Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome IV/Seconde partie/Livre I/Chapitre II

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CHAPITRE II.

Îles Maldives.

Ces îles, qui portent, parmi leurs habitans, le nom de Malé-Raqué, et qui sont nommées Maldives, et leurs peuples, Dives, par les autres peuples de l’Inde, commencent à 8 degrés de latitude nord, et finissent à 4 degrés du sud, ce qui fait en longueur une étendue d’environ deux cents lieues, quoiqu’elles n’en aient que trente ou trente-cinq de largeur. Leur distance, de la terre ferme, c’est-à-dire du cap de Comorin, de Ceylan et de Cochin, est de cent cinquante lieues. Les Portugais comptent quatre mille cinq cents lieues depuis l’embouchure du Tage jusqu’aux bancs des Maldives.

Elles sont divisées en treize provinces qui se nomment atollons, division qui est l’ouvrage de la nature ; car chaque atollon est séparé des autres, et contient quantité de petites îles. C’est un spectacle singulier que de voir chacun de ces atollons environné d’un grand banc de pierre. Ils sont presque ronds ou de figure ovale, ayant chacun environ trente lieues de tour, et s’entre-suivant du nord au sud sans se toucher ; ils sont séparés par des canaux de plus ou moins de largeur. Du centre d’un atollon on voit autour de soi le banc de pierre qui l’environne, et qui défend les îles contre l’impétuosité de la mer. Les vagues s’y brisent avec tant de fureur, que le pilote le plus hardi n’en approche pas sans effroi. Les habitans assurent que le nombre des îles, dans les treize atollons, monte jusqu’à douze mille, et le roi de Maldives prend le titre de sultan de treize provinces et de douze mille îles : mais Pyrard s’imagine qu’il faut entendre par ce nombre une multitude qui ne peut être comptée, d’autant plus qu’une grande partie de ce qui porte le nom d’îles n’offre que de petites mottes de sable inhabitées, que les courans et les grandes marées rongent et emportent tous les jours. Il y a beaucoup d’apparence que toutes ces petites îles et la mer qui les sépare ne sont qu’'un banc continuel, si l’on n’aime mieux penser que c’était anciennement une seule île que la violence des flots a coupée comme en pièces. Les canaux intérieurs sont tranquilles, et l’eau n’y a pas plus de vingt brasses dans sa plus grande profondeur. On voit presque partout le fond, qui est de pierre de roche et de sable blanc. Dans la basse marée, on passerait d’une île, et même d’un atollon à l’autre, sans être mouillé plus haut que la ceinture, et les habitans n’auraient pas besoin de bateaux pour se visiter, si deux raisons ne les obligaient de s’en servir : l’une est la crainte des paimones, espèce de grands poissons qui brisent les jambes aux hommes et qui les dévorent ; l’autre est le danger de se briser entre des rochers aigus et fort tranchans.

La plupart des îles sont entièrement désertes, et ne produisent que des arbres et de l’herbe. D’autres n’ont aucune verdure et sont de pur sable mouvant, dont une partie est sous l’eau dans les grandes marées. On y trouve dans tous les temps quantité de grosses crabes et d’écrevisses de mer, avec un si prodigieux nombre de pinguys, qu’on n’y peut mettre le pied sans écraser leurs œufs et leurs petits. Mais, quoique la chair de ces oiseaux soit fort bonne, les habitans n’en font aucun usage. Il n’y a d’eau douce que dans les îles habitées, non qu’elles aient aucune rivière, mais on y creuse facilement des puits, et l’eau se présente en abondance à trois ou quatre pieds de profondeur. La nature n’en refuse pas jusqu’au bord de la mer et dans les lieux mêmes qu’elle inonde. Ces eaux sont froides le jour, particulièrement à midi, et la nuit fort chaudes.

