Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome II/Première partie/Livre III/Chapitre I

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LIVRE TROISIÈME.

VOYAGES AU SÉNÉGAL ET SUR LES CÔTES D’AFRIQUE JUSQU’À SIERRA-LÉONE.


CHAPITRE PREMIER.

Voyages de Cadamosto sur la rivière du Sénégal et dans les pays voisins. Azanaghis. Tegazza. Côte d’Anterota. Pays de Boudomel. Pays de Gambra.

Après avoir parcouru les principales îles placées dans l’Océan atlantique vis-à-vis le continent africain, et dont les Européens se sont emparés à la même époque où ils commencèrent à reconnaître la côte occidentale de cette partie du monde, nous allons, en retournant un peu sur nos pas, suivre avec les voyageurs cette même côte, depuis le désert de Sahara jusqu’à Sierra-Leone,où commence la Guinée proprement dite.

Avant de passer par le détroit de Gibraltar dans l’Océan qui baigne la côte occidentale d’Afrique, on trouve, sur les bords de la Méditerranée, les contrées connues autrefois des anciens, et qui forment ce que les modernes ont appelé Barbarie ; Alger et son domaine, qui est l’ancienne Numidie; Tunis, qu’on croit être Carthage ; Tripoli, la grande Syrte, Barca, tout ce qui composait les possessions romaines jusqu’au mont Atlas. Au-delà du détroit est le royaume de Fez, l’empire de Maroc, autrefois la Mauritanie Tingitane ; Dara, Tafilet, pays gouvernés jadis par Syphax et par Bocchus, mais sous la dépendance ou la protection des Romains, qui avaient poussé leurs conquêtes jusqu’au désert.

À l’orient, les Romains possédaient encore l’Égypte et la Nubie, et connaissaient quelques ports de la mer Arabique. La grande région qu’ils appelaient Éthiopie, et que nous nommons Abyssinie, ne leur était connue que de nom. Elle ne l’est guère davantage aux modernes, qui pourtant en ont fréquenté quelques ports, comme Adel, Zeyla, Souakem, etc., mais n’ont que peu pénétré dans l’intérieur des terres. À l’égard de la côte orientale d’Afrique, que nous avons vu découvrir par les Portugais après qu’ils eurent doublé le cap des Tourmentes, et qui contient les royaumes de Mosambique, de Quiloa, de Monbassa, de Mélinde, tout ce qu’on appelle le Zanguébar et la côte d’Ajan, les commerçans de Tyret de Phénicie y descendaient par la voie beaucoup plus courte de la mer Rouge, dans des temps dont il nous reste bien peu de traces. Nous avons vu que, par la même voie, les Arabes ou Maures de la Mecque, ceux de Barbarie, et plus récemment les Turcs, y venaient commercer quand les Portugais y arrivèrent. Mais, quand ces mêmes Portugais, quand les Anglais et les Français abordèrent en Guinée, ils n’y trouvèrent que des Nègres et des serpens. Là commence donc pour nous la description d’une nouvelle terre découverte par les modernes pour le malheur de ses habitans, qui depuis n’ont pas cessé d’être vendus aux nations de l’Europe pour exploiter les possessions du Nouveau-Monde et des îles de la mer des Indes.

Avant de parler de la Guinée proprement dite, nous nous arrêterons d’abord sur les pays voisins de la rivière de Sénégal, en remontant dans l’intérieur des terres et dans les contrées situées entre cette rivière et celle de Gambie.

Un Vénitien nommé Cadamosto, qui était au service de l’infant de Portugal don Henri, et que nous avons cité à l’article des îles du cap Vert et des Canaries, voyagea aussi sur les bords du Sénégal et de la Gambie, et nous a laissé quelques détails sur ces contrées. La relation de ses voyages, la plus ancienne des navigations modernes publiées par ceux qui les ont faites, est un véritable modèle ; elle ne perdrait rien à être comparée à celle des plus habiles navigateurs de nos jours. Il y règne un ordre admirable ; les détails en sont attachans, les descriptions claires et précises. On reconnaît partout l’observateur éclairé. Parmi les choses qu’il a entendu dire, il s’en trouve, à la vérité, qu’il est difficile de croire ; on en verra quelques-unes de ce genre dans l’extrait de sa relation qu’on va lire. Cadamosto a la bonne foi de convenir lui-même de l’invraisemblance de ces sortes de récits ; mais ils étaient conformes au goût de son siècle, et sa relation eût semblé dénuée d’intérêt s’il les eût omis.

Cadamosto observe d’abord qu’au sud du détroit de Gibraltar, la côte, qui est celle de Barbarie, n’est pas habitée jusqu’au cap Cantin, d’où l’on trouve, jusqu’au cap Blanc, une région sablonneuse et déserte, qui est séparée de la Barbarie par des montagnes du côté du nord, et que ses habitans nomment Sahara. Du côté du sud, elle touche au pays des Nègres, et, dans sa largeur, elle n’a pas moins de cinquante ou soixante journées. Ce désert s’étend jusqu’à l’Océan. Il est couvert de sable blanc, si aride et si uni, que, le pays étant d’ailleurs fort bas, il n’a l’apparence que d’une plaine jusqu’au cap Blanc, qui tire aussi son nom de la blancheur de son sable, où l’on n’aperçoit aucune sorte d’arbre ou de plante. Cependant rieu n’est si beau que ce cap. Sa forme est triangulaire, et les trois pointes qu’il présente sont à la distance d’un mille l’une de l’autre.

Cadamosto parle ensuite des Azanaghis, peuples maures qui habitent cette partie du désert la plus voisine du Sénégal, et qu’on appelle Zanagha, sans doute à cause du voisinage de ce fleuve, ainsi nommé par les naturels du pays, et dont nous avons fait Sénégal. La partie de l’Afrique que nous considérerons dans ce chapitre et dans les deux suivans est entre le 8e. et le 18e. degrés de latitude nord.

Derrière le cap Blanc, dans l’intérieur des terres, on trouve à six journées du rivage une ville nommée Ouaden, qui n’a pas de murs, mais qui est fréquentée par les Arabes et les caravanes de Tombouctou et des autres régions plus éloignées de la côte. Leurs alimens sont des dattes et de l’orge. Ils boivent le lait de leurs chameaux. Le pays est si sec, qu’ils y ont peu de vaches et de chèvres. Ils sont mahométans, et fort ennemis du nom chrétien. N’ayant point d’habitations fixes, ils sont sans cesse errans dans les déserts, et leurs courses s’étendent jusque dans cette partie de la Barbarie qui est voisine de la Méditerranée. Ils voyagent toujours en grand nombre, avec un train considérable de chameaux, sur lesquels ils transportent du cuivre, de l’argent et d’autres richesses, de la Barbarie et du pays des Nègres à Tombouctou, pour en rapporter de l’or et de la malaguette, qui est une espèce de poivre. Leur couleur est fort basanée. Les deux sexes ont pour unique vêtement une sorte de robe blanche bordée de rouge. Les hommes portent le turban à la manière des Maures, et vont toujours nu-pieds. Leurs déserts sont remplis de lions, de panthères, de léopards et d’autruches, dont l’auteur vante les œufs, après en avoir mangé plusieurs fois.

