Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome I/Première partie/Livre II/Chapitre II

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CHAPITRE II.

Voyages aux Canaries. Description de ces îles.

Les îles Canaries sont au nombre de sept principales. Leur première découverte fit naître des contestations fort vives entre les Espagnols et les Portugais, qui s’en attribuaient exclusivement l’honneur. Les Portugais prétendaient les avoir reconnues dans leurs voyages en Éthiopie et aux Indes orientales. Mais il paraît plus certain que cette connaissance est due aux Espagnols ; et l’on ne peut contester du moins qu’ils n’en aient fait la première conquête avec le secours de plusieurs Anglais. Elles sont sous le gouvernement du roi d’Espagne, dont les officiers font leur résidence dans la grande Canarie.

Les insulaires reçurent de leurs vainqueurs le nom de Canariens. Ils étaient vêtus de peaux de boucs, larges et pendantes, sans aucune forme. Ils habitaient entre les rochers, dans des cavernes, où ils vivaient avec beaucoup d’union et d’amitié : leur langage était partout le même ; ils se nourrissaient de chair de bouc et de chien, et de lait de chèvre ; ils faisaient aussi tremper dans le même lait de la farine d’orge, dont ils composaient une espèce de pain appelé goffia, qui est encore en usage parmi leurs descendans. Nicols, voyageur anglais, en a mangé plusieurs fois avec goût, et le trouva extrêmement sain.

Outre les sept îles nommées grande Canarie, Ténériffe, Gomera, Palma, Hierro ou Fer, Lancerotta et Fuerte-Ventura, il y en a six autres qui sont situées autour de Lancerotta : Gratiosa, Rocca, Allegranza , Santa-Clara, Infierno, et Lobos, qui s’appelle aussi Vecchio-Marino, et qui est placée entre Lancerotta et Fuerte-Ventura. Les anciens parlent d’îles situées au long de la côte occidentale d’Afrique, qu’ils nomment îles Fortunées. Quelques auteurs supposent que ce sont celles du cap Vert ; mais une de ces îles est nommée formellement Canarie par Ptolémée ; et les Arabes, qui ont remplacé les Romains dans l’Afrique, ont appelé les Canaries, Al-Iazayr, Al-Khaledar, c’est-à-dire îles Fortunées.

Linschoten, Beckman, Sprat, Duret, Edmond, Scory, Cadamosto, et surtout l’Anglais Nicols, qui demeura dix-sept ans aux Canaries, nous ont fourni tous les détails qui regardent ces îles, où les anciens plaçaient leur Élysée.

Quant aux moeurs des aborigènes, que l’on nomme Guanches, on les représente comme très-barbares au temps de la conquête. Ils prennent, disent les voyageurs de ce temps, autant de femmes qu’ils le désirent. Ils font allaiter leurs enfans par des chèvres. Tous leurs biens sont en commun, c’est-à-dire leurs alimens, car ils ne connaissent pas d’autres richesses. Ils cultivent la terre avec des cornes de bœuf. Leurs ancêtres n’avaient pas même l’usage du feu. Ils regardaient l’effusion du sang avec horreur ; de sorte qu’ayant pris un petit vaisseau espagnol, leur haine pour cette nation ne leur fit point imaginer de plus rigoureuse vengeance que de les employer à garder les chèvres : exercice qui passait entre eux pour le plus méprisable. Ne connaissant pas le fer, ils se servaient de pierres tranchantes pour se raser les cheveux et la barbe. Leurs maisons étaient des cavernes creusées entre les rochers. Remarquons que les voyageurs mettent ici l’horreur du sang au nombre des caractères de la barbarie : comme si cette heureuse ignorance des arts de destruction n’était pas le plus doux attribut de l'humanité !

Ils avaient cependant quelque idée d’un état futur ; car chaque communauté avait toujours deux souverains, un vivant, et l’autre mort. Lorsqu’ils perdaient leur chef, ils lavaient son corps avec beaucoup de soin, et, le plaçant debout dans une caverne, ils lui mettaient à la main une sorte de sceptre, avec deux cruches à ses côtés, l’une de lait, l’autre de vin, comme une provision pour son vovage.

Leurs armes étaient des pierres, avec une sorte de dards endurcis au feu, qui les rend aussi dangereux que le fer. Pour cottes de mailles, ils s’oignaient le corps du jus de certaines plantes mêlé de suif ; cette onction, qu’ils renouvelaient souvent, leur rendait la peau si épaisse, qu’elle servait encore à les défendre contre le froid.

Il paraît que chaque canton avait ses usages et son culte de religion particuliers. Dans l’île de Ténériffe, on ne comptait pas moins de neuf sortes d’idolâtrie ; les uns adoraient le soleil, d’autres la lune, les planètes, etc. La polygamie était un usage général ; mais le seigneur avait les premiers droits sur la virginité de toutes les femmes, qui se croyaient fort honorées lorsqu’il voulait en user. On voit que partout la volupté est entrée dans les usurpations du despotisme le plus grossier.

Ils conservèrent long-temps une pratique fort barbare. À chaque renouvellement de seigneur, quelques jeunes personnes s’offraient pour être sacrifiées. Il y avait une grande fête, à la fin de laquelle ceux qui voulaient lui donner cette preuve d’affection étaient conduits au sommet d’un rocher. Là, on prononçait des paroles mystérieuses, accompagnées de diverses cérémonies ; après quoi les victimes, se précipitant elles-mêmes dans une profonde vallée, étaient déchirées en pièces avant d’y arriver : mais, pour récompenser ce sanglant hommage, le seigneur se croyait obligé de répandre toutes sortes de biens et d’honneurs sur les parens des morts : ainsi, même chez les peuplades les plus sauvages, les dévouemens ont flatté l’orgueil, et le sang a plu à la tyrannie.

Les Guanches (c’est le nom que les Espagnols leur ont donné) étaient une nation robuste et de haute taille, mais maigre et basanée : la plupart avaient le nez plat ; ils étaient vifs, agiles, hardis et naturellement guerriers ; ils parlaient peu, mais fort vite ; ils étaient si grands mangeurs, qu’un seul homme mangeait quelquefois dans un seul repas vingt lapins et un chevreau. Suivant la relation du docteur Sprat, il reste encore dans l’île de Ténériffe quelques descendans de cette ancienne race qui ne vivent que d’orge pilé, dont ils composent une pâte avec du lait et du miel ; on leur en trouve toujours des provisions suspendues dans des peaux de boucs, au-dessus de leurs fours. Ils ne boivent pas de vin, et la chair des animaux n’est pas une nourriture qui les tente. Ils sont si agiles et si légers, qu’ils descendent du haut des montagnes en sautant de rocher en rocher. Ils se servent d’une sorte de pique longue de neuf ou dix pieds, sur laquelle ils s’appuient pour s’élancer ou pour glisser d’un lieu à l’autre, et pour briser les angles qui s’opposent à leur passage, posant le pied dans des lieux qui n’ont pas six pouces de largeur. Richard Hawkins atteste qu’il les a vus monter et descendre ainsi des montagnes escarpées dont la seule perspective l’effrayait. Sprat raconte l’histoire de vingt-huit prisonniers que le gouverneur espagnol avait fait conduire dans un château d’immense hauteur, où il les croyait bien renfermés, et d’où ils ne laissèrent pas de s’échapper, au travers des précipices, avec une hardiesse et une agilité incroyables. Il ajoute qu’ils ont une manière extraordinaire de siffler qui se fait entendre de cinq milles : ce qui est confirmé par le témoignage des Espagnols. Il assure encore qu’ayant fait siffler un Guanche près de son oreille, il fut plus de quinze jours sans pouvoir entendre parfaitement.

On trouve aussi dans Sprat que les Guanches emploient les pierres dans leurs combats, et qu’ils ont l’art de les lancer avec autant de force qu’une balle de mousquet. Cadamosto assure la même chose, et s’accorde avec Sprat dans la plus grande partie de cette relation. Ils disent tous deux, sur le témoignage de leurs propres yeux, que ces barbares jettent une pierre avec tant de justesse, qu’ils sont sûrs d’atteindre au but qu’on leur marque ; et avec tant de force, que d’un petit nombre de coups ils brisent un bouclier, et si loin, qu’on la perd de vue dans l’air. Ainsi les peuples sauvages, en ajoutant à l’énergie des organes naturels, sont parvenus quelquefois à balancer les inventions de notre industrie ; et l’homme de la société, malgré tous ses avantages artificiels, est quelquefois petit devant l’homme de la nature.

À l’égard des productions de ces îles, les Espagnols n’y trouvèrent ni blé ni vin à leur arrivée. Ce qu’il y avait alors de plus utile était le fromage, qui était fort bon dans son espèce, les peaux de boucs, que les habitans passaient en perfection, et le suif, qu’ils avaient en abondance. Dans la suite, on y a planté des vignes et semé toutes sortes de grains. Lorsque Richard Hawkins fit le voyage en 1593, il y trouva du vin et du blé de la production du pays ; mais il s’engendre dans le blé un ver qui se nomme gorgossio, et qui en consomme toute l’a substance sans endommager la peau. Les Canaries ont donné depuis, avec le vin et le blé, du sucre, des conserves, de l’orseille, de la poix qui ne fond point au soleil, et qui est propre par conséquent aux gros ouvrages des vaisseaux, du fer, des fruits de toutes les bonnes espèces, et beaucoup de bestiaux. La plupart de ces îles peuvent fournir aux bâtimens leur provision d’eau. Toutes les relations s’accordent à les représenter comme une source féconde de toutes sortes de commodités, mais relèvent particulièrement les bestiaux, le blé, le miel, la cire, le sucre, le fromage et les peaux. Le vin des Canaries est agréable et très- fort : il se transporte dans toutes les parties du monde. Roberts prétend que c’est le meilleur vin de l’univers. Linschoten confirme tout ce qu’on dit de la fertilité des Canaries ; il ajoute qu’il n’y a pas de grains qu’elles ne produisent avec la même abondance ; et parmi les bestiaux qu’elles nourrissent il compte les chameaux.

Le Maire, voyageur français, rend le même témoignage à la fécondité de ces îles, pour tout ce qui est agréable et nécessaire à la vie ; mais il parle moins avantageusement de l’eau, qu’il trouve d’une bonté médiocre. Les habitans en ont la même opinion, puisqu’ils se croient obligés de la purifier en la filtrant au travers de certaines pierres. Le Maire fait observer que le temps de la moisson aux Canaries est communément le mois de mars et d’avril, et que dans quelques endroits il y a deux moissons chaque année. Il ajoute qu’il y a vu un cerisier porter du fruit six semaines après avoir été greffé. Les oiseaux de Canarie qu’on nomme serins, et qui naissent en France, n’ont ni le son si doux, ni le plumage si beau et si varié que dans le lieu de leur origine.

Outre les végétaux qu’on a nommés, ces îles produisent aujourd’hui des pois, des fèves et des coches, qui sont une sorte de grain semblable au maïs, dont on se sert pour engraisser la terre ; des groseilles, des framboises et des cerises, des goyaves, des courges, des ognons d’une rare beauté, toutes sortes de racines, de légumes et de salades, avec une variété infinie de fleurs. Entre les poissons, le maquereau y est d’une prodigieuse abondance, et l’esturgeon n’y est guère moins commun, puisqu’il fait l’aliment des pauvres. Les Canaries ont aussi beaucoup de chevaux et de daims.

Lancerotta est particulièrement renommée pour ses chevaux ; la grande Canarie, Palme et Ténériffe, pour leurs vins ; Fuerte-Ventura, pour la quantité de ses oiseaux de mer ; et Gomera, pour ses daims.

La longueur de l’île Canarie est de onze lieues, à peu près sur la même largeur. Elle est regardée comme la principale des îles du même nom, mais par la seule raison qu’elle est siége de la justice et du gouvernement. La cour souveraine est composée du gouverneur et de trois auditeurs, qui sont en possession de toute l’autorité, et qui reçoivent les appels de toutes les autres îles.

La ville se nomme en latin Civitas Palmarum ; en espagnol, la Ciudad das Palmas, et communément Palme ou Canarie. Elle est ornée d’une magnifique cathédrale, où les offices et les dignités sont en fort grand nombre. L’administration ordinaire des affaires civiles est entre les mains de plusieurs échevins qui forment un conseil. La ville est grande, et la plupart des habitans fort riches. Le sable dont l’île est composée rend les chemins si propres, qu’après la moindre pluie on y marche communément en souliers de velours. L’air est tempéré, et l’on n’y connaît jamais l’excès du froid ni du chaud. On recueille deux moissons de froment, l’une au mois de février, l’autre au mois de mai. Il est d’une bonté admirable, et le pain a la blancheur de la neige. On compte dans la grande Canarie trois autres villes, qui se nomment Telde, Gualdar et Guia. L’île, au temps de Nicols, avait douze manufactures de sucre, qui s’appellent inganios, et qu’on aurait prises pour autant de petites villes à la multitude de leurs ouvriers.

