Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome V/Seconde partie/Livre II/Chapitre I

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LIVRE II.

CONTINENT DE L’INDE.


CHAPITRE PREMIER.

Côte de Malabar.

Les premiers regards que nous jetterons sur le continent de l’Inde doivent se fixer d’abord sur la côte de Malabar, la première où aient abordé les vaisseaux de Gama.

Toute l’étendue de terre qui est entre Surate et le cap de Comorin porte ordinairement le nom de côte de Malabar. Cependant, pour suivre des idées plus exactes, cette côte ne commence qu’au mont Delhy, qui est situé sous le 12e degré au nord de la ligne. C’est seulement dans cet espace que les habitans du pays prennent eux-mêmes le nom de Malabares, ou Malavares. Dans ce dernier sens, la longueur de la côte est d’environ deux cents lieues. Elle est divisée en plusieurs royaumes indépendans, dont le plus puissant est celui du Samorin ou du roi de Calicut. Il y a peu de villes dans un pays de cette étendue, et l’on n’y rencontre guère que des villages d’inégale grandeur, qui, malgré la différence de leurs souverains et l’opposition de leurs intérêts, se conduisent par les mêmes lois et les mêmes usages.

Les habitans originaires sont noirs ou fort bruns, mais la plupart ont la taille belle. Ils prennent un grand soin de leurs cheveux, qu’ils ont ordinairement fort longs. On ne leur reproche point de manquer d’esprit ; mais, négligeant de le cultiver, ils vivent dans une égale indifférence pour les sciences et les arts. L’habillement des hommes et des femmes est à peu près le même. Les deux sexes se ceignent d’une pièce de toile qui les couvre de la ceinture aux genoux. Ils ont le reste du corps nu, sans en excepter la tête et les pieds ; mais quelques-uns se servent d’un mouchoir de soie pour attacher leurs cheveux, après les avoir divisés par des tresses et des nœuds.

Dans les autres pays de l’Inde, les personnes riches, surtout les femmes, portent pour habits des étoffes de soie et de brocart d’or ou d’argent. Au Malabar, ce sont les femmes des plus basses tribus qui emploient les étoffes précieuses à se vêtir ; et celles qui sont distinguées par la naissance ou les richesses ne se couvrent jamais que de belle toile de coton. Elles ont de riches ceintures d’or, des bracelets d’argent et de corne de buffle. Mais il n’est permis de porter des bracelets d’or qu’à ceux que le souverain honore de cette distinction. Les deux sexes ont des bagues et des pendans d’oreilles d’or, qui pèsent quelquefois jusqu’à quatre onces ; rien ne contribue tant à leur allonger les oreilles, qu’ils ont naturellement grandes. C’est pour eux un trait singulier de beauté. On a soin de les percer de bonne heure aux enfans, et de leur mettre dans l’ouverture un morceau de feuille de palmier sèche et roulée. Cette feuille, tendant sans cesse à reprendre son étendue naturelle, dilate insensiblement le trou, et rend l’oreille si longue, qu’il n’est pas rare d’en voir qui pendent plus bas que les deux épaules, et par l’ouverture desquelles on passerait aisément le poing.

Les Malabares Gentous se font raser la barbe ; quelques-uns ont des moustaches, quoique la plupart n’en conservent point. Leurs maisons sont bâties de terre, et couvertes de feuilles de cocotier. La pierre n’est employée qu’à la construction des pagodes et des maisons royales. Dans leurs campagnes, qui paraissent ne former qu’un grand village, parce qu’on y rencontre de toutes parts des maisons dispersées, chacun a son enclos et son puits, surtout s’il est à quelque distance des rivières ; il ne leur est pas permis, soit pour se laver, soit pour boire, d’employer l’eau d’un voisin qui n’est pas de la même tribu.

On distingue les Malabares mahométans et les gentous. Les premiers, qui sont en fort grand nombre, se croient originaires de l’Arabie, d’où leurs ancêtres sont venus s’établir sur cette côte. Tout le commerce du pays est entre leurs mains, parce que les Gentous, et surtout les naïres, qui composent leur noblesse, se croiraient avilis par cette profession, et que d’ailleurs ils ne montent jamais en mer pour des voyages de long cours. Aussi les Malabares mahométans sont-ils presque tous riches ; ils passent pour les plus méchans et les plus perfides de tous les hommes. Ils font leur demeure dans les grosses bourgades, où ils ne souffrent pas d’habitans qui ne soient de leur secte. On donne à ces bourgs le nom de bazar, qui signifie marché, parce qu’ils ne sont peuplés que de marchands. Les plus considérables sont situés près de la mer, ou sur les bords des rivières, pour la facilité du commerce et la commodité des négocians étrangers. Ces riches mahométans ne se bornent point aux méthodes ordinaires qui conduisent à la fortune ; la plupart sont corsaires ; ils courent la mer avec des galiotes et des galères qu’ils nomment pares. Leurs brigandages s’étendent sur toutes les côtes de l’Inde, et, du côté opposé, jusque dans le golfe Persique et dans la mer Rouge, où ils pillent indifféremment tout ce qui tombe entre leurs mains : leurs prisonniers sont traités avec la dernière barbarie. Quoique leurs bâtimens soient presque toujours montés de cinq à six cents hommes, ils attaquent rarement ceux des Européens, s’ils ne les croient faibles, ou s’ils ne les voient fort petits : ils sont plus subtils, que braves ; la moindre résistance les met en fuite : mais ils sont insolens et cruels dans la victoire ; et lorsqu’ils sont en mer, ils ne font aucune distinction entre les étrangers et leurs meilleurs amis. Cette férocité les abandonne au retour. Il n’y a rien à craindre dans leurs bazars. Les princes sous l’autorité desquels ils sont établis ferment les yeux sur leurs larcins maritimes, et les partagent même avec eux ; mais ils les punissent aussi rigoureusement que le moindre de leurs sujets lorsqu’ils peuvent les convaincre de quelque autre vol. On les distingue des Gentous à leur barbe qu’ils laissent croître, à l’usage qu’ils ont de se couper les cheveux, et plus sûrement encore à leurs habits, qui sont des vestes et des turbans ; au lieu que les Gentous sont presque nus.

Si les prisonniers qu’ils font sur mer sont Malabares, soit gentous ou mahométans, ils les volent, les dépouillent et les mettent à terre ; mais ils ne peuvent les réduire à l’esclavage, s’ils sont Gentous d’une autre contrée ; s’ils sont chrétiens, ils ont le pouvoir de les conduire dans leurs habitations, de les charger de chaînes et de les forcera des travaux pénibles qui abrègent bientôt la vie de ceux qui n’ont personne qui s’intéresse à leur sort et qui se hâte de les racheter. Lorsqu’un corsaire met pour la première fois une galère à l’eau, il y égorge quelques-uns de ses esclaves chrétiens ; et l’arrosant de leur sang, il en espère plus de bonheur dans ses courses. S’il n’a pas de victimes qu’il puisse encore immoler, il attend pour cet exécrable sacrifice qu’il lui tombe quelques chrétiens entre les mains. Comme les Portugais sont la première nation de l’Europe qui ait formé des établîssemens aux Indes, c’est aussi celle qui a le plus souvent éprouvé la cruauté des mahométans du Malabar. Les gouverneurs de Goa en ont pris occasion d’armer tous les ans un certain nombre de galiotes qui font une guerre continuelle à ces ennemis du repos public. Ceux dont on peut se saisir sont conduits à Goa, et condamnés à ramer sur les galères, ou à d’autres travaux. Mais les pirates malabares ne sont pas plus sensibles au malheur de leurs amis qui sont esclaves des Portugais qu’à la misère des chrétiens qu’ils retiennent dans les fers.

Ces mahométans du Malabar sont assujettis à toutes les lois du pays qui ne sont pas directement opposées aux maximes fondamentales de leur secte. L’exercice de leur culte ne leur est permis que dans l’enceinte de leurs bazars. Ils y ont peu de mosquées, et la plupart sont mal entretenues. En un mot, les devoirs de la religion et de l’humanité les touchent moins que la passion de s’enrichir par des voies indignes de l’une et de l’autre.