Les Portugais établis dans le golfe d’Arguin commerçaient avec les Arabes qui venaient sur la côte. Pour l’or et les Nègres qu’ils tiraient d’eux, ils leur fournissaient différentes sortes de marchandises, telles que des draps de laine et d’autres étoffes, des tapis, de l’argent et des alkazélis[1].Le prince fit bâtir un château dans l’île d’Arguin pour la sûreté du commerce ; et tous les ans il y arrivait des caravelles de Portugal. Les négocians arabes menaient au pays des Nègres quantité de chevaux de Barbarie, qu’ils y changeaient pour des esclaves. Un beau cheval leur valait souvent jusqu’à douze ou quinze Nègres. Il ne faut pas que nous soyons étonnés de cette disproportion, puisque parmi nous un bon cheval coûte cent pistoles, et un bon soldat vingt écus. Les Arabes y portaient aussi de la soie de Grenade et de Tunis, de l’argent et d’autres marchandises pour lesquelles ils recevaient des esclaves et de l’or. Ces esclaves étaient amenés à Ouaden, d’où ils passaient aux montagnes de Barca, et de là en Sicile. D’autres étaient conduits à Tunis et sur toute la côte de Barbarie; le reste venait dans l’île d’Arguin, et chaque année il en passait sept ou huit cents en Portugal.

Avant l’établissement de ce commerce, les caravelles portugaises, au nombre de quatre, et quelquefois davantage, entraient bien armées dans le golfe d’Arguin, et faisaient pendant la nuit des descentes sur la côte pour enlever les habitans de l’un et de l’autre sexe qu’elles vendaient en Portugal. C’est ce que les Européens appellent le droit des gens, lorsqu’ils sont les plus forts. Ils poussèrent ainsi leurs courses au long des côtes jusqu’à la rivière de Sénégal, qui est fort grande, et qui sépare le désert de la première contrée des Nègres de la côte[2].

Les Azanaghis habitent plusieurs endroits de la côte au-delà du cap Blanc. Ils sont voisins des déserts, et peu éloignés des Arabes d’Ouaden. Ils vivent de dattes, d’orge et du lait de leurs chameaux. Comme ils sont plus près du pays des Nègres que d’Ouaden, ils y ont tourné leur commerce, qui se borne à tirer d’eux du millet et d’autres secours pour la commodité de leur vie. Ils mangent peu, et l’on ne connaît pas de nation qui supporte si patiemment la faim. Les Portugais en enlevaient un grand nombre, et les aimaient mieux pour esclaves que des Nègres. Il est vrai qu’on vient de dire qu’ils mangeaient peu ; mais l’esclave qui mange le moins n’est pas toujours le meilleur, même pour l’avarice.

Cadamosto attribue une coutume fort singulière à la nation des Azanaghis. Ils portent, dit-il, autour de la tête une sorte de mouchoir qui leur couvre les yeux, le nez et la bouche ; et la raison de cet usage est que, regardant le nez et la bouche comme des canaux fort sales, ils se croient obligés de les cacher aussi sérieusement que d’autres parties auxquelles on attache la même idée dans des pays moins barbares ; aussi ne se découvrent-ils la bouche que pour manger.

Ils ne reconnaissent aucun maître ; mais les plus riches sont distingués par quelques témoignages de respect. En général, ils sont tous fort pauvres, menteurs, perfides, et les plus grands voleurs du monde. Leur taille est médiocre. Ils se frisent les cheveux, qu’ils ont fort noirs et flottans sur leurs épaules. Tous les jours ils les humectent avec de la graisse de poisson ; et quoique l’odeur en soit fort désagréable, ils regardent cet usage comme une parure. Ils n’avaient connu d’autres chrétiens que les Portugais, avec lesquels ils avaient eu la guerre pendant treize ou quatorze ans. Cadamosto assure que, lorsqu’ils avaient vu des vaisseaux, spectacle inconnu à leurs ancêtres, ils les avaient pris pour de grands oiseaux avec des ailes blanches, qui venaient de quelques pays éloignés. Ensuite les voyant à l’ancre et sans voiles, ils avaient conclu que c’étaient des poissons. D’autres, observant que ces machines changeaient de place, et qu’après avoir passé un jour ou deux dans quelque lieu, on les voyait le jour suivant à cinquante milles, et toujours en mouvement au long de la côte, s’imaginaient que c’étaient des esprits vagabonds, et redoutaient beaucoup leur approche. En supposant que ce fussent des créatures humaines, ils ne pouvaient concevoir qu’elles fissent plus de chemin dans une nuit qu’ils n’étaient capables d’en faire dans trois jours ; et ce raisonnement les confirma dans l’opinion que c’étaient des esprits. Plusieurs esclaves de leur nation que Cadamosto avait vus à la cour du prince Henri, et tous les Portugais qui étaient entrés les premiers dans cette mer, rendaient là-dessus le même témoignage.

Environ six journées dans les terres au-delà d’Ouaden, on trouve une autre ville nommée Tegazza, qui signifie caisse d’or, d’où l’on tire tous les ans une grande quantité de sel de roche, qui se transporte sur le dos des chameaux à Tombouctou, et de là dans le royaume de Melli. Les Arabes vagabonds qui font ce commerce disposent en huit jours de toute leur marchandise, et reviennent chargés d’or.

Le royaume de Melli est situé dans un climat fort chaud, et fournit si peu d’alimens pour les bêtes, que, de cent chameaux qui font le voyage avec les caravanes, il n’en revient pas ordinairement plus de vingt-cinq. Aussi cette grande région n’a-t-elle aucun quadrupède. Les Arabes mêmes et les Azanaghis y tombent malades de l’excès de la chaleur. On compte quarante journées à cheval de Tegazza à Tombouctou, et trente de Tombouctou à Melli. Tout le pays de Tombouctou qui est situé dans la Nigritie touche au grand désert de Sahara, ou peut-être même en fait partie. Il nous est fort peu connu, et celui de Melli encore moins. Cadamosto ayant demandé aux Maures quel usage les marchands de Melli font du sel, ils répondirent qu’il s’en consommait d’abord une petite quantité dans le pays, et que ce secours était si nécessaire à ces peuples situés près de la ligne, que, sans un tel préservatif contre la putridité qui naît de la chaleur, leur sang se corromprait bientôt. Ils emploient peu d’art à le préparer. Chaque jour ils en prennent un morceau qu’ils font dissoudre dans un vase d’eau, et, l’avalant avec avidité, ils croient lui être redevables de leur santé et de leurs forces. Le reste du sel est porté à Melli en grosses pièces, deux desquelles suffisent pour la charge d’un chameau. Là, les habitans du pays le brisent en d’autres pièces, dont le poids ne surpasse pas les forces d’un homme. On assemble quantité de gens robustes qui les chargent sur leur tête, et qui portent à la main une longue fourche sur laquelle ils s’appuient lorsqu’ils sont fatigués. Dans cet état, ils se rendent sur le bord d’un grand fleuve dont l’auteur n’a pu savoir le nom.

Lorsqu’ils sont arrivés au bord de l’eau, les maîtres du sel font décharger la marchandise et placent chaque morceau sur une même ligne, en y mettant leur marque ; ensuite toute la caravane se retire à la distance d’une demi-journée. Alors d’autres Nègres, avec lesquels ceux de Melli sont en commerce, mais qui ne veulent point être vus, et qu’on suppose habitans de quelques îles, s’approchent du rivage dans de grandes barques, examinent le sel, mettent une somme d’or sur chaque morceau, et se retirent avec autant de discrétion qu’ils sont venus. Les marchands de Melli, retournant au bord de l’eau, considèrent si l’or qu’on leur a laissé leur paraît un prix suffisant ; s’ils en sont satisfaits, ils le prennent et laissent le sel ; s’ils trouvent la somme trop petite, ils se retirent encore en laissant l’or et le sel, et les autres, revenant à leur tour, mettent plus d’or ou laissent absolument le sel. Leur commerce se fait ainsi sans se parler et sans se voir : usage ancien qu’aucune infidélité ne leur donne jamais occasion de changer. Quoique l’auteur trouve peu de vraisemblance dans ce récit, il assure qu’il le tient de plusieurs Arabes, des marchands Azanaghis, et de quantité d’autres personnes dont il vante le témoignage.