Voici la méthode qui est en usage aux Canaries pour le sucre. Un bon champ produit neuf récoltes dans l’espace de dix-huit ans. On prend d’abord une canne, que les Espagnols nomment planta, et, la couchant dans un sillon, on la couvre de terre. Elle y est arrosée par de petits ruisseaux qui sont ménagés avec une écluse. Cette plante, comme une sorte de racine, produit plusieurs cannes qu’on laisse croître deux ans sans les couper ; on les coupe jusqu’au pied, et, les liant avec leurs feuilles, qui se nomment coholia, on les transporte en fagots à l’inganio, où elles sont pilées dans un moulin, et le jus est conduit par un canal dans une grande chaudière, où on le laisse bouillir jusqu’à ce qu’il ait acquis une juste épaisseur. On le met alors dans des pots de terre de la forme d’un pain de sucre, pour le transporter dans un autre lieu, où l’on s’occupe à le purger et à le blanchir. Des restes de la chaudière, qui s’appellent escumas, et de la liqueur qui coule des pains qu’on blanchit, on compose une troisième sorte de sucre, qui se nomme pamela ou netas. Le dernier marc, ou le rebut de toutes ces opérations, se nomme remiel ou mélasse, et l’on en fait encore une autre sorte de sucre nommé refinado. Au surplus, on peut observer que cette manipulation de sucre est à peu près la même partout.

Lorsque la première récolte est finie, on met le feu à toutes les feuilles qui sont restées dans le champ, c’est-à-dire à toute la paille des cannes, ce qui consume toutes les tiges jusqu’au niveau de la terre ; et, sans autre secours que le soin d’arroser et de nettoyer le terrain, les mêmes racines produisent, dans l’espace de deux ans, une seconde moisson qui se nomme zoca. La troisième, qui arrive dans le même période, est appelée tertia zoca ; la quatrième, quarta zoca, et toujours de même, jusqu’à ce que la vieillesse des plantes oblige de les renouveler.

L’île Canarie produit un vin d’une bonté spéciale , surtout dans le canton de Telde. Elle n’est pas moins féconde en excellens fruits, tels que les melons, les poires, les pommes, les oranges, les citrons, les grenades, les figues, les pêches de diverses espèces, et surtout le plantano ou le bananier. Cet arbre n’est pas propre aux édifices. Il croît sur le bord des ruisseaux. Son tronc est fort droit, et ses feuilles sont extrêmement épaisses. Elles ne viennent pas aux branches, mais au sommet de l’arbre, où elles sortent du tronc même. Elles ont une aune de longueur, et la moitié moins de largeur. Chaque arbre n’a que deux ou trois branches, sur lesquelles croissent les fruits au nombre de trente ou quarante. Leur forme est à peu près celle du concombre. Ils sont noirs dans leur maturité, et l’on dit qu’il n’y a point de confiture aussi délicieuse. La plantation ne produit qu’une fois. On coupe l’arbre ensuite. De la même racine il en naît un autre, et l’on recommence ainsi continuellement. L’île de Canarie est fournie de bêtes à cornes, de chameaux, de chèvres, de poules, de canards, de pigeons et de grosses perdrix. Le bois est ce qui lui manque le plus.

On compte dans la ville de Canarie environ douze mille habitans ; elle n’a guère moins d’une lieue de circuit ; ses édifices sont fort beaux, et la plupart des maisons ont deux étages, avec des plates-formes au sommet. Il y a dans Canarie quatre couvens, les dominicains, les cordeliers, les bernardines et les récolets.

L’île de Ténériffe est au 28e. degré et demi de latitude. Sa distance de l’île de Canarie est de douze lieues au nord-ouest. On lui donne dix-sept lieues de longueur. La terre en est haute. Au milieu de l’île s’élève une montagne qu’on appelle le Pic de Teide, et dont la hauteur est très-considérable. Du sommet, qui n’a pas plus d’un demi-mille de tour, il sort quelquefois des flammes et du soufre. Au-dessous, on ne trouve que de la cendre et des pierres ponces. Plus bas encore, la montagne est couverte de neige pendant toute l’année ; un peu plus bas, elle produit des arbres d’une hauteur surprenante, qui se nomment vinatico, dont le bois est fort pesant, et ne pourit jamais dans l’eau. Il y en a une autre sorte, qu’on appelle barbuzane, et qui est de la même qualité que le pin. Plus bas, on trouve des forêts très-longues. Le passage en est charmant par la quantité de petits oiseaux qui font entendre un ramage admirable : on en vante un particulièrement, qui est fort petit, et de la couleur de l’hirondelle, avec une tache noire et ronde au milieu de la poitrine. Son chant est délicieux ; mais, s’il est renfermé dans une cage, il meurt en peu de temps.

Ténériffe produit les mêmes fruits que l’île de Canarie. Il s’y trouve aussi, comme dans les autres îles, une sorte d’arbrisseaux nommés taybayba, dont on exprime un jus laiteux qui s’épaissit en peu de momens, et qui forme une excellente glu ; mais l’arbre qui se nomme dragonnier est propre à l’île de Ténériffe. Il croît sur les terres hautes et pierreuses ; et, par les incisions qu’on fait au pied, il en sort une liqueur qui ressemble au sang, et dont les apothicaires font une drogue médicinale[1]. On fait du bois de cet arbre des targettes ou de petits boucliers qui sont fort estimés, parce qu’ils ont cette propriété, qu’une épée dont on les frappe s’y enfonce et tient si fort au bois, qu’on ne l’en retire pas sans peine.

Cette île porte plus de blé que toutes les autres ; ce qui lui a fait donner le nom de nourrice et de grenier dans tous les temps de disette et de cherté. Il croît sur les rochers de Ténériffe une sorte de mousse, nommée orseille, qui s’achète par les teinturiers. L’île, au temps de Nicols, avait douze inganios[2] manufactures de sucre ; mais on y admire particulièrement un petit canton, qui n’a pas plus d’une lieue de circonférence, auquel on prétend qu’il n’y a rien de comparable dans l’univers. Il est situé entre deux villes, dont l’une se nomme Orotava, et l’autre Rialejo. Ce petit espace produit tout à la fois de l’eau excellente, qui s’y rassemble des rocs et des montagnes ; des grains de toute espèce, toutes sortes de fruits, de la soie, du lin, du chanvre, de la cire et du miel, d’excellens vins en abondance, une grande quantité de sucre, et beaucoup de bois à brûler. En général, l’île de Ténériffe fournit beaucoup de vin aux Indes occidentales et aux autres pays : le meilleur croît sur le revers d’une colline qui s’appelle Ramble. La ville capitale, nommée Laguna, est située sur le bord d’un lac dont elle tire son nom, à trois lieues de la mer. Elle est bien bâtie, et l’on y compte deux belles paroisses. C’est la résidence du gouverneur ; les échevins y obtiennent leurs emplois de la cour d’Espagne. Il y a quatre autres villes, dans l’île de Ténériffe : Santa-Cruz, Orotava, Rialejo et Garachico. Avant la conquête, cette île avait sept rois, qui vivaient dans des cavernes comme leurs sujets, qui se nourrissaient des mêmes alimens, et qui n’avaient pour habits que des peaux de boucs.

Ténériffe, quoique la seconde des îles Canaries en dignité, est la plus considérable par l’étendue, les richesses et le commerce.

La plupart des maisons de Laguna sont ornées de jardins, et de parterres ou de terrasses sur lesquelles on voit régner de belles allées d’orangers et de citronniers. La principale fontaine est conduite jusqu’à la ville par des tuyaux de pierre élevés sur des piliers. Ses jardins, ses allées d’arbres, ses bosquets, son lac, son aqueduc, et la douceur des vents dont elle est rafraîchie, la font passer pour une habitation délicieuse.

Son lac est couvert d’oiseaux de mer. Ses faucons sont fort renommés. C’est un spectacle très-agréable que de voir les nègres occupés à les chasser, et même à les combattre ; ils sont beaucoup plus gros et plus forts que ceux de Barbarie. Le vice-roi, assistant un jour à cette chasse, et voyant le plaisir que sir Edmond Scory y prenait, l’assura qu’un faucon qu’il avait envoyé en Espagne au duc de Lerme était revenu d’Andalousie à Ténériffe ; c’est-à-dire que, s’il ne s’était pas reposé sur quelque vaisseau, il avait fait d’un seul vol deux cent cinquante lieues d’Espagne : aussi fut-il pris à demi mort, avec les armes du duc de Lerme au cou. Depuis le moment de son départ d’Espagne jusqu’à celui de sa prise, il ne s’était passé que seize heures.

Le fameux pic de Ténériffe est une des plus hautes montagnes de l’univers. Linschoten assure qu’on le voit en mer de soixante milles ; qu’on ne peut y monter qu’aux mois de juillet et d’août, parce que le reste de l’année il est couvert de neige, quoiqu’il n’en paraisse point dans tous les lieux voisins ; qu’on emploie trois jours à gagner le sommet, d’où l’on découvre aussitôt toutes les autres îles, et qu’il en sort beaucoup de soufre qui est transporté en Espagne. Beckman dit que cette merveilleuse montagne est située au centre de l’île, et qu’elle s’élève comme un pain de sucre ; mais qu’il ne put en voir le sommet, parce qu’il était caché dans les nues. Atkins l’appelle un amas pyramidal de rocs bruts, qui ont été comme incrustés ensemble par quelque embrasement souterrain qui dure encore.

On ne trouve pas moins de différence entre les auteurs sur la véritable hauteur de ce pic que sur la distance d’où l’on peut l’apercevoir en mer. Cependant, par une observation sur le baromètre, on a reconnu que le vif-argent s’abaissa de onze pouces au sommet de la montagne, c’est-à-dire, de vingt-neuf à dix-huit ; ce qui répond, suivant les tables du docteur Hailey, à deux milles et un quart. Ce calcul s’accorde assez avec celui de Beckman, qui met la hauteur perpendiculaire du pic à deux milles et demi : il observe aussi que les Hollandais y placent leur premier méridien[3].

Cette île produit trois sortes d’excellens vins, qui sont connus sous les noms de Canarie, de Malvoisie et de Verdona : les Anglais les confondent tous trois sous le nom commun de Sack. Beckman observe que les vignes qui produisent le canarie ont été transportées du Rhin à Ténériffe par les Espagnols sous le règne de Charles-Quint. On prétend que, dans une seule année il en est venu jusqu’à quinze et seize mille muids en Angleterre. Dampier, Le Maire et Duret donnent la préférence au malvoisie de Ténériffe sur ceux de tous les autres pays du monde. Les deux derniers de ces trois auteurs ajoutent qu’il n’était pas connu à Ténériffe avant que les Espagnols y eussent apporté quelques ceps de Candie, qui produisent aujourd’hui de meilleur vin, et plus abondamment que dans l’île même de Candie : le transport et la navigation ne font qu’augmenter sa bonté. Dampier parle aussi du Verdona, ou du vin vert. Il est plus fort et plus rude que le canarie ; mais il s’adoucit aux Indes occidentales, où il est fort estimé.

Il ne manque rien aux richesses de Ténériffe, s’il est vrai, comme le capitaine Roberts nous l’assure, qu’il y ait une mine d’or à la pointe de Négos.

Les vignes qui produisent l’excellent vin de Ténériffe croissent toutes sur la côte, à la distance d’un mille de la mer. Celles qui sont plus loin dans les terres sont beaucoup moins estimées, et ne réussissent pas mieux quand on les transplante dans les autres îles.

Dans quelques endroits de l’île de Ténériffe il croît une sorte d’arbrisseau nommé legnan, que les Anglais achètent comme un bois aromatique. On y trouve des abricotiers, des pêchers et des poiriers qui portent deux fois l’an, et des citrons qui en contiennent un petit dans leur centre, ce qui leur a fait donner le nom de pregnada. Ténériffe produit du coton et des coloquintes. Les rosiers y fleurissent à Noël. Il n’y manque rien aux roses, ni pour la vivacité du coloris, ni pour la grandeur ; mais les tulipes n’y croissent point. Les rochers y sont couverts de crête marine. Il croît sur les bords de la mer une autre herbe à feuilles larges, si forte, et même si vénéneuse, qu’elle fait mourir les chevaux. Cependant elle n’est pas si pernicieuse aux autres animaux. On a vu jusqu’à quatre-vingts épis de froment sortir d’une seule tige ; il est aussi jaune et presque aussi transparent que l’ambre. Dans les bonnes années, un boisseau de semence en a rendu jusqu’à cent.

Les serins des Canaries qu’on apporte en Europe sont nés dans les barancos, ou les sillons que l’eau forme en descendant des montagnes. L’île Ténériffe est aussi fort abondante en cailles et en perdrix, qui sont d’une grande beauté, et beaucoup plus grosses qu’en Europe. Les pigeons ramiers, les tourterelles, les corbeaux et les faucons, y viennent des côtes de Barbarie. Il y a peu de montagnes où l’on ne découvre des essaims d’abeilles. Les chèvres sauvages grimpent quelquefois jusqu’au sommet, du pic. Les porcs et les lapins ne sont pas moins communs dans l’île. À l’égard du poisson, il y est généralement de meilleur goût qu’en Angleterre. Les homards n’y ont pas les pâtes si grandes. Le clacas, qui est sans contredit le meilleur coquillage de l’univers, croît dans les rocs, où il s’en trouve souvent cinq ou six sous une grande écaille. On estime aussi une sorte d’animal qui a six ou sept queues longues d’une aune, jointes à un corps et à une tête de même longueur. Les tortues y sont excellentes ; les cabridos sont une espèce de poisson qui l’emporte sur nos truites.

