui avaient été successivement publiées sans habileté, et les réduire à leur substance pour l’instruction des gens du monde. Ramusio renferma en trois volumes in-folio imprimés pour la première fois à Venise, en 1565, les relations de voyages anciennes et modernes. Hackluit ne composa également sa collection, publiée à Londres, en 1599 et 1600, que de trois volumes in-folio. Mais elle se borne aux voyages faits par les Anglais dans un espace de 160 ans. C’était déjà bien restreindre le recueil des expéditions. Les Français n’ont point de collection exclusive pour les voyageurs de leur nation, et en effet elle serait d’une utilité médiocre. Il s’agit peu de savoir si le voyageur était de telle ou telle nation ; la science ne s’informe que de ce qu’il a découvert, et ce que ses observations ajoutent au trésor des connaissances humaines. Purchas qui, indépendamment des relations anglaises, recueillit aussi celles des voyageurs étrangers, en forma quatre volumes in-folio, Londres 1625 — 26. Churchill qui, dans la même ville, publia en 1732 huit volumes in-folio de voyages, s’était principalement attaché aux relations inédites. Un recueil moins étendu, quoique compilé d’après tous ceux qui avaient paru alors, ce fut celui de Harris, Londres 1744, deux volumes in-fol. Vint ensuite la nouvelle collection générale dont il fut publié à Londres, depuis 1744 jusqu’en 1747, huit volumes in-folio ; il n’existait en français d’autre collection générale que celle de Thévenot, en quatre volumes. L’abbé Prévost pensa faire une bonne opération en traduisant le nouveau recueil anglais, malgré l’étendue qu’on se proposait d’y donner. On peut lire l’histoire de cette traduction, et de l’abrégé qu’en fit Laharpe, dans la préface qui va suivre. Le traducteur ainsi que l’abréviateur continuèrent le travail des compilateurs anglais ; mais aujourd’hui il faudrait plus de volumes que Laharpe n’en a faits, pour abréger toutes les relations intéressantes qui ont paru depuis ce temps. Il y a des personnes qui pensent que Laharpe n’a point pris lui-même la peine d’abréger la traduction de l’abbé Prévost, et qu’il s’est contenté de revoir le travail des autres. Par malheur ni l’abbé Prévost ni Laharpe n’avaient étudié la géographie. Cependant l’abrégé du dernier jouit d’une sorte de vogue en France ; cela se conçoit quand on réfléchit que le nom de Laharpe devait servir de passeport à tous Les ouvrages qu’il introduisait dans le monde, que son abrégé est la seule histoire des voyages lisible qui existe en français, enfin qu’exécuté avec goût, il est d’une étendue modérée, et qu’il y règne un esprit philosophique qui fait plaisir au lecteur, et qu’on cherche en vain dans d’autres recueils dont les auteurs ou les éditeurs ont compilé et entassé des faits, sans rien penser, en transcrivant une multitude d’événemens conformes ou contraires à la morale. Des hommes qui présentent le bien et le mal d’un ton d’indifférence, ne peuvent prétendre à une grande attention de la part de leurs lecteurs.

Quoique le public sache que l’abrégé fait par Laharpe ne peut plus être complet, il paraît attacher peu d’importance à cette défectuosité ; Laharpe lui a donné en raccourci l’histoire des voyages jusqu’à son temps ; s’il se présentait un autre Laharpe pour continuer cette histoire jusqu’à nos jours, sans doute son travail serait également bien accueilli. Quant aux savans, ils seraient peut-être plus difficiles. Ceux qui n’examinent principalement que le fond, voudraient probablement qu’un bon écrivain, qui fût en même temps versé dans la géographie et même dans les sciences naturelles, reprît l’histoire des voyages anciens et modernes, en retraçât la substance, signalât les découvertes importantes dues aux divers voyageurs et les progrès qu’ils ont fait faire aux sciences, avertît des erreurs dans lesquelles ils sont tombés, et qui ont été redressées par des voyages postérieurs, et que, sans négliger les sciences, il eût en même temps en vue dans son histoire le bien de l’humanité et le bonheur des peuples. Un tel ouvrage épargnerait beaucoup d’études et de recherches, et servirait à la fois aux gouvernemens, aux savans et aux gens du monde. Mais il est à craindre qu’il ne se fasse encore long-temps attendre.

DEPPING.
  1. Rapport historique sur les progrès des sciences mathématiques, depuis 1789, et sur leur état actuel. Paris, 1810.