Les Gentous formant le corps de la nation, non-seulement parce qu’ils sont les habitans originaires, mais parce que leur nombre excède beaucoup celui des mahométans, on les divise en plusieurs tribus, dont la première et la plus éminente est celle des princes. Les nambours ou grands-prêtres forment la seconde ; les bramines la troisième ; et les nahers ou naïres, qui sont les nobles du pays, composent la quatrième. La tribu des tives, qui est la cinquième, comprend ceux qui s’occupent à cultiver la terre, à recueillir le tary, et à distiller l’eau-de-vie. Ils portent quelquefois les armes, mais c’est par tolérance, après en avoir reçu l’ordre ou la permission du prince. Les maïnats, sixième tribu, n’ont pas d’autre occupation que de blanchir du linge et des toiles, dont on fabrique une prodigieuse quantité dans toutes les parties du Malabar. Les chètes, qui sont les tisserands, composent aussi une tribu particulière ; et Dellon, voyageur français, assure qu’il en est de même de presque tous les métiers. Les moucouas sont la plus nombreuse. Leur unique exercice est la pêche. Ils ne peuvent habiter que sur le rivage de la mer, où tous leurs villages sont bâtis. On les estime indignes de porter les armes ; et, dans le plus grand besoin de soldats, ils ne sont employés qu’à porter le bagage. La dernière et la plus vile de toutes les tribus du Malabar, est celle des pouliats. Cette malheureuse espèce d’hommes est regardée de toutes les autres comme la plus méprisable partie de l’humanité, et comme indigne du jour. Les pouliats n’ont pas de maison stable. Ils vont errans dans les campagnes ; ils se retirent sous des arbres, dans des cavernes, ou sous des huttes de feuilles de palmier. Leur unique fonction dans la société est de garder les bestiaux et les terres. On devient infâme en les fréquentant, et souillé pour s’être approché d’eux à la distance de vingt pas. Les purifications sont indispensables pour ceux qui leur parlent de plus près.

Les princes, les nambouris, les bramines et les naïres peuvent se fréquenter, vivre ensemble et se toucher ; mais personne de ces quatre tribus ne peut prendre la même liberté avec des tribus inférieures sans contracter une tache qui l’oblige de se purifier. Une femme est impure et déshonorée sans retour lorsqu’elle épouse un homme d’une tribu inférieure à la sienne. Elle peut s’allier dans une tribu supérieure. Mais ces lois regardent particulièrement les pouliats. Si quelqu’un des quatre premières tribus rencontre un de ces misérables objets de l’exécration publique, il jette un cri d’aussi loin qu’il peut le voir ; et c’est un signal qui l’oblige de se retirer à l’écart. Au moindre retardement, on a le droit de les tuer d’un coup de flèche ou de mousquet, pourvu que le terroir ne soit pas privilégié, c’est-à-dire consacré à quelque pagode. La vie de ces malheureux paraît si méprisable, qu’un naïre qui veut éprouver ses armes tire indifféremment sur le premier pouliat qu’il rencontre, sans distinction d’âge ou de sexe. Jamais ce meurtre n’est recherché ni puni. Cette liberté de les outrager et de les tuer impunément en a fort diminué le nombre ; et peut-être seraient-ils tous exterminés depuis long-temps, si le besoin qu’on a d’eux pour la garde des biens de la campagne n’obligeait d’en conserver quelques-uns. Il leur est défendu de se vêtir d’étoffe ou de toile. L’écorce des arbres ou les feuilles entrelacées leur servent à se couvrir. Ils sont d’ailleurs fort sales. On leur voit manger toutes sortes d’immondices et de charognes ; ils n’en exceptent pas celles des bœufs et des vaches, ce qui augmente beaucoup l’horreur qu’on a pour eux dans un pays où ces animaux sont en vénération. Aussi ne leur est-il pas plus permis d’approcher des temples que des grands et de leurs palais. Les prêtres ne reçoivent de leur part aucune autre offrande que de l’or ou de l’argent : encore faut-il qu’ils le posent de fort loin à terre, où l’on se garde de l’aller prendre avant qu’ils aient disparu. On le lave pour le présenter aux dieux ; et celui qui va le prendre est obligé de se purifier après l’avoir apporté. S’ils ont quelque faveur à demander aux grands, il faut aussi que leur requête soit présentée d’assez loin ; et la réponse se fait à la même distance. Souvent, sans avoir commis la moindre faute, ils sont condamnés sous peine de la vie à payer de grosses amendes ; et, pour éviter la mort, ils apportent fidèlement la taxe qu’on leur impose. Les voyageurs expliquent comment des malheureux qui sont bannis du commerce des hommes, qui ne possèdent rien, et qui n’exercent aucune profession dans laquelle ils puissent s’enrichir, se trouvent en état de satisfaire à ces impositions. C’est une passion commune à tous les Malabares d’enterrer tout l’or et l’argent qu’ils ont amassé, et d’ajouter chaque jour quelque chose à leur trésor, sans jamais en rien ôter. Ils meurent ordinairement sans en avoir donné connaissance à leurs héritiers, dans l’espoir de retrouver ces richesses et de pouvoir s’en servir lorsque, suivant leurs principes, ils reviendront animer un autre corps. Les pouliats, qui vivent dans l’oisiveté, emploient la meilleure partie de leur temps à la recherche de ces trésors cachés ; et le bonheur qu’ils ont souvent d’y réussir les fait accuser de sortilége. L’usage qu’ils font de cet argent est pour satisfaire l’insatiable avidité de leurs princes, qui menacent continuellement leur vie. Cet incompréhensible avilissement de l’espèce humaine que nous offrent si souvent les états despotiques, est la condamnation évidente de cette détestable forme de gouvernement qui ne devrait trouver d’apologistes qu’à la cour des tyrans, et qui, à la honte de l’humanité, a trouvé des panégyristes chez les nations libres et éclairées.

Les naïres ou les nobles du Malabar ne sont pas moins distingués par leur adresse et leur civilité que par leur naissance. Ils ont seuls le droit de porter les armes, et leur tribu est la plus nombreuse de chaque état. Comme ils dédaignent la profession du commerce, la plupart ont fort peu de bien ; mais ils n’en sont pas moins respectés. Leur pauvreté les oblige de s’engager, en qualité de gardes, au service des rois, des princes, des gouverneurs de provinces et de villes, qui en ont toujours un grand nombre à leur solde. Ils s’attachent même à d’autres naïres plus riches et plus puissans, auxquels ils servent d’escorte, mais qui les traitent avec autant d’honnêteté qu’ils en exigent de respect, pour marquer l’égalité de la naissance.

Les étrangers qui résident ou qui passent dans le pays sont obligés de prendre des naïres pour les garder ; mais le nombre n’étant fixé par aucune loi, ils ne consultent là-dessus que leurs facultés ou le désir qu’ils ont de paître avec éclat. C’est d’ailleurs une nécessité indispensable de se faire accompagner de quelques naïres lorsqu’on entreprend de voyager dans les terres du Malabar. Sans cette précaution, le vol et l’insulte sont les moindres dangers annuels auxquels on s’expose de la part d’une tribu qui doit sa subsistance à cet usage. L’assassinat même est une violence assez ordinaire ; et comme on prend soin d’en avertir les étrangers, ces vols et ces meurtres demeurent impunis. On rejette leur malheur sur leur négligence ou leur avarice, d’autant plus qu’il ne manque rien à la fidélité des naïres, lorsqu’on emploie volontairement leurs services. Ils se louent jusqu’à la frontière de l’état dont ils sont sujets ; là ils cherchent eux-mêmes d’autres naïres de l’état voisin, à la conduite desquels ils abandonnent le voyageur qui s’est mis sous leur protection. Leur zèle va si loin, que, s’ils sont attaqués dans la route, ils périssent tous jusqu’au dernier plutôt que de survivre à ceux dont ils ont entrepris la défense. Ils n’abusent jamais de la confiance qu’on a pour eux ; ou si l’on rapporte quelque exemple de trahison, ils sont comme effacés par les affreux châtimens dont ils ont été suivis. Ce n’est pas à la justice publique qu’on remet la punition des coupables. Leurs plus proches parens leur servent de bourreaux pour réparer la honte de leur famille, et les mettent en pièces de leurs propres mains, avec des circonstances dont le récit fait frémir.

Dellon observe qu’un étranger qui voyage dans le Malabar est plus en sûreté sous l’escorte d’un enfant naïre que sous celle des plus redoutables guerriers de la même tribu : parce que les voleurs du pays ont pour maxime de n’attaquer jamais que les voyageurs qu’ils rencontrent armés, et qu’ils ont, au contraire, un respect inviolable pour la faiblesse et l’enfance. Les jeunes naïres, que leur âge ne rend pas assez forts pour soutenir et pour manier les armes, portent une petite massue de bois d’un demi-pied de longueur. Il est surprenant, ajoute Dellon, que, malgré l’opinion bien établie qu’il y a moins de danger sous la garde d’un de ces enfans que sous celle de vingt naïres bien armés, tout le monde préfère le plaisir de paraître avec une suite nombreuse à la certitude d’être couvert de toutes sortes d’insultes sous une escorte qui flatte moins la vanité.