Les principaux vignobles sont ceux de Buena-Vista, Dante, Orotava, Figueste, et surtout celui de Ramble, qui produit le meilleur vin de l’île. Pour les fruits, il n’y a pas de pays qui fournisse de meilleures espèces de melons, de grenades, de citrons, de figues, d’oranges, d’amandes et de dattes. La soie, le miel et par conséquent la cire, y sont de la même excellence ; et si ces trois sources de richesses y étaient cultivées avec plus de soin, elles surpasseraient celles de Florence et de Naples.

Le côté du nord est rempli de bois et d’excellente eau. On y voit croître le cèdre, le cyprès, l’olivier sauvage, le mastix, le savinier, avec des palmiers et des pins d’une hauteur étonnante. Entre Orotava et Garachico, on trouve une forêt entière de pins, qui parfume l’air des plus délicieuses odeurs. L’île n’a pas de canton qui n’en produise ; c’est le bois dont se font les tonneaux et tous les autres ustensiles. Outre le pin droit, on en voit un autre qui croit en s’élargissant comme le chêne. Les habitans le nomment l’arbre immortel, parce qu’il ne se corrompt jamais, ni dans l’eau ni sous terre. Il est presque aussi rouge que le bois du Brésil, auquel il ne le cède pas non plus en dureté ; mais il n’est pas si onctueux que le pin droit. Il s’en trouve de si gros, que les Espagnols ne font pas difficulté d’assurer fort sérieusement que toute la charpente de l’église de los Romedios à Laguna est composée d’un seul de ces arbres.

Mais l’arbre qu’on appelle dragonnier surpasse tous les autres par ses propriétés. Il a le tronc fort gros, et s’élève fort haut. Son écorce ressemble aux écailles d’un dragon ou d’un serpent, et c’est de là sans doute qu’il tire son nom. Ses branches, qui sortent toutes du sommet, sont jointes deux à deux comme les mandragores. Elles sont rondes, douces et unies comme le bras d’un homme, et les feuilles sortent comme entre les doigts. La substance du tronc sous l’écorce n’est pas un véritable bois ; c’est une matière spongieuse, qui sert fort bien, quand elle est sèche, à faire des ruches d’abeilles. Vers la pleine lune, il en sort une gomme claire et vermeille, qui s’appelle sangre de draco, ou sang de dragon. Elle est beaucoup meilleure et plus astringente que celle de Goa et des Indes orientales, que les Juifs altèrent ordinairement de quatre à un.

Tout ce que nous avons dit de Ténériffe ne doit s’entendre que de la partie de l’île qui est habitée ; car le reste n’est composé que de rochers et de bois impraticables. Nous parlerons séparément du pic qui rend cette île si fameuse.

Goméra est située à l’ouest de Ténériffe, à six lieues de distance ; elle n’en a pas plus de six de longueur. On lui donne le titre de comté ; mais dans les différens civils, les vassaux du comte de Goméra ont le droit d’appel aux juges royaux, qui font leur résidence dans l’île de Canarie. La capitale de l’île porte le même nom. C’est une fort bonne ville avec un excellent port, où les flottes des Indes s’arrêtent volontiers pour y prendre des rafraîchissemens. L’île fournit à ses habitans leur provision de grains et de fruits. Elle n’a qu’un inganio, c’est-à-dire, une manufacture de sucre ; mais elle produit des vignes en abondance.

Palma est à plus de douze lieues de Goméra, au nord-ouest. Sa forme est ronde. Elle n’a pas moins de neuf lieues de longueur et vingt-cinq lieues de circuit. On vante beaucoup l’abondance de ses vins et de son sucre. Sa capitale, qui se nomme Palma, fait un grand commerce de vin aux Indes occidentales et dans les autres pays. Elle est ornée d’une très-belle église. L’administration des affaires et de la justice est entre les mains d’un gouverneur et d’un conseil d’échevins. L’île n’a qu’une autre ville nommée Saint-André, assez jolie, mais fort petite. Elle a quatre inganios, où l’on fait d’excellent sucre. Le terroir produit peu de blé ; dans leurs besoins, les habitans ont recours à l’île de Ténériffe.

L’île d’Hierro ou Herro, que nous appelons l’île de Fer, est à seize lieues au sud de Palma. Son circuit est d’environ six lieues. Elle appartient au comte de Goméra. On y recueille peu de grains. Ses principales productions sont l’orseille, les figues et l’eau-de-vie. Les bestiaux y sont abondans ; leur chair est du meilleur goût. Les forêts renferment des cerfs et des chevreuils. Quelques voyageurs ont raconté qu’elle n’a d’autre eau douce que celle qu’on y recueille à la faveur d’un grand arbre qui se trouve au milieu de l’île, et qui est sans cesse couvert de nuées. L’eau qui distille sur les feuilles tombe continuellement dans deux grandes citernes qu’on a construites au pied de l’arbre, et suffit pour les besoins des habitans et des bestiaux. Jackson rapporte qu’étant à Fer en 1618, il a vu l’arbre de ses propres yeux ; qu’il lui a trouvé la grosseur d’un chêne, l’écorce fort dure, et six à sept aunes de hauteur ; les feuilles rudes, de la couleur des feuilles de saule, mais blanches au côté inférieur ; qu’il ne porte ni fleurs ni fruits ; qu’il est situé sur le revers d’une colline ; que pendant le jour il paraît flétri, et qu’il ne rend de l’eau que pendant la nuit, lorsque la nue qui le couvre commence à s’épaissir ; enfin qu’il en donne assez pour suffire à toute l’île, c’est-à-dire, suivant le récit de Jackson, à huit mille âmes et à cent mille bestiaux. Il ajoute que l’eau est conduite, par des tuyaux de plomb, du pied de l’arbre dans un grand réservoir qui ne contient pas moins de vingt mille tonneaux, environné d’un mur de briques, et pavé de pierre ; que de là on la transporte dans des barils à divers endroits de l’île où l’on a pratiqué d’autres citernes , et que le grand bassin est rempli toutes les nuits.

Divers écrivains ont traité de fable ridicule l’histoire de cet arbre merveilleux. Ce jugement sera celui de tout homme sensé, en lisant le récit de conteurs tels que Jackson. Mais cherchons à découvrir la vérité sur l’arbre miraculeux.

Le Maire prétend que cet arbre n’est point si merveilleux ; qu’il y en a plusieurs qui donnent aussi de l’eau, mais en moindre quantité.

Bontier, et Le Verrier, aumônier de Bethencour, qui fit la conquête des Canaries, ont écrit l’histoire de la découverte de ces îles. Ces auteurs, qui paraissent en général dignes de foi, parlent de plusieurs arbres situés dans la partie la plus élevée du pays, et desquels dégoutte une eau claire qui tombe dans des fosses creusées exprès. Ils ajoutent qu’elle est excellente à boire. Dans un autre endroit, ils citent le milieu de l’île, qui est très-haut, comme couvert d’une immense forêt de pins. L’état des choses a pu changer depuis le temps de ces deux écrivains ; mais ce qu’ils racontent explique parfaitement le merveilleux.

« Un autre témoignage va fixer le degré de croyance que l’on doit accorder à l’histoire du singulier arbre de l’île de Fer. Abreu Galindo, dans son traité manuscrit des Canaries, conservé dans les registres du pays, dit qu’il voulut voir par lui-même ce que c’était que cet arbre. Il s’embarqua donc et se fit conduire à un lieu nommé Tigulahe, qui communique à la mer par un vallon, à l’extrémité duquel, contre un gros rocher, se trouvait l’arbre saint que dans le pays on nomme garoë. Il ajoute que c’est mal à propos qu’on l’a nommé til ou tilo (tilleul), parce qu’il n’y ressemble pas du tout. Son tronc a douze palmes de circonférence, quatre pieds de diamètre, et à peu près quarante pieds de hauteur ; les branches sont très-ouvertes et touffues ; son fruit ressemble à un gland avec son capuchon ; sa graine a la couleur et le goût aromatique des petites amandes que contiennent les pommes de pin. Il ne perd jamais sa feuille, c’est-à-dire que la vieille ne tombe que quand la jeune est formée ; et cette feuille est comme celle du laurier, dure et luisante, mais plus grande, courbée, et assez large. Il y a tout autour de l’arbre une grande ronce qui entoure aussi plusieurs de ses rameaux, et aux environs sont quelques hêtres, des broussailles et des buissons.

» Du côté du nord sont deux grands piliers de vingt pieds carrés, et creusés de vingt palmes de profondeur, faits de pierre, et divisés pour que l’eau tombe dans l’un et se conserve dans l’autre, etc. Il arrive généralement tous les jours, surtout le matin, qu’il s’élève de la mer, non loin de la vallée, des vapeurs et des nuages ; ils sont portés par le vent d’est, qui est le plus fréquent dans cet endroit, contre les rochers qui les retiennent. Ces vapeurs s’amoncellent sur l’arbre qui les absorbe, et coulent en eau goutte à goutte sur ses feuilles polies. La grande ronce, les arbustes et les buissons qui sont autour distillent de la même manière. Plus le vent d’est règne, plus la récolte d’eau est abondante. On ramasse alors plus de vingt flacons d’eau. Un homme qui garde l’arbre, et qui pour cela est salarié, la distribue aux voisins, etc.

» Il en est donc de l’arbre de l’île de Fer comme de beaucoup d’autres phénomènes physiques qui, exagérés et revêtus de circonstances invraisemblables, ont dû passer pour des contes, mais qui, réduits à leur juste valeur, deviennent des choses toutes simples. Le garoë a pu exister. Nous voyons tous les jours dans nos jardins, après un brouillard épais, les arbres qui ont les feuilles dures et polies, tels que les orangers, les lauriers-roses, les lauriers-cerises, tout couverts d’eau. Supposons dans un pays chaud un lieu où les brouillards s’amoncellent sans cesse, les végétaux qui y croîtront en feront autant que nos lauriers-cerises. Sans leur secours, l’eau des nuages, absorbée par la terre, ne sera d’aucune utilité pour le pays, et retournera à l’Océan par des issues cachées. On pouvait donc renouveler l’arbre saint qui était très-vieux, lorsqu’un ouragan le déracina en 1625. Il fut dressé un procès-verbal de ce malheur ; et les notables du pays, s’étant assemblés, firent jeter les feuilles du garoë au lieu où tombait auparavant son eau.

» La description de l’arbre saint, donnée par Galindo, convient parfaitement au laurus indica, bel arbre qui croît naturellement sur le sommet des montagnes de toutes les Canaries »[4].

Lancerotta est à quarante-huit lieues de la grande Canarie, vers le nord-est ; sa longueur est de douze lieues. Ses seules richesses sont la chair de chèvre et l’orseille. Elle a le titre de comté. Elle envoie chaque semaine à Canarie, à Ténériffe et à Palma des barques chargées de chair de chèvre séchée qui s’appelle tussinetta, et dont on se sert dans ces îles au lieu de lard.

Une chaîne de montagnes qui la divise sert d’asile à quelques bêtes sauvages, qui n’empêchent pas les chèvres et les moutons d’y paître tranquillement ; mais il y a peu de bêtes à cornes, et moins encore de chevaux. Les vallées sont sèches et sablonneuses ; elles ne laissent pas de produire de l’orge et du froment médiocre. Du côté du nord, à la distance d’une lieue, elle a une autre petite île qui se nomme Gratiosa. Les plus grands vaisseaux passent sans danger dans l’intervalle.

On ne croit Fuerte-Ventura éloignée que de cinquante lieues du promontoire de Guer en Afrique, et de dix-huit à l’est de la grande Canarie. On lui donne vingt-trois lieues de long sur six de large ; elle appartient au seigneur de Lancerotta. Ses productions sont le froment, l’orge, les chèvres et l’orseille ; elle ne produit pas plus de vin que Lancerotta.

Dapper dit que Fuerte-Ventura a trois villes sur les côtes : Lanagla, Tarafalo et Pozzo-Negro. Du côté du nord, elle a le port de Chabras et un autre à l’ouest, dont on vante la bonté. Entre cette île et celle de Lancerotta, les plus nombreuses flottes peuvent trouver une retraite sûre et commode ; mais la côte est dangereuse au nord-est, et la mer y bat continuellement contre une multitude de rocs.

Il manque tant de circonstances aux anciennes descriptions du pic de Ténériffe, qu’il doit être agréable au lecteur de les trouver ici rassemblées dans un nouvel article, d’après les relations des voyageurs modernes[5].

La fameuse montagne de Teide, qu’on nomme communément le pic de Ténériffe, cause une égale admiration de près ou dans l’éloignement. Elle étend sa base jusqu’à Garachico, d’où l’on compte deux journées et demie de chemin jusqu’au sommet. Quoiqu’elle paraisse se terminer en pointe fort aiguë, comme un pain de sucre, avec lequel elle a d’ailleurs beaucoup de ressemblance, elle est plate néanmoins à l’extrémité, dans l’étendue de plus d’un arpent. Le centre de cet espace est un gouffre. On peut y monter pendant un mille sur des mules ou sur des ânes ; mais il faut continuer le voyage à pied avec de grandes difficultés. Chacun est obligé de porter ses provisions de vivres.