Il demanda aux mêmes marchands pourquoi l’empereur de Melli, qui est un souverain puissant, n’avait point entrepris par force ou par adresse de découvrir la nation qui ne veut ni parler ni se laisser voir. Ils lui racontèrent que, peu d’années auparavant, ce prince, ayant résolu d’enlever quelques-uns de ces négocians invisibles, avait fait assembler son conseil, dans lequel on avait résolu qu’à la première caravane, quelques Nègres de Melli creuseraient des puits au long de la rivière, près de l’endroit où l’on plaçait le sel, et que, s’y cachant jusqu’à l’arrivée des étrangers, ils en sortiraient tout d’un coup pour faire quelques prisonniers. Ce projet avait été exécuté ; on en avait pris quatre, et tous les autres s’étaient échappés par la fuite. Comme un seul avait paru suffire pour satisfaire l’empereur, on en avait renvoyé trois, en les assurant que le quatrième ne serait pas plus maltraité ; mais l’entreprise n’en eut pas plus de succès : le prisonnier refusa de parler ; en vain l’interrogea-t-on dans plusieurs langues, il garda le silence avec tant d’obstination, que, rejetant toute sorte de nourriture, il mourut dans l’espace de quatre jours. Cet événement avait fait croire aux Nègres de Melli que ces négocians étrangers étaient muets. Les plus sensés pensèrent avec raison que le prisonnier, dans l’indignation de se voir trahi, avait pris la résolution de se taire jusqu’à la mort. Ceux qui l’avaient enlevé rapportèrent à leur empereur qu’il était fort noir, de belle taille, et plus haut qu’eux d’un demi-pied ; que sa lèvre inférieure était plus épaisse que le poing, et pendante jusqu’au-dessous du menton ; qu’elle était fort rouge, et qu’il en tombait même quelques gouttes de sang ; mais que sa lèvre supérieure était de grandeur ordinaire ; qu’on voyait entre les deux ses dents et ses gencives, et qu’aux deux coins de la bouche il avait quelques dents d’une grandeur extraordinaire ; que ses yeux étaient noirs et fort ouverts ; enfin que toute sa figure était terrible.

Cet accident fit perdre la pensée de renouveler la même entreprise, d’autant plus que les étrangers, irrités apparemment de l’insulte qu’ils avaient reçue, laissèrent passer trois ans sans reparaître au bord de l’eau. On était persuadé à Melli que leurs grosses lèvres s’étaient corrompues par l’excès de la chaleur, et que, n’ayant pu supporter plus long-temps la privation du sel, qui est leur unique remède, ils avaient été forcés de recommencer leur commerce. La nécessité du sel en était établie mieux que jamais dans l’opinion des Nègres de Melli. Ces faits, attestés avec les mêmes circonstances par beaucoup de voyageurs, ne sont pas faciles à vérifier : s’ils sont vrais, cette bonne foi réciproque et si constante dans le commerce des nations nègres prouve qu’il n’y a point de meilleur lien que l’intérêt. Les uns avaient besoin de sel, et les autres voulaient de l’or.

L’or qu’on apporte à Melli se divise en trois parts : une qu’on envoie par la caravane de Melli à Kokhia, sur la route du grand Caire et de la Syrie ; les deux autres à Tombouctou, d’où elles partent séparément, l’une pour Tret, et de là pour Tunis en Barbarie ; l’autre pour Ouaden, d’où elle se répand jusqu’aux villes d’Oran et d’One, le long du détroit de Gibraltar, et jusqu’à Fez, Maroc, Arzila, Azafi et Messa, dans l’intérieur des terres. C’est dans ces dernières places que les Italiens et les autres nations chrétiennes viennent recevoir cet or pour leurs marchandises. Enfin le plus grand avantage que les Portugais aient tiré du pays des Azanaghis, c’est qu’ils trouvèrent le moyen d’attirer sur les côtes du golfe d’Arguin quelque partie de l’or qu’on envoie chaque année à Ouaden, et de se les procurer par leurs échanges avec les Nègres.

Dans les régions des Maures basanés, il ne se fabrique point de monnaie. On n’y en connaît pas même l’usage, non plus que parmi les Nègres. Mais tout le commerce se fait par des échanges d’une chose pour une autre, quelquefois de deux pour une. Cependant les Azanaghis et les Arabes ont, dans quelques-unes de leurs villes antérieures, de petites coquilles qui leur tiennent lieu de monnaie courante. Les Vénitiens en apportaient du Levant, et recevaient de l’or pour une matière si vile. Les Nègres ont pour l’or un poids qu’ils appellent mérical, et qui revient à la valeur d’un ducat. Les femmes des déserts de Sahara portent des robes de coton qui leur viennent du pays des Nègres, et quelques-unes des espèces de frocs qu’on appelle alkhazeli ; mais elles n’ont pas l’usage des chemises. Les plus riches se parent de petites plaques d’or. Elles font consister leur beauté dans la grosseur et la longueur de leurs mamelles. Dans cette idée, à peine ont-elles atteint l’âge de seize ou dix-sept ans, qu’elles se les serrent avec des cordes, pour les faire descendre quelquefois jusqu’à leurs genoux. Opposez à cette coutume celle des femmes d’Europe, qui mettent des corps de baleine pour faire remonter leur gorge, et ces contrariétés dérangeront un peu les idées du beau absolu. Les hommes montent à cheval, et font leur gloire de cet exercice. Cependant l’aridité de leur pays ne leur permet pas de nourrir un grand nombre de ces animaux, ni de les conserver long-temps. La chaleur est excessive dans cette immense étendue de sables, et l’on y trouve fort peu d’eau. Il n’y pleut que dans trois mois de l’année, ceux d’août, de septembre et d’octobre. Cadamosto fut informé qu’il y paraît quelquefois de grandes troupes de sauterelles jaunes et rouges, de la longueur du doigt. Elles vont en si grand nombre, qu’elles forment dans l’air une nuée capable d’obscurcir le soleil, et de douze ou quinze milles d’étendue. Ces incommodes visites n’arrivent que tous les trois ou quatre ans ; mais il ne faut pas espérer de vivre dans les lieux où l’armée des sauterelles s’arrête, tant elle cause de désordre et d’infection. L’auteur en vit une multitude innombrable en passant sur les côtes.

Après, avoir doublé le cap Blanc, la caravelle portugaise qui portait Cadamosto, continua sa course jusqu’à la rivière de Zanagha ou de Sénégal. Cinq ans avant ie voyage de Cadamosto, cette grande rivière avait été découverte par trois caravelles du prince Henri, comme on l’a vu dans le récit des premiers établissemens ; et depuis ce temps-là il ne s’était point passé d’année où le Portugal n’y eût envoyé quelques vaisseaux.

La rivière de Sénégal a plus d’un mille de largeur à son embouchure, et l’entrée en est fort profonde. Cependant des sables amoncelés par l’action du cours des eaux, opposée à celle de la mer lorsqu’elle monte, obligent les vaisseaux d’observer le cours de la marée pour entrer dans le fleuve ; on y remonte l’espace de soixante-dix milles, suivant le témoignage que l’auteur en reçut d’un grand nombre de Portugais qui y étaient entrés dans leurs caravelles. Depuis le cap Blanc, qui en est à trois cent quatre-vingts milles, la côte se nomme Anterota, et borde le pays des Azanaghis ou des Maures basanés. Cette côte est continuellement sablonneuse jusqu’à vingt milles de la rivière.

Cadamosto fut extrêmement surpris de trouver la différence des habitans si grande dans un si petit espace. Au sud de la rivière, ils sont extrêmement noirs, grands, bien faits et robustes ; le pays est couvert de verdure et rempli d’arbres fruitiers. De l’autre côté, les hommes sont basanés, maigres, de petite taille, et le pays sec et stérile.

