Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome V/Seconde partie/Livre II/Chapitre V

La bibliothèque libre.

CHAPITRE V.

Établissemens français de la côte de Coromandel.

Nous trouvons dans notre recueil peu de détails sur les possessions européennes de cette côte, qui dépend en grande partie du royaume de Carnate, et qui est tributaire du grand-mogol. Ce royaume, de Carnate était autrefois soumis au roi de Golconde ; les mahométans mogols s’en sont emparés, et le pays est partagé, comme dans tous le reste de l’Inde, entre le mahométisme et l’idolâtrie ; nous n’avons trouvé sur l’intérieur de ce royaume que quelques récits de missionnaires, peu intéressans pour la curiosité du lecteur. Les villes de la côte sont célèbres par leur commerce, et fréquentées par toutes les nations de l’Europe. Les Portugais y possèdent Méliapour ou San-Thomé ; les Hollandais ont bâti le fort de Gueldre dans la ville de Paliacate, et les Anglais le fort de Saint-Georges dans celle de Madras : on sait combien est riche et florissante cette colonie, rivale de Pondichéry. L’intérêt national nous engage à parler avec un peu plus d’étendue de cette colonie française, qui a essuyé tant d’alternatives de prospérités et de disgrâces.

Luillier, voyageur français, est le seul qui nous ait donné quelques détails sur Pondichéry. Il s’était embarqué à Lorient, le 4 mars 1722, sur un vaisseau de la compagnie des Indes. Dix jours qu’il passa d’abord dans la rade de Pondichéry, avant de continuer sa route vers le Bengale, ne lui donnèrent pas le temps d’acquérir beaucoup de connaissances sur la colonie, qu’il n’eut le temps de visiter qu’à son retour. Pondichéry était déjà devenu le premier comptoir de la compagnie des Indes. On commençait à ne rien épargner pour lui donner de l’éclat. Luillier croit son circuit d’environ quatre lieues, et le représente déjà très-peuplé, surtout de Gentous, qui aiment mieux, dit-il, la domination française que celle des Maures. Chaque état est resserré dans son quartier. On y construisit alors une nouvelle forteresse, près de laquelle quelques officiers français avaient fait bâtir des maisons : mais, comme le pays a peu de bois pour les édifices, et que d’ailleurs il s’élève de temps en temps des vents fort impétueux, elles ne sont que d’un étage. Outre ce nouveau fort, on en comptait neuf petits, qui faisaient auparavant l’unique défense des murs. La garde était composée de trois compagnies d’infanterie française, et d’environ trois cents Cipaies, nom qu’on donne à des habitans naturels du pays qu’on fait élever et vêtir à la manière de France. Il y avait à Pondichéry trois maisons religieuses : l’une de jésuites, la seconde de carmes, et la troisième de capucins, qui se disaient curés de toute la ville et de l’église malabare. Le roi, pour donner du lustre à ce bel établissement, y avait établi depuis quelques années un conseil souverain ; la compagnie y entretenait un gouverneur, un commandant militaire et un major.

On ne s’est arrêté à cette courte description que pour faire comparer, dans la suite de cet article, l’état de Pondichéry, tel qu’il était alors avec ce qu’il est devenu dans l’espace de peu d’années.

Le vaisseau ayant remis à la voile le 22 juillet pour le Bengale, on n’eut qu’un vent favorable jusqu’à la rade de Ballasor, où l’on arriva le 29. Ballasor est un lieu célèbre par le commerce des senas, sorte de belle toile blanche, et de ces étoffes qui passent en France pour des écorces d’arbres, quoiqu’elles soient composées d’une soie sauvage qui se trouve dans les bois. On passa le lendemain devant Calcutta, comptoir des Anglais de l’ancienne compagnie, où l’on faisait bâtir alors de très-beaux magasins. Il est situé sur le bord du Gange, à huit lieues du comptoir de France. Comme divers particuliers ont fait bâtir des maisons à Calcutta, on le prendrait de loin pour une ville.

On passa de même devant le comptoir des Danois, qui saluèrent le bâtiment français de treize coups de canon : c’est un honneur qu’il reçut de tous les vaisseaux européens qu’il rencontra jusqu’à la loge française ; elle porte le nom de Chandernagor : c’est une très-belle maison qui est située sur le bord d’un des deux bras du Gange. Elle a deux autres loges dans sa dépendance : celle de Cassambazar, d’où viennent toutes les soies dont il se fait un si grand commerce au Levant, et celle de Ballasor. Tous ces établissemens sont situés dans le pays d’Ougly, province du royaume de Bengale.

Chandernagor n’est éloigné que d’une lieue de Chinchoura, grande ville, où les Hollandais et les Anglais de la nouvelle compagnie ont des comptoirs. Celui des Hollandais l’emporte beaucoup sur l’autre par la beauté des édifices ; les Portugais y ont deux églises, l’une qui appartenait aux jésuites, et l’autre aux augustins. La ville de Chinchoura est défendue par une citadelle qui sert de logement au gouverneur. Le port est si spacieux, qu’il peut contenir trois cents vaisseaux à l’ancre.

Les banians, qui sont les principaux marchands du pays, y ont leur demeure et leurs magasins.

La province d’Ougly est par le vingt-troisième degré sous le tropique du cancer. L’air y est fort grossier et moins sain qu’à Pondichéry ; cependant la terre y est beaucoup meilleure ; elle produit toutes sortes de légumes et d’herbes potagères, du froment, du riz en abondance, du miel, de la cire, et toutes les espèces de fruits qui croissent aux Indes. Aussi le Bengale en est-il comme le magasin. On y recueille quantité de coton, d’une plante dont la feuille ressemble à celle de l’érable, et qui s’élève d’environ trois pieds ; le bouton qui le renferme fleurit à peu près comme celui de nos gros chardons.