Toute la partie d’en haut est ouverte et stérile, sans aucune apparence d’arbre et de buisson. Il en sort du côté du sud plusieurs ruisseaux de soufre qui descendent dans la région de la neige : aussi paraît-elle entremêlée, dans plusieurs endroits, de veines de soufre. Si l’on jette une pierre dans le gouffre, elle y retentit comme un vaisseau creux de cuivre contre lequel on frapperait avec un marteau d’une prodigieuse grosseur ; aussi les Espagnols lui ont-ils donné le nom de chaudron du diable. Mais les naturels de l’île étaient persuadés sérieusement que c’est l’enfer, et que les âmes des méchans y faisaient leur séjour pour être tourmentées sans cesse ; tandis que celles des bons habitaient l’agréable vallée où l’on a bâti la ville de Laguna : en effet, le monde entier n’a pas de canton où la température de l’air soit plus douce, ni de perspective plus riante que celle qu’on a du centre de cette plaine.

En 1652, des marchands anglais voulurent visiter le pic ; ils partirent d’Orotava, ville située à une demi-lieue de la côte septentrionale de l’île de Ténériffe. Leur marche ayant commencé à minuit, ils arrivèrent à huit heures du matin au pied de la montagne, où ils s’arrêtèrent sous un grand pin pour s’y rafraîchir jusqu’à deux heures après midi ; ensuite continuant leur chemin au travers de plusieurs montagnes sablonneuses et stériles, sans y trouver un seul arbre, ils eurent beaucoup à souffrir de la chaleur jusqu’au pied du pic, où ils ne trouvèrent pour abri que de gros rochers, qui semblaient y être tombés de quelque partie de la montagne.

À six heures du soir, ils commencèrent à monter le pic ; mais, après avoir marché l’espace d’un mille, ils trouvèrent le chemin si difficile pour les chevaux, qu’ils prirent le parti de les laisser derrière eux avec leurs domestiques. Pendant ce premier mille quelques-uns des voyageurs ressentirent des faiblesses et des maux de cœur. D’autres furent tourmentés par des vomissemens et des tranchées ; mais ce qui parut encore plus surprenant, le crin des chevaux se dressa. Ayant demandé du vin, qu’on portait dans de petits barils, ils le trouvèrent si froid, qu’ils n’en purent boire sans l’avoir fait chauffer : cependant l’air était calme et modéré ; mais, vers le coucher du soleil, le vent devint si violent et si froid, qu’étant forcés de s’arrêter sous les rocs, ils y allumèrent de grands feux pendant toute la nuit.

Ils recommencèrent à monter vers quatre heures du matin. Après avoir fait l’espace d’un mille, un des voyageurs se trouva si mal, qu’il fut obligé de retourner sur ses pas. Là commencent les rochers noirs. Le reste de la compagnie continua sa marche jusqu’au pain de sucre, c’est-à-dire à l’endroit où le pic commence à prendre cette forme. La plus grande difficulté qu’ils y eurent à combattre, fut le sable blanc, contre lequel néanmoins ils s’étaient munis, en prenant avec eux des souliers dont la semelle était plus large d’un doigt que le cuir supérieur : ils gagnèrent avec beaucoup de peine le dessus des rochers noirs, qui est plat comme un pavé. Comme il ne leur restait plus qu’un mille jusqu’au sommet, ils sentirent redoubler leur courage ; et, sans être tentés de se reposer, ils gagnèrent enfin la cime. Leur crainte avait été d’y trouver la fumée aussi épaisse qu’elle leur avait paru d’en bas ; mais ils n’y sentirent que des exhalaisons assez chaudes, dont l’odeur était celle du soufre.

Dans la dernière partie de leur marche, ils ne s’étaient aperçus d’aucune altération dans l’air, et le vent n’avait pas été fort impétueux ; mais ils le trouvèrent si violent au sommet, qu’ayant voulu commencer par boire à la santé du roi, et faire une décharge de leurs fusils, à peine pouvaient-ils se soutenir. Ils avaient besoin de réparer leurs forces, que la fatigue avait épuisées. Leur surprise augmenta beaucoup, lorsque, ayant voulu goûter de l’eau-de-vie, ils la trouvèrent sans force ; le vin, au contraire, leur parut plus vif et plus spiritueux qu’auparavant.

Le sommet du pic sur lequel ils étaient sert comme de bord au fameux gouffre que les Espagnols appellent Caldera. Ils jugèrent que l’ouverture peut avoir une portée de mousquet de diamètre, et qu’elle s’étend vers le fond l’espace d’environ deux cent quarante pieds. Sa forme est celle d’un entonnoir ; ses bords sont couverts de petites pierres tendres, mêlées de soufre et de sable, qui sont si dangereuses, que l’un des voyageurs, ayant tenté de remuer une pierre assez grosse, faillit d’être suffoqué. Les pierres même sont si chaudes, qu’on ne peut y toucher sans précaution. Personne n’osa descendre plus de douze ou quinze pieds, parce que, le terrain s’enfonçant sous les pieds, on fut arrêté par la crainte de ne pouvoir remonter facilement ; mais on prétend que des voyageurs plus hardis en ont couru les risques, et qu’étant parvenus jusqu’au fond, ils n’y ont rien trouvé de plus remarquable qu’une espèce de soufre clair, qui paraît comme du sel sur les pierres.

Du haut de cette célèbre montagne, les marchands anglais découvrirent la grande Canarie, qui est a douze lieues ; l’île de Palme, éloignée de vingt ; celle de Goméra, qui n’en est qu’à six lieues ; et celle de Fer, à plus de vingt-cinq ; mais leur vue s’étendait à l’infini sur la surface de l’Océan ; et l’on en doit juger par une simple remarque : c’est que la distance de Ténériffe à Goméra ne paraissait pas plus grande que la largeur de la Tamise à Londres.

Aussitôt que le soleil parut à l’horizon, l’ombre du pic parut couvrir non-seulement l’île de Ténériffe et celle de Goméra, mais toute la mer, aussi loin que les yeux pouvaient s’étendre ; et la pointe du mont semblait tourner distinctement, et se peindre en noir dans les airs. Lorsque le soleil eut acquis un peu d’élévation, les nuées se formèrent si vite, qu’elles firent perdre tout d’un coup aux marchands la vue de la mer, et même celle de l’île de Ténériffe, à la réserve de quelques pointes de montagnes voisines qui semblaient percer au travers. Nos observateurs ne purent savoir si ces nuées s’élèvent quelquefois au-dessus du pic même ; mais, quand on est au-dessous, on s’imaginerait qu’elles sont suspendues sur la pointe, ou plutôt qu’elles l’enveloppent ; et cette apparence est constante pendant les vents de nord-ouest : c’est ce que les habitans appellent le Cap. Ils le regardent comme le pronostic certain de quelque tempête.

Un des mêmes marchands, qui recommença le voyage deux ans après, arriva au sommet du pic avant le jour. S’étant mis à couvert sous un roc pour se garantir de la fraîcheur de l’air, il s’aperçut bientôt que ses habits étaient fort humides ; il jeta les yeux autour de lui, et sa surprise fut extrême de voir quantité de gouttes d’eau couler le long des rocs. Il remarqua aussi que du sommet des autres montagnes il s’écoule continuellement de petites veines d’eau qui se rassemblent, ou qui se dispersent, suivant la facilité qu’elles trouvent à leur passage.

Après avoir passé quelque temps au sommet du pic, les Anglais descendirent par une route sablonneuse jusqu’au bas de ce qu’on appelle le pain de sucre ; et comme elle est si raide qu’on la croirait perpendiculaire, ils en furent bientôt dégagés. En jetant les yeux dans cet endroit, ils découvrirent une grotte qui leur causa de l’admiration ; sa forme est celle d’un four dont l’ouverture serait au sommet. Ils eurent la curiosité d’y descendre avec des cordes, dont ils firent tenir le bout par leurs domestiques. La profondeur de cette grotte est de trente pieds, et sa largeur de quarante-cinq. En descendant, ils furent obligés de s’arrêter sur un tas de neige fort dure, pour éviter un trou rempli d’eau, qui a l’apparence d’un puits, et qui est directement au-dessous de l’ouverture de là grotte. Il a six brasses de profondeur. Les Anglais ne purent juger si c’est une source d’eau vive, ou l’assemblage de la neige fondue, ou la distillation des rochers. De tous les côtés de la grotte, on voit des glaçons suspendus, qui descendent jusqu’au tas de neige dont le fond est rempli ; mais nos voyageurs, bientôt incommodés de l’excès du froid, quittèrent ce lieu pour continuer de descendre. Ils arrivèrent à Orotava vers cinq heures du soir, le visage si rouge et si cuisant, que, pour se rafraîchir, ils furent obligés de se faire laver long-temps la tête avec des blancs d’œufs.

Joignons à cette relation celle d’un Anglais fort instruit, nommé M. Edens, plus curieuse et plus détaillée que la première.

Le mardi 13 août 1715, à dix heures et demie du soir, Edens, accompagné de quatre Anglais et d’un Hollandais, avec des domestiques et des chevaux pour le transport de leurs provisions, partit du port d’Orotava : leur guide était le même qui avait servi depuis plusieurs années à tous les étrangers qui avaient fait ce voyage.

Ils arrivèrent avant minuit à la ville d’Orotava ; et, suivant les instructions du guide, ils y prirent des bâtons d’une forme commode pour faciliter leur marche.

Le jour suivant, à une heure du matin, ils s’avancèrent jusqu’au pied d’une montagne fort raide, à un mille et demi de la ville ; et, commençant à voir autour d’eux à la faveur de la lune qui était fort claire, ils découvrirent le pic, environné d’une nuée blanche qui le couvrait comme un chapeau. De là, suivant le pied de la montagne, ils gagnèrent une plaine que les Espagnols ont nommée Dornajito en el Monte verte, c’est-à-dire Petit trou dans la Montagne verte : ce nom lui vient, comme l’auteur le suppose, d’un trou très-profond qu’on trouve un peu plus loin sur la droite, dans lequel tombe une eau pure et fraîche qui descend des montagnes. Après avoir marché par des chemins tantôt rudes, tantôt fort aisés, ils arrivèrent à trois heures près d’une petite croix de bois que les Espagnols appellent la Cruz de la Solera, d’où ils aperçurent le pic devant eux ; mais, quoique depuis la ville ils eussent monté presque continuellement par divers détours, il ne leur parut pas moins élevé, et les nuées blanches en couvraient encore la pointe.

Un demi-mille plus loin, ils se trouvèrent sur le dos de la montagne, fort rude et fort escarpée, qui se nomme Caravalla, nom qui lui vient d’un grand pin que leur guide les pria d’observer : cet arbre jette en effet une grande branche qui, par la manière dont elle s’avance au-delà des autres, a l’air d’un mât, tandis que les autres forment une touffe qui ressemble à la partie d’avant d’une caravelle ; on trouve d’ailleurs des deux côtés un grand nombre d’autres pins. Entre ces arbres ils virent plusieurs ruisseaux de soufre enflammé qui descendaient de la montagne en serpentant, et de petits tourbillons de fumée qui s’élevaient des lieux où le soufre avait commencé à s’enflammer. Ils eurent le même spectacle la nuit suivante, lorsqu’ils se retirèrent sous les rocs pour s’y reposer ; mais ils ne purent découvrir d’où venait l’inflammation, ni ce que devenaient ensuite les ruisseaux ardens.

Vers cinq heures du soir, i]s arrivèrent au sommet de la montagne, où ils trouvèrent un fort gros arbre, que les Espagnols appellent el Pino de la Merianda, c’est-à-dire l’arbre de la Collation. Le feu que différent voyageurs ont fait au pied en a découvert le tronc, et fait couler beaucoup de térébenthine. Nos Anglais en allumèrent un grand à peu de distance, et s’arrêtèrent pour se rafraîchir. Ils aperçurent quantité de lapins, qui ont peuplé ces lieux déserts et sablonneux. Depuis cet endroit, quoique assez près du pain de sucre, on est fort incommodé par l’abondance du sable.

Ils se remirent en marche vers six heures et trois quarts d’heure après ils arrivèrent à Portillo, c’est-à-dire à l’ouverture de plusieurs grands rocs, d’où ils recommencèrent à découvrir le pic, qui ne leur paraissait plus qu’à deux milles et demi d’eux. Leur guide les assura qu’ils étaient à la même distance du port. Mais le pic ne cessait pas de leur paraître enveloppé de nuées blanches. À sept heures et demie, ils arrivèrent à las Faldas, c’est-à-dire aux avenues du pic, d’où jusqu’à la Stancha, qui n’est qu’à un quart de mille du pain de sucre, ils eurent à marcher sur de petites pierres si mobiles, que les chevaux, y enfonçaient jusqu’au-dessus du pied. La couche en devait être fort épaisse, puisque Édens y fit un grand trou sans en pouvoir trouver le fond.

À mesure qu’on s’approche du pain de sucre , on voit quantité de grands rocs dispersés, qui, suivant le récit du guide, ont été précipités du sommet par d’anciens volcans. Il s’en trouve aussi des tas qui ont plus de soixante toises de longueur, et Édens observe que plus ils sont loin du pic, plus ils ressemblent à la pierre commune des rocs ; mais ceux qui sont moins éloignés paraissent plus noirs et plus solides. Il y en a même qui ont la couleur du caillou, avec une sorte de brillant, qui fait juger qu’ils n’ont point été altérés par le feu, au lieu que la plupart des autres tirent beaucoup sur le charbon de forge, ce qui ne laisse pas douter que, de quelque lieu qu’ils viennent, ils n’aient souffert les impressions d’une ardente chaleur.