Les peuples d’Anterota sont également pauvres et féroces. Ils n’ont pas de villes fermées, ni d’autres habitations que de misérables villages, dont les maisons sont couvertes de chaume. La pierre et le ciment ne leur manqueraient pas, mais ils n’en connaissent pas l’usage. Le chef n’a pas de revenu certain : mais les seigneurs du pays, pour gagner sa faveur, lui font présent de chevaux et d’autres bêtes, telles que des vaches et des chèvres. Ils y joignent différentes sortes de légumes et de racines, surtout du millet. Il ne subsiste d’ailleurs que de vols et de brigandages. Il enlève, pour l’esclavage, les peuples des pays voisins. Il ne fait pas plus de grâce à ses propres sujets. Une partie de ces esclaves est employée à la culture des terres qui lui appartiennent : le reste est vendu, soit aux Azanaghis et aux marchands arabes, qui les prennent en échange pour des chevaux, soit aux vaisseaux chrétiens, depuis que le commerce est ouvert avec eux. Chaque Nègre peut prendre autant de femmes qu’il est capable d’en nourrir. Le chef n’en a jamais moins de trente ou quarante, qu’il distingue entre elles suivant leur naissance et le rang de leurs pères. Il les entretient dans certaines habitations huit ou dix ensemble, avec des femmes pour les servir, et des esclaves pour cultiver les terres qui leur sont assignées. Elles ont aussi des vaches et des chèvres, avec des esclaves pour les garder. Lorsqu’il les visite, il ne porte avec lui aucune provision, et c’est d’elles qu’il tire sa subsistance pour lui-même et pour tout son cortége. Tous les jours, au lever du soleil, chaque femme de l’habitation où il arrive prépare trois ou quatre couverts de différentes viandes, telles que du chevreau, du poisson, et d’autres alimens du goût des Nègres, qu’elle fait porter par ses esclaves au logement du chef ; de sorte qu’en s’éveillant il trouve quarante ou cinquante mets qu’il se fait servir suivant son appétit. Le reste est distribué entre ses gens. Mais, comme ils sont toujours en fort grand nombre, la plupart sont toujours affamés. Il se promène ainsi d’une habitation à l’autre pour visiter successivement toutes ses femmes : ce qui lui procure ordinairement une nombreuse postérité. Mais, lorsqu’une femme devient grosse, il n’approche plus d’elle. Tous les seigneurs suivent le même usage.

Ces Nègres font profession de la religion mahométane, mais avec moins de lumières et de soumission que les Maures blancs. Cependant les seigneurs ont toujours près d’eux quelques Azanaghis, ou quelques Arabes pour les exercices de leur culte ; et c’est une maxime établie parmi les grands de la nation, qu’ils doivent paraître plus soumis aux lois divines que le peuple. Cette opinion, qui est assez généralement celle des grands de toutes les nations, est-elle fondée sur la reconnaissance ou sur la politique ?

Les Nègres du Sénégal sont toujours nus, excepté vers le milieu du corps, qu’ils se couvrent de peaux de chèvres, à peu près dans la forme de nos hauts-de-chausses. Mais les grands et les riches portent des chemises de coton que les femmes filent dans le pays. Le tissu de chaque pièce n’a pas plus de six pouces de largeur ; car ils n’ont pu trouver l’art de faire leurs pièces plus larges. Ils sont obligés d’en coudre cinq ou six ensemble, pour les ouvrages qui demandent plus d’étendue. Leurs chemises tombent jusqu’au milieu de la cuisse. Les manches en sont fort amples ; mais elles ne leur viennent qu’au milieu du bras. Les femmes sont absolument nues depuis la tête jusqu’à la ceinture, le bas est couvert d’une jupe de coton qui leur descend jusqu’au milieu des jambes. Les deux sexes ont la tête et les pieds nus ; mais ils ont les cheveux fort bien tressés, ou noués avec assez d’art, quoiqu’ils les aient fort courts. Les hommes s’emploient comme les femmes à filer et à laver les habits.

Le climat est si chaud, qu’au mois de janvier la chaleur surpasse celle de l’Italie au mois d’avril ; et plus, on avance, plus on la trouve insupportable. C’est l’usage pour les hommes et les femmes de se laver quatre ou cinq fois le jour. Ils sont d’une propreté extrême pour leurs personnes ; mais leur saleté, au contraire, est excessive dans leurs alimens. Quoiqu’ils soient d’une ignorance et d’une grossièreté étonnante sur toutes les choses dont ils n’ont pas l’habitude, l’art et l’habileté même ne leur manquent pas dans les affaires auxquelles ils sont accoutumés. Ils sont si grands parleurs, que, leur langue n’est jamais oisive, ils sont menteurs et toujours prêts à tromper. Cependant la charité est entre eux une vertu si commune, que les plus pauvres donnent à dîner, à souper, et le logement aux étrangers, sans exiger aucune marque de reconnaissance.

Ils ont souvent la guerre, dans le sein de leur nation ou contre leurs voisins. Leurs armes sont une espèce de bouclier qui est composé de la peau d’une bête qu’ils nomment danta[3], et qui est fort difficile à percer ; la zagaie, sorte de dard qu’ils lancent avec une dextérité admirable, armée de fer dentelé, ce qui rend les blessures extrêmement dangereuses ; une espèce de cimeterre courbé en arc, qui leur vient de la Gambie ; car s’ils ont du fer dans leur pays, ils l’ignorent, et leurs lumières ne vont pas jusqu’à le pouvoir mettre en usage. Ils ont aussi une sorte de javeline qui ressemble à nos demi-lances. Avec si peu d’armes, leurs guerres sont extrêmement sanglantes, parce qu’ils portent peu de coups inutiles. Ils sont fiers, emportés, pleins de mépris pour la mort, qu’ils préfèrent à la fuite. Ils n’ont point de cavalerie, parce qu’ils ont peu de chevaux. Ils connaissent encore moins la navigation ; et, jusqu’à l’arrivée des Portugais, ils n’avaient jamais vu de vaisseaux sur leurs côtes. Ceux qui habitent les bords de la rivière ou le rivage de la mer ont de petites barques qu’ils nomment zapolies et commence à paraître, ils s’avancent vers lui sans quitter le sable et sans lever la tête. Ils lui expliquent leur demande, tandis que, feignant de ne les pas voir, ou du moins affectant de ne les pas regarder, il ne cesse pas de s’entretenir avec d’autres personnes. À la fin de leurs discours, il tourne la tête vers eux, et, les honorant d’un simple coup d’œil, il leur fait sa réponse en deux mots. Cadamosto, qui fut témoin plusieurs fois de cette scène, s’imagine que Dieu n’aurait pas plus de respects à prétendre, s’il daignait se montrer à la race humaine. Quand on voit le chef de quelques peuplades nègres écraser ainsi de sa morgue ridicule ses sujets aussi misérables que lui, ceux qui, chez les nations policées, sont élevés par leur rang au-dessus des autres hommes, doivent sentir aiséiment que l’orgueil n’est pas la mesure de la vraie grandeur.

La complaisance de Boudomel alla si loin pour Cadamosto, qu’il le conduisit dans sa mosquée à l’heure de la prière. Les Azanaghis ou les Arabes, qui étaient ses prêtres, avaient reçu ordre de s’y assembler. En entrant dans le temple, avec quelques-uns de ses principaux Nègres, Boudomel s’arrêta d’abord, et tint quelque temps les yeux levés au ciel. Ensuite, ayant fait quelques pas, il prononça doucement quelques paroles, après quoi, il s’étendit tout de son long sur la terre, qu’il baisa respectueusement. Les Azanaghis et son cortège se prosternèrent et baisèrent la terre à son exemple. Il se leva, mais ce fut pour recommencer dix ou douze fois les mêmes actes de religion ; ce qui prit plus d’une demi-heure.