La compagnie tire de son comptoir d’Ougly diverses sortes de malles-molles ; des casses, que nous nommons mousselines doubles ; des doréas, qui sont les mousselines rayées ; des tangebs, ou des mousselines serrées ; des amans, qui sont de très-belles toiles de coton, quoique moins fines que les senas de Ballasor ; des pièces de mouchoirs de soie, et d’autres toiles de coton. La grande ville de Daca, qui est éloignée de la loge d’environ cent lieues, fournit les meilleures et les plus belles broderies des Indes, en or et en argent comme en soie. De là viennent les stinkerques et les belles mousselines brodées qu’on apporte en France. C’est de Patna que la compagnie tire du salpêtre, et tout l’Orient, de l’opium. Les jamavars, les armoisins et le cottonis, qui sont des étoffes mêlées de soie et de coton, viennent de Cassambazar. En général, suivant la remarque de Luillier, les plus belles mousselines des Indes viennent de Bengale, les meilleures toiles de coton viennent de Pondichéry, et les plus belles étoffes de soie à fleurs d’or et d’argent viennent de Surate.

Le retour à Pondichéry n’offrit rien de plus remarquable que les événemens ordinaires de la navigation. Jetons un coup d’œil rapide sur les progrès de la colonie depuis le voyage de Luillier, et sur l’état de Pondichéry. Il fut entouré de murs en 1723. L’attention que les gouverneurs ont toujours eue d’assigner le terrain aux particuliers qui demandaient la permission de bâtir a formé comme insensiblement une ville aussi régulière que si le plan avait été tracé tout d’un coup : les rues en paraissent tirées au cordeau. La principale, qui va du sud au nord, a mille toises de long, c’est-à-dire une demi lieue parisienne ; et celle qui croise le milieu de la ville est de six cents toises. Toutes les maisons sont contiguës. La plus considérable est celle du gouverneur. De l’autre côté, c’est-à-dire au couchant, on voit le jardin de la compagnie, planté de fort belles allées d’arbres, qui servent de promenades publiques, avec un édifice richement meublé, où le gouverneur loge les princes étrangers et les ambassadeurs. Les jésuites ont dans la ville un beau collége, dans lequel douze ou quinze de leurs prêtres montrent à lire et à écrire, et donnent des leçons de mathématiques ; mais ils n’y enseignent pas la langue latine. La maison des missions étrangères n’a que deux ou trois prêtres, et le couvent des capucins en a sept ou huit. Quoique les maisons de Pondichéry n’aient qu’un étage, celles des riches habitans sont belles et commodes. Les Gentous y ont deux pagodes, que les rois du pays leur ont fait conserver, avec la liberté du culte pour les bramines, gens pauvres, mais occupés sans cesse au travail, qui font toute la richesse de la ville et du pays. Leurs maisons n’ont ordinairement que huit toises de long sur six de large, pour quinze ou vingt personnes, et quelquefois plus. Elles sont si obscures, qu’on a peine à comprendre qu’ils aient assez de jour pour leur travail. La plupart sont tisserands, peintres en toiles ou orfévres. Ils passent la nuit dans leurs cours ou sur le toit, presque nus et couchés sur une simple natte : ce qui leur est commun, à la vérité, avec le reste des habitans ; car Pondichéry étant au 12e. degré de latitude septentrionale, et par conséquent dans la zone torride, non-seulement il y fait très-chaud, mais pendant toute l’année il n’y pleut que sept ou huit jours vers la fin d’octobre. Cette pluie, qui arrive régulièrement, est peut-être un des phénomènes les plus singuliers de la nature.

Les meilleurs ouvriers gentous ne gagnent pas plus de deux sous dans leur journée ; mais ce gain leur suffit pour subsister avec leurs femmes et leurs enfans. Ils ne vivent que de riz cuit à l’eau, et le riz est à très-bon marché. Des gâteaux sans levain, cuits sous la cendre, sont le seul pan qu’ils mangent, quoiqu’il y ait à Pondichéry d’aussi bon pain qu’en Europe. Malgré la sécheresse du pays, le riz, qui ne croît pour ainsi dire que dans l’eau, s’y recueille avec une prodigieuse abondance ; et c’est à l’industrie, au travail continuel des Gentous, qu’on a cette obligation. Ils creusent dans les champs, de distance en distance, des puits de dix à douze pieds de profondeur, sur le bord desquels ils mettent une espèce de bascule avec un poids en dehors et un grand seau en dedans. Un Gentou monte sur le milieu de la bascule, qu’il fait aller en appuyant alternativement un pied de chaque côté, et chantant sur le même ton, suivant ce mouvement, en malabare, qui est la langue ordinaire du pays, et un, et deux, et trois, etc. pour compter combien il a tiré de seaux. Aussitôt que ce puits est tari il passe à un autre. En général, cette nation est d’une adresse étonnante pour la distribution et le ménagement de l’eau. Elle en conserve quelquefois dans des étangs, des lacs et des canaux, après le débordement des grandes rivières, telles que le Coltam, qui n’est pas éloigné de Pondichéry. Les mahométans, auxquels on donne ordinairement le nom de Maures, sont aussi fainéans que les Gentous sont laborieux.

La ville de Pondichéry est à quarante ou cinquante toises de la mer, dont le reflux sur cette côte ne s’élève jamais plus de deux pieds. C’est une simple rade où les vaisseaux ne peuvent aborder. On emploie des bateaux pour aller recevoir ou porter des marchandises à la distance d’une lieue en mer ; extrême incommodité pour une ville où rien ne manque d’ailleurs à la douceur de la vie. Les alimens y sont à très-vil prix. On y fait bonne chère en grosse viande, en gibier, en poisson. Si l’on n’y trouve point les fruits d’été qui croissent en Europe, le pays en produit d’autres qui nous manquent, et qui sont meilleurs que les nôtres.