À neuf heures, les voyageurs arrivèrent à la Stancha, un quart de mille au-dessus du pied du pic, au côté de l’est. Ils y trouvèrent trois ou quatre grands rocs durs et noirs, qui s’avancent assez pour mettre plusieurs personnes à couvert. Ils placèrent leurs chevaux dans ce lieu, et, cherchant pour eux-mêmes une retraite commode, ils commencèrent par se livrer tranquillement au sommeil. Ensuite leurs gens préparèrent diverses sortes de viandes qu’ils avaient apportées. Comme leur dessein était de se reposer pendant tout le jour, Édens profita du temps pour observer mille objets qui le frappaient d’admiration. À l’est du pic, on voit, à quatre ou cinq milles de distance, plusieurs montagnes qui s’appellent Malpesses ; et plus loin, au sud, celle qui porte le nom de montagne de Rijada. Tous ces monts étaient autrefois des volcans comme Édens ne croit pas qu’on en puisse douter à la vue des rocs noirs et des pierres brûlées qui s’y trouvent, et qui ressemblent à tout ce qu’on rencontre aux environs du pic. Si l’on s’en rapporte aux réflexions d’Édens, rien n’est comparable à cet amas confus de débris entassés les uns sur les autres, qui peuvent passer pour une des plus grandes merveilles de l’univers. Après avoir dîné avec beaucoup d’appétit, les voyageurs voulurent recommencer à dormir ; mais, étant reposés de la fatigue qui les avait forcés d’abord au sommeil, ils ne purent fermer les yeux dans un endroit si peu commode ; et leur unique ressource fut de jouer aux cartes pendant le reste de l’après-midi. Vers les six heures du soir, ils découvrirent la grande Canarie, qu’ils avaient à l’est un quart sud.

La faim redevint si pressante, qu’on fit un second repas avant neuf heures. Chacun se promit ensuite de pouvoir dormir sous le rocher. On se fit des lits avec des habits, et l’on choisit des pierres pour oreillers. Mais il fut impossible de goûter un moment de repos. Le froid tourmentait ceux qui s’étaient éloignés du feu. La fumée n’était pas moins incommode à ceux qui s’en approchaient. D’autres étaient persécutés par les mouches, avec un extrême étonnement d’en trouver un si grand nombre dans un lieu où l’air est si rude et si perçant pendant la nuit. Édens s’imagine qu’elles y sont attirées par les chèvres qui grimpent quelquefois sur ces rocs ; d’autant plus que, dans une caverne fort proche du sommet de la montagne, il trouva une chèvre morte. Elle n’avait pu monter si haut sans beaucoup de peine ; et s’étant sans doute échauffée dans sa marche, le froid l’avait saisie jusqu’à lui causer la mort ; à moins qu’on ne veuille supposer qu'elle était morte de faim, ou peut-être de quelque vapeur sulfureuse qui l’avait étouffée ; ce qui paraît plus probable, parce qu’Édens ajoute qu’elle s’êtait séchée jusqu’à tomber presqu’en poudre. Enfin, le guide ayant averti qu’il était temps de partir, on se remit en marche à une heure après minuit. Comme le chemin ne permettait pas de mener les chevaux, on laissa dans le même lieu quelques hommes pour les garder.

Entre la Stancha et le sommet du pic, on rencontre deux montagnes fort hautes, chacune d’un demi-mille de marche. La première est parsemée de petits cailloux, sur lesquels il est aisé de glisser : l’autre n’est qu’un amas monstrueux de grosses pierres, qui ne tiennent à la terre que par leur poids, et qui sont mêlées avec beaucoup de confusion. Après s’être reposé plusieurs fois, les voyageurs arrivèrent au sommet de la première montagne, où ils prirent quelques rafraîchissemens ; ensuite ils commencèrent à monter la seconde, qui est plus haute que la première, mais plus sûre pour la marche, parce que la grosseur des pierres les rend plus fermes. Ils n’en essuyèrent pas moins de fatigue pendant une grosse demi-heure, après laquelle ils découvrirent le pain de sucre, qui leur avait été caché par l’interposition des deux montagnes.

Au sommet de la seconde, ils trouvèrent le chemin assez uni, dans l’espace d’un quart de mille, jusqu’au pied du pain de sucre, où, regardant leurs montres, ils furent surpris qu’il fût déjà trois heures. La nuit était fort claire, et la lune se faisait voir avec beaucoup d’éclat ; mais ils voyaient sur la mer des tas de nuées qui paraissaient au-dessous d’eux comme une vallée extrêmement profonde. Ils avaient le vent assez frais au sud-est quart sud, où il demeura continuellement pendant tout le voyage. Pendant une demi-heure qu’ils furent assis au pied du pain de sucre, ils virent sortir en plusieurs endroits une vapeur semblable à la fumée, qui, s’élevant en petits nuages, disparaissait bientôt, et faisait place à d’autres petits tourbillons qui suivaient les premiers. À trois heures et demie, ils se remirent à monter dans la plus pénible partie du voyage. Édens et quelques autres, ne ménageant pas leur marche, parvinrent au sommet dans l’espace d’un quart d’heure, tandis que le guide et le reste de la compagnie n’y arrivèrent qu’à quatre heures.

Le sommet du pic est un ovale, dont le plus long diamètre s’étend du nord-nord-ouest au sud-est. Autant qu’Édens en put juger, il n’a pas moins de cent quarante toises de longueur sur environ cent dix de largeur. Il renferme dans ce circuit un grand gouffre, qu’on a nommé Caldera, c’est-à-dire la chaudière, dont la partie la plus profonde est au sud. Il est assez escarpé sur tous ses bords, et, dans quelques endroits, il ne l’est pas moins que la descente du pain de sucre. Toute la compagnie descendit jusqu’au fond, où elle trouva, vers quarante toises de profondeur, des pierres si grosses, que plusieurs surpassaient la hauteur d’un homme ; la terre, dans l’intérieur de la chaudière, peut se pétrir comme une sorte de pâte ; et si on l’allonge dans la forme d’une chandelle, on est surpris de la voir brûler comme du soufre. Au dedans et au dehors on trouve quantité d’endroits brûlans, et lorsqu’on y lève une pierre, on y voit du soufre attaché. Au-dessus des trous d’où l’on voit sortir de la fumée, la chaleur est si ardente, qu’il est impossible d’y tenir long-temps la main. La grotte où Édens trouva une chèvre morte est au nord-est, dans l’enceinte du sommet. Le guide l’assura qu’il s’y distillait souvent du véritable esprit de soufre (acide sulfurique) ; mais ce phénomène ne parut point dans le peu de temps que les Anglais y passèrent.

Édens observe que c’est une erreur de s’imaginer, avec les auteurs de quelques relations, que la respiration soit difficile au sommet du pic ; il rend témoignage qu’il n’y respira pas moins qu’au pied ; il n’y mangea pas non plus avec moins d’appétit. Ayant le lever du soleil, il trouva l’air aussi froid qu’il l’eut jamais ressenti en Angleterre dans les plus rudes hivers. À peine put-il demeurer sans ses gants. Il tomba une rosée si abondante, que tout le monde eut ses habits mouillés. Cependant le ciel ne cessa point d’être fort serein. Un peu après que le soleil fut levé, ils virent sur la mer l’ombre du pic, qui s’étendait jusqu’à l’île de Goméra, et celle du sommet leur paraissait imprimée dans le ciel comme un autre pain de sucre. Mais, les nuées étant assez épaisses autour d’eux, ils ne découvrirent pas d’autres îles que la grande Canarie et Goméra.

À six heures du matin, ils pensèrent à partir pour retourner sur leurs traces. À sept heures, ils arrivèrent près d’une citerne d’eau qu’ils n’avaient pas remarquée en montant, et qui passe pour être sans fond. Leur guide les assura que c’était une erreur, et que sept à huit ans auparavant il l’avait vue à sec pendant les agitations d’un furieux volcan. Édens jugea que cette citerne peut avoir trente-cinq brasses de long sur douze de large, et que sa profondeur ordinaire est d’environ quatorze brasses. Elle a, sur ses bords une matière blanche que les Anglais, sur la foi de leur guide, prirent pour du salpêtre. Il s’y trouvait aussi, dans plusieurs endroits, de la glace et de la neige, l’une et l’autre fort dures, quoique couvertes d’eau. Édens fit prendre de cette eau dans une bouteille, et ne fit pas difficulté d’en boire avec un peu de sucre ; mais il n’en avait jamais bu de si froide. Du côté droit, il y avait un grand amas de glaçons qui s’élevaient en pointe, et d’où les Anglais s’imaginèrent que l’eau coulait dans la citerne.

Trois ou quatre milles plus bas, ils découvrirent une autre grotte qui était remplie de squelettes et d’os humains. Ils en virent quelques-uns d’une grandeur si extraordinaire, qu’ils les prirent pour des os de géans. Mais ils ne purent apprendre d’où venaient tant de cadavres, ni quelle était l’étendue de la caverne.

Un Portugais, qui avait voyagé dans les Indes occidentales, répétait souvent qu’il ne doutait pas que l’île de Ténériffe n’eût d’aussi bonnes mines que celles du Mexique et du Pérou. Enfin un ami d’un voyageur avait tiré de quoi faire deux cuillères d’argent, de quelques charges de terre qu’il avait apportées du même côté des montagnes. On y trouve encore des eaux nitreuses, et des pierres couvertes d’une rouille couleur de safran, qui a le goût du fer.

Ce voyageur raconte que , sa qualité de médecin lui ayant fait rendre des services considérables aux insulaires, il obtint d’eux la liberté de visiter leurs cavernes sépulcrales ; spectacle qu’ils n’accordent à personne, et qu’on ne peut se procurer malgré eux sans exposer sa vie au dernier danger. Ils ont une extrême vénération pour les corps de leurs ancêtres, et la curiosité des étrangers passe chez eux pour une profanation. Dans leur petit nombre et leur pauvreté, ils sont si fiers et si jaloux de leurs usages, que le plus vil de leur nation dédaignerait de prendre une Espagnole en mariage. L’auteur, se trouvant donc à Guimar, ville peuplée presque uniquement des descendans des anciens Guanches, eut le crédit de se faire conduire à leurs grottes. Ce sont des lieux anciennement creusés dans les rochers, ou formés par la nature, qui ont plus ou moins de grandeur, suivant la disposition du terrain. Les corps y sont cousus dans des peaux de chèvre avec des courroies de la même matière, et les coutures si égales et si unies, qu’on n’en peut trop admirer l’art. Chaque enveloppe est exactement proportionnée à la grandeur du corps ; mais ce qui cause beaucoup d’admiration, c’est que tous les corps y sont presque entiers. On trouve également dans ceux des deux sexes les yeux, mais fermés, les cheveux, les oreilles, le nez, les dents, les lèvres, la barbe, et jusqu’aux parties naturelles. L’auteur en compta trois ou quatre cents dans différentes grottes, les uns debout, d’autres couchés sur des lits de bois, que les Guanches ont l’art de rendre si dur, qu’il n’y a pas de fer qui puisse le percer.

Un jour que l’auteur était à prendre des lapins au furet, chasse fort usitée dans l’île de Ténériffe, ce petit animal, qui avait un grelot au cou, le perdit dans un terrier, et disparut lui-méme sans qu’on pût reconnaître ses traces. Un des chasseurs à qui il appartenait, s’étant mis à le chercher au milieu des rocs et des broussailles, découvrit l’entrée d’une grotte des Guanches. Il y entra ; mais sa frayeur se fit connaître aussitôt par ses cris. Il y avait aperçu un cadavre d’une grandeur extraordinaire, dont la tête reposait sur une pierre, les pieds sur une autre, et le corps sur un lit de bois. Le chasseur, devenu plus hardi en se rappelant les idées qu’il avait sur la sépulture des Guanches, coupa une grande pièce de la peau que le mort avait sur l’estomac. L’auteur de cette relation rend témoignage qu’elle était plus douce et plus souple que celle de nos meilleurs gants, et si éloignée de toute sorte de corruption, que le même chasseur l’employa pendant plusieurs années à d’autres usages. Ces cadavres sont aussi légers que la paille. L’auteur, qui en avait vu quelques-uns de brisés, proteste qu’on y distingue les nerfs, les tendons, et même les veines et les artères, qui paraissaient comme autant de petites cordes.