Aussitôt qu’il eût fini, il se tourna vers Cadamosto , en lui demandant ce qu’il pensait de ce culte, et le priant de lui donner quelque idée de la religion des chrétiens. Cadamosto eut la hardiesse de lui répondre en présence de ses prêtres que la religion de Mahomet était fausse, et que celle de Rome était la seule véritable. Ce discours fit rire les Arabes et Boudomel. Cependant, après un moment de réflexion, ce prince dit à Cadamosto qu’il croyait la religion des Européens fort bonne, parce qu’il n’y avait que Dieu qui pût leur avoir donné tant de richesses et d’esprit. Il ajouta que celle de Mahomet lui paraissait bonne aussi, et qu’il était même persuadé que les Nègres étaient plus sûrs de leur salut que les chrétiens, parce que Dieu était un maître juste ; que, donnant aux chrétiens leur paradis dans ce monde, il fallait que dans l’autre il réservât de grandes récompenses aux Nègres qui manquaient de tout dans celui-ci. Il y avait dans ce discours plus de sens qu’on n’en devait attendre d’un despote nègre tel qu’on vient de le peindre.

La chaleur est si excessive dans les régions des Nègres, qu’il n’y croit ni froment, ni riz, ni aucune sorte de grain qui puisse servir à leur nourriture. Les vignes n’y viennent pas plus heureusement. Ils ont mis leurs terres à l’épreuve en y jetant diverses semences qu’ils almadies, composées d’une pièce de bois creux, dont la plus grande peut contenir trois ou quatre hommes. Elles leur servent pour la pêche, ou pour le transport de leurs ustensiles au long de la rivière. Ces Nègres sont les plus grands nageurs du monde, comme le sont en général tous les peuples sauvages.

Après avoir passé la rivière de Sénégal, Cadamosto continua de faire voile le long de la côte, jusqu’au pays de Boudomel, qui est plus loin d’environ huit cents milles. Toute cette étendue est une terre basse sans aucune montagne. Boudomel est le nom du prince nègre qui régnait sur cette côte.

L’auteur remarque qu’en ce pays les deux sexes sont également portés au libertinage. Boudomel pressa beaucoup Cadamosto de lui apprendre quelque secret pour satisfaire plusieurs femmes. Il était persuadé que les chrétiens avaient là-dessus plus de lumières que les Nègres. Un petit-maître français lui aurait répondu que le vrai moyen était de n’en aimer aucune.

Boudomel était toujours accompagné d’environ deux cents Nègres ; mais ce cortége n’étant retenu près de lui par aucune loi, les uns se retirent, d’autres viennent ; et par la correspondance qui règne entre eux, les places sont toujours remplies. D’ailleurs il se rend sans cesse à l’habitation du prince quantité de personnes des habitations voisines. À l’entrée de sa maison, on rencontre une grande cour qui conduit successivement dans six autres cours avant d’arriver à son appartement. Au milieu de chacune est un grand arbre pour la commodité de ceux que leurs affaires obligent d’attendre. Tout le cortége du prince est distribué dans ces cours suivant les emplois et les rangs. Mais, quoique les cours intérieures soient pour les plus distingués, il y a peu de Nègres qui approchent familièrement de la personne du prince. Les Azanaghis et les chrétiens sont presque les seuls qui aient l’entrée libre dans son appartement, et qui aient la liberté de lui parler. Il affecte beaucoup de grandeur et de majesté. On ne le voit chaque jour, au matin, que l’espace d’une heure. Le soir, il paraît pendant quelques momens dans la dernière cour, sans s’éloigner beaucoup de la porte de son appartement ; et les portes ne s’ouvrent alors qu’aux grands du premier ordre. Il donne néanmoins des audiences à ses sujets : mais c’est dans ces occasions qu’on reconnaît l’orgueil des princes d’Afrique. De quelque condition que soient ceux qui viennent solliciter des grâces, ils sont obligés de se dépouiller de leurs habits, à l’exception de ce qui leur couvre le milieu du corps. Ensuite, lorsqu’ils entrent dans la dernière cour, ils se jettent à genoux en baissant le front jusqu’à terre, et des deux mains ils se couvrent la tête et les épaules de sable. Personne, jusqu’aux parens du prince, n’est exempt d’une si humiliante cérémonie. Les supplians demeurent assez long-temps dans cette posture, continuant de s’arroser de sable. Enfin, lorsque le prince reçoivent des vaisseaux portugais. Le froment demande un climat tempéré et de fréquentes pluies qu’ils n’ont presque jamais, car ils passent neuf mois sans voir tomber une goutte d’eau du ciel, c’est-à-dire depuis le mois d’octobre jusqu’au mois de juin. Cependant ils ont du millet, des fèves et des noisettes de diverses couleurs. Leur fève est large, plate, et d’un rouge assez vif. Ils en ont aussi de blanches. Ils plantent au mois de juillet pour recueillir au mois de septembre. Comme c’est le temps des pluies, les rivières s’enflent, et donnent à la terre une certaine fécondité. Tout l’ouvrage de l’agriculture et de la moisson ne prend ainsi que trois mois ; mais les Nègres entendent peu l’économie, et sont d’ailleurs trop paresseux pour tirer beaucoup de fruit de leur travail. Ils ne plantent que ce qu’ils jugent nécessaire pour le cours de l’année, sans penser jamais à faire des provisions qu’ils puissent vendre. Leur méthode pour cultiver la terre est de se mettre cinq ou six dans un champ, et de la remuer avec leurs épées, qui leur tiennent lieu de hoyaux et de bêches. Ils ne l’ouvrent pas à plus de quatre pouces de profondeur ; mais les pluies lui donnent assez de fertilité pour rendre avec profusion ce qu’on lui confie avec tant de négligence.

Leurs liqueurs sont l’eau, le lait, et le vin de palmier ; ils tirent la dernière d’un arbre qui se trouve en abondance dans le pays, et qui n’est pas celui qui produit la datte, quoiqu’il soit de la même espèce. Cette liqueur, qu’ils appellent mighol, en sort toute l’année. Il n’est question que de faire deux ou trois ouvertures au tronc, et d’y suspendre des calebasses pour recevoir une eau brune qui coule fort lentement ; car, depuis le matin jusqu’au soir, un arbre ne remplit pas plus de deux calebasses : elle est d’un fort bon goût ; et si l’on n’y mêle rien, elle enivre comme le vin. Cadamosto assure que les premiers jours elle est aussi agréable que nos meilleurs vins ; mais elle perd cet agrément de jour en jour, jusqu’à devenir aigre : cependant elle est plus saine le troisième ou le quatrième jour que le premier, parce qu’en perdant un peu de sa douceur, elle devient purgative. Cadamosto en faisait usage et la trouvait préférable au vin d’Italie. Le mighol n’est pas en si grande abondance que tout le monde en ait à discrétion ; mais comme les arbres qui le produisent sont répandus dans les campagnes et les forêts, chacun se procure une certaine quantité de liqueur par son travail, et les mieux partagés sont toujours les seigneurs qui emploient plus de gens à la recueillir.

Les Nègres ont diverses sortes de fruits qui n’ont pas beaucoup de ressemblance avec ceux de l’Europe, mais qui sont excellens, sans le secours d’aucune culture, quoiqu’ils puissent être encore meilleurs, si l’on prenait soin de les cultiver. En général, le pays est rempli d’excellens pâturages et d’une infinité de beaux arbres qui ne sont pas connus en Europe. On y trouve aussi quantité, d’étangs ou de petits lacs d’eau douce, remplis de poissons qui ne ressemblent point aux nôtres, surtout d’un grand nombre de serpens d’eau que les Nègres nomment kalkatrici.

Ils ont une huile dont ils font usage dans leurs alimens, sans que l’auteur ait pu découvrir d’où ils la tirent, et de quoi elle est composée : elle a trois qualités remarquables ; son odeur, qui ressemble à celle de la violette ; son goût, qui approche de celui de l’olive ; et sa couleur, qui teint mieux les vivres que le safran.