Suivant le dernier dénombrement, on comptait dans Pondichéry cent vingt mille habitans, chrétiens, mahométans ou gentous. La ville a plusieurs grands magasins, six portes, une citadelle, onze forts ou bastions, et quatre cent cinq pièces de canon, avec des mortiers et d’autres pièces d’artillerie. La réputation des Français, soutenue par la sage conduite de leurs gouverneurs, leur a fait obtenir de plusieurs princes indiens des priviléges, des honneurs et des préférences qui doivent flatter la nation. La première faveur de cette espèce est de battre monnaie au coin de l’empereur mogol, que les Hollandais n’ont encore pu se procurer par toutes leurs offres. Les Anglais en ont joui pendant quelques années ; mais diverses révolutions les ont déterminés à ’abandonner. M. Dumas obtint cette grâce en 1736, par lettres patentes de Mahomet-Chah, empereur mogol, adressées à Aly-Daoust-Khan, nabab ou vice-roi de la province d’Arcate ; elles étaient accompagnées d’un éléphant avec son harnais, présent qui ne se fait chez les Orientaux qu’aux rois et aux plus puissans princes. M. Dumas, comprenant les avantages qu’il en pouvait tirer pour la compagnie, fit frapper tous les ans, depuis l’année 1735 jusqu’en 1741, qui fut celle de son retour en France, pour cinq à six millions de roupies. Cette monnaie est une pièce d’argent qui porte l’empreinte du mogol, un peu plus large que nos pièces de douze sous, et trois fois plus épaisse ; une roupie vaut quarante-huit sols.

Pour comprendre de quelle utilité ce nouveau privilége fut à la compagnie, il faut savoir que le gouverneur, se conformant au titre des roupies du mogol, mit dans celle de Pondichéry la même quantité d’alliage, et qu’il établit le même droit de sept pour cent. Par une évaluation facile, on a trouvé que, dans la marque de ces cinq à six millions, valant en espèces plus de douze millions de livres, la compagnie tirait un avantage de quatre cent mille livres par an. Ce produit augmente de jour en jour par le cours étonnant des roupies de Pondichéry, qui sont mieux reçues que toutes les autres monnaies de l’Inde. Non-seulement elles se font des lingots que la compagnie envoie, mais toutes les nations y portent leurs matières, sur lesquelles l’hôtel de la monnaie profite suivant la quantité de l’alliage. Il n’y a que les pagodes et les sequins qui puissent le disputer, dans le commerce, à la monnaie de Pondichéry. La pagode est l’ancienne monnaie des Indes. C’est une pièce d’or qui a précisément la forme d’un petit bouton de veste, et qui vaut huit livres dix sous. Le dessous, qui est plat, représente une idole du pays ; et le dessus, qui est rond, est marqué de petits grains, comme certains boutons de manche. Le sequin est une véritable pièce d’or très-raffiné, qui vaut dix livres de notre monnaie. Il est un peu plus large qu’une pièce de douze sous, mais moins épais ; ce qui fait que tous les sequins sont un peu courbés ; il s’en trouve même de percés, ce qui vient de l’usage que les femmes indiennes ont de les porter au cou comme des médailles. Ces pièces sont extrêmement communes dans le pays, et ne se frappent qu’à Venise. Elles viennent par les Vénitiens, qui font un commerce très-considérable à Bassora, dans le fond du golfe Persique, à Moka, au détroit de Babel-Mandel, et à Djedda, qui est le port de la Mecque. Les indiens y portent tous les ans une bien plus grande quantité de marchandises que les Français, les Hollandais, les Anglais et les Portugais n’en tirent. Ils les vendent aux Persans, aux Égyptiens, aux Turcs, aux Russes, aux Polonais, aux Suédois, aux Allemands et aux Génois, qui vont les acheter dans quelqu’un de ces trois ports, pour les faire passer dans leur pays par la Méditerranée et par terre.

Il convient, dans cet article, de faire connaître les monnaies qui sont en usage à Pondichéry. Après les pagodes, il faut placer les roupies d’argent, monnaie assez grossière, qui n’ont pas tout-à-fait la largeur de nos pièces de vingt-quatre sous, mais qui sont plus épaisses du double. L’empreinte est ordinairement la même sur toute la côte de Coromandel. Une face porte ces mots : l’an… du règne glorieux de Mahomet ; et l’autre : cette roupie a été frappée à… : celles de Pondichéry et de Madras portent également le nom d’Arcate, parce que la permission de les frapper est venue du nabab de cette province ; mais on distingue celles de Pondichéry par un croissant qui est au bas de la seconde face, et celles de Madras par une étoile.

Les fanons sont de petites pièces d’argent, dont sept et demi valent une roupie, et vingt-quatre une pagode, par conséquent le fanon vaut un peu moins de six sous.

On appelle cache une petite monnaie de cuivre, dont soixante-quatre valent un fanon ; ainsi la cache vaut un peu plus d’un denier.

Ces monnaies, quoiqu’en usage dans l’Inde entière, n’y ont pas la même valeur partout ; et la cause de cette différence est qu’il y en a de plus ou moins fortes, et de plus ou moins parfaites pour le titre.

Dans le Bengale on compte encore par ponis, qui ne sont pas des pièces, mais une somme arbitraire, comme nous disons en France une pistole. Il faut trente-six à trente-sept ponis pour une roupie d’argent d’Arcate ; ainsi le ponis vaut environ cinq liards de notre monnaie. Au-dessous sont les petits coquillages dont on a parlé dans les relations d’Afrique et dans celles des Maldives, qui portent, le nom de cauris, et dont quatre-vingts font le ponis.

L’établissement français de Pondichéry s’est accru par les donations de quelques nababs qui ont eu besoin de ses secours, après la guerre que Thamas-Kouli-Khan ou Nadir-Chah, roi de Perse, porta dans l’Indoustan.

Après l’infortune du mogol, qui avait été fait prisonnier dans sa capitale, et dont les immenses trésors étaient passés entre les mains du vainqueur, quelques nababs, ou vice-rois de la presqu’île de l’Inde, jugèrent l’occasion d’autant plus favorable pour s’ériger eux-mêmes en souverains, qu’il n’y avait aucune apparence que le roi de Perse, déjà trop éloigné de ses propres états, et si bien récompensé de son entreprise, pensât à les venir attaquer dans une région qu’il connaissait aussi peu que les environs du cap de Comorin. Daoust-Aly-Khan, nabab d’Arcate, le même qui avait accordé aux Français la permission de battre monnaie, se flatta de pouvoir former deux royaumes : l’un, pour Sabder-Aly-Kban, son fils aîné ; l’autre pour Sander-Saheb, son gendre : jeunes gens qui n’avaient que de l’ambition, sans aucun talent pour soutenir un si grand projet. Arcate est une grande ville à trente lieues de Pondichéry au sud-ouest, la plus malpropre qu’il y ait au monde.