Si l’on s’en rapporte aujourd’hui aux plus anciens Guanches, il y avait parmi leurs ancêtres une tribu particulière qui avait l’art d’embaumer les corps, et qui le conservait comme un mystère sacré qui ne devait jamais être communiqué au vulgaire. Cette même tribu composait le sacerdoce, et les prêtres ne se mêlaient point avec les autres tribus par des mariages ; mais, après la conquête de l’île, la plupart furent détruits par les Espagnols, et leur secret périt avec eux. La tradition n’a conservé qu’un petit nombre d’ingrédiens qui entraient dans cette opération : c’était du beurre mêlé de graisse d’animal, qu’on gardait exprès dans des peaux de chèvre. Ils faisaient bouillir cet onguent avec certaines herbes, telles qu’une espèce de lavande qui croît en abondance entre les rocs, et une autre herbe nommée lara, d’une substance gommeuse et glutineuse qui se trouve sur le sommet des montagnes ; une autre plante, qui était une sorte de cyclamen ou pain de pourceau ; la sauge sauvage, qui croît partout dans les montagnes ; enfin plusieurs autres simples qui faisaient de ce mélange un des meilleurs baumes du monde. Après cette préparation, on commençait par vider le corps de ses intestins, et le laver avec une lessive faite d’écorce de pin, séchée au soleil pendant l’été, ou dans une étuve en hiver. Cette purification était répétée plusieurs fois. Ensuite on faisait l’onction au dedans et au dehors, avec grand soin de la laisser sécher à chaque reprise. On la continuait jusqu’à ce que le baume eût entièrement pénétré le cadavre, et que, la chair se retirant, on vît paraître tous les muscles. On s’apercevait qu’il ne manquait rien à l’opération lorsque le corps était devenu extrêmement léger ; alors on le cousait dans des peaux de chèvre, comme on l’a déjà fait observer[6]. Il est remarquable que, pour éviter la dépense, lorsqu’il était question des pauvres, on leur ôtait le crâne : ils étaient cousus aussi dans des peaux, mais auxquelles on laissait le poil ; au lieu que celles des riches étaient si fines, et passées si proprement, qu’elles se conservent fort douces et fort souples jusqu’aujourd’hui.

Les Guanches racontent qu’ils ont plus de vingt grottes de leurs rois et de leurs grands hommes, inconnues, même parmi eux, excepté à quelques vieillards qui sont dépositaires de ce secret, et qui ne doivent jamais le révéler. Enfin l’auteur observe que la grande Canarie a ses grottes comme Ténériffe, et que les morts y étaient ensevelis dans des sacs ; mais que, loin de les conserver si bien, les corps y sont entièrement consumés.

Les Guanches ont dans ces lieux funèbres des vases d’une terre si dure, qu’on ne peut venir à bout de les casser. Les Espagnols en ont trouvé dans plusieurs grottes, et s’en servent au feu pour les usages de la cuisine.

Scory nous apprend que les anciens Guanches avaient un officier public pour chaque sexe, avec le titre d’embaumeur, dont le principal office était de composer une certaine préparation de poudres différentes et de plusieurs herbes mêlées ensemble, et liées avec du beurre de chèvre ; qu’après avoir lavé soigneusement les corps morts, ils les frottaient pendant quinze jours avec ce baume, en les exposant au soleil, et les tournant sans cesse jusqu’à ce qu’ils fussent entièrement secs et raides (le temps pour cette cérémonie réglait pour les parens la durée du deuil) ; qu’ensuite on enveloppait les corps dans des peaux de chèvre cousues ensemble avec une adresse et une propreté merveilleuse ; qu’on les portait dans des cavernes profondes, dont l’accès n’était permis qu’aux ministres des funérailles, et qu’on les y plaçait couchés ou debout. Scory, étant à Ténériffe, avait vu plusieurs de ces corps qui étaient ensevelis depuis plus de mille ans. Cependant il n’ajoute point à quelles marques on pouvait leur reconnaître tant d’antiquité. Purchass rend témoignagne lui-même qu’il avait vu deux de ces momies à Londres. On en voit une au cabinet d’anatomie du Jardin du Roi, à Paris.

Quelques géographes mettent Madère au rang des Canaries. L’histoire de la découverte de cette île offre beaucoup de circonstances qui tiennent du roman : nous les rapporterons sans les garantir. Ces sortes de détails, que nous nous permettons quelquefois, sont du goût de la plupart des lecteurs, et varient l’uniformité des descriptions.

Sous le règne d’Édouard iii, roi d’Angleterre, un homme d’esprit et de courage, nommé Robert Macham, ayant conçu une passionfort vive pour une jeune personne d’une naissance supérieure à la sienne, obtint la préférence sur tous ses rivaux. Mais les parens de sa maîtresse, qui se nommait Anne Dorset, s’aperçurent des sentimens de leur fille ; et, dans la résolution de ne pas souffrir un mariage qui blessait leur fierté, ils se procurèrent un ordre du roi pour faire arrêter Macham, jusqu’à ce que le sort d’Anne fût fixé par une autre alliance. Ils lui firent épouser un homme de qualité. Anne fut aussitôt conduite à Bristol, dans les terres de son mari. L’amant prisonnier obtint immédiatement sa liberté ; mais, animé par le ressentiment de son injure autant que par sa passion, il entreprit de troubler le bonheur de son rival. Quelques amis lui prêtèrent leur secours. Il se rendit à Bristol, où, par des artifices ordinaires à l’amour, il trouva le moyen de voir sa maîtresse. Elle n’avait pas perdu l’inclination qu’il lui avait inspirée pour lui. Ils résolurent ensemble de quitter l’Angleterre, et de chercher une retraite en France. Leur diligence fut égale à leur témérité. Un jour qu’Anne feignit de vouloir prendre l’air, elle se fit conduire au bord du canal par un domestique de confiance ; et, se mettant dans un bateau qui l’attendait, elle gagna un vaisseau que son amant tenait prêt pour leur fuite.

L’ancre fut levée aussitôt, et les voiles tournées vers les côtes de France. Mais l’inquiétude et la précipitation de Macham ne lui avaient pas permis de choisir les plus habiles matelots de l’Angleterre. Le vent d’ailleurs lui fut si peu favorable, qu’ayant perdu la terre de vue avant la nuit, il se trouva le lendemain comme perdu dans l’immensité de l’Océan. Cette situation dura treize jours, pendant lesquels il fut abandonné à la merci des flots. La boussole n’était point encore en usage dans la navigation. Enfin, le quatorzième jour au matin, ses gens aperçurent fort près d’eux une terre qu’ils prirent pour une île. Leur doute fut éclairci au lever du soleil, qui leur fit découvrir des forêts d’arbres inconnus. Ils ne furent pas moins surpris de voir quantité d’oiseaux d'une forme nouvelle, qui vinrent se percher sur leurs mâts et leurs vergues sans aucune marque de frayeur.

Ils mirent la chaloupe en mer. Plusieurs matelots y étant descendus pour gagner la terre, revinrent bientôt avec d’heureuses nouvelles et de grands témoignages de joie. L’île paraissait déserte ; mais elle leur offrait un asile après de si longues et si mortelles alarmes. Divers animaux s’étaient approchés d’eux sans les menacer d’aucune violence. Ils avaient vu des ruisseaux d’eau fraîche et des arbres chargés de fruits. Macham et sa maîtresse, avec leurs meilleurs amis, n’eurent plus d’empressement que pour aller se rafraîchir dans un si beau pays. Ils s’y firent conduire aussitôt dans la chaloupe, en laissant le reste de leurs gens pour la garde du vaisseau. Le pays leur parut enchanté. La douceur des animaux ne les invitant pas moins que celle de l’air et que la variété des fleurs et des fruits, ils s’avancèrent un peu plus loin dans les terres. Bientôt ils trouvèrent une belle prairie bordée de lauriers, et rafraîchie par un ruisseau qui descendait des montagnes dans un lit de gravier. Un grand arbre qui leur offrait son ombre leur fit prendre la résolution de s’arrêter dans cette belle solitude. Ils y dressèrent des cabanes pour y prendre quelques jours de repos et délibérer sur leur situation. Mais leur tranquillité dura peu. Trois jours après, un orage arracha le vaisseau de dessus les ancres, et le jeta sur les côtes de Maroc, où, s’étant brisé contre les rochers, tout l’équipage fut pris par les Maures et renfermé dans une étroite prison.

Macham, n’ayant retrouvé le lendemain aucune trace de son bâtiment, conclut qu’il était coulé à fond. Cette nouvelle disgrâce répandit la consternation dans sa troupe, et fit tant d’impression sur sa compagne, qu’elle n’y survécut pas long-temps. Les premiers malheurs qui avaient suivi son départ avaient abattu son courage ; elle en avait tiré de noirs présages, qui lui faisaient attendre quelque funeste catastrophe. Mais ce dernier coup lui fit perdre jusqu’à l’usage de la voix ; elle expira deux jours après, sans avoir pu prononcer une parole. Son amant, pénétré d’un accident si tragique, ne vécut que cinq jours après elle, et demanda pour unique grâce à ses amis de l’enterrer dans le même tombeau. Ils avaient creusé sa fosse au pied d’une sorte d’autel qu’ils avaient élevé sous le grand arbre ; ils y placèrent aussi le malheureux Macham ; et, mettant une croix de bois sur ce triste monument, ils y joignirent une inscription qu’il avait composée lui-même, et qui contenait en peu de mots sa pitoyable aventure. Elle finissait par une prière aux chrétiens, s’il en venait après lui dans le même lieu, d’y bâtir une église sous le nom de Jésus Sauveur.

Après la mort du chef, le reste de la troupe ne pensa qu’à sortir d’un lieu si désert. Tous les soins furent employés à mettre la chaloupe en état de soutenir une longue navigation, et l’on mit à la voile dans la vue, s’il était possible, de retourner en Angleterre ; mais la force du vent, ou l’ignorance des matelots, ayant fait prendre la même route que le vaisseau, on alla tomber sur la même côte, et l’on n’y éprouva pas un meilleur sort.

Les prisons de Maroc étaient alors remplies d’esclaves chrétiens de toutes les nations, comme celles d’Alger le sont aujourd’hui. Il s’y trouvait un Espagnol de Séville, nommé Jean de Moralès, qui, ayant exercé long-temps la profession de pilote, prit beaucoup de plaisir au récit des prisonniers anglais. Il apprit d’eux la situation du nouveau pays qu’ils avaient découvert, et les marques de terre auxquelles il pouvait être reconnu.

Dès qu’il fut libre, il offrit ses services à Jean Gonsalès Zarco, gentilhomme portugais, chargé par le prince Henri de faire des découvertes dans la mer d’Afrique, et qui, deux ans auparavant, avait mouillé à Porto-Santo, dans le voisinage de Madère, et y avait laissé quelques Portugais. Ce fut là qu’il dirigea sa route avec Moralès. Les Portugais de Porto-Santo lui racontèrent, comme une vérité constante, qu’au sud-ouest de l’île on voyait sans cesse des ténèbres impénétrables qui s’élevaient de la mer jusqu’au ciel ; que jamais on ne s’apercevait qu’elles diminuassent, et qu’elles paraissaient gardées par un bruit effrayant qui venait de quelque cause inconnue. Comme on n’osait encore s’éloigner de la terre, faute d’astrolabe et d’autres instrumens dont l’invention est postérieure, et qu’on s’imaginait qu’après avoir perdu la vue des côtes, il était impossible d’y retourner sans un secours miraculeux de la Providence, cette prétendue obscurité passait pour un abîme sans fond, ou pour une bouche de l’enfer.

Les exhortations de Moralès firent mépriser à Zarco ces fausses terreurs. Ils jugèrent tous deux que ces ténèbres dont on voulait leur faire un sujet d’épouvante étaient au contraire la marque certaine de la terre qu’ils cherchaient. Cependant, après quelque délibération, ils convinrent de s’arrêter à Porto-Santo jusqu’au changement de la lune, pour observer quel effet il produirait sur l’ombre. La lune changea sans qu’on s’aperçût de la moindre altération dans ce phénomène. Alors tous les aventuriers furent saisis d’une si vive terreur, qu’ils auraient abandonné leur entreprise, si Moralès n’était demeuré ferme dans ses idées, soutenant toujours, d’après les informations qu’il avait reçues des Anglais, que la terre qu’on cherchait ne pouvait être bien loin. Il faisait comprendre à Zarco que, cette terre étant sans cesse à couvert du soleil par l’épaisseur de ses forêts, il en sortait une humidité continuelle qui produisait cette nuée épaisse, l’objet de tant de craintes et de fausses imaginations.

Enfin Zarco, ne consultant que son courage, mit a la voile un jour au matin, sans avoir communiqué sa résolution à d’autres qu’à Moralès ; et, pour ne laisser rien manquer à sa découverte, il tourna directement la proue de son vaisseau vers l’ombre la plus noire. Cette hardiesse ne fit qu’augmenter les alarmes de son équipage. À mesure qu’on avançait, l’obscurité paraissait plus épaisse. Elle devint si terrible, qu’on osait à peine en soutenir la vue. Vers le milieu du jour, on entendit un bruit épouvantable qui se répandait dans toute l’étendue de l’horizon. Ce nouveau danger redoubla si vivement la frayeur publique, que tous les matelots poussèrent de grands cris, en suppliant le capitaine de leur sauver la vie et de changer de route. Il les assembla d’un visage ferme, et, par un discours prononcé avec le même courage, il leur inspira une partie de sa résolution. L’air étant calme et les courans fort rapides, il fit conduire son vaisseau le long de la nuée par deux chaloupes. Le bruit servait de marque pour s’avancer ou se retirer, suivant qu’il paraissait plus ou moins violent. Déjà la nuée commençait à diminuer par degrés. Du côté de l’est, elle était sensiblement moins épaisse ; mais les vagues ne cessaient point de faire entendre un bruit effrayant. On crut bientôt découvrir au travers de l’obscurité quelque chose de plus noir encore, quoiqu’à la distance où l’on était, il fût impossible de le distinguer. Quelques matelots assurèrent qu’ils avaient aperçu des géans d’une prodigieuse hauteur : ce n’étaient que les rochers, qu’on vit bientôt a découvert. La mer s’éclaircissant enfin, et les vagues commençant à diminuer, Zarco et Moralès ne doutèrent plus qu’on ne fût peu éloigné de la terre. Ils la virent presque aussitôt lorsqu’ils n’osaient encore s’y attendre. La joie des matelots se conçoit plus aisément qu’elle ne peut s’exprimer. Le premier objet qui frappa leurs yeux fut une petite pointe, que Zarco nomma la pointe de Saint-Laurent. Après l’avoir doublée, on eut au sud la vue d’une terre qui s’étendait en montant ; et l’ombre ayant tout-à-fait disparu, la perspective devint charmante jusqu’aux montagnes.