On trouve dans le pays différentes sortes d’animaux, mais surtout une prodigieuse quantité de serpens, dont quelques-uns sont fort venimeux. Les plus grands, qui ont jusqu’à deux toises de longueur, n’ont pas d’ailes, comme on a pris plaisir à le publier ; mais ils sont si gros, qu’on en a vu plusieurs qui avalaient une chèvre d’un seul morceau.

Le pays de Sénégal n’a pas d’autres animaux privés que des bœufs, des vaches et des chèvres. Il ne s’y trouve pas de moutons, parce qu’ils ne s’accommodent pas d’un climat si chaud. Ainsi la nature a pourvu, suivant la différence des pays, à toutes les nécessités du genre humain. Elle a fourni de la laine aux Européens, qui ne pourraient s’en passer dans un pays aussi froid que celui qu’ils habitent ; au lieu que les Nègres, qui n’ont pas besoin d’habits épais dans leurs chaudes contrées, ne peuvent élever des moutons ; mais le ciel y supplée en leur donnant du coton, qui convient mieux à leur pays. Leurs bœufs et leurs vaches sont moins gros que ceux d’Italie ; ce qu’il faut encore attribuer à la chaleur. C’est une rareté parmi eux qu’une vache rousse ; elles sont toutes noires ou blanches, ou tachetées de ces deux couleurs. Les animaux de proie, tels que les lions, les panthères, les léopards et les loups, sont en grand nombre. Des éléphans sauvages y marchent en troupes, comme les sangliers dans l’état de Venise ; mais ils ne peuvent jamais être apprivoisés comme dans les autres pays. Cet animal étant fort connu, l’auteur observe seulement qu’il est d’une grosseur extraordinaire. On en peut juger par les dents ou défenses qu’on en apporte en Europe ; mais il n’en a que deux de cette espèce à la mâchoire inférieure, comme le sanglier, avec la seule différence que celles du sanglier tournent la pointe en haut, et que celles de l’éléphant la tournent en bas. Cadamosto avait cru, sur les récits communs, avant son voyage, que les éléphans ne pouvaient plier les genoux, et qu’ils dormaient debout ; il déclare que c’est une étrange fausseté, et qu’il les a vus non-seulement plier les genoux en marchant, mais se coucher et se lever comme les autres animaux. On n’aperçoit jamais leurs grandes dents avant leur mort. Quelque sauvages qu’ils soient naturellement, ils ne font aucun mal lorsqu’ils ne sont point attaqués ; mais si quelqu’un les irrite, ils se défendent avec leur trompe, que la nature leur a donnée à la place du nez, et qui est d’une excessive longueur : ils l’étendent et la resserrent à leur gré ; s’ils saisissent un homme avec cet instrument redoutable, ils le jettent presque aussi loin qu’on jette une pierre avec la fronde. C’est en vain qu’on croit pouvoir échapper par la fuite. Ils sont d’une vitesse surprenante ; les plus jeunes sont ordinairement les plus dangereux. La portée des femelles n’est que d’un petit à la fois ; ils se nourrissent de feuilles d’arbres et de fruits, qu’ils attirent jusqu’à leur bouche avec le secours de leur trompe. L’auteur, pendant tout le séjour qu’il fit chez les Nègres, ne découvrit pas d’autres quadrupèdes que ceux qu’on vient de nommer ; mais il vit un grand nombre d’oiseaux, et surtout quantité de perroquets, que les Nègres haïssent beaucoup, parce qu’ils détruisent leur millet et leurs légumes. Ces oiseaux ont beaucoup d’adresse à construire leurs nids ; ils ramassent quantité de joncs et de petits rameaux d’arbres dont ils forment un tissu qu’ils ont l’art d’attacher à l’extrémité des plus faibles branches ; de sorte qu’y étant suspendu, il est agréablement balancé par le vent. Sa forme est celle d’un ballon de la longueur d’un pied. Ils n’y laissent qu’un seul trou pour leur servir de passage lorsqu’ils veulent se garantir des serpens, à qui la pesanteur ne permet pas de les attaquer dans cette retraite.

Les femmes des Nègres ont l’humeur fort gaie, surtout dans leur jeunesse, et prennent beaucoup de plaisir à la danse et au chant. Le temps de ce divertissement est la nuit, à la lueur de la lune.

Rien ne causait tant d’admiration à ces barbares que les arquebuses et l’artillerie de la caravelle portugaise. Cadamosto ayant fait tirer un coup de canon devant quelques Nègres qui étaient montés à bord, leur effroi se fit connaître malgré eux par de violentes agitations, et parut croître encore lorsqu’il leur eut déclaré que d’un seul coup de cette furieuse machine il pouvait ôter la vie en un instam à cent Maures. Après être un peu revenus de leur frayeur, ils déclarèrent à leur tour qu’une chose si pernicieuse ne pouvait être que l’ouvrage du diable. Leur étonnement fut plus doux lorsqu’ils entendirent le son d’une cornemuse. Les différentes parties de cet instrument leur firent croire, d’abord que c’était un animal qui chantait sur différens tons. Cadamosto, riant de leur simplicit , les assura que c’était une simple machine, et la mit entre leurs mains sans être enflée. Ils reconnurent que c’était effectivement l’ouvrage de l’art ; mais ils demeurèrent persuadés que des sons si doux et si variés ne pouvaient venir que du pouvoir divin, en donnant pour raison qu’ils n’avaient rien entendu de semblable. Tout leur paraissait également admirable, jusqu’aux moindres instrumens du vaisseau. Ils répétaient sans cesse que les Européens devaient être des sorciers beaucoup plus habiles que ceux de leur pays, et peu inférieurs au diable même ; que les voyageurs de terre trouvaient de la difficulté à tracer le chemin d’une place à l’autre ; au lieu qu’avec leurs vaisseaux, ceux-là ne manquaient pas leur route sur mer, à quelque distance qu’ils fussent de la terre.

Les Nègres sucent le miel dans la gaufre, et laissent la cire comme une chose inutile. L’auteur, ayant acheté d’eux quelques ruches, leur apprit la manière d’en tirer du miel, et leur demanda ensuite ce qu’ils croyaient qu’on pût faire du reste. Ils répondirent qu’ils ne le croyaient bon à rien. Mais ils furent fort surpris de lui en voir faire de la bougie, qu’il alluma en leur présence. Les blancs, s’écrièrent-ils, n’ignorent rien.

Un si long séjour ayant donné l’occasion à l’auteur de connaître la plus grande partie du pays, il résolut, après avoir acheté quelques esclaves, de doubler le cap Vert pour faire de nouvelles découvertes et tenter la fortune. Il se souvenait d’avoir entendu dire au prince Henri qu’au-delà du Sénégal il y avait une autre rivière nommée Gambra (Gambie), d’où l’on avait déjà rapporté quantité d’or, et qu’on ne pouvait faire ce voyage sans acquérir d’immenses richesses. Une si belle espérance lui fit regagner sa caravelle et mettre aussitôt à la voile.

Un jour au matin, il découvrit deux bâtimens dont il s’approcha : l’un appartenait à Antonio Uso Dimarco, gentilhomme génois, et l’autre à quelques Portugais qui étaient au service du prince Henri. Ils s’avançaient de concert vers les côtes d’Afrique, dans le dessein de passer le cap Vert, et de cherelier fortune en faisant de nouvelles découvertes. Ils firent voile ensemble vers le sud, sans cesser de voir la terre, et dès le jour suivant ils découvrirent le cap.