Quoique les atollons soient séparés entre eux par des canaux, on n’en compte que quatre où les grands navires puissent passer, et le péril ne laisse pas d’y être extrême pour ceux qui n’en connaissent pas les écueils. Les habitans ont des cartes marines où les rochers et les basses sont exactement marqués. Ils se servent aussi de boussoles dans ces grands canaux. Le premier est au côté du nord, et ce fut à l’entrée que le vaisseau de Pyrard fit naufrage sur le banc de l’atollon de Malos-Madou. Le second est, entre Pouladou et Malé, d’environ sept lieues, et l’eau de la mer y paraît aussi noire que de l’encre, quoique puisée dans un vase, elle ne diffère pas de toute autre. On la voit continuellement bouillonner comme de l’eau qui serait sur le feu, et le mouvement des flots y étant ordinairement fort léger, ce spectacle cause une sorte d’horreur aux insulaires mêmes. Le troisième canal est au-delà de Malé, mais vers le sud. Le quatrième, qui est celui de Souadou, et qui n’a pas moins de vingt lieues de largeur, est directement sous la ligne. En général, le plus sûr de ces quatre passages a ses dangers ; aussi s’efforce-t-on de fuir les Maldives lorsqu’on n’y est pas appelé nécessairement ; mais elles sont si longues, et leur situation est telle, qu’il est difficile de les éviter, surtout dans les calmes et les vents contraires, où les navires, ne pouvant bien s’aider de leurs voiles, y sont entraînés par les courans.

À l’égard des canaux de chaque atollon, quoique la mer y soit toujours tranquille, les basses et les rochers y rendent la navigation si dangereuse, que les habitans mêmes ne s’y exposent jamais pendant la nuit. Le nombre des barques y est infini pendant le jour ; mais l’usage est de prendre terre le soir ; ce qui n’empêche pas que les naufrages n’y soient fréquens, malgré l’habileté des insulaires, qui sont peut-être la nation du monde la plus exercée aux fatigues de la mer. Les ouvertures des atollons ont peu de largeur, et chacune est bordée de deux îles qui pourraient être aisément fortifiées. La plus large de ces entrées n’a pas plus de deux cents pas. Le plus grand nombre en a trente ou quarante ; et par une disposition admirable de la nature, chaque atolion a quatre ouvertures qui répondent presque directement à celles des atollons voisins ; d’où il arrive qu’on peut entrer et sortir par les unes ou les autres de toutes sortes de vents, et malgré l’impétuosité ordinaire des courans.

La situation des Maldives étant si proche de la ligne, on doit juger que la chaleur y est excessive et l’air fort malsain. Cependant, comme le jour et la nuit y sont toujours égaux, la longueur des nuits y cause d’abondantes rosées qui les rendent très-fraîches ; aussi les grandes îles ne manquent-elles ni d’herbe ni d’arbres, malgré l’ardeur du soleil. L’hiver commence au mois d’avril, et dure six mois ; il est sans gelée, mais continuellement pluvieux ; les vents sont alors d’une extrême impétuosité du côte de l’ouest. Au contraire, il ne pleut jamais pendant les six mois de l’été, et les vents sont de l’est.

Ceux qui cherchent l’origine des Maldivois dans l’île de Ceylan ne se fondent pas sur d’assez fortes raisons pour nous persuader que deux nations qui n’ont aucune ressemblance entre elles, quoique situées à peu près sous le même climat, puissent venir d’une source commune. Les insulaires de Ceylan sont noirs et mal formés ; les Maldivois sont olivâtres et d’une si belle taille, qu’à l’exception de la couleur, ils diffèrent peu des Européens. Il y a plus d’apparence qu’ils viennent des côtes de l’Inde, quoiqu’ils en soient plus éloignés que de Ceylan ; et l’on trouverait le fond d’une comparaison plus juste, non-seulement entre leur figure et celle des Indiens, mais même entre leur caractère et leurs usages, surtout dans ceux qui habitent depuis Malé jusqu’à la pointe du nord. Les Maldivois du sud ont plus de grossièreté dans leurs manières et dans leur langage ; on y voit encore des femmes qui n’ont pas honte d’être nues, avec une seule petite toile dont elles se couvrent le milieu du corps ; au lieu que du côté du nord les usages diffèrent peu de ceux des Indes, et la civilité n’y est pas moins établie. C’est là que toute la noblesse fait sa demeure, et que le roi lève ordinairement sa milice. Il est vrai qu’indépendamment de l’origine, on peut en apporter pour raison le commerce avec les étrangers, qui a toujours été plus fréquent dans cette partie, et le passage de tous les navires qui enrichit et civilise tout à la fois le pays. Mais en général le peuple des Maldives est spirituel, industrieux, porté à l’exercice des arts, capable même de s’instruire dans les sciences, dont il fait beaucoup de cas, surtout de l’astronomie, qu’il cultive soigneusement. Il est courageux, exercé aux armes, ami de l’ordre et de la police. Les femmes sont belles ; et quoique le plus grand nombre soient de couleur olivâtre, il s’en trouve d’aussi blanches qu’en Europe.