Ruy Paes fut envoyé dans une chaloupe, avec Jean de Moralès, pour reconnaître la côte. Ils entrèrent dans une baie, qu’ils trouvèrent conforme à la description que Moralès avait reçue des Anglais. Étant descendus au rivage, ils découvrirent sans peine le monument de Macham, et les autres marques qu’ils s’attachèrent à distinguer. Après avoir satisfait leur piété au tombeau des deux amans, ils portèrent ces heureuses nouvelles au vaisseau. Zarco prit possession du pays au nom du roi Jean, et du prince don Henri, chevalier et grand-maître de l’ordre de Christ. Ensuite, rapportant ses premières vues à la religion, il fit élever un nouvel autel près du tombeau de Macham. La date de ce grand événement est le 8 de juillet, jour de sainte Élisabeth, l’an 1420.

Le premier soin des aventuriers portugais fut de chercher dans le pays des habitans et des bestiaux ; mais ils n’y trouvèrent que des oiseaux de diverses espèces, et si peu farouches, qu’ils se laissaient prendre à la main. On résolut de suivre les côtes dans la chaloupe. Après avoir doublé une pointe à l’ouest, on trouva une plage où quatre belles rivières venaient se rendre dans la mer. Zarco remplit une bouteille de la plus belle eau pour la porter au prince Henri. En avançant plus loin, on trouva une seconde vallée couverte d’arbres, dont quelques-uns étaient tombés. Zarco en fit une croix, qu’il éleva sur le rivage, et nomma ce lieu Santa-Cruz. Un peu au delà, ils passèrent une pointe qui s’avançait loin dans la mer, et, la trouvant remplie d’un grand nombre de geais ils lui donnèrent le nom de Punta dos Gralhos, qu’elle conserve encore.

Cette pointe, avec une autre langue de terre qui en est à deux lieues, forme un golfe, alors bordé de beaux cèdres, au delà duquel Zarco découvrit encore une vallée d’où sortait une eau blanchâtre qui formait un grand bassin avant d’entrer dans la mer. Tant d’agrémens naturels engagèrent Zarco à faire descendre encore une fois ses gens pour pénétrer plus loin dans les terres ; mais quelques soldats chargés de cet ordre revinrent bientôt lui apprendre qu’ils avaient vu de tous côtés la mer autour d’eux, et par conséquent qu’ils étaient dans une île, contre l’opinion de ceux qui avaient pris cette terre pour une partie du continent d’Afrique.

Zarco ne pensa plus qu’à choisir dans l’intérieur du pays quelque lieu propre à s’y établir. Il arriva dans une campagne assez vaste, et moins couverte de bois que les autres cantons, mais si remplie de fenouil, que la ville qu’on y a bâtie depuis, et qui est devenue la capitale de l’île, en a tiré le nom de Funchal. Là, trois belles rivières sortant de la vallée, et s’unissant pour se jeter dans la mer, forment deux petites îles, dont la situation tenta Zarco d’en faire approcher son vaisseau. Ensuite il continua sa route par terre jusqu’à la même pointe qu’il avait vue au sud, où il avait planté une croix. Il découvrit au delà un rivage si doux et si uni, qu’il lui donna le nom de Plaga hermosa.

En continuant sa marche, Zarco s’approcha d’une pointe de rocher qui, étant coupé par l’eau de la mer, formait une sorte de port. Il crut y découvrir les traces de quelques animaux ; ce qui rendit sa curiosité d’autant plus vive, que jusqu’alors il n’en avait point encore aperçu ; mais il fut bientôt détrompé en voyant sauter dans l’eau un grand nombre de veaux marins, ou phoques : ils sortaient d’une caverne que l’eau avait creusée au pied de la montagne, et qui était devenue comme le rendez-vous de ces animaux.

Les nuées devinrent si épaisses dans cet endroit, que, faisant paraître les rochers beaucoup plus hauts, et trouver beaucoup plus terrible le bruit des vagues qui venaient s’y briser, Zarco prit la résolution de retourner vers son vaisseau. Il se pourvut d’eau, de bois, d’oiseaux et de plantes de l’île, pour en faire présent au prince Henri ; et, remettant à la voile pour l’Europe, il arriva au port de Lisbonne vers la fin d’août 1420, sans avoir perdu un seul homme dans le voyage.

Le succès d’une si belle entreprise lui attira tant de considération à la cour de Portugal, qu’on lui accorda publiquement un jour d’audience pour faire le récit de ses découvertes. Il présenta au roi plusieurs troncs d’arbres d’une grosseur extraordinaire ; et sur l’idée qu’il donna de la prodigieuse quantité de forêts dont il avait trouvé l’île couverte, le prince la nomma île Madère[7]. Zarco reçut ordre d’y retourner au printemps avec la qualité de capitaine ou de gouverneur de l’île, titre auquel ses descendans joignent celui de comte.

L’île de Madère est située à 32° 37′ de latitude nord, et à cent lieues au nord de l’île de Ténériffe.

Elle produit un revenu considérable au roi de Portugal. Sa capitale, qui se nomme Funchal, est fortifiée par un château. Le port est commode et bien défendu. On admire dans la ville l’église cathédrale, où l’on n’a rien épargné pour la beauté de l’édifice et pour l’établissement du clergé. Le gouvernement est formé sur celui de Portugal, où l’appel des causes se porte en dernière instance. Le circuit de l’île est d’environ trente lieues ; sa terre est haute. Les beaux arbres qu’elle produit en abondance croissent sur des montagnes au travers desquelles on a trouvé l’art de conduire l’eau par diverses machines. Elle a une seconde ville, nommée Machico, dont la rade est aussi fort avantageuse aux vaisseaux. On compte dans l’île de Madère six inganios ou manufactures, où l’on fait d’excellent sucre[8]. Elle produit une abondance extrême de toutes sortes de fruits : poires, pommes, prunes, dattes, pêches, abricots, melons, patates, oranges, limons, grenades, citrons, figues, noix, et des légumes de toute espèce. L’arbre qui donne le sang-dragon y croît aussi ; mais rien ne lui fait tant d’honneur que ses excellens vins, qui se transportent dans tous les pays du monde.

À douze lieues de distance, au nord de Madère, on trouve l’île nommée Port-Saint ou Porto-Santo, dont les habitans vivent de leur agriculture. L’île de Madère produisant peu de blé, ils se sont livrés au travail des champs, qui les rend indépendans du secours de leurs voisins. À six lieues à l’est de Madère, on trouve quelques îles, nommées les Désertes, qui, dans une fort petite étendue, ne produisent que de l’orseille et des chèvres.

Entre Ténériffe et Madère, la nature a placé, presqu’à la même distance de ces deux îles, celle qu’on nomme la Salvage. Elle n’a pas plus d’une lieue de tour, et l’on n’y a jamais vu d’arbre ni de fruit ; cependant les chèvres y trouvent de quoi se nourrir entre les rochers et les pierres. On voit à quelque distance, au sud, nn groupe d’écueils, dont le plus grand porte le nom de Piton des Salvages.

Suivant Cada-Mosto, le prince don Henri envoya la première colonie à Madère sous la conduite de Tristan Tassora et de Jean-Gonsalez Zarco, qu’il en nomma gouverneurs. Ils firent entre eux le partage de l’île. Le canton de Macham échut au premier, et celui de Funchal à l’autre. Les nouveaux habitans pensèrent aussitôt à nettoyer la terre ; mais, ayant employé le feu pour détruire les forêts, il leur devint si impossible de l’arrêter, que plusieurs personnes, entre lesquelles Zarco était lui-même, ne purent échapper aux flammes qu’en se retirant dans la mer, où, pendant deux jours, ils demeurèrent dans l’eau jusqu’au cou, sans aucune nourriture. Madère était alors habitée dans ses quatre parties, Machico, Santa-Cruz, Funchal et Caméra de Lobos. C’étaient du moins les principales habitations ; car il y en avait de moins considérables, et la totalité des habitans montait à huit cents hommes, en y comprenant une compagnie de cent chevaux. Il n’est pas surprenant que depuis tant d’années ils se soient multipliés jusqu’à se trouver en état, suivant le récit d’Atkins, de mettre aujourd’hui dix-huit mille hommes sous les armes.

Les campagnes de l’île sont fort montagneuses, mais elles n’en sont pas moins fécondes et moins délicieuses. Elles sont rafraîchies par sept ou huit rivières, et par quantité de petits ruisseaux qui descendent des montagnes. On ne saurait voir sans admiration la fertilité des lieux les plus hauts. Ils sont aussi cultivés que les plaines d’Angleterre, et le blé n’y croît pas moins facilement ; mais la multitude des nuées qui s’y forment est pernicieuse au raisin.

Le capitaine Uring était à Funchal en 1717. Il raconte qu’elle est défendue par deux grands forts, et que, sur un roc à quelque distance du rivage, elle en a un troisième qui est capable d’une bonne défense par sa situation. Derrière la ville, continue-t-il, le terrain s’élève par degrés jusqu’aux montagnes, et s’étend en forme de cercle dans l’espace de plusieurs milles. Cette campagne est remplie de jardins, de vignobles et de maisons agréables : ce qui rend la perspective charmante. Il tombe des montagnes une abondance de belles eaux, qui sont conduites assez loin par des aquéducs, et qui servent aux habitans pour arroser et embellir leurs jardins.

Funchal, dit Atkins, qui y était en 1720, est la résidence du gouverneur et de l’évêque, et forme une ville grande et bien peuplée : elle a six paroisses, plusieurs chapelles, trois monastères d’hommes, et trois de l’autre sexe. Les religieuses sont moins resserrées à Funchal qu’à Lisbonne ; elles ont la liberté de recevoir les étrangers, et d’acheter d’eux toutes sortes de bagatelles. Le collége des jésuites est un fort bel édifice. À l’égard des habitans, c’est un mélange de Portugais, de Nègres et de Mulâtres, que le commerce rend égaux, et qui ne font pas difficulté de s’allier par des mariages.

On convient généralement que l’air de Madère est excellent. Ovington assure qu’il est fort tempéré, et que le ciel y est presque toujours clair et serein. Il observe, à cette occasion, que les climats qui sont comme Madère entre le 30e. et le 40e. degré de latitude, étant exempts des excès de froid et de chaud, sont non-seulement les plus délicieux, mais encore les plus favorables à la santé.

Moquet parle de Madère comme du plus charmant séjour de l’univers. L’air, dit-il, y est d’une douceur admirable, et l’on ne doit pas être surpris que les anciens y aient placé les Champs-Élysées. Ainsi Moquet semble entrer dans l’opinion de ceux qui comptent Madère entre les Canaries.

Suivant la description d’Atkins, l’île est un amas de montagnes entremêlées de vallées fertiles : les parties hautes sont couvertes de bois qui servent de retraites aux chèvres sauvages ; le milieu contient des jardins, et le bas des vignobles ; les chemins y sont fort mauvais ; ce qui oblige d’y transporter le vin dans des barils, sur le dos des ânes.

La description que Cada-Mosto nous a donnée de Madère semble préférable à toutes celles qui sont venues après lui. Il observe que le terrain, quoique montagneux, est d’une rare fertilité ; qu’il produisait autrefois jusqu’à trente mille stares[9] vénitiens de blé, et qu’il rendait soixante-dix pour un ; mais que, faute d’habileté dans la culture, il ne rend plus que trente ou quarante ; qu’il est rempli de sources excellentes, outre sept ou huit rivières ; que ce fut cette abondance d’eau qui fit naître au prince Henri de Portugal la pensée d’y envoyer des cannes de Sicile ; que cette transplantation dans un climat plus chaud leur donna tant de fécondité, qu’elles surpassèrent toutes les espérances ; que le vin y était fort bon de son temps, quoique alors extrêmement près de son origine, et l’abondance si grande, que les transports étaient déjà considérables. Entre les vignes qui furent portées à Madère, le prince Henri fit choisir à Candie quelques ceps de Malvoisie, qui réussirent parfaitement, et qui font aujourd’hui du malvoisie de Madère un des meilleurs vins du monde.

En général, le terroir de Madère est si favorable aux vignobles, qu’on y voit plus de grappes que de feuilles, et qu’elles y sont d’une grosseur extraordinaire. On y trouve aussi, dans sa perfection, le raisin noir, qui se nomme pergola. Cada-Mosto ajoute que les habitans commençaient alors la vendange à Pâques.