Les mogols, qui avaient étendu leurs conquêtes dans cette partie de l’Inde sous le règne du fameux Aureng-Zeb, avait laissé subsister les royaumes de Trichenapaly, de Tanjaour, de Maduré, de Maïssour et de Marava. Ces états étaient gouvernés par des princes gentous, tributaires, à la vérité, de l’empereur mogol, mais fiers et lents dans leur dépendance, qui se dispensaient quelquefois de payer le tribut, ou qui attendaient que l’empereur fit marcher ses armées pour les y contraindre. La plupart devaient à la cour de Delhy de très-grosses sommes qu’on avait laissé accumuler par la mollesse de Mahomet-Chah, plus occupé dés plaisirs de son sérail que de l’administration, dont il se reposait sur des ministres aussi voluptueux que lui. Daoust-Aly-Khan saisit cette occasion pour attaquer les princes voisins de son gouvernement. Il assembla une armée de vingt-cinq à trente mille chevaux, avec un nombre proportionné d’infanterie, dont il donna le commandement à Sabder et à Sander-Sahed. Leur premier exploit fut la prise de Trichenapaly, grande ville fort peuplée, à trente-cinq lieues au sud-ouest de Pondichéry. Cette capitale, investie par l’armée des Maures, le 6 mars 1736, fut emportée d’assaut le 26 du mois suivant. Sabder en abandonna le gouvernement à Sander-Saheb, son beau-frère, qui prit aussitôt la qualité de nabab.

Après avoir soumis le reste de cette contrée, ils tournèrent leurs armes vers le royaume de Tanjaour, dont ils assiégèrent la capitale. Le roi Sahadgy s’y était renfermé avec toutes les troupes qu’il avait pu rassembler. Cette place est si bien fortifiée, qu’après avoir inutilement poussé leurs attaques pendant près de six mois, ils furent obligés de changer le siége en blocus. Tandis que Sander-Saheb demeura pour y commander, Bara-Saheb, un de ses frères, s’avança au sud avec un détachement de quinze mille chevaux, se rendit maître de tout le pays de Marava, du Maduré et des environs du cap Comorin. Ensuite, remontant le long de la côte de Malabar, il poussa ses conquêtes jusqu’à la province de Travancor. Ce fut dans ces circonstances que Sander-Saheb mit les Français en possession de la terre de Karical.

Tous les princes gentous, alarmés d’une invasion si rapide, implorèrent le secours du roi des Marattes. Ils lui représentèrent que leur religion n’était pas moins menacée que leurs états ; et les principaux ministres de ce prince, dont la plupart sont bramines, lui firent un devoir indispensable de s’armer pour une cause si pressante. Il se nommait Maha-Radja. Ses états sont d’une grande étendue. On l’a vu souvent mettre en campagne cent cinquante mille chevaux, et le même nombre de gens de pied, à la tête desquels il ravageait les états du mogol, dont il tirait d’immenses contributions. Les Marattes, ses sujets, sont peu connus de nos géographes. La guerre fait leur principale occupation : ils habitent au sud-est des montagnes qui sont derrière Goa, vers la côte de Malabar. La capitale de leur pays est Satera, ville très-considérable.

Les sollicitations du roi de Tanjaour et des princes du même culte, jointes à l’espérance de piller un pays où depuis long-temps toutes les nations du monde venaient échanger leur or et leur argent pour des marchandises, déterminèrent enfin le roi des Marattes à faire partir une armée de soixante mille chevaux et de cent cinquante mille hommes d’infanterie, dont il donna le commandement à son fils aîné, Ragodgi-Bonsolla Sena-Saheb-Soubab. Elle se mit en marche au mois d’octobre 1739. Daoust-Aty-Khan, informé de son approche, rappela son fils et son gendre, qui tenaient encore le roi de Tanjaour bloqué dans sa capitale. Il était question de mettre leurs propres états à couvert. Cependant ces deux généraux ne se déterminèrent pas tout d’un coup à s’éloigner de leurs conquêtes, et laissèrent avancer l’ennemi, qui répandait le ravage et la terreur sur son passage. Daoust se hâta de rassembler tout ce qui lui restait de troupes, avec lesquelles il alla se saisir des gorges de la montagne de Canamay, vingt-cinq lieues à l’ouest d’Arcate, défilés très-difficiles, et qu’un petit nombre de troupes peut défendre contre une nombreuse armée.

Les Marattes y arrivèrent au mois de mai 1740. Après avoir reconnu qu’il leur était impossible de forcer le nabab d’Arcate dans son poste, ils campèrent à l’entrée des gorges, d’où ils firent tenter secrètement la fidélité du prince gentou qui gardait un autre passage avec cinq ou six mille hommes, et que Daoust avait cru digne de sa confiance. Ce prince fut bientôt corrompu par les promesses et par l’argent des Marattes. Les bramines levèrent ses difficultés en lui représentant que le succès de cette guerre pouvait ruiner le mahométisme et rétablir la religion de leurs pères. Il consentit à livrer le passage. Les Marattes, continuant d’amuser le nabab par de légères attaques, y firent marcher leurs troupes et s’en saisirent le 19 mai. De là, ils trouvèrent si peu d’obstacles au dessein de le surprendre par-derrière, qu’ils s’approchèrent à deux portées de canon avant qu’il se défiât de son malheur. Lorsqu’on vint l’informer qu’il paraissait du côté d’Arcate un corps de cavalerie qui s’avançait vers le camp, il s’imagina que c’étaient les troupes de son gendre qui venaient le joindre ; mais il entendit aussitôt de furieuses décharges de mousqueterie, et la présence du danger lui fit ouvrir les yeux sur la trahison.