Tous les habitans de l’un et de l’autre sexe ont les cheveux noirs, et regardent cette couleur comme une beauté. Les filles ne portent jusqu’à l’âge de huit ou neuf ans qu’un petit pagne qui met l’honnêteté à couvert ; et les garçons ne commencent aussi à se vêtir qu’à l’âge de sept ans, c’est-à-dire après qu’ils ont été circoncis. L’habillement commun des Maldivois est une sorte de haut-de-chausse, ou de caleçon de toile, qui leur pend depuis la ceinture jusqu’au-dessous des genoux, et par-dessus lequel ils portent un pagne de soie ou d’autre étoffe ornée diversement, suivant les degrés du rang ou de la richesse ; le reste du corps est nu. L’habit des femmes est fort différent de celui des hommes ; elles portent de véritables robes d’une étoffe légère de soie ou de coton, et la bienséance établie les oblige de se couvrir soigneusement le sein. Il n’y a point de barbiers publics aux Maldives ; chacun se fait le poil avec des rasoirs d’acier, ou des ciseaux de cuivre et de fonte. Quelques-uns se rendent mutuellement ce service. Le roi et les principaux seigneurs se font raser par des gens de qualité, qui se font un honneur de cette fonction sans en tirer aucun salaire. Mais leur superstition est extrême pour les rognures de leur poil et de leurs ongles ; ils les enterrent dans leurs cimetières avec beaucoup de soin pour n’en rien perdre ; c’est une partie d’eux-mêmes qui demande, disent-ils, la sépulture comme le corps. La plupart vont se raser à la porte des mosquées.

La langue commune des Maldives est particulière à ces îles, mais plus grossière et plus rude dans les atollons du sud, quoiqu’elle y soit la même. L’arabe s’apprend dès l’enfance comme le latin en Europe. Ceux qui ont des liaisons de commerce avec les étrangers parlent les langues de Cambaye, de Guzarate, de Malacca, et même le portugais.

L’île principale, qui se nomme Malé, et dont toutes les autres tirent leur nom, auquel on joint dives, qui signifie amas de petites îles, est à peu près au centre de cet archipel : son circuit est d’environ une lieue et demie. Le séjour du roi, qui y tient sa cour, y attire tant de monde, que c’est la plus peuplée comme la plus fertile ; mais elle est aussi la plus malsaine. La raison que les insulaires en apportent, est qu’il s’élève des vapeurs malignes de la multitude des corps qu’on y enterre. Les eaux y sont aussi fort mauvaises. Le roi et les seigneurs s’en font apporter de quelques autres îles où l’on n’accorde la sépulture à personne. Dans toutes les Maldives, sans en excepter l’île de Malé, il n’y a pas de villes, qui soient environnées de murs : chaque île habitée est remplie de maisons, dont les unes sont séparées par des rues, et les autres dispersées. Celles du peuple sont composées de bois de cocotier et couvertes de feuilles du même arbre, cousues en double les unes dans les autres. Les seigneurs et les riches marchands en font bâtir d’une sorte de pierre blanche et polie, mais un peu dure à scier, qui se trouve en abondance au fond des canaux, et qui devient tout-à-fait noire après avoir été long-temps mouillée de la pluie ou de toute autre eau douce. La méthode qu’on emploie pour la tirer mérite d’être observée. Il croît dans les îles une sorte d’arbre qui se nomme candou, de la grosseur du noyer, semblable au tremble par les feuilles, et aussi blanc, mais extrêmement mou : il ne porte aucun fruit, et n’est pas même propre à brûler. Lorsqu’il est sec, on le scie en planches qui sont aussi légères que le liége. Si on a quelques grosses pierres à tirer du fond de l’eau, on y attache un câble, ce que les insulaires font d’autant plus aisément, qu’ils savent tous plonger ; ensuite ils prennent une planche de candou, qu’ils lient ou enfilent au câble fort près de la pierre : ils en mettent par-dessus une ou plusieurs autres, en un mot autant qu’il en est besoin, jusqu’à ce que le bois, flottant au-dessus de l’eau, soulève la pierre, qu’ils conduisent alors très-facilement jusqu’au bord de leur île. Pyrard assure qu’ils tirèrent ainsi jusqu’à l’artillerie de son navire submergé. Les planches du même bois leur servent à faire des radeaux bordés pour la pêche, qu’ils nomment candoupatis. Une autre propriété de ce bois, est qu’il produit du feu en frottant une pièce contre une autre, et les habitans n’emploient pas d’autre fusil pour en allumer. À l’égard de la chaux qui sert à lier les pierres des édifices, ils la font, comme dans la plus grande partie des Indes, d’écailles et de coquilles qui se trouvent au bord de la mer.