L’île ne produit rien avec tant d’abondance que du vin ; on en distingue trois ou quatre espèces : celui qui a la couleur du champagne a peu de réputation ; le pâle est beaucoup plus fort ; la troisième espèce, qu’on nomme malvoisie, est véritablement délicieuse ; la quatrième est le tinto, qui n’est pas moins coloré que le malvoisie, mais qui lui est fort inférieur par le goût. On le mêle avec d’autres vins, autant pour les conserver que pour leur donner de la couleur. Cada-Mosto remarque qu’en le faisant cuver, on y jette une sorte de pâte composée de la pierre de jess, qu’on pile avec beaucoup de soin, et dont on met neuf ou dix livres dans chaque pipe. Le vin de Madère a cette propriété, qu’il se perfectionne, ou que, s’il a souffert quelque altération, il se répare a la chaleur du soleil ; mais il faut, pour cette opération, que la bonde soit ouverte, et qu’il puisse recevoir de l’air.

Le produit d’un vignoble se partage, dit-on, avec égalité entre le propriétaire et ceux qui cueillent et pressent le raisin. Cependant on voit la plupart des marchands s’enrichir, tandis que les vignerons et les vendangeurs languissent dans la pauvreté. Les jésuites, étant en possession du meilleur vignoble de Malvoisie, en tiraient un profit considérable.

On compte qu’année commune, l’île de Madère donne vingt mille pipes de vin. Il s’en consomme huit mille entre les habitans, et le reste se transporte aux Indes occidentales et dans d’autres pays, mais particulièrement à la Barbade, où les Anglais le préfèrent à tous les vins de l’Europe.

Atkins prétend, comme Ovington, que les cendres des bois brûlés, aux premiers temps de la découverte, donnèrent beaucoup de fécondité aux cannes à sucre ; mais qu’un ver, qui commença bientôt à s’y introduire, ayant ruiné les plantations, elles furent changées en vignobles, qui dédommagèrent les habitans par l’excellence de leurs vins. La vendange se fait aujourd’hui dans le cours des mois de septembre et d’octobre, et le produit annuel monte à vingt-cinq mille pipes. Suivant le même auteur, Madère n’a proprement que deux sortes de vins : l’un brunâtre, l’autre rouge, qu’on nomme tinto, et qui, suivant l’opinion commune, tire ce nom de ce qu’en effet il est teint, quoique les habitans s’obstinent à le désavouer.

Les négocians anglais, à qui l’on a permis de résider dans cette île, y ont transporté d’Angleterre des groseilles, des framboises, des noisettes et d’autres fruits, qui ont mieux réussi dans un climat chaud que la plupart des fruits de Madère ne réussissent sous un ciel aussi froid que celui d’Angleterre. La banane est estimée des habitans avec une sorte de vénération, comme le plus délicieux de tous les fruits ; jusque-là qu’ils se persuadent que c’est le fruit défendu, source de tous les maux du genre humain. Pour confirmer cette opinion, ils allèguent la grandeur de ses feuilles, qui ont assez de largeur pour avoir servi à couvrir la nudité de nos premiers pères. C’est une espèce de crime, à Madère, de couper une banane avec un couteau, parce qu’on voit ensuite dans la substance du fruit quelque ressemblance avec l’image de Jésus-Christ.

Entre les arbres, Cada-Mosto vante beaucoup le cèdre et le nasso de Madère. Le premier est fort haut, fort gros et fort droit. Son odeur est très-agréable. On en fait de belles planches, qui servent particulièrement pour les lambris. Le nasso est couleur de rose. Outre les planches, on en fait des bois de fusil, et des arcs d’un excellent ressort. On envoie les arcs aux Indes occidentales, et les planches en Portugal.

Atkins découvrit dans les jardins de Madère une curiosité qui lui parut fort extraordinaire. C’est la fleur immortelle, qui, étant cueillie, dure plusieurs années sans se faner. Elle croît comme la sauge, et la fleur ressemble à celle de la camomille. L’auteur en prit plusieurs, qui se trouvèrent aussi blanches et aussi fraîches à la fin de l’année qu’au moment qu’il les avait cueillies.

Cada-Mosto rapporte que de son temps l’île était abondante en toutes sortes de bestiaux, et que les montagnes renfermaient beaucoup de sangliers. On y voyait des faisans blancs. Mais, excepté les cailles, il n’y avait point d’animaux qui prissent la fuite devant l’homme. On sent qu’il doit en être autrement aujourd’hui. Quelques habitans racontèrent à l’auteur que, dans l’origine de l’établissement, on y trouva un nombre incroyable de pigeons, qui se laissaient prendre avec un lacet qu’on leur jetait au cou, et qui, ne se défiant d’aucune trahison, regardaient stupidement l’oiseleur. Il ajoute que ce récit lui parut d’autant plus vraisemblable, qu’on voyait encore la même chose dans quelques îles nouvellement découvertes.

Les principales provisions de l’île sont, le chevreau, le porc, le veau, qui est communément assez maigre ; les légumes, les oranges, les noix, les ignames, les bananes, etc. Comme il n’y a point de marchés fixes, la campagne envoie dans les villes ce qu’elle juge nécessaire à la consommation. Uring se plaint que communément les alimens y sont fort chers. Le commerce se fait par des échanges. Atkins observe que les provisions qu’on reçoit le plus volontiers à Madère, sont la farine, le bœuf, la sardine et le hareng ; le fromage, le beurre, le sel et l’huile. Ce qu’on recherche après ces alimens, ce sont des chapeaux, des perruques, des chemises, des bas, toutes sortes de grosses étoffes et de draps fins, surtout les noirs, qui sont la couleur favorite des Portugais. On demande aussi des meubles et des ustensiles, comme de la vaisselle d’étain, des écritoires, du papier, des livres de compte, etc. Les habitans donnent du vin en échange ; le vin commun, sur le pied de trente mille réis la pipe ; le malvoisie, sur le pied de soixante mille. Chaque millier de réis monte à six francs cinquante centimes, dont trois et demi se paient en marchandises de la même valeur, et trois en billets. Mais, lorsqu’il est question d’un envoi considérable, ils accordent une plus forte remise. Comme ils transportent ensuite ces marchandises au Brésil, elles sont quelquefois d’une grande cherté à Madère.

Dans le temps de la vendange, les pauvres n’ont guère d’autre nourriture que le pain et le raisin. Sans cette sobriété, il leur serait difficile d’éviter la fièvre dans une saison si chaude ; et les plaisirs des sens, auxquels ils s’abandonnent sans réserve, joints à l’excès de la chaleur, ruineraient bientôt les plus vigoureux tempéramens. Aussi les Portugais, même les plus riches, s’imposent des règles de sobriété dont ils ne s’écartent presque jamais. Ils ne pressent point leurs convives de boire. Les domestiques qui servent dans un repas ont toujours la bouteille à la main ; mais ils attendent si exactement l’ordre des maîtres pour leur offrir du vin, qu’un simple signe ne serait pas entendu. Cette affectation de tempérance est portée si loin, qu’un Portugais n’oserait uriner dans les rues, parce qu’il s’exposerait au reproche d’ivrognerie.

Les habitans de Madère ont beaucoup de gravité dans leur parure, et portent communément le noir, par déférence, comme Ovington se l’imagine, pour le clergé de l’île, qui s’y est mis en possession d’une extrême autorité. Mais ils ne peuvent être un moment sans l’épée et le poignard. Les valets même ne quittent point ces ornemens inséparables l’un de l’autre. On les voit servir à table l’assiette à la main, l’épée au côté, jusque dans les plus grandes chaleurs ; et leurs épées sont d’une longueur extraordinaire.

Les maisons n’ont rien néanmoins qui sente le faste. L’édifice et les meubles sont de la même simplicité. On voit peu de bâtimens qui aient plus d’un étage. Les fenêtres sont sans vitres, et demeurent ouvertes pendant tout le jour. Le soir, elles se ferment avec des volets de bois. Le pays ne produit aucun animal venimeux ; mais il s’y trouve un nombre infini de lézards qui nuisent beaucoup aux fruits et aux raisins. Les serpens et les crapauds, qui multiplient prodigieusement aux Indes, s’accommodent peu de l’air de Madère.

L’île a cependant perdu de sa fertilité depuis l’origine de ses plantations. À force de fatiguer la terre, on a tellement diminué sa fécondité, qu’on est obligé, dans plusieurs endroits, de la laisser reposer pendant trois ou quatre ans ; et lorsqu’elle ne produit rien après ce terme, elle est regardée comme absolument stérile. Cependant on n’attribue pas moins cette altération à la mollesse des habitans qu’à l’épuisement du terrain. L’incontinence règne à Madère dans toutes les conditions. Ovington rejette une partie de ce désordre sur l’usage établi de se marier sans se connaître, et souvent sans s’être vus.

Le meurtre est rarement puni à Madère. La source de ce détestable abus est la protection que l’Église accorde aux meurtriers. Ils trouvent un asile inviolable dans les moindres chapelles, qui sont en grand nombre. Funchal en est rempli, et les campagnes même en ont plusieurs. C’est assez qu’un criminel puisse toucher le coin de l’autel pour braver toutes les rigueurs de la justice. Le plus rude châtiment qu’il ait à craindre est le bannissement ou la prison, dont il peut même se racheter par des présens. Ainsi, quand la nature a placé l’homme dans un séjour où elle a tout fait pour son bonheur, il déshonore et corrompt ces beaux présens par la superstition, source du crime et de la barbarie.

Le clergé est si nombreux, qu’il paraît surprenant que tant de riches ecclésiastiques puissent être entretenus dans ce degré d’opulence par le travail d’un si petit nombre d’habitans. Pour diminuer l’étonnement, les Portugais répondent qu’on n’admet personne au sacerdoce, s’il ne jouit déjà de quelque bien qui l’empêche d’être à charge à l’Église.

Les églises sont les lieux où l’on ensevelit les morts. On orne avec beaucoup de soin le cadavre ; mais on l’enterre sans cercueil, et l’on ne manque pas de mêler de la chaux avec la terre, pour le consumer promptement ; de sorte qu’en moins de quinze jours sa place peut être remplie par un autre corps ; précaution qui semble diminuer le danger de cette absurde coutume de changer les temples en cimetières. Comme l’église romaine a décidé sur le sort des hérétiques, elle ne traite pas leurs cadavres avec beaucoup de ménagement. Les Anglais qui meurent à Madère sont moins considérés que les carcasses mêmes des bêtes ; car on leur refuse toute sorte de sépulture, et leur partage est d’être précipités dans la mer. Ovington rapporte un exemple de cet usage, qu’il traite de barbarie, à l’égard d’un marchand anglais qui mourut sous ses yeux. Tous les marchands de la même nation, voulant l’enterrer avec décence, et le sauver du moins de la rigueur du clergé, prirent le parti de le transporter entre les rochers, dans l’espérance qu’il y serait à couvert des recherches ecclésiastiques : mais ils furent trahis dans leur marche. Les Portugais se rendirent en foule au lieu de la sépulture, exhumèrent le corps, et l’exposèrent aux insultes publiques, après quoi ils le jetèrent dans l’Océan. On en use de même aux Indes orientales, dans tous les pays de la domination portugaise. Il n’y a pas de lieu qui paraisse assez vil pour y enterrer un hérétique ; on appréhende que les vapeurs de son cadavre n’infectent toute l’étendue d’un canton catholique. Cependant la haine des prêtres se laisse quelquefois adoucir par une somme d’argent. L’auteur rapporte l’exemple d’un enfant qui avait été secrètement enterré. Le clergé portugais exigea que l’enfant fût exhumé pour recevoir le baptême des catholiques ; et , après cette cérémonie, il consentit qu’on lui rendît la sépulture.

Les chanoines de l’église cathédrale jouissent du plus heureux sort du monde, si le bonheur consiste à ne connaître ni la pauvreté ni le travail. Leur règle les oblige, à la vérité, de se rendre à l’église dès quatre heures du matin ; mais, comme cette heure ne favorise point assez le goût qu’ils ont pour le repos, Ovington a remarqué qu’ils ont soin tous les jours de faire retarder l’horloge, afin qu’elle fasse entendre quatre heures lorsqu’il en est réellement cinq ; et par cet artifice ils ménagent tout à la fois leur sommeil et leur réputation.


  1. Ce qu’ils appellent sang de dragon.
  2. Il faut observer qu’aujourd’hui la culture est fort diminuée aux Canaries, depuis qu’on a préféré celle des vignobles.
  3. D’après les observations les plus récentes et les plus exactes, la hauteur de ce pic est de 1904 toises au-dessus du niveau de la mer.
  4. Essai sur les îles Fortunées, par M. Bory-Saint-Vincent, p. 220, etc.
  5. Ceci est écrit en 1780.
  6. Comme les anciens navigateurs connaissaient les Canaries, on peut conjecturer que cet art d’emhaumer les corps a été enseigné aux Guanches par les Égyptiens, qui l’ont conservé chez eux jusqu’à nos jours.
  7. Du mot portugais madera, qui signifie bois.
  8. On ne tire plus de sucre de Madère depuis qu’il est devenu l’un des principaux objets de culture dans les colonies d’Amérique. Á Madère, comme aux Canaries, on préfère la culture des vignobles.
  9. Le stare est une mesure de grain qui pèse trois livres.