Après avoir doublé le cap Vert, ils continuèrent leur course, en conservant toujours la vue de la terre. Ce côté du cap forme un golfe. La côte en est basse et couverte de beaux arbres, dont la verdure s’entretient sans cesse, c’est-à-dire que, des feuilles nouvelles succédant sans intervalles à celles qui tombent, on ne s’aperçoit jamais, comme en Europe, que les arbres se flétrissent. Ils sont si près de la mer, qu’on s’imaginerait qu’ils en sont arrosés. La perspective est si belle, qu’après avoir navigué à l’est et à l’ouest, l’auteur déclare qu’il n’a jamais rien vu de comparable. Le pays est arrosé de plusieurs petites rivières dont on ne peut tirer aucun avantage, parce qu’il est impossible aux vaisseaux d’y entrer.

Enfin ils arrivèrent à l’embouchure d’une fort grande rivière. Dans sa moindre largeur, elle n’avait pas moins de trois ou quatre milles, et rien ne paraissait s’y opposer à la navigation. Ils y entrèrent avec confiance, et le jour suivant ils apprirent que c’était la rivière de Gambie.

Les caravelles s’y engagèrent l’une à la suite de l’autre. Mais à peine eurent-elles remonté l’espace de trois ou quatre milles, qu’elles se virent suivies d’un grand nombre d’almadies, sans pouvoir juger d’où elles venaient. Elles revirèrent de bord, et s’avancèrent vers les


Nègres, après avoir pris soin de se couvrir de tout ce qui pouvait servir à les défendre contre les flèches empoisonnées. Le combat paraissait inévitable. Les almadies se trouvaient déjà sous la proue du vaisseau de Cadamosto, qui était le plus avancé ; et, se divisant en deux lignes, elles le tinrent dans leur centre. Elles étaient au nombre de quinze, qui portaient environ cent cinquante Nègres, tous bien faits et de belle taille. Ils avaient des chemises blanches de coton, et sur la tête une sorte de chapeau blanc, relevé d’un côté avec une plume qui leur donnait l’air guerrier. À la proue de chaque almadie, un Nègre, couvert d’un bouclier rond qui semblait être de cuir, observait les objets et les événemens. Dans la situation où ces barbares étaient aux deux côtés du vaisseau, ils cessèrent de ramer ; et, tenant leurs rames levées, ils regardaient la caravelle avec admiration. Ils demeurèrent ainsi tranquilles jusqu’à l’arrivée des deux autres bâtimens, qui s’étaient hâtés de retourner à la vue du péril. Lorsqu’ils les virent fort proches, ils abandonnèrent leurs rames ; et, sans autre préparation, ils se mirent à lancer leurs flèches. Les trois caravelles ne firent aucun mouvement ; mais elles tirèrent quatre coups de canon qui rendirent les Nègres comme immobiles. Ils mirent leurs arcs à leurs pieds ; et, jetant les yeux de tous les côtés avec les dernières marques de frayeur, ils paraissaient chercher la cause d’un bruit si terrible. Cependant, s’étant rassurés lorsqu’ils eurent cessé de l’ entendre, ils reprirent courage, et recommencèrent à tirer avec beaucoup de furie. Ils n’étaient plus qu’à la distance d’un jet de pierre. Les Portugais leur envoyèrent quelques coups d’arquebuse, dont le premier perça un Nègre au milieu de la poitrine, et le fit tomber mort. Sa chute effraya les autres ; mais elle ne les empêcha point de continuer leur attaque. On leur tua beaucoup de monde, sans perdre un seul homme sur les trois vaisseaux. Ils se retirèrent enfin.

Cadamosto chercha l’occasion, pendant les jours suivans, de faire connaître aux habitans du pays qu’on ne pensait point à leur nuire. Les interprètes s’approchèrent d’une amaldie, saluèrent les Nègres dans leur langue, et leur demandèrent pourquoi ils avaient attaqué des étrangers qui ne désiraient que leur amitié, comme ils s’étaient procuré celle des Nègres du Sénégal. Les Nègres répondirent qu’ils avaient entendu parler des blancs et de leur arrivée au Sénégal ; qu’il fallait être bien méchant pour former avec eux quelque amitié, puisqu’on n’ignorait pas que leur nourriture était la chair humaine, et qu’ils n’achetaient des Nègres que pour les dévorer ; que, pour eux, ils ne voulaient avoir aucune liaison avec des gens si cruels ; qu’ils s’efforceraient de les tuer, et qu’ils feraient présent de leurs dépouilles à leur prince, qui faisait son séjour à trois journées de la mer ; que leur pays se nommait Gambra. Si nous avons soupçonné plusieurs peuples nègres d’être anthropophages, on voit qu’ils n’avaient pas meilleure opinion de nous.

Les commandans des trois caravelles n’en résolurent pas moins de remonter la rivière l’espace de cent milles, dans l’espérance de trouver des peuples mieux disposés. Mais ils trouvèrent de la résistance dans leurs matelots, qui, dans l’impatience de retourner en Europe, déclarèrent ouvertement qu’ils n’iraient pas plus loin. Cadamosto et les autres chefs, se défiant de leur autorité, prirent le parti de mettre le lendemain à la voile pour retourner au cap Vert.

Cadamosto fut plus heureux dans un second voyage qu’il fit au pays de Gambra, qu’il avait résolu de mieux reconnaître. Accompagné de ce même Génois qui l’avait suivi, il remonta la rivière, et mit dans sa chaloupe quelques interprètes qui parvinrent enfin à inspirer quelque confiance aux Nègres. Deux d’entre eux, qui entendaient parfaitement le langage des interprètes, montèrent sur le vaisseau de Cadamosto. Ils marquèrent beaucoup de surprise en voyant l’intérieur de la caravelle, avec toutes ses voiles et tous ses agrès. Ils ne parurent pas moins étonnés de la couleur et de l’habillement des étrangers.

On leur fit beaucoup de civilités, et l’on y joignit quelques petits présens dont ils parurent extrêmement satisfaits. Cadamosto leur demanda le nom de leur prince ; ils répondirent qu’il s’appelait Foro-Sangoli ; que sa résidence était vers le sud-est à neuf ou dix journées de distance ; qu’il était tributaire du roi de Melli, le plus grand prince des Nègres ; mais que, des deux côtés de la rivière, il y avait quantité d’autres seigneurs dont la demeure était moins éloignée ; que, si Cadamosto souhaitait d’en être connu, ils lui en feraient voir un qui se nommait Batti-Mansa. Cette offre fut si bien reçue, que, redoublant les caresses, on garda les deux Nègres dans la caravelle, en continuant de remonter suivant leur direction. Enfin l’on arriva près du lieu où Batti-Mansa faisait sa résidence ; et, suivant le calcul de l’auteur, on ne pouvait être à moins de quarante milles de l’embouchure.

Cadamosto députa au prince, avec les deux Nègres, un de ses interprètes qu’il chargea de quelques présens. Aussitôt que les messagers eurent expliqué leur commission à Batti-Mansa, il envoya quelques Nègres à la caravelle. On fit avec eux un traité d’amitié, et divers échanges pour de l’or et des esclaves ; mais la quantité d’or n’approchait pas des espérances qu’on avait conçues sur le récit des peuples du Sénégal, qui, étant fort pauvres, avaient une haute idée des richesses de leurs voisins. D’ailleurs les Nègres de la Gambie n’estimaient pas moins leur or que les Portugais. Cependant ils marquèrent tant de goût pour les bagatelles de l’Europe, que les échanges furent assez avantageux. Pendant onze jours que les caravelles demeurèrent à l’ancre, il y vint des deux côtés de la rivière un grand nombre de ces barbares, les uns attirés par la curiosité, d’autres pour vendre leurs marchandises, entre lesquelles il se trouvait toujours quelques anneaux d’or. Ils apportèrent du coton cru et travaillé. La plupart des pièces étaient blanches, quelques-unes rayées de bleu, de rouge et de blanc. Ils avaient aussi de la civette, des peaux de l’animal du même nom, de gros singes et de petits, qu’ils donnaient à fort bon marché, c’est-à-dire pour la valeur de neuf ou dix liards. L’once de civette ne revenait pas à plus de neuf ou dix sous. Ils ne la vendaient point au poids, mais à la quantité.