Aly-Khan, son second fils, et tous ses officiers généraux, montant aussitôt sur leurs éléphans, se défendirent avec autant d’habileté que de valeur. Mais ils furent accablés d’un si grand feu et d’une si terrible décharge de frondes, que tout ce qu’il y avait de gens autour d’eux périt à leurs pieds ou prit la fuite. Le nabab et son fils, blessés de plusieurs coups, tombèrent morts de leurs éléphans, et leur chute répandit tant de frayeur dans l’armée, que la déroute devint générale. La plupart des officiers furent tués ou foulés aux pieds par les éléphans, qui enfonçaient dans la boue jusqu’à la moitié des jambes. Il était tombé la nuit précédente une grande pluie qui avait détrempé la terre. Plusieurs guerriers, qui étaient de ce combat, assurèrent que jamais champ de bataille n’avait présenté un plus affreux spectacle de chevaux, de chameaux et d’éléphans blessés et furieux, mêlés, renversés avec les officiers et les soldats, jetant d’horribles cris, faisant de vains efforts pour se dégager des bourbiers sanglans où ils étaient enfoncés, achevant d’étouffer ou d’écraser les soldats qui n’avaient pas la force de se retirer.

Gityzor-Khan, général de l’armée mogole, qui avait rendu d’importans services à la compagnie, fut blessé de cinq coups de fusil et d’un coup de fronde qui lui creva un œil, et le renversa de dessus son éléphant. On doit faire observer qu’une décharge de frondes par le bras des Marattes est aussi redoutable que la plus violente mousqueterie. Les domestiques de Gityzor, l’ayant vu tomber, l’emportèrent avant la fin du combat dans un bois voisin, et ne pensèrent qu’à s’éloigner de l’ennemi. Après dix ou douze jours de marche, ils arrivèrent à Alamparvé, qui se nomme aussi Jorobandel, à sept ou huit lieues de Pondichéry. Les principales blessures de leur maître étaient un coup de fusil qui lui avait coupé la moitié de la langue et fracassé la moitié de la mâchoire ; un autre qui pénétrait dans la poitrine, et trois coups dans le dos, avec un œil crevé. On lui envoya le chirurgien-major de la compagnie, qui passa près de lui vingt-cinq jours sans pouvoir le sauver.

La date de cette affreuse bataille est du 20 mai 1740. Les Marattes y firent un grand nombre de prisonniers, dont les principaux furent Taqua-Saheb, grand-divan, un des gendres de Daoust, et le nabab Eras-Khan-Mirzoutohr, commandant-général de la cavalerie. Dans le pillage du camp, ils enlevèrent la caisse militaire, l’étendard de Mahomet et celui de l’empereur ; ils emmenèrent quarante éléphans avec un grand nombre de chevaux. Le corps de Daoust-Aly-Khan fut trouvé parmi les morts ; mais on ne put reconnaître celui de son fils, qui avait été sans doute écrasé, comme un grand nombre d’autres, sous les pieds des éléphans.

Le bruit de ce grand événement jeta dans toute la presqu’île de l’Inde une épouvante qui ne peut être représentée. On ne put se le persuader dans Pondichéry qu’à la vue d’une prodigieuse multitude de fugitifs, Maures et Gentous, qui vinrent demander un asile avec des cris et des larmes, comme dans le lieu de toute la côte où ils se flattaient de trouver plus de secours et d’humanité. Bientôt le nombre en devint si grand, que la prudence obligea de fermer les portes de la ville. Le gouverneur y était jour et nuit pour donner ses ordres. Les maisons et les rues se trouvèrent remplies de grains et de bagages. Tous les marchands indiens de la ville et des lieux voisins qui avaient des effets considérables à Arcate et dans les terres, s’empressaient de les mettre à couvert sous la protection des Français. Le 25 mai, qui était le cinquième jour après la bataille, la veuve du nabab Daoust-Aly-Khan, avec toutes les femmes de sa famille et ses enfans, se présentèrent à la porte de Valdaour, avec des instances pour être reçues dans la ville, où elles apportaient tout ce qu’elles avaient ramassé d’or et d’argent, de pierreries et d’autres richesses.

Cette position était délicate pour les Français ; ils avaient à craindre que les Marattes, informés du lieu où toute la famille du nabab s’était retirée avec tous ses trésors, ne vinssent attaquer Pondichéry. D’un autre côté, ils étaient perdus d’honneur dans les Indes, s’ils avaient fermé leurs portes à cette famille fugitive, qui commandait depuis long-temps dans la province, et qui n’avait jamais cessé de les favoriser. Ajoutons que, la moindre révolution pouvant changer la face des affaires, et faire reprendre aux Marattes le chemin de leur pays, Sabder-Aly-Khan et toute sa race seraient devenus ennemis irréconciliables de ceux qui leur auraient tourné le dos avec la fortune, et n’auraient pensé qu’à la vengeance. Le gouverneur assembla son conseil. Il n’y déguisa pas les raisons qui rendaient la générosité dangereuse ; mais il fit voir avec la même force que l’humanité, l’honneur, la reconnaissance et tous les sentimens qui distinguent la nation française ne permettaient pas de rejeter une famille si respectable et tant de malheureux qui venaient se jeter entre ses bras. L’avis qu’il proposa, comme le sien, fut de les recevoir et de leur accorder la protection de la France. Ce parti fut généralement approuvé du conseil, et confirmé par les applaudissemens de tout ce qu’il y avait de Français à Pondichéry.

On se hâta d’aller avec beaucoup de pompe au-devant de la veuve du nabab. Toute la garnison fut mise sous les armes et borda les remparts. Le gouverneur, accompagné de ses gardes à pied et à cheval, et porté sur un superbe palanquin, se rendit à la porte de Valdaour, où la princesse attendait la décision de son sort. Elle était avec ses filles et ses neveux, sur vingt-deux palanquins, suivis d’un détachement de quinze cents cavaliers , de quatre-vingts éléphans, de trois cents chameaux, et de plus de deux cents voitures traînées par des bœufs, dans lesquelles étaient les gens de leur suite ; enfin de deux mille bêtes de charge. Après lui avoir fait connaître combien la nation s’estimait heureuse de pouvoir la servir, on la salua par une décharge du canon de la citadelle. Elle fut menée avec les mêmes honneurs aux logemens qu’on avait déjà préparés pour elle et pour toute sa suite. Il ne manqua rien à la civilité des Français, et tous les officiers mogols en témoignèrent une extrême satisfaction. Jamais la nation française ne s’était acquis plus de gloire aux Indes. Les apparences semblaient promettre plus de sûreté à la veuve du nabab dans les établissemens anglais, hollandais, danois, tels que Porto-Novo, Tranquebar ou Négapatan, qui étaient plus proches et plus puissans que le nôtre. Mais venir d’elle-même, et sans aucune convention, se jeter sous la protection des Français, c’était déclarer hautement qu’elle avait pour eux plus d’estime et de confiance que pour toutes les autres nations de l’Europe.