La religion des Maldives est le pur mahométisme, avec toutes ses fêtes et ses cérémonies. Chaque île a ses temples et ses mosquées. Ceux qui ont fait le voyage de la Mecque et de Médine reçoivent des marques particulières d’honneur et de respect, quelque vile que soit leur naissance, et jouissent de divers priviléges. On les nomme hadgis[1], c’est-à-dire saints ; et pour être reconnus, ils portent des pagnes de coton blanc et de petits bonnets ronds de la même couleur, avec une sorte de chapelet qui leur pend à la ceinture.

L’éducation des enfans est un des principaux objets de la législation dans toutes ces îles. Aussitôt qu’un enfant est né, on le lave dans de l’eau froide six fois le jour, après quoi on le frotte d’huile ; et cette pratique s’observe long-temps. Les mères doivent nourrir leurs enfans de leur propre lait, sans en excepter les reines : on ne les enveloppe d’aucun lange. Ils sont couchés nus et libres dans de petits lits de corde suspendus en l’air, où ils sont bercés par des esclaves. Cependant on n’en voit pas de contrefaits, et dès l’âge de neuf mois ils commencent à marcher. Ils reçoivent la circoncision à sept ans ; à neuf, on doit les appliquer aux études et aux exercices du pays. Ces études sont d’apprendre à lire et à écrire, et d’acquérir l’intelligence de l’Alcoran. On leur enseigne trois sortes de lettres ; l’arabique, avec quelques lettres et quelques points qu’ils y ont ajoutés pour exprimer les mots de leur propre langue ; une autre, dont le caractère est particulier à la langue des Maldives ; et une troisième, qui est en usage dans l’île de Ceylan et dans la plus grande partie des Indes. Ils écrivent leurs leçons sur de petits tableaux de bois qui sont blanchis ; et lorsqu’ils les savent par cœur, ils effacent ce qu’ils ont écrit, et reblanchissent leurs tableaux. Ce qui doit durer est écrit sur une sorte de parchemin, composé des feuilles d’un arbre qui se nomme macarequeau : ces feuilles ont une brasse et demie de long sur un pied de large. Ils en font des livres qui résistent mieux au temps que les nôtres. Pour épargner le parchemin en montrant à écrire aux enfans, ils ont des planches de bois fort polies, sur lesquelles ils étendent du sable pour y former des lettres qu’ils font imiter à leurs élèves, et qu’ils effacent à mesure qu’elles ont été copiées. Quoique le temps des études soit borné, il se trouve parmi eux quantité de particuliers qui les continuent, surtout celle de l’Alcoran et des cérémonies de leur religion. Les mathématiques ne sont pas moins cultivées. Ils s’attachent principalement à l’astrologie ; et leur superstition va si loin en ce genre, qu’ils n’entreprennent rien sans avoir consulté leurs astrologues. Le roi entretient à sa cour un grand nombre de ces mathématiciens, et se conduit souvent par leurs lumières, ou plutôt par leurs rêveries.