Un naïre qui sert de garde reçoit ordinairement quatre tares par jour ; en campagne, sa paie est de huit tares. C’est une petite monnaie d’argent qui vaut à peu près deux liards, et dont seize valent un fanon, petite monnaie d’or de la valeur de huit sous. Les rois malabares ne fabriquent point d’autres espèces ; mais ils laissent un cours libre dans leurs états à toutes les monnaies étrangères d’or et d’argent.

Rien n’approche de la délicatesse et des scrupules de cette nation dans ce qui concerne les alliances et les mariages. Un hommes il est vrai, peut indifféremment se marier ou prendre une maîtresse dans sa tribu ou dans celle qui suit immédiatement la sienne. Mais s’il est convaincu de quelque intrigue d’amour avec une femme d’une tribu supérieure, les deux coupables sont vendus pour l’esclavage ou punis de mort. Si la femme ou la fille est de la tribu des nambouris, et son amant de celle des bramines, on se contente de les vendre. Si l’homme est d’une tribu plus basse, il est condamné à mourir, et la femme est remise entre les mains du prince, qui a le droit de la vendre à quelque étranger chrétien ou mahométan. Comme les femmes des quatre premières tribus l’emportent ordinairement sur les autres par la beauté ou les agrémens, il se présente un grand nombre de marchands pour acheter celles qui sont condamnées à cette punition.

Dellon observe, comme une circonstance extrêmement singulière, que les hommes de la tribu d’une femme coupable ont droit de tuer pendant trois jours, dans le lieu où le crime s’est commis, et sans distinction d’âge ni de sexe, toutes les personnes qu’ils rencontrent de la tribu du séducteur. Les naïres exercent ce droit barbare sur les tives et les chètes ; ceux-ci sur les maucouas, et les maucouas sur la misérable tribu des pouliats ; mais, pour empêcher qu’il n’y ait trop de sang répandu, on garde ordinairement les coupables pendant huit jours, et ces exécutions sanglantes ne sont permises que du jour de leur supplice. Dans cet intervalle, chacun a le temps et la liberté d’abandonner son village, où les plus timides ne retournent qu’un jour ou deux après l’expiration du terme.

On doit en conclure que l’homicide ne passe pas pour un grand crime entre les Malabares. Outre les pouliats qu’on peut tuer impunément, il est rare qu’on punisse de mort ceux qui tuent des personnes d’une tribu plus élevée, à moins que le meurtre ne soit aggravé par les circonstances ; et, dans ces occasions mêmes, c’est moins la justice que le ressentiment des familles qui règle ordinairement la vengeance. Il n’en est pas de même du larcin : ces peuples en abhorrent jusqu’au nom. Un voleur devient infâme : il est puni avec tant de sévérité, que souvent le vol de quelques grappes de poivre conduit au supplice. On ne connaît point au Malabar l’usage des prisons pour les criminels : on leur met les fers aux pieds, et, dans cet état, on les garde jusqu’à la décision de leur procès, qui dépend du prince, juge souverain de toutes les affaires civiles et criminelles. Si l’accusation est douteuse et le nombre des témoins insuffisant, on reçoit le serment de l’accusé dans cette forme : il est conduit devant le prince, par l’ordre duquel on fait rougir au feu le fer d’une hache ; on couvre la main de l’accusé d’une feuille de bananier, sur laquelle on met le fer brûlant pour l’y laisser jusqu’à ce qu’il ait perdu sa rougeur, c’est-à-dire l’espace d’environ trois minutes. Alors l’accusé se jette à terre, et présente sa main aux blanchisseurs du roi, qui se tiennent prêts avec une serviette mouillée dans une espèce d’eau de riz que les Indiens nomment cangue, et dont ils l’enveloppent ; ils lient ensuite la serviette avec des cordons dont le prince scelle lui-même les nœuds de son cachet. Elle demeure dans cet état pendant huit jours, après lesquels on découvre en public la main du prisonnier. Lorsqu’elle se trouve saine et sans apparence de brûlure, il est renvoyé absous ; mais s’il y reste la moindre impression du feu, on le conduit sur-le-champ au supplice. C’est par la bouche du prince que l’arrêt est prononcé : l’exécution ne diffère jamais. Si le crime est digne de mort, on fait sortir le coupable de l’enceinte du palais ; et les naïres de la garde, se faisant honneur d’exécuter l’ordre du prince, ambitionnent la fonction de bourreau. Lorsque le crime est assez noir pour dégrader le coupable de sa tribu, ses parens s’empressent eux-mêmes de lui donner la mort pour laver dans son sang la honte dont il couvre sa famille. Le supplice commun est de percer les criminels à coups de lance, et de les mettre en pièces à coups de sabre pour attacher leurs membres à plusieurs troncs d’arbres.

Chaque royaume du Malabar a plusieurs familles de princes qui composent ensemble la tribu royale, distinguée de toutes les autres tribus. À la mort d’un roi, le plus ancien des princes est déclaré son successeur, de quelque famille qu’il soit dans cette tribu, sans qu’il y ait jamais de contestation pour la royauté. Jamais aussi par conséquent on ne voit de jeunes souverains. Celui qui parvient à la dignité suprême pense, après son couronnement, à se procurer un lieutenant général sur lequel il puisse se reposer des soins du gouvernement. À la vente cette charge, qui donne le premier rang après lui, est ordinairement mise à l’enchère, mais il a le droit de choisir entre ceux qui en offrent le plus. C’est ce gouverneur de l’état qui expédie les lettres, les passe-ports et tous les ordres de la cour. Aussitôt que le roi se croit sûr de sa fidélité, il lui abandonne entièrement l’administration publique pour se retirer dans un de ses palais, où son unique occupation est de mener une vie heureuse et tranquille. Le nouveau gouverneur fait son premier soin de fournir au monarque tout ce qui peut contribuer à son bonheur ; et, jouissant en effet, du pouvoir suprême, il reçoit les impôts, il distribue les grâces et les récompenses ; il fait à son gré la paix ou la guerre ; et quoique son devoir l’oblige d’en conférer avec son maître, il se dispense souvent de cette servitude, surtout lorsque la vieillesse du souverain augmente l’aversion qu’une vie molle lui inspire naturellement pour les affaires.

Cependant, à quelque décrépitude que le roi soit parvenu, jamais un lieutenant général n’ose pousser l’indépendance jusqu’à s’asseoir devant lui, ni prendre liberté de faire entrer dans son palais un seul de ses propres gardes, ni lui parler sans avoir les mains posées l’une sur l’autre devant sa bouche ; ce qui passe au Malabar pour la marque du plus profond respect. Celui qui manquerait à quelqu’un de ces devoirs s’exposerait à perdre la meilleure partie de son bien avec sa dignité ; parce que le roi se réserve toujours le pouvoir de casser ses lieutenans généraux, sans être obligé de les rembourser de leur finance. Mais ces violentes extrémités sont presque sans exemple. Il est rare, dans les pays orientaux, qu’un sujet oublie son devoir jusqu’à s’écarter du respect qu’il doit à son maître.

On donne au roi de Cananor le nom de colitri, titre héréditaire comme celui de samorin pour les rois de Calicut. Lorsque ces monarques sortent de leurs palais, ils sont portés sur un éléphant ou dans un palanquin. Ils ne paraissent jamais en public sans porter sur la tête une couronne d’or, du poids de cinq cents ducats, et de la forme d’un bonnet de nuit qui s’élève en pointe. C’est de la main de son lieutenant général que chaque monarque reçoit cette couronne : elle ne sert qu’à lui. Après sa mort, elle est déposée dans le trésor de la pagode royale ; et le roi qui succède en reçoit une du même poids de celui qu’il choisit pour gouverner en son nom.

Les souverains du Malabar se font toujours accompagner d’une nombreuse garde de naïres, avec quantité de trompettes, de tambours et d’autres instrumens. Quantité d’officiers qui marchent loin avant les gardes crient de toutes leurs forces que le roi vient, pour avertir ceux qui n’ont pas droit de paraître devant lui qu’ils doivent se retirer. Tous les princes qui se font voir hors de leurs palais sans être à la suite du roi sont escortés aussi d’un grand nombre de gardes, d’instrumens et d’officiers qui les précèdent, pour éloigner les personnes des tribus inférieures. Les princesses jouissent du même privilége. Si le lieutenant général de l’état n’est pas prince, il peut avoir des naïres pour sa garde ; mais il n’a pas de trompettes ni d’officiers qui obligent le peuple de se retirer.