Cependant Sabder-Aly-Khan, fils aîné du malheureux Daoust, arriva près d’Arcate, deux jours après la bataille, avec un corps de sept à huit cents chevaux. Mais à la première nouvelle de ce désastre, il se vit abandonné de ses troupes, et réduit à se sauver avec quatre de ses gens dans la forteresse de Vélour. Sander-Saheb, son beau-frère, qui était sorti de Trichenapaly avec quatre cents chevaux, apprit aussi cette funeste nouvelle en chemin, et trouva tout le pays soulevé contre les Maures. Plusieurs petits princes, qui portent le titre de paliagaras, se déclarèrent pour les Marattes, jusqu’à tenter de l’enlever pour le livrer entre leurs mains. Il n’eut pas d’autre ressource que de retourner à Trichenapaly, et de s’y renfermer dans la forteresse. Le général des Marattes prit sa marche vers Arcate, dont il se rendit maître sans opposition. La ville fut abandonnée au pillage et consumée en partie par le feu. Divers détachemens, qui furent envoyés pour mettre le pays à contribution, firent éprouver de toutes parts l’avarice et la cruauté du vainqueur. C’est un ancien usage parmi ces barbares que la moitié du butin appartienne à leurs chefs. Ils exercèrent toutes sortes de violences, non-seulement contre les mahométans, mais contre les Gentous mêmes qui avaient imploré leur secours, et qui les regardaient comme les protecteurs de leur religion. Ils portent avec eux des chaises de fer, sur lesquelles ils attachent nus avec des chaînes ceux dont ils veulent découvrir les trésors ; et, mettant le feu dessous, ils les brûlent jusqu’à ce qu’ils aient donné tout leur bien. On ne s’imaginerait point combien ils firent périr d’habitans par ce cruel supplice, ou par le poignard qui les vengeait de ceux qui n’avaient rien à leur offrir. Tous les lieux qui essuyèrent leur fureur furent presque entièrement détruits ; ce qui avait fait un tort extrême aux manufactures de toile dans un pays où la plupart des Gentous exercent le métier de tisserand, dans lequel ils excellent.

Tandis qu’ils répandaient la désolation dans la province d’Arcate et dans les lieux voisins, Sabder-Aly-Khan, renfermé dans sa forteresse de Vélour, leur fit des propositions d’accommodement. Après quelques négociations, le traité fut conclu à des conditions fort humilantes. Sabder devait succéder à son père dans la dignité de nabab d’Arcate ; mais il s’obligeait de payer aux vainqueurs cent laques ou cinq millions de roupies, à restituer toutes les terres de Trichenapaly et de Tanjaour, à joindre ses troupes aux Marattes, pour en chasser Sander-Saheb qui était encore en possession de la ville, de la forteresse et de tout l’état de Trichenapaly ; enfin à servir lui-même d’instrument pour rétablir tous les princes de la côte de Coromandel dans les domaines qu’ils possédaient avant la guerre. Quoique le général maratte n’eût rien de plus favorable à désirer, une autre raison l’avait fait consentir à ce traité. Le roi de Golconde commençait à s’alarmer des ravages qui s’étaient commis dans le Carnate. Il avait résolu d’en arrêter les progrès. Nazerzingue, soubab de Golconde, et fils de Nizam-Elmouk, premier ministre du Mogol, s’était mis en marche avec une armée de soixante mille chevaux et de cent cinquante mille hommes d’infanterie. En arrivant sur les bords du Quichena, qui n’est qu’à douze journées d’Arcate, il avait été arrêté par le débordement de ce fleuve ; mais le général maratte, informé de son approche et du dessein qu’il avait de continuer sa marche après la retraite des eaux, craignit de perdre tous ses avantages à l’arrivée d’un ennemi si redoutable ; et cette réflexion le disposa plus facilement à conclure avec Sabder.

La résistance des Français acheva de le déterminer. Avant cette incursion, un Maure distingué par son rang en avait donné avis au gouverneur de Pondichéry, son ami particulier. On ignore comment il s’était procuré ces lumières dans un si grand éloignement. Mais à la nouvelle du premier mouvement des Marattes, le gouverneur français avait pris toutes les mesures de la prudence pour se mettre à couvert. L’enceinte de la ville n’étant point encore achevée du côté de la mer, il avait fait élever une forte muraille pour fermer l’intervalle de quarante à cinquante toises qui sont entre les maisons et le rivage. Il avait rétabli les anciennes fortifications ; il en avait construit de nouvelles. La place avait été fournie de vivres et de munitions de guerre. Enfin, lorsque les Marattes étaient entrés dans la province, il avait fait prendre les armes non-seulement à la garnison, mais encore à tous les habitans de la ville qui étaient en état de les porter. Les postes avaient été distribués ; et ces préparatifs n’avaient pas peu contribué à attirer à lui tous les habitans des lieux voisins, qui l’avaient regardé comme leur défenseur après la bataille de Canamay.

L’événement justifia ces précautions. Après avoir pris possession d’Arcate, le vainqueur menaça d’attaquer Pondichéry avec toutes ses forces, si les Français ne se hâtaient de l’apaiser par des sommes considérables. Il leur déclara ses intentions par une lettre du 20 janvier 1741, où l’adresse et la fierté étaient également employées. N’ayant reçu, disait-il, aucune réponse à plusieurs lettres qu’il avait écrites au gouverneur, il était porté à le croire ingrat et du nombre de ses ennemis ; ce qui le déterminait à faire marcher son armée contre la ville : les Français devaient se souvenir qu’il les avait anciennement placés dans le lieu où ils étaient, et qu’il leur avait donné la ville de Pondichéry ; aussi se flattait-il encore que le gouverneur, ouvrant les yeux à la justice, lui enverrait des députés pour convenir du paiement d’une somme ; et, dans cette espérance, il voulait bien suspendre les hostilités pendant quelques jours. Suivant l’usage des Marattes et de la plupart des Gentous, qui n’écrivent jamais qu’en termes obscurs, pour ne pas donner occasion de les prendre par leurs paroles, il ajoutait que le porteur de sa lettre avait ordre de s’expliquer plus nettement. En effet, cet envoyé, qui était un homme du pays, dont le gouverneur connaissait la perfidie par des lettres interceptées qu’il avait écrites à son père, demanda au nom des Marattes une somme de cinq cent mille roupies ; et de plus, le paiement d’un tribut annuel, dont le général prétendait, sans aucune apparence de vérité, que les Français étaient redevables à sa nation depuis cinquante ans.