Le gouvernement de l’état des Maldives est royal et fort ancien ; mais, quoique l’autorité du roi soit absolue, elle est exercée généralement par les prêtres. La division naturelle des treize atollons forme celle du gouvernement. On en a fait treize provinces, dont chacune a son chef qui porte le titre de naïbe. Ces naïbes sont des docteurs de la loi qui ont l’intendance de tout ce qui appartient et à la religion et à l’exercice de la justice. Chaque île, excepté celles qui contiennent moins de quarante et un habitans, est gouvernée par un autre docteur qui se nomme catibe, et qui a sous lui les prêtres particuliers des mosquées. Leurs revenus consistent dans une sorte de dîme qu’ils lèvent sur les fruits, et dans certaines rentes qu’ils reçoivent du roi suivant leur degré ; mais l’administration principale est entre les mains des naïbes. Ils sont les seuls juges civils et criminels. Leur emploi les oblige de faire quatre fois l’année la visite de leur atollon. Ils ont néanmoins un supérieur qui fait sa résidence continuelle dans l’île de Malé, et qui ne s’éloigne jamais de la personne du roi. Il est distingué par le titre de pandiare. C’est tout à la fois le chef de la religion et le juge souverain du royaume. On appelle à son tribunal de la sentence des naïbes. Cependant il ne peut porter de jugement dans les affaires importantes sans être assisté de trois ou quatre graves personnages, qui se nomment mocouris, et qui savent l’Alcoran par cœur. Ces mocouris sont au nombre de quinze, et forment son conseil. Le roi seul a le pouvoir de réformer les jugemens de ce tribunal : lorsqu’on lui en fait quelques plaintes, il examine le cas avec six de ses principaux officiers, qui se nomment moscoulis, et la décision est exécutée sur-le-champ. Les parties plaident elles-mêmes leur cause : s’il est question d’un fait, on produit trois témoins, sans quoi l’accusé est cru sur le serment qu’il prête en touchant de la main le livre de la loi. Il est rigoureusement défendu au juge d’accepter le moindre salaire, même à titre de présent ; mais ses sergens, qui se nomment devanits, ont droit de prendre la douzième partie des biens contestés. Un esclave ne peut servir de témoin devant les tribunaux de justice, et le témoignage de trois femmes n’est compté que pour celui d’un homme.

Les esclaves sont ceux qui se vendent volontairement, ou ceux que la loi réduit à cette condition pour n’avoir pu payer leurs dettes, ou des étrangers amenés et vendus en cette qualité. Le naufrage ne donne aucun droit aux insulaires sur la liberté des étrangers. Malgré l’humanité, de cette loi, le sort des esclaves est fort dur aux Maldives ; ils ne peuvent prendre qu’une femme, quoique toutes les personnes libres puissent en avoir trois. Ceux qui les maltraitent ne reçoivent que la moitié du châtiment que les lois imposent pour avoir maltraité une personne libre. L’unique salaire de leurs services est leur nourriture et leur entretien. Ceux qui deviennent esclaves de leurs créanciers ne peuvent être vendus pour servir d’autres maîtres : mais, après leur mort, le créancier se saisit de tout ce qu’ils peuvent avoir acquis ; et s’il reste à payer quelque chose de la dette, les enfans continuent d’être esclaves, jusqu’à ce qu’elle soit entièrement acquittée.

À l’égard des crimes, il faut que l’offensé se plaigne pour s’attirer l’attention de la justice, et qu’ils soient dénoncés formellement pour être punis. Si les enfans sont en bas âge lorsque leur père est tué par quelque meurtrier, on attend qu’ils aient atteint l’âge de seize ans pour savoir d’eux-mêmes s’ils veulent être vengés par la justice. Dans l’intervalle, celui qui est connu pour l'auteur du meurtre est condamné seulement à les nourrir et à leur faire apprendre quelque métier. Lorsqu’ils arrivent à l’âge réglé, il dépend d’eux, ou de demander justice , ou de pardonner au coupable, sans que dans la suite il puisse être recherché. Les peines ordinaires sont le bannissement dans quelqu’île déserte du sud, la mutilation de quelque membre, ou le fouet, qui est le châtiment le plus commun et le plus cruel : le plus souvent on en meurt. C’est le supplice ordinaire des grands crimes, tels que la sodomie, l’inceste et l’adultère. On coupe le doigt aux voleurs, lorsque le vol est considérable.