Les princes, qui ont ici tant de supériorité sur les autres tribus dans l’ordre politique, sont inférieurs, dans l’ordre de la religion, aux nambouris et aux bramines, dont les tribus ne sont pas moins révérées des Malabares que de tous les autres Gentous de l’Inde. Observons, pour éclaircir toutes ces différences, qu’une des coutumes les plus sacrées est celle qui exclut les enfans de la succession de leurs pères, parce qu’ils n’en tirent pas leur noblesse, et qu’ils la tirent seulement de leur mère, à la tribu desquelles ils appartiennent toujours. On marie ordinairement les princesses avec des nambouris ou des bramines ; et les enfans qui sortent de ces mariages sont princes et capables de succéder à la couronne ; mais, comme il n’y a pas toujours assez de princesses pour tous les nambouris et les bramines, ils peuvent épouser aussi des femmes de leur propre tribu : alors les enfans sont de la tribu de leur mère. Les princes n’épousent point de princesses : ils prennent leurs femmes dans la tribu des naïres ; d’où il arrive que leurs enfans sont naïres et ne sont pas princes. Les naïres se marient ordinairement dans leur propre tribu, qui est la plus nombreuse, et leurs enfans sont naïres. Cependant ils ont la liberté de se choisir des femmes dans des tribus qui suivent immédiatement la leur, comme celles des maïnats et des chètes ; mais alors leurs enfans suivent la condition de leur mère, et n’ont aucun droit à la noblesse. En un mot, les hommes de toutes les tribus peuvent s’allier ou dans leur propre tribu, ou dans celle qui est immédiatement au-dessous ; mais il n’est jamais permis aux femmes de se mésallier ; l’infraction de cette loi leur coûte la vie ou la liberté.

Les princes, les nambouris, les bramines et les naïres ont ordinairement chacun leur femme, qu’ils s’efforcent d’engager par leurs libéralités et leurs caresses à se contenter d’un seul mari ; mais ils ne peuvent l’y contraindre. Elle a droit de s’en procurer plusieurs, pourvu qu’ils soient tous ou de sa tribu, ou d’une tribu supérieure. C’est une loi fort ancienne entre les Gentous du Malabar, que les femmes peuvent avoir autant de maris qu’elles en veulent choisir, par opposition peut-être aux mahométans, qui ont la liberté de prendre autant de femmes qu’ils en peuvent nourrir. Jamais cette multiplicité de maris ne produit aucun désordre : s’ils sont d’une tribu qui leur donne droit de porter les armes, celui qui rend une visite à leur femme commune laisse ses armes à la porte de la maison pendant tout le temps qu’il s’y arrête, et ce signal en éloigne les autres. Ceux à qui leur tribu ne permet pas d’être armés laissent d’autres marques à la porte, qui n’assurent pas moins leur tranquillité.

Au reste, les promesses, qui font l’unique bien de ces mariages, n’engagent les Malabares qu’autant qu’ils se plaisent mutuellement. Aussitôt que leur amour se ralentit, ou qu’il naît entre eux quelque autre raison de dégoût, ils se séparent sans querelles et sans plaintes. Le gage ordinaire de la loi conjugale est une pièce de toile blanche dont le mari fait présent à sa femme, et qu’elle emploie pour se couvrir. Il n’est pas moins libre aux hommes de quitter une femme qu’aux femmes de changer de mari, ou d’en prendre un nouveau, qu’elles joignent au premier. Malgré cette étrange liberté, on voit au Malabar quantité d’heureux mariages. Il n’est pas rare d’y voir durer l’amour aussi long-temps que la vie, ou de ne le voir finir que par des raisons assez fortes pour justifier l’inconstance.

Quoique les femmes aient souvent plusieurs maris, la plupart des hommes n’ont qu’une seule femme. Celles qui se voient sans bien cherchent à réparer leur fortune en s’attachant un grand nombre d’hommes, dont chacun s’efforce de contribuer à leur entretien. Il paraît certain que c’est de ce droit des femmes qu’est venu l’usage de ranger les enfans dans la tribu de leurs mères. À quelle autre tribu appartiendraient-ils, lorsqu’ils n’ont aucune règle pour distinguer leur père ? C’est apparemment la même raison qui fait passer l’héritage aux neveux du côté des sœurs, c’est-à-dire aux descendans des femmes, parce qu’il n’y a jamais aucun doute qu’ils ne soient du véritable sang. Les mahométans du Malabar ont trouvé cet ordre si sûr pour exclure les étrangers de leur succession, que, sans être moins jaloux qu’en Turquie, ni moins soigneux d’enfermer leurs femmes, ils observent l’usage de faire passer les biens aux neveux maternels.

On marie les filles dans un âge fort tendre. Il s’en trouve peu qui attendent jusqu’à douze ans, et rien n’est plus commun que de les voir mères à dix ans. La plupart sont de petite taille. Leurs mariages prématurés arrêtent peut-être les développemens de la nature ; mais elles sont propres, et généralement d’une figure agréable. La loi qui leur permet d’avoir plusieurs maris les met à couvert du cruel usage d’une grande partie des Indes, qui oblige les femmes idolâtres à se faire brûler vives avec le mari qu’elles ont perdu.

Les habitans riches du Malabar, entre lesquels on comprend les rois mêmes et les princes, n’affectent pas, comme dans les autres pays des Indes, de se distinguer par une grande abondance de vaisselle d’or et d’argent. Ils n’emploient que des paniers de jonc, et des plats de terre ou de cuivre. Le reste de leurs meubles consiste dans des tapis ou des nattes. Au lieu de bougies et de chandelle, ils brûlent de l’huile de coco dans les lampes. S’ils mangent la nuit, ils tournent le dos à la lumière. Ils ne font jamais de feu dans leurs maisons, parce que le froid n’y est jamais assez vif pour les obliger à se chauffer. Les cheminées ou les fourneaux qui servent à préparer leurs alimens sont en dehors. Le riz, qu’ils recueillent au lieu de blé, fait leur principale nourriture. Ils y joignent du lait et des légumes ; mais leurs mets ont peu de délicatesse, et leurs lits ne sont que des planches, dont ils forment une sorte d’estrade, que les riches couvrent de tapis, et les pauvres de nattes fort simples. Les uns et les autres n’ont qu’une pièce de bois pour chevet.

Mais leurs pagodes ou leurs temples sont d’une magnificence surprenante. La plupart sont couverts de lames de cuivre, et quelques-uns de plaques d’argent. On trouve toujours à l’entrée des bassins d’une grandeur proportionnée à la richesse du temple, où ceux qui viennent présenter leurs vœux et leurs offrandes commencent par se purifier. Les plus célèbres de ces édifices ont de grandes terres qui leur viennent de la libéralité des princes, et qui passent pour des lieux si sacrés, que c’est un crime irrémissible que d’y avoir répandu du sang. Le coupable, de quelque tribu et de quelque condition qu’il puisse être, n’évite point la mort ; ou s’il trouve le moyen de s’en garantir par la fuite, on lui substitue son plus proche parent. Outre les biens inaliénables, on offre sans cesse aux idoles du riz, du beurre, des fruits, des confitures, de l’or, de l’argent et des pierreries. Les bramines tirent non-seulement leur subsistance de ces offrandes, mais, dans les temples bien fondés, ils distribuent chaque jour aux pauvres du voisinage et aux passans étrangers quantité de riz et d’autres secours, sans égard pour leur religion ; avec cette seule différence, que les pauvres Gentous des tribus supérieures ont la liberté d’entrer dans la pagode et d’y séjourner, au lieu que les pauvres des tribus inférieures, ou qui ne sont pas Gentous, reçoivent l’aumône hors du temple et n’y peuvent jamais entrer. On leur accorde néanmoins le logement dans les lieux qui n’ont pas d’autre usage.

Les Gentous ont dans leurs temples une infinité d’idoles qui ne représentent rien de connu dans le monde, et qui ne doivent leur existence qu’au caprice de l’ouvrier. Ils y gardent avec la même vénération les images de plusieurs animaux auxquels ils rendent un culte religieux. Mais ils adorent particulièrement le soleil et la lune. Leurs réjouissances au renouvellement de la lune, et leurs alarmes au temps des éclipses leur sont communes avec tous les Orientaux, et presque avec tous les idolâtres de l’univers. Mais, dans l’opinion que la lumière et la chaleur du soleil sont encore plus nécessaires, leur frayeur est beaucoup plus vive pendant les éclipses de cet astre. Ils ne cessent point de hurler et de prier qu’il n’ait repris sa splendeur ordinaire.