Le gouverneur crut devoir une réponse civile à cette lettre ; mais il ne parla point des droits chimériques que les Marattes s’attribuaient sur Pondichéry, ni du tribut et de l’intérêt, ni des cinq cent mille roupies qu’ils demandaient avant toute espèce de traité, et qui seraient montées à plus de quinze millions de notre monnaie. Le silence sur des prétentions si ridicules lui parut plus conforme aux maximes des Indiens. Peu de jours après, le général insista sur ses demandes par une nouvelle lettre, qui parait mériter, comme la seconde réponse du gouverneur français, d’obtenir place dans cette narration.

« Au gouverneur de Pondichéry, votre ami Ragodgi-Bonsolla-Sena-Saheb-Soubah : Ram Ram,

» Je suis en bonne santé, il faut me mander l’état de la vôtre.

» Jusqu’à présent je n’avais pas reçu de vos nouvelles ; mais Capal-Cassi et Atmarampantoulou viennent d’arriver ici, qui m’en ont dit, et j’en ai appris d’eux.

» Il y a présentement quarante ans que notre grand roi vous a accordé la permission de vous établir à Pondichéry : cependant, quoique notre armée se soit approchée de vous, nous n’avons pas reçu une seule lettre de votre part.

» Notre grand roi, persuadé que vous méritiez son amitié, que les Français étaient des gens de parole, et qui jamais n’auraient manqué envers lui, a remis en votre pouvoir une place considérable. Vous êtes convenu de lui payer annuellement un tribut que vous n’avez jamais acquitté. Enfin, après un si long temps, l’armée des Marattes est venue dans ces cantons. Les Maures étaient enflés d’orgueil ; nous les avons châtiés. Nous avons tiré de l’argent d’eux. Vous n’êtes pas à savoir cette nouvelle.

» Nous avons ordre de Maha-Radja, notre roi, de nous emparer des forteresses de Trichenapaly et de Gindgy, et d’y mettre garnison. Nous avons ordre aussi de prendre les tributs qui nous sont dus depuis quarante ans par les villes européennes du bord de la mer. Je suis obligé d’obéir à ces ordres. Quand nous considérons votre conduite et la manière dont le roi vous a fait la faveur de vous donner un établissement dans ses terres, je ne puis m’empêcher de vous dire que vous vous êtes fait tort en ne lui payant pas ce tribut. Nous avions des égards pour vous, et vous avez agi contre nous. Vous avez donné retraite aux Mogols dans votre ville. Avez-vous bien fait ? De plus, Sander-Khan a laissé sous votre protection les casenas de Trichenapaly et de Tanjaour, des pierreries, des éléphans, des chevaux et d’autres choses dont il s’est emparé dans ces royaumes, ainsi que sa famille : cela est-il bien aussi ? Si vous voulez que nous soyons amis, il faut que vous nous remettiez ces casenas, ces pierreries, ces éléphans, ces chevaux, la femme et le fils de Sander-Khan. J’enverrai de mes cavaliers, et vous leur remettrez tout. Si vous différez de le faire, nous serons obligés d’aller nous-mêmes vous y forcer, de même qu’au tribut que vous nous devez depuis quarante ans.

» Vous savez aussi ce qui est arriva dans ce pays à la ville de Bassin. Mon armée est fort nombreuse. Il faut de l’argent pour ses dépenses. Si vous ne vous conformez point à ce que je vous demande, je saurai tirer de vous de quoi payer la solde de toute l’armée. Nos vaisseaux arriveront aussi dans peu de jours. Il faut donc que notre affaire soit terminée au plus tôt.

» Je compte que, pour vous conformer à ma lettre, vous m’enverrez la femme et le fils de Sander-Khan, avec ses éléphans, ses chevaux, ses pierreries et ses casenas.

» Le 15 du mois de Randiam. Je n’ai point autre chose à vous mander. »

Loin d’être effrayé de ces menaces, le gouverneur français y répondit en ces termes :

« À Ragodgi-Bonsolla, etc.

» Depuis la dernière lettre que j’ai eu l’honneur de vous écrire, j’en ai reçu une autre de vous. Vos alcoras m’ont dit qu’ils avaient employé vingt-deux jours en chemin, et qu’avant de venir ici ils avaient été à Tanralour. Pendant que vous étiez près d’Arcate, j’ai envoyé deux Français pour vous saluer de ma part ; mais ils ont été arrêtés et dépouillés en chemin, ce qui ne leur a pas permis de continuer leur route. Ensuite la nouvelle s’est répandue que vous étiez retourné dans votre pays.

» Vous me dites que nous devons un tribut à votre roi depuis quarante ans ; jamais la nation française n’a été assujettie à aucun tribut. Il m’en coûterait la tête, si le roi de France, mon maître, était informé que j’y eusse consenti. Quand les princes du pays ont donné aux Français un terrain sur les sables du bord de la mer pour y bâtir une forteresse et une ville, ils n’ont point exigé d’autres conditions que de laisser subsister les pagodes et la religion des Gentous. Quoique vos armées n’aient point paru de ce côté-ci, nous avons toujours observé de bonne foi ces conditions.