Les caravelles étaient continuellement remplies d’une multitude de Nègres, qui ne se ressemblaient ni par la figure ni par le langage. Ils arrivaient et s’en retournaient librement dans leurs almadies, hommes et femmes, avec autant de Confiance que si l’on s’était connu depuis long-temps. Ils n’ont pas d’autres instrumens que leurs rames pour la navigation. Leur usage est de ramer debout, sans tenir les rames appuyées sur le bord de la barque. Elles sont de la forme d’une demi-lance, longues de sept ou huit pieds, avec une planche ronde, de la grandeur d’une assiette, qui est attachée à l’extrémité. Ils s’en servent fort adroitement au long des côtes et dans leurs rivières ; mais la crainte d’être pris par leurs voisins et vendus pour l’esclavage, ne leur permet guère de se hasarder trop loin dans la mer.

Cadamosto, s’étant aperçu que la fièvre commençait à se mettre parmi ses gens, fit consentir les autres chefs à regagner l’embouchure du fleuve. Les soins qu’il avait donnés au commerce ne l’avaient point empêché de faire ses observations sur les usages du pays. Il avait remarqué que la religion des Nègres de la Gambie consiste en diverses sortes d’idolâtrie. Ils reconnaissent un Dieu, mais ils sont livrés à toutes les superstitions de la sorcellerie. On voit parmi eux quelques mahométans qui n’ont pas néanmoins d’habitations fixes, et qui portent leur commerce dans d’autres contrées, sans que les gens du pays connaissent leurs marches et leurs diverses relations. Il y a peu de différence, pour les alimens, entre les Nègres de la Gambie et ceux du Sénégal ; mais ils mangent de la chair de chien, usage que l’auteur n’a vu dans aucun lieu, et que pourtant on retrouve ailleurs. Leur habillement est de toile de coton, qu’ils ont en abondance ; ce qui est cause qu’ils ne vont pas nus comme au Sénégal, où le coton est plus rare. Les femmes sont vêtues comme les hommes ; mais elles prennent plaisir dans leur jeunesse à se faire sur les bras, sur le cou et sur la poitrine, différentes figures avec la pointe d’une aiguille chaude. La chaleur du climat est extrême, et ne fait qu’augmenter à mesure qu’on avance vers le sud. Cadamosto le trouva beaucoup plus chaud sur la rivière qu’au rivage de la mer, parce que la grande quantité d’arbres qui couvrent ses bords y tient l’air renfermé. Il en vit un d’une grosseur prodigieuse, près d’une source d’eau très-fraîche où les matelots faisaient leurs provisions. Ayant pris la peine de le mesurer, il lui trouva dix-sept coudées de tour. L’arbre était creux ; mais son feuillage n’en était pas moins vert, et ses branches répandaient une ombre immense. Il s’en trouve néanmoins de plus grands encore ; d’où l’on peut conclure que le pays est fertile ; aussi est- il arrosé par un grand nombre de ruisseaux.

Il est rempli d’éléphans, mais les Nègres n’ont encore pu trouver l’art de les apprivoiser. Pendant que les caravelles étaient à l’ancre dans le fleuve, trois éléphans sortis des bois voisins vinrent se promener sur le bord de l’eau. On y envoya aussitôt la chaloupe avec quelques gens armés ; mais, à leur approche, les éléphans rentrèrent dans l’épaisseur du bois. Ce sont les seuls que l’auteur ait vus vivans. Gnoumi-Mansa, seigneur nègre, lui en fit voir un jeune, mais mort. Il l’avait tué dans les bois, après une chasse de deux jours. Les Nègres n’ont pour armes dans les chasses que leurs arcs et des zagaies empoisonnées. La méthode est de se placer derrière les arbres, et quelquefois au sommet. Ils passent d’un arbre à l’autre en poursuivant l’éléphant, qui, de la grosseur dont il est, reçoit plusieurs blessures avant de pouvoir se tourner et faire quelque résistance. Il n’y a pas d’homme qui osât l’attaquer en pleine campagne, ni qui pût espérer de lui échapper par la fuite ; mais cet animal est naturellement si doux, qu’il ne fait jamais de mal, s’il n’est offensé. Les dents de celui que l’auteur avait vu mort n’avaient pas plus de trois paumes de long, ce qui marquait assez qu’il était fort jeune en comparaison de ceux qui ont les dents longues de dix ou douze paumes. Jeune comme il était, il avait autant de chair que cinq ou six bœufs ensemble. Le seigneur nègre fit présent à Cadamosto de la meilleure partie, et donna le reste à ses chasseurs. Cadamosto, apprenant qu’il pouvait se manger, en fit rôtir et bouillir quelques morceaux, pour se mettre en droit de raconter dans son pays qu’il avait fait son dîner de la chair d’un animal qu’on n’y avait jamais vu ; mais il la trouva fort dure et d’un goût désagréable ; ce qui ne l’empêcha point d’en faire saler une partie, dont il fit présent au prince Henri à son retour. Il observe que l’éléphant a le pied rond comme les chevaux, mais sans sabot, et qu’à la place il a reçu de la nature une peau noire, dure et fort épaisse, avec cinq gros durillons sur le devant, qui ont la forme d’autant de têtes de clous. Le pied du jeune éléphant avait une paume de diamètre. Gnoumi-Mansa fit présent à Cadamosto d’un autre pied d’éléphant qui avait trois paumes et un pouce de largeur, et d’une dent longue de douze paumes. L’auteur porta l’un et l’autre au prince Henri, qui les envoya peu de temps après à la duchesse de Bourgogne, comme une curiosité des plus rares.

La rivière de Gambie et toutes les eaux de la même côte ont un grand nombre de ces serpens qui se nomment kalkatrici, et d’autres animaux qui ne sont pas moins redoutables. On y voit quantité de chevaux marins ou hippopotames, animaux amphibies, qui ressemblent beaucoup à la vache marine. Ils ont le corps aussi gras qu’une vache de terre, mais les jambes fort courtes, et le pied fourchu, la tête large comme celle du cheval, et deux dents monstrueuses qui s’avancent comme celles du sanglier. L’auteur en a vu de deux paumes et demie de longueur. Cet animal sort de l’eau pour se promener sur la rive, et marche à la manière des quadrupèdes. Cadamosto se vante qu’aucun chrétien n’en avait vu avant lui, excepté peut-être dans le Nil. Il vit aussi des chauves-souris, longues de trois paumes, et quantité d’autres oiseaux fort différens des nôtres, mais presque tous fort bons à manger.

En quittant le pays du prince Batti-Mansa, les trois caravelles mirent peu de jours à descendre la rivière. Elles emportaient assez de richesses pour inspirer le désir de s’avancer plus loin au long des côtes ; et personne ne marqua d’éloignement pour cette entreprise.

Ils remontèrent jusqu’à l’embouchure de la rivière nommée par les Portugais Rio-Grande : mais les Nègres du pays n’entendirent pas le langage de leurs interprètes. On acheta d’eux quelques anneaux d’or, en convenant du prix par signes. Rio-Grande fut le terme de ce second voyage de Cadamosto, qui retourna en Portugal.


  1. Espèce de vêtement.
  2. Nous nous servons de cette expression pour distinguer les Nègres de Guinée, les seuls dont nous nous occupions dans le cours de cet ouvrage, des Nègres qui habitent des contrées intérieures appelées par les géographes Nigritie, qui tirent leur nom du grand fleuve Niger.
  3. C’est l’hippopotame.