Ils saluent leurs dieux et leurs rois avec les mêmes cérémonies ; et leur respect pour leur prince va si loin, qu’à quelque distance qu’ils soient de sa personne, ils n’osent jamais s’asseoir dans un lieu où ses regards peuvent tomber. Les jeunes naïres observent le même devoir à l’égard des anciens de leurs tribus, sans se relâcher pour les plus pauvres, ni même pour leurs ennemis.

Comme il y a peu de régularité dans leur calendrier, et qu’ils comptent le temps par les lunes, ils n’ont pas de jours fixes pour la célébration de leurs fêtes. Tout dépend du caprice des bramines, qui se préparent à ces solennités par des jeûnes très-austères. Le jour qu’ils ont indiqué, tous les peuples voisins d’une pagode s’y rendent tumultueusement pour accompagner les idoles qu’on promène, dans les villages de la dépendance du temple, sur des éléphans magnifiquement ornés. Une troupe de naïres les environne avec des éventails attachés à de longues cannes, qui leur servent à chasser les mouches autour des idoles et des prêtres. L’air retentit du bruit confus des instrumens mêlés aux acclamations du peuple, pendant qu’un des principaux bramines, armé d’un sabre à deux tranchans, dont la poignée est garnie de plusieurs sonnettes, court devant le cortége avec toutes les agitations d’un furieux, en se donnant par intervalle des coups de sabre sur la tête et sur le corps. On voit couler abondamment le sang de ses blessures. On brûle après leur mort les princes, les nambouris, les bramines et les naïres, et l’on enterre les morts de toutes les tribus inférieures.

Les Malabares à qui la loi permet de porter les armes s’en servent avec beaucoup d’adresse. À peine les enfans ont la force de marcher, qu’on leur met entre les mains de petits arcs et des flèches proportionnées, avec lesquelles ils font la guerre aux oiseaux. À l’âge de dix ou douze ans, ils sont envoyés dans les académies entretenues aux dépens du prince, où la subsistance et l’instruction sont gratuites. Chacun fabrique les armes dont il se sert. Leurs mousquets sont néanmoins fort légers. Ils ont tous un moule pour les balles. En tirant, ils appuient la crosse du fusil contre leur joue, sans qu’il arrive jamais aucun inconvénient de cette méthode. On leur voit rarement manquer leur coup : ils se servent aussi de sabres et de lances ; mais rien n’est comparable à l’adresse avec laquelle ils tirent de l’arc. Dellon leur a vu souvent tirer deux flèches, l’une immédiatement après l’autre, et percer de la seconde le bois de la première. La longueur ordinaire de leurs arcs est de six pieds, et leurs flèches sont longues de trois. Le fer a trois doigts de large sur huit de long. Ils ne les portent point dans un carquois, comme les Mogols, qui en ont de beaucoup plus petites ; mais ils en tiennent six ou sept dans la main. Avec l’arc, la lance et le mousquet, ils ont au côté gauche un petit coutelas sans fourreau, large d’un demi-pied et long d’un pied et demi, qui est soutenu par un crochet de fer. Cette arme ne s’emploie que dans les combats où ils ne peuvent plus se servir des autres armes. Ceux qui portent le sabre l’ont nu dans une main, avec une rondache dans l’autre. Toutes les armes sont entretenues avec une propreté dont les autres Indiens sont fort éloignés.

Dans les académies, la jeune noblesse est souvent exercée aux fonctions militaires devant le prince et les grands. On nomme des juges. Les directeurs choisissent les plus habiles écoliers, et les divisent en deux bandes, qui doivent combattre en champ clos pendant un temps limité ; mais ces divertissemens dégénèrent presque toujours en véritables combats, et finissent par une effusion de sang qui coûte la vie à plusieurs de ces jeunes champions.

Quoique les naïres soient naturellement braves, et qu’ils portent toujours leurs armes nues, ils en font rarement usage pour satisfaire leurs ressentimens particuliers. La plupart de leurs différens se terminent par des injures. S’ils en viennent quelquefois aux mains, ils commencent par mettre bas leurs armes, et leur combat se fait à coups de poings. Lorsqu’il s’élève une querelle d’importance entre deux naïres riches et puissans, et que l’honneur de leurs familles y est intéressé, chacun des deux adversaires choisit un ou plusieurs de ses vassaux dans une tribu inférieure. Ils sont abondamment nourris pendant quelques semaines. On leur apprend à manier les armes. Aussitôt qu’on les croit bien instruits, on convient du jour et du lieu où le différent doit se terminer. Le prince s’y rend avec toute sa cour. Les adversaires s’y trouvent à la tête de ceux qui doivent combattre pour eux. La mêlée commence entre ces malheureux vassaux, qui ne doivent être armés que de deux petits coutelas à deux tranchans, et le combat ne finit ordinairement que par la mort de tous les braves d’un des deux partis. La victoire décide de la meilleure cause. Alors les deux naïres se réconcilient tranquillement, avec peu de regret du sang qui s’est versé pour eux, et dans l’orgueilleuse idée que leur propre sang est trop noble et trop précieux pour être répandu dans toute autre cause que celle du prince ou de l’état. Entre ces misérables victimes de la vengeance de leurs maîtres, il est assez ordinaire que les vainqueurs mêmes qui ont survécu à leurs ennemis jouissent peu de la victoire, parce qu’ils ne sortent d’un combat si désespéré qu’avec des blessures mortelles.

En général, les Malabares sont fort patiens. Ils s’abandonnent rarement à la colère ; s’ils se vengent, c’est toujours par les voies de l’honneur. Ils ont tant d’horreur pour le poison, qu’à peine savent-ils de quoi il peut être composé, quoique ce détestable usage soit fort commun dans tous les autres pays de l’Inde.

Dans leurs guerres, ils ne connaissent aucun ordre. On ne les voit observer ni rang, ni marche régulière, ni la moindre apparence de discipline. Les rois de cette contrée ne cherchent point à s’agrandir par l’usurpation des états voisins. S’ils pénètrent chez leurs ennemis, c’est pour se venger par quelques ravages ; et lorsqu’ils font la paix, ils se restituent mutuellement toutes leurs conquêtes, à l’exception du butin.

L’air est sain sur toute la côte. On y trouve abondamment du gibier de toutes les espèces. La mer voisine est fort poissonneuse et le poisson excellent. L’Asie a peu de pays où l’on trouve avec plus de facilité et d’abondance tout ce qui est nécessaire à la subsistance des hommes. Les fruits et les plantes y sont d’une excellence et d’une variété singulières. Cependant le poivre du Malabar est moins estimé que celui de quelques états voisins, quoiqu’il en produise beaucoup plus. On n’y trouve du cardamome que dans le royaume de Cananor, sur une montagne éloignée de la mer d’environ six à sept lieues. Le profit en est grand pour les propriétaires, non-seulement parce qu’il n’en croît point ailleurs, mais parce qu’il demande moins de culture que le poivre. On est dispensé de le semer, et même de labourer la terre. Il suffit de mettre le feu aux herbes qui se sont multipliées pendant les pluies et que le soleil dessèche après l’hiver. Leurs cendres brûlées disposent la terre à produire le cardamome. Il se transporte dans tous les royaumes de l’Inde, en Perse, en Arabie, en Turquie, et jusqu’en Europe, où il ne s’emploie guère néanmoins que pour les usages de la médecine : mais la plupart des peuples de l’Asie ne trouvent rien de bien apprêté, s’il n’y a du cardamome. Sa rareté en augmente la valeur jusqu’à le rendre ordinairement trois ou quatre fois plus cher que le plus beau poivre.

Il se trouve de la cannelle dans le pays de Malabar ; mais elle est si peu comparable à celle qui vient de Ceylan, qu’elle n’est guère employée que pour la teinture. On ne dit rien des arbres, qui sont communs à toutes les parties de l’Inde. Mais, comme il n’y a point de pays où les cocotiers soient en si grand nombre, ni dans lequel on en tire autant d’avantages, c’est l’occasion de donner une description exacte de cet admirable ouvrage de la nature.