» Votre seigneurie est sans doute informée de ce que nous venons faire dans ces contrées si éloignées de notre patrie. Nos vaisseaux, après huit à neuf mois de navigation, y apportent tous les ans de l’argent pour acheter des toiles de coton dont nous avons besoin dans notre pays ; ils y restent quelques mois, et s’en retournent lorsqu’ils sont chargés. Tout l’or et l’argent répandus dans ces royaumes viennent des Français ; sans eux, vous n’auriez pas tiré un sou de toute la contrée, que vous avez trouvée au contraire enrichie par notre commerce. Sur quel fondement votre seigneurie peut-elle donc nous demander de l’argent ? et où le prendrions-nous ? Nos vaisseaux n’en apportent que ce qu’il en faut pour les charger ; nous sommes même obligés souvent, après leur départ, d’en emprunter pour nos dépenses.

» Votre seigneurie me dit que votre roi nous a donné une place considérable ; mais elle devrait savoir, que, quand nous nous sommes établis à Pondichéry, ce n’était qu’un emplacement de sable qui ne rendait aucun revenu ; si d’un village qu’il était alors nous en avons fait une ville, c’est par nos peines et nos travaux ; c’est avec les sommes immenses que nous avons dépensées pour la bâtir et la fortifier, dans la seule vue de nous défendre contre ceux qui viendraient injustement nous attaquer.

» Vous dites que vous avez ordre de vous emparer des forteresses de Trichenapaly et de Gindgy ; à la bonne heure, si cette proximité n’est pas pour vous une occasion de devenir notre ennemi. Tant que les Mogols ont été maîtres de ces contrées, il ont toujours traité les français avec autant d’amitié que de distinction, et nous n’ayons reçu d’eux que des faveurs. C’est en vertu de cette union que nous avons recueilli la veuve du nabab Aly-Daoust-Khan, avec toute sa famille, que la frayeur a conduite ici après la bataille où la fortune a secondé votre valeur. Devions-nous leur fermer nos portes, et les laisser exposées aux injures de l’air ? Des gens d’honneur ne sont pas capables de cette lâcheté. La femme de Sander-Saheb, fille d’Aly-Daoust-Khan, et sœur de Sabder-Aly-Khan, y est aussi venue avec sa mère et son frère, et les autres ont repris le chemin d’Arcate. Elle voulait passer à Trichenapaly ; mais ayant appris que vous en faisiez le siége avec votre armée, elle est demeurée ici.

» Votre seigneurie m’écrit de remettre aux cavaliers que vous enverrez cette dame, son fils, et les richesses qu’ils ont apportées dans cette ville. Vous qui êtes rempli de bravoure et de générosité, que penseriez-vous de moi si j’étais capable de cette bassesse ? La femme de Sander-Saheb est dans Pondichéry sous la protection du roi mon maître, et tout ce qu’il y a de Français aux Indes perdrait la vie plutôt que de vous la livrer. Vous me dites qu’elle a ici les trésors de Tanjaour et de Trichenapaly ; je ne le crois pas, et je n’y vois aucune apparence, puisque j’ai même été obligé de lui fournir de l’argent pour vivre et pour payer ses domestiques.

» Enfin vous me menacez, si je ne me conforme pas à vos demandes, d’envoyer votre armée contre nous, et d’y venir vous-mêmes. Je me prépare de mon mieux à vous recevoir, et à mériter votre estime, en vous faisant connaître que j’ai l’honneur de commander à la plus brave de toutes les nations de la terre, et qui se défend avec le plus d’intrépidité contre une injuste attaque.

» Je mets au reste ma confiance dans le Dieu tout-puissant, devant lequel les plus formidables armées sont comme la paille légère que le vent emporte et dissipe de tous côtés ; j’espère qu’il favorisera la justice de notre cause. J’avais déjà entendu parler de ce qui était arrivé à Bassin ; mais cette place n’était pas défendue par des Français. »

Cette réponse est un modèle de noblesse et de modération. Le dernier mot est sublime.

Les précautions que cette lettre annonçait au général des Marattes n’étaient pas une fausse menace ; la ville était bien fournie de munitions de guerre et de bouche, et l’on n’y comptait pas moins de quatre à cinq cents pièces d’artillerie. Le gouverneur avait fait descendre tous les équipages des vaisseaux qui se trouvaient dans la rade ; il avait armé les employés de la compagnie, et tous les habitans français, dont il avait formé un corps d’infanterie qu’on exerçait tous les jours au service du canon et de la mousqueterie. Enfin il avait choisi parmi les Indiens ceux qui étaient en état de porter les armes, ce qui lui fit environ douze cents Européens, et quatre à cinq mille pions, Malabares ou mahométans. Quoique dans l’occasion il y ait peu de fond à faire sur ces troupes indiennes, la garde qu’on leur faisait monter sur les bastions et sur les courtines soulageait beaucoup la garnison.

On demeura ainsi sous les armes jusqu’au mois d’avril 1741. Le général des Marattes employa ce temps à ravager ou à subjuguer tous les pays voisins ; plus occupé néanmoins à faire du butin qu’à prendre des places pour les conserver. Trichenapaly fut celle qui lui opposa le plus de résistance. C’est une ville forte pour les Indes. Elle est environnée d’un bon mur, qui est flanqué d’un grand nombre de tours, avec une fausse braie, ou double enceinte, et un large fossé plein d’eau. Les Marattes, après l’avoir entièrement investie, ouvrirent la tranchée le 15 décembre, et formèrent quatre attaques, qu’ils poussaient vigoureusement en sapant les murailles sous des galeries fort bien construites. Sander-Saheb commençait à s’y trouver extrêmement pressé. Bara-Saheb, son frère, qui défendait le Maduré avec quelques troupes, partit à la tête de sept ou huit mille chevaux pour se jeter dans la ville, et ce secours aurait pu forcer les barbares de lever le siége. Mais ayant appris sa marche, ils envoyèrent au-devant de lui un corps de vingt mille cavaliers et dix mille pions, qui taillèrent en pièces sa petite armée. Il périt lui-même après s’être glorieusement défendu. Son corps fut apporté au général des Marattes, qui parut touché de la perte d’un homme extrêmement bien fait, et qui s’était signalé par une rare valeur. Il l’envoya couvert de riches étoffes à Sander-Saheb son frère pour lui rendre les honneurs de la sépulture. Ce triste événement découragea les assiégés. Ils manquaient depuis long-temps d’argent, de vivres et de munitions. Sander-Saheb, réduit à l’extrémité, prit le parti de se rendre ; et le vainqueur, content de