La nation est distinguée en quatre ordres, dont le premier comprend le roi et tout ce qui lui touche par le sang, les princes des anciennes races royales et les grands seigneurs. Le second ordre est celui des dignités et des offices, que le roi seul a le pouvoir de distribuer, et dans lesquels les rangs sont fort soigneusement observés. Le troisième est celui de la noblesse, et le quatrième celui du peuple. Comme la noblesse ne doit ses distinctions qu’à la naissance, c’est par elle qu’il est naturel de commencer. Outre les nobles d’ancienne race, dont quelques-uns font remonter leur origine jusqu’aux temps fabuleux, le roi est toujours libre d’anoblir ceux qu’il veut honorer de cette faveur. Il accorde des lettres, dont la publication se fait dans l’île de Malé au son d’une sorte de cloche, qui est une plaque de cuivre sur laquelle on frappe avec un marteau. Le nombre des nobles est fort grand. Ils sont répandus dans toutes les îles. Les personnes du peuple, sans en excepter les plus riches marchands, qui n’ont pas obtenu la noblesse, ne peuvent s’asseoir avec un noble, ni même en sa présence, lorsqu’il se tient debout. Ils doivent s’arrêter lorsqu’ils le voient paraître, le laisser passer devant eux ; et s’ils étaient chargés de quelque fardeau, ils sont obligés de le mettre bas. Les femmes nobles, quoique mariées avec un homme du peuple, ne perdent pas leur rang, et communiquent la noblesse à leurs enfans. Celles de l’ordre populaire qui épousent un homme noble ne sont pas anoblies par leur mariage, quoique les enfans qui viennent d’elles participent à la noblesse de leur père. Ainsi chacun demeure dans l’ordre où il est né ; et n’en peut sortir que par la volonté du souverain.

L’honneur du pays consiste à manger du riz accordé par le roi. Les nobles mêmes obtiennent peu de considération lorsqu’ils ne joignent pas cet avantage à celui de la naissance. Tous les soldats en jouissent, surtout ceux de la garde du roi, qui sont au nombre de six cents, divisés en six compagnies, sous le commandement de six moscoulis. Le roi entretient habituellement dix autres compagnies, commandées par les plus grands seigneurs du royaume, mais qui ne le suivent qu’à la guerre, et qui sont employées à l’exécution de ses ordres. Leurs privilèges sont fort distingués. Ils portent leurs cheveux longs. Ils ont au doigt un gros anneau, pour les aider à tirer de l’arc, ce qui n’est permis qu’à eux. Outre le riz du roi, on assigne pour leur subsistance diverses petites îles, et certains droits sur les passages. La plupart des riches insulaires s’efforcent d’entrer dans ces deux corps ; mais cette faveur ne s’accorde qu’avec la permission du roi, et se paie assez cher, comme la plupart des emplois civils et militaires.

Dans les quatre ordres il y a divers usages communs, auxquels les grands et les petits sont également attachés. Ils ne mangent jamais qu’avec leurs égaux en richesse comme en naissance ou en dignité ; et comme il n’y a point de règle bien sûre pour établir cette égalité dans chaque ordre, il arrive de là qu’ils mangent bien rarement ensemble. Ceux qui veulent traiter leurs amis font préparer chez eux un service de plusieurs mets, qu’on arrange proprement sur une table ronde couverte de taffetas, et l’envoient chez celui qu’ils veulent traiter. Cette galanterie est reçue comme une grande marque d’honneur. Lorsqu’ils mangent en particulier, ils seraient fâchés d’être vus ; et se retirant dans leurs appartemens les plus intérieurs, ils abaissent toutes les toiles et les tapisseries qui sont autour d’eux. Leur table est le plancher d’une chambre, couvert à la vérité d'une natte fort propre, sur laquelle ils sont assis les pieds croisés. Ils ne se servent pas de linge : mais, pour conserver leur natte, ils emploient de grandes feuilles de bananier, qui tiennent lieu de nappes et de serviettes. Cependant leur propreté va si loin, qu’il ne leur arrive jamais de rien répandre. La vaisselle est une sorte de faïence qui leur vient de Cambaye , ou de la porcelaine qu’ils tirent de la Chine, et qui est fort commune dans toutes les conditions : mais on ne leur sert jamais un plat de porcelaine ou de terre qui ne soit dans une boîte ronde d’un assez beau vernis de leurs îles, avec son couvercle de la même matière ; et cette boîte, toute fermée qu’elle est, ne se présente point sans être couverte encore d’une pièce de soie de même grandeur. Les plus pauvres ont l’usage de ces boîtes, non-seulement parce qu’elles coûtent fort peu, mais beaucoup plus à cause des fourmis, dont le nombre est si étrange, qu’il s’en trouve partout, et qu’il est difficile d’en préserver les alimens. La vaisselle d’or ou d’argent est défendue par la loi, quoique la plupart des grands seigneurs soient assez riches pour en user. Ils se servent de cuillères pour les choses liquides, mais ils prennent tout le reste avec les doigts. Leurs repas sont fort courts, et se passent sans qu’on leur entende prononcer un seul mot. Ils ne boivent qu’une fois après s’être rassasiés. La boisson la plus commune est de l’eau ou du vin de coco tiré le même jour. L’usage du bétel et de l’arec est aussi commun aux Maldives que dans le reste des Indes. Chacun en porte sa provision dans les replis de sa ceinture. On s’en présente mutuellement lorsqu’on se rencontre. Les grands et les petits ont les dents rouges à force d’en mâcher, et cette rougeur passe pour une beauté dans toute la nation. Dans leurs bains, qui sont fort fréquens, ils se nettoient les dents avec des soins particuliers, afin que la couleur du bétel y prenne mieux.

Leur médecine consiste plus dans des pratiques superstitieuses que dans aucune méthode. Cependant ils ont divers remèdes naturels, dont les Européens usent quelquefois avec succès. Pour le mal d’yeux, auquel ils sont fort sujets, après avoir été long-temps au soleil, ils font cuire le foie d’un coq et l’avalent. Pyrard et ses compagnons, attaqués du même mal, suivirent leur exemple, mais sans vouloir souffrir l’application des caractères et des charmes que les insulaires joignent à ce remède. Ils en reconnurent sensiblement la vertu. Pour l’opilation de la rate, maladie commune qu’on attribue à la mauvaise qualité de l’air, et qui est accompagnée d’une enflure très-douloureuse, ils appliquent un bouton de feu sur la partie enflée, et mettent sur la plaie du coton trempé dans de l’huile. Pyrard ne put se résoudre à faire usage de ce remède, quoiqu’il en reconnut la bonté par l’expérience d’autrui ; mais il se guérit des ulcères qui lui étaient venus aux jambes en y appliquant des lames de cuivre, à l’exemple des insulaires. Ils ont aussi des simples et des drogues d’une vertu éprouvée, surtout pour les blessures. L’application s’en fait en onguent, dont ils frottent les parties affligées sans aucun bandage. Ils guérissent la maladie vénérienne avec la décoction d’un bois qu’ils tirent de la Chine ; et ce qui doit nous paraître aussi surprenant qu’à Pyrard, ils prétendent que cette maladie leur est venue de l’Europe, et l’appellent frangui haescour, c’est-à-dir, mal français, ou des Francs. Outre une espèce de fièvre, si commune et si dangereuse dans toutes leurs îles, qu’elle est connue par toute l’Inde sous le nom de fièvre des Maldives, de dix en dix ans, il s’y répand une sorte de petite-vérole dont la contagion les force de s’abandonner les uns les autres, et qui emporte toujours un grand nombre d’habitans. Tels sont les présens de la zone torride.

Le dérèglement de leurs mœurs ne contribue pas moins que les qualités du climat à ruiner leur santé et leur constitution. Les hommes et les femmes sont d’une lasciveté surprenante. Malgré la sévérité des lois, on n’entend parler que d’adultères, d’incestes et de sodomie. La simple fornication n’est condamnée par aucune loi, et les femmes qui ne sont pas mariées s’y abandonnent aussi librement que les hommes. Elles sortent rarement le jour. Toutes leurs visites se font la nuit, avec un homme qu’elles doivent toujours avoir à leur suite, ou pour les accompagner. Jamais on ne frappe à la porte d’une maison. On n’appelle pas même pour la faire ouvrir. La grande porte est toujours ouverte pendant la nuit. On entre jusqu’à celle du logis, qui n’est fermée que d’une tapisserie de toile de coton, et toussant pour unique signe, on est entendu des habitans, qui se présentent aussitôt et reçoivent ceux qui demandent à les voir.

Les appartemens intérieurs du palais sont ornés des plus belles tapisseries de la Chine, de Bengale et de Masulipatan. L’or et la soie y éclatent de toutes parts avec une diversité admirable dans les couleurs et dans l’ouvrage. Les Maldives ont aussi leurs manufactures de tapisseries et d’étoffes, mais la plupart de coton, pour l’usage du peuple. Les lits du roi, comme ceux de ses principaux sujets, sont suspendus en l’air par quatre cordes à une barre de bois qui est soutenue par deux piliers. Les coussins et les draps sont de soie et de coton, suivant l’usage général de l’Inde. On donne cette forme aux lits, parce que l’usage des seigneurs et des personnes riches est de se faire bercer, comme un remède ou préservatif pour le mal de rate dont la plupart sont attaqués. Les gens du commun couchent sur des matelas de coton posés sur des ais montés sur quatre piliers.

Lorsque le roi sort accompagné de sa garde, on soutient sur sa tête un parasol blanc, qui est aux Maldives la principale marque de la majesté royale. Le roi a un droit exclusif sur tout ce que la mer jette au rivage, soit par le naufrage des étrangers, soit par le cours naturel des flots, qui amènent au bord des îles quantité d’ambre gris et de corail, surtout une sorte de gros cocos que les Maldivois nomment tavarcarré, et les Portugais coco des Maldives. Pyrard ne nous en apprend pas l’origine ; mais ses vertus sont vantées par les médecins, et il le représente aussi gros que la tête d’un homme ; il s’achète à grand prix. Lorsqu’un Maldivois fait fortune , on dit en proverbe qu’il a trouvé de l’ambre gris ou du tavarcarré, pour faire entendre qu’il a découvert quelque trésor.

La monnaie des Maldives est d’argent, et ne consiste qu’en une seule espèce, qui se bat dans l’île de Malé, et qui porte le nom du roi en caractères arabesques. Ce sont des pièces qu’on nomme larins, de la valeur d’environ huit sous de France. Au lieu de petite monnaie, on se sert de bolys, petites coquilles qui sont une des richesses de ces îles. Elles ne sont guère plus grosses que le bout du petit doigt ; leur couleur est blanche et luisante. La pêche s’en fait deux fois chaque mois, trois jours avant la nouvelle lune et trois jours après. On laisse ce soin aux femmes, qui se mettent dans l’eau jusqu’à la ceinture pour les ramasser dans le sable de la mer. Il en sort tous les ans des Maldives la charge de trente ou quarante navires, dont la plus grande partie se transporte dans le Bengale, où l’abondance de l’or, de l’argent et des autres métaux, n’empêche pas qu’elles ne servent de monnaie commune. Les rois mêmes et les seigneurs font bâtir exprès des lieux où ils conservent des amas de ces fragiles richesses, qu’ils regardent comme une partie de leur trésor. On les vend en paquets de douze mille qui valent un larin, dans de petites corbeilles de feuilles de cocotier, revêtues en dedans de toile du même arbre. Ces paquets se livrent comme des sacs d’argent dans le commerce de l’Europe, c’est-à-dire sans compter ce quils contiennent[2].

Les autres marchandises des Maldives sont les cordages et les voiles de cocotier, l’huile et le miel du même arbre, et les cocos mêmes, dont on transporte chaque année la charge de plus de cent navires, le poisson cuit et séché, les écailles d’une sorte de tortues qui se nomment cambes, et qui ne se trouvent qu’aux environs de ces îles et des Philippines ; les nattes de jonc colorées ; diverses étoffes de soie et de coton qu’on y apporte crues, et qu’on y met en œuvre, de toute sorte de grandeur, pour en faire des pagnes, des turbans, des mouchoirs et des robes. Enfin l’industrie des habitans est renommée pour toutes les marchandises qui sortent de leurs îles, et cette réputation leur procure en échange ce que la nature leur a refusé, du riz, des toiles de coton blanches, de la soie et du coton cru, de l’huile d’une graine odoriférante qui leur sert à se frotter le corps, de l’arec pour le bétel, du fer et de l’acier, des épiceries, de la porcelaine, de l’or même et de l’argent qui ne sortent jamais des Maldives, lorsqu’une fois ils y sont entrés, parce que les habitans n’en donnent jamais aux étrangers, et qu’ils l’emploient en ornemens pour leurs maisons, ou en bijoux pour leurs parures et pour celles de leurs femmes. Les Portugais, ayant profité des divisions de quelques princes maldivois, s’étaient rendus maîtres de la plupart des îles, et jouirent paisiblement de leurs conquêtes l’espace d’environ dix ans ; mais ils en furent chassés sans retour.


  1. Ce mot ressemble beaucoup au mot grec αγιος, qui signifie saint.
  2. Ces petites coquilles portent, dans le commerce, le nom de cauris, et sont en usage en Afrique et ailleurs.