Les Malabares donnent indifféremment le nom de tenga au cocotier et à son fruit. La hauteur ordinaire de cet arbre est de trente à quarante pieds. Il est d’une grosseur médiocre, fort droit, et sans autres branches que dix ou douze feuilles qui sortent du tronc vers le sommet. Ces feuilles sont larges d’un pied et demi, et longues de huit ou dix. Elles sont divisées comme celles du palmier qui porte les dattes. On les emploie sèches et tressées pour couvrir les maisons. Elles résistent pendant plusieurs années à l’air et à la pluie. De leurs filamens les plus déliés on fait de très-belles nattes qui se transportent dans toutes les Indes. Des plus gros filets on fait des balais. Le milieu, qui est comme la tige de la feuille, et qui n’est pas moins gros que la jambe, sert à brûler. On voit aux cocotiers un nombre de feuilles presque toujours égal, parce qu’il en succède continuellement de nouvelles aux anciennes.

Le bois de l’arbre est spongieux, et se divise en une infinité de filamens ; ce qui ne permet de l’employer à bâtir des maisons et des vaisseaux que dans sa vieillesse, lorsqu’il devient plus solide : ses racines sont en fort grand nombre et très-déliées ; elles n’entrent pas fort loin dans la terre ; mais le cocotier n’en résiste pas moins à la violence des orages ; sans doute parce que, n’ayant point de branches, il donne moins de prise à l’effort du vent. Au sommet, on trouve entre les feuilles une sorte de cœur ou de gros germe qui approche du chou-fleur par la figure et le goût, mais qui a quelque chose de plus agréable. Un seul de ces germes suffit pour rassasier six personnes. Cependant on en fait peu d’usage, parce que l’arbre meurt aussitôt qu’il est cueilli, et ceux qui veulent s’accorder le plaisir d’en manger font toujours couper le tronc. Entre ce chou et les fleurs il sort plusieurs bourgeons fort tendres, à peu près de la grosseur du bras. En coupant leur extrémité, on a déjà vu qu’on en fait distiller une liqueur qui a été décrite. Les tives, dont la tribu s’attache particulièrement à l’agriculture, montent chaque jour, soir et matin, au sommet des cocotiers. Ils portent à leur ceinture un vase dans lequel ils versent ce qui a été distillé depuis le soir ou le matin du jour précédent. Cette liqueur porte, au Malabar comme dans l’Indoustan, le nom de tary ou soury. C’est la seule qu’on recueille régulièrement sur toute la côte. En la distillant, on en fait d’assez bonne eau-de-vie, qui devient très-violente en la passant trois fois à l’alambic. Si le tary frais est jeté dans une poêle pour y bouillir avec un peu de chaux vive, il s’épaissit en consistance de miel. S’il bout un peu plus long-temps, il acquiert la solidité du sucre, et même à peu près sa blancheur ; mais il n’a jamais la délicatesse de celui des cannes. C’est de ce sucre que le peuple fait toutes ses confitures : les Portugais l’appellent jagre-jagara, qui est le nom malabare.

Les cocotiers dont on fait distiller le tary par l’incision des bourgeons ne portent aucun fruit, parce que c’est de cette liqueur que le fruit se forme et se nourrit. Mais ceux qu’on épargne pour en tirer des cocos poussent de chacun de leurs bourgeons une sorte de grappe composée de dix, douze ou quinze cocos au plus. La superficie de leur première écorce est d’abord verte et fort tendre. Elle contient une liqueur claire, agréable, saine et rafraîchissante, qui monte quelquefois à plus d’une chopine dans les plus gros fruits. L’écorce qui la renferme immédiatement se mange avec plaisir lorsqu’elle est tendre, et a le goût des fonds d’artichauts. Mais à mesure que les cocos mûrissent, une portion de cette eau se change insensiblement en une substance blanche, molle et douce, qui a le goût de la crème. Les Malabares donnent aux cocos à demi mûrs le nom d’élixir, et les Portugais celui de lagné. Dans leur parfaite maturité, il ne reste que très-peu d’eau, et le goût en devient moins agréable à mesure que la quantité diminue. C’est de cette eau que se forme leur chair, qui est à la fin aussi solide et aussi ferme que celle des noisettes, dont elle a la blancheur et le goût. Les cuisiniers indiens en expriment le suc dans leurs sauces les plus délicates. On la presse dans des moulins pour en tirer une huile qui est la seule dont on se serve aux Indes. Récente, elle égale en bonté l’huile d’amandes douces ; en vieillissant, elle acquiert le goût d’huile de noix ; mais elle n’est alors employée que pour la peinture.

L’arbre pousse de nouveaux bourgeons, et porte de nouveaux fruits trois fois l’année. La grosseur des cocos est à peu près celle de la tête humaine. Comme le moindre vent les fait tomber, il est dangereux de s’asseoir sous les arbres qui les portent ; mais on en est peu tenté, parce qu’étant sans branches, ils n’offrent point d’abri contre les ardeurs du soleil. La première écorce des cocos est fort polie et toujours verte, quoiqu’elle jaunisse un peu en vieillissant, surtout lorsque le fruit est anciennement tombé de l’arbre. Après la première pellicule de cette écorce, ce qui reste est épais de trois doigts. On le divise en filamens qui servent à faire toutes sortes de cordages, et même des câbles pour les plus gros vaisseaux. La seconde enveloppe est une coque fort dure, et de l’épaisseur d’un pouce ; c’est cette coque qui renferme la chair dont on tire l’huile. On en fait des tasses, des cuillères, des poires à poudre et d’autres petits ouvrages. Le reste se brûle pour en faire du charbon, qui sert aux forges des artisans. Lorsqu’on a tiré l’huile de la chair, il reste un marc dont le peuple nourrit les pourceaux et la volaille, et dont quantité de pauvres se nourrissent eux-mêmes dans les années stériles.

Dellon conclut que l’éloge du cocotier n’est point exagéré lorsqu’on le représente comme la plus utile et la plus merveilleuse de toutes les productions de la nature. On fait de son tronc des maisons commodes, dont le toit est couvert de ses feuilles, et dont les meubles ou les ustensiles sont composés de son bois ou de ses coques. On en fait des barques, avec leurs mâts et leurs vergues. Les cordages et les voiles se font de ses filamens les plus déliés, dont on fabrique aussi diverses sortes d’étoffes. Un bâtiment qui se trouve ainsi composé d’une partie de l’arbre peut être chargé de fruit, d’huile, de vin, de vinaigre, d’eau-de-vie, de miel, de sucre, d’étoffes et de charbon, qui sont tirés des autres parties.

Schouten et Dellon vantent beaucoup une espèce d’arbre plus particulière à cette contrée qu’aux autres pays de l’Inde, qui est de la hauteur de nos plus grands noyers ; et dont la feuille ressemble beaucoup à celle du laurier. Il porte des fleurs d’une odeur très-agréable, et de son tronc il distille une gomme qui sert à calfater les vaisseaux. Mais ce qu’il y a de plus singulier dans une si grande espèce, c’est que ses branches, comme celles du palétuvier, après s’être étendues en hauteur, s’abaissent enfin vers la terre, et qu’à peine y ont-elles touché qu’elles y prennent racine. Avec le temps elles deviennent si grosses, qu’il n’est plus possible de les distinguer du tronc dont elles ont tiré leur origine. Le même voyageur ajoute que, si l’on n’avait soin d’en couper une partie pour les empêcher de s’étendre, un seul arbre couvrirait par degrés les plus vastes campagnes, et formerait une épaisse forêt.

La côte de Malabar produit toutes sortes de légumes. On y trouve particulièrement une sorte de fèves qui ont quatre grands doigts de largeur, et dont les cosses sont longues d’environ un pied et demi : elles sont moins délicates que les nôtres, mais elles croissent en fort peu de temps. La plante pousse de grandes feuilles dont on forme des berceaux qui donnent un très-bel ombrage. On cultive avec soin, dans le même pays, une autre plante fort curieuse, dont les feuilles ressemblent à la pimprenelle. Ses fleurs approchent beaucoup, pour la figure, de celle du jasmin double ; mais, au lieu d’être blanches, elles sont d’un rouge très-vif et très-beau. Comme elles n’ont point d’odeur, on ne les cultive que pour le plaisir de la vue. La plante croît si vite et s’étend tellement, qu’en peu de temps on en forme des haies de la hauteur d’un homme. Rien n’a plus d’agrément dans un jardin, lorsqu’elles sont bien touffues. On prendrait de loin leurs fleurs pour autant de rubis, ou pour des étincelles de feu dont l’éclat est merveilleusement relevé par la verdure des feuilles. Elles s’épanouissent le matin au lever du soleil ; et, conservant leur beauté pendant tout le jour, elles tombent au coucher de cet astre pour faire place à d’autres qui doivent paraître le lendemain. Cette plante continue de fleurir ainsi sans interruption pendant le cours de l’année. Une autre de ses propriétés, c’est qu’il suffit de l’avoir semée une fois pour qu’elle produise des graines qui, tombant dans leur maturité, prennent racine et se renouvellent d’elles-mêmes. Aussi les jardiniers n’y apportent-ils pas d’autre soin que de les arroser dans les temps secs.

Avec tous ces avantages naturels, les habitans du Malabar entendent moins le jardinage, et n’ont pas la même curiosité pour les fleurs que les peuples sujets du Mogol. D’ailleurs les femmes de cette côte, au lieu de se frotter d’essences et de parfums comme les autres Indiennes, n’emploient que de l’huile de cocos.

Entre plusieurs animaux remarquables, les perroquets du Malabar excitent l’admiration des voyageurs par leur quantité prodigieuse autant que par la variété de leurs espèces. Dellon assure, qu’il a souvent eu le plaisir d’en voir prendre jusqu’à deux cents d’un coup de filet. Les paons y sont aussi en très-grand nombre ; mais la chasse en est plus difficile ; et cette raison, qui la rend plus agréable, est extrêmement fortifiée par l’utilité qu’on retire de leurs plumes. Elles servent dans toute l’Asie à faire des parasols, des éventails et des chasse-mouches, dont le manche est orné, pour les personnes riches, d’or, d’argent et de pierreries. Il est impossible, si l’on en croit Dellon, d’exprimer la quantité de chauves-souris dont toute la côte est infestée. Ces oiseaux nocturnes y sont une fois plus gros qu’en Europe. Ils se perchent, pendant le jour sur des arbres, où l’on en voit souvent plusieurs milliers. Le Malabar ne produit point d’éléphans, mais on y en amène du dehors, et les princes en nourrissent un fort grand nombre. Lorsqu’ils veulent châtier des sujets rebelles, ils envoient des éléphans dans leurs terres. Ces animaux, qu’on prend soin d’irriter, abattent les maisons et les arbres, ravagent les jardins, ruinent les campagnes, et forcent les plus obstinés à rentrer dans la soumission.

Le Malabar nourrit plusieurs animaux qui ressemblent au tigre. Ceux de la moindre espèce ne sont pas plus grands que nos plus gros chats. Dellon eut la curiosité d’en nourrir un pendant quelques mois au comptoir français de Tilscéry. Il refusait tout autre aliment que de la chair crue. Quoiqu’il fût lié d’une chaîne assez forte, il s’échappa deux fois. On le reprit la première, et son maître en reçut une blessure considérable à la main. La seconde fois il disparut entièrement ; mais il ne laissa point de se tenir caché long-temps aux environs du comptoir, où il faisait une guerre cruelle à la volaille. Pendant qu’il était à la chaîne, il avait l’adresse de répandre une partie du riz qu’on lui présentait, aussi loin qu’il pouvait dans sa situation. Cette amorce attirait les poules et les canes. Il feignait de dormir pour leur donner la facilité de s’approcher ; et s’élançant dessus tout d’un coup, il ne manquait pas d’en étrangler quelques-unes.

Les léopards sont les plus communs de ces animaux. Ils causent beaucoup de ravage dans toutes les parties du Malabar, et la soif du sang leur fait attaquer indifféremment les hommes et les bestiaux. On leur fait une guerre ouverte. Les rois excitent leurs sujets à cette dangereuse chasse par différens degrés de récompense. Celui qui a délivré le pays d’un léopard dans un combat singulier, sans autres armes que l’épée ou la flèche, reçoit un bracelet d’or, qui passe pour une marque d’honneur aussi distinguée que nos ordres de chevalerie. Ceux qui remportent la même victoire à coups de mousquet, ou qui ont employé le secours d’autrui, ne sont récompensés que par une somme d’argent.

Le tigre véritable est de la grandeur d’un cheval, et par conséquent plus dangereux que les précédens, avec la même férocité. L’espèce en est moins nombreuse. Dellon, qui ne vit pas sans frayeur la peau d’un de ces redoutables monstres, rend témoignage qu’on en aurait pu couvrir un lit carré de six pieds. Ils sont plus communs au nord de Goa. L’expérience a fait connaître que, lorsqu’on rencontre un tigre, si l’on est armé d’un fusil ou d’un pistolet, le parti le plus sage est de tirer en l’air, à moins qu’on ne se croie sûr de le tuer ou de l’abattre. Le bruit l’étonne et le met en fuite ; au lieu que, s’il est seulement blessé, la douleur de sa plaie le rend plus terrible. On assure aussi que la vue du feu écarte les tigres.

Les buffles sauvages sont en beaucoup plus grand nombre au Malabar que dans tout autre pays du monde. Ses habitans en font peu d’usage et n’en mangent point la chair ; mais ils permettent aux étrangers de les prendre ou de les tuer. On fait de leur peau des souliers, des bottes, des rondaches, des outres, et une sorte de grandes cruches garnies intérieurement d’osier, dans lesquelles on conserve et l’on transporte les denrées molles ou liquides.

La civette se trouve au Malabar. Il se fait un commerce fort considérable, dans le royaume de Calicut, de la substance odorante qu’on en retire. Les singes, dont le nombre et la variété sont incroyables au Malabar, y passent pour des animaux divins, auxquels on élève des statues et des temples. Quelque ravage qu’ils y causent, ce serait un crime capital d’en tuer un sur les terres d’un prince gentou. Dellon parle de plusieurs fêtes instituées à leur honneur, qui se célèbrent avec beaucoup de pompe et de cérémonies.

Ce voyageur avait douté, dit-il, de ce qu’il avait entendu raconter, et de ce qu’il avait lu sur les couleuvres du Malabar ; mais il s’en convainquit par ses yeux. On en distingue plusieurs espèces, qui diffèrent en grosseur, en couleur, en figure, et surtout en malignité. Les unes sont vertes et de la grosseur du doigt, mais de cinq à six pieds de longueur. Elles sont d’autant plus dangereuses, que, se cachant dans les buissons, entre les feuilles, leur couleur ne permet pas de les apercevoir. Elles ne fuient point, si l’on ne fait beaucoup de bruit : au contraire elles s’élancent sur les passans, dont elles attaquent presque toujours les yeux, le nez ou les oreilles. Ce n’est point par leurs morsures qu’elles empoisonnent, mais en répandant un venin subtil, dont l’effet est si funeste, qu’il cause la mort en moins d’une heure. Comme leur rencontre n’est que trop fréquente, l’usage dans les chemins étroits est de se faire précéder d’un esclave, qui frappe de part et d’autre pour les écarter. Un Indien malabare, qui servait quelquefois Dellon en qualité d’interprète, allant un jour au bourg de Balliepatan, à la pagole du même nom, accompagné d’un seul naïre qui le précédait, vit un de ces dangereux reptiles qui s’élança sur son guide, et qui, se glissant par une narine, sortit aussitôt par l’autre, et demeura pendant des deux côtés. Le naïre tomba sans connaissance, et ne fut pas long-temps sans expirer. Une autre espèce que les Indiens nomment nalle pambou, c’est-à-dire bonne couleuvre, a reçu des Portugais le nom de cobra capella parce qu’elle a la tête environnée d’une peau large qui forme une espèce de chapeau. Son corps est émaillé de couleurs très-vives, qui en rendent la vue aussi agréable que ses blessures sont dangereuses. Elles ne sont mortelles pourtant que pour ceux qui négligent d’y remédier. Les diverses représentations de ces cruels animaux font le plus bel ornement des pagodes. On leur adresse des prières et des offrandes. Un Malabare qui trouve une couleuvre dans sa maison la supplie d’abord de sortir. Si ses prières sont sans effet, il s’efforce de l’attirer dehors en lui présentant du lait ou quelque autre aliment. S’obstine-t-elle à demeurer, on appelle les bramines, qui lui représentent éloquemment les motifs dont elle doit être touchée, tels que le respect du Malabare et les adorations qu’il a rendues à toute l’espèce. Pendant le séjour que Dellon fit à Cananor, un secrétaire du prince gouverneur fut mordu par un de ces serpens à chapeau, qui était de la grosseur du bras, et d’environ huit pieds de longueur. Il négligea d’abord les remèdes ordinaires ; et ceux qui l’accompagnaient se contentèrent de le ramener à la ville, où le serpent fut apporté aussi dans un vase bien couvert. Le prince, touché de cet accident, fit appeler aussitôt les bramines, qui représentèrent à l’animal combien la vie d’un officier si fidèle était importante à l’état. Aux prières on joignit les menaces : on lui déclara que, si le malade périssait, elle serait brûlée vive dans le même bûcher. Mais elle fut inexorable, et le secrétaire mourut de la force du poison. Le prince fut extrêmement sensible à cette perte. Cependant, ayant fait réflexion que le mort pouvait être coupable de quelque faute secrète qui lui avait peut-être attiré le courroux des dieux, il fit porter hors du palais le vase où la couleuvre était renfermée avec ordre de lui rendre la liberté, après lui avoir fait beaucoup d’excuses et quantité de révérences.

La loi que les idolâtres s’imposent de ne tuer aucune couleuvre est peu respectée des chrétiens et des mahométans. Tous les étrangers qui s’arrêtent au Malabar font main-basse sur ces odieux reptiles ; et c’est rendre sans doute un important service aux habitans naturels. Il n’y a point de jour où l’on ne fût en danger d’être mortellement blessé, jusque dans les lits, si l’on négligeait de visiter toutes les parties de la maison qu’on habite. On trouve encore une espèce de serpens fort extraordinaires, longs de quinze à vingt pieds, et si gros, qu’ils peuvent avaler un homme. Ils ne passent pas néanmoins pour les plus dangereux, parce que leur monstrueuse grosseur les fait découvrir de loin, et donne plus de facilité à les éviter. On n’en rencontre guère que dans les lieux inhabités. Dellon en vit plusieurs de morts après de grandes inondations, qui les avaient fait périr et qui les avaient entraînés dans les campagnes ou sur le rivage de la mer. À quelque distance, on les aurait pris pour des troncs abattus et desséchés. Mais il les peint beaucoup mieux dans le récit d’un accident, dont on ne peut douter sur son témoignage, et qui confirme ce qu’on a lu dans d’autres relations sur la voracité de quelques serpens des Indes.

« Pendant la récolte du riz, quelques chrétiens qui avaient été idolâtres, étant allés travailler à la terre, un jeune enfant qu’ils avaient laissé seul à la maison en sortit pour s’aller coucher, à quelques pas de la porte, sur des feuilles de palmier, où il s’endormit jusqu’au soir. Ses parens, qui revinrent fatigués du travail, le virent dans cet état ; mais, ne pensant qu’à préparer leur nourriture, ils attendirent qu’elle fût prête pour aller l’éveiller. Bientôt ils lui entendirent pousser des cris à demi étouffés, qu’ils attribuèrent à son indisposition. Cependant, comme il continuait de se plaindre, quelqu’un sortit, et vit en s’approchant qu’une de ces grosses couleuvres avait commencé à l’avaler. L’embarras du père et de la mère fut aussi grand que leur douleur. On n’osait irriter la couleuvre, de peur qu’avec ses dents elle ne coupât l’enfant en deux, ou qu’elle n’achevât de l’engloutir. Enfin, de plusieurs expédiens, on préféra celui de la couper par le milieu du corps, ce que le plus adroit et le plus hardi exécuta fort heureusement d’un seul coup de sabre. Mais comme elle ne mourut pas d’abord, quoique séparée en deux, elle serra de ses dents le corps de l’enfant, et l’infecta tellement de son venin, qu’il expira peu de momens après.

» Un soir, ajoute Dellon, après avoir soupé, nous entendîmes un chacal qui criait seul proche de notre maison, et d’une manière si extraordinaire, que tout le bruit de nos chiens ne le fit point écarter. Nous fîmes sortir nos gens avec leurs armes, par précaution contre les tigres. Ils trouvèrent qu’une couleuvre avalait le chacal, qu’elle avait apparemment trouvé endormi. Ils la tuèrent et le chacal aussi. Elle n’avait pas plus de dix pieds de long. »

Schouten donne à ces monstres affamés le nom de polpogs. « Ils ont, dit-il, la tête affreuse et presque semblable à celle du sanglier. Leur gueule et leur gosier s’ouvrent jusqu’à l’estomac lorsqu’ils voient une grosse pièce à dévorer. Leur avidité doit être extrême, car ils s’étranglent ordinairement lorsqu’ils dévorent un homme ou quelque autre animal. On prétend d’ailleurs que l’espèce n’en est pas venimeuse. Il est vrai que nos soldats, pressés de la faim, en ayant quelquefois trouvé qui venaient de crever pour avoir avalé une trop grosse pièce, telle qu’un veau, les ont ouverts, en ont tiré la bête qu’ils avaient dévorée, l’ont fait cuire et l’ont mangée sans qu’il leur en soit arrivé le moindre mal. »

Le même écrivain en décrit une espèce que les Hollandais ont nommée preneurs de rats, parce qu’ils vivent effectivement de rats et de souris comme les chats, et qu’ils se nichent dans les toits des maisons. Loin de nuire aux hommes, ils passent sur le corps et le visage de ceux qui dorment, sans leur causer aucune incommodité. Ils descendent dans les chambres d’une maison comme pour les visiter, et souvent ils se placent sur le plus beau lit. On embarque rarement du bois de chauffage sans y jeter quelques-uns de ces animaux pour faire la guerre aux insectes qui s’y retirent.

Ajoutons à cette description du Malabar le jugement d’un voyageur qui en avait parcouru toutes les parties. Il ne balance point à le regarder comme le plus beau pays des Indes orientales en-deçà du Gange. Ce n’est pas, dit-il, que l’Asie n’ait quantité de côtes maritimes dont l’aspect est charmant ; mais, à ses yeux, elles n’approchent point de celles du Malabar. On y voit de la mer plusieurs villes considérables, telles que Cananor, Calicut, Cranganor, Cochin, Porga, Calycouland, Coyland, etc. On y découvre des allées, ou plutôt des bois de cocotiers, de palmiers et d’autres arbres. Les cocotiers, qui sont toujours verts et chargés de fruits, s’avancent jusqu’au bord du rivage, où, pendant la marée, les brisans vont arroser leurs racines, sans que ces cocotiers reçoivent aucune altération de l’eau salée. Mais ce ne sont pas les bois seuls qui font l’ornement de cette côte. On y voit de belles campagnes de riz, des prairies, des pâturages, de grandes rivières, de gros ruisseaux et des torrens d’eau pure. De Calicut et de la côte septentrionale, on peut aller vers le sud jusqu’à Coyland par des eaux internes. Il est vrai qu’elles n’ont pas assez de profondeur pour recevoir de gros bâtimens ; mais elles forment de grands étangs, des viviers et des bassins pour toutes sortes d’usages. Elles nourrissent une extrême quantité de poissons. Les arbres y sont couverts d’une perpétuelle verdure, et la terre n’est pas moins ornée, parce que la gelée, la neige et la grêle n’y flétrissent jamais l’herbe ni les fleurs.

Les royaumes de Cananor et de Calicut, continue le même écrivain, sont les deux pays des Indes qui ont été connus les premiers des Portugais. Celui de Cananor, où la plupart des géographes font commencer la côte de Malabar, est à quatorze ou quinze lieues de Mangalor. Caiicut, siége de l’empire des Samorins, commence proche de la rivière de Berghera, au nord du royaume de Cananor, et se termine à celui de Cranganor. Sa longueur est de trente ou quarante lieues sur vingt de largeur. Cranganor est entre Calicut et Cochin. Il n’est pas d’une grande étendue ; mais, depuis que les Hollandais sont en possession de sa capitale, ils l’ont assez fortifiée pour la rendre capable de résister à toutes sortes d’attaques. Le royaume de Cochin commence à la rivière de Cranganor, et finit à cinq ou six lieues au sud de la ville de Cochin, qui en est la capitale. Il renferme dans sa dépendance l’île de Vaïpi. Au sud de Cochin, on trouve le royaume de Percatti ou Porca, et plus loin, dans les terres, deux autres petits royaumes de nulle considération. Porca finit au sud du royaume de Calicoulang, qui finit de même au sud de celui de Coyland ; et Coyland s’étend au sud jusqu’au cap de Comorin, partie la plus méridionale du continent des Indes en-deçà du Gange. L’état de Coyland n’a pas plus de quinze lieues de longueur. Les Hollandais en ont fortifié la capitale avec autant de soin que celles de Cochin et de Cranganor, après les avoir enlevées toutes trois aux Portugais ; sur quoi le même voyageur admire le bonheur de la Compagnie hollandaise des Indes orientales, pour laquelle il semble que les Portugais eussent travaillé plus d’un siècle en faisant bâtir quantité de belles villes qui sont passées entre ses mains, et qui font aujourd’hui le fondement de sa puissance. Les hautes montagnes de Balagate, qu’on découvre de plusieurs endroits du rivage de ces divers états, forment comme un mur de séparation entre la côte de Malabar et celle de Coromandel, qui laisse l’une à l’est, et l’autre à l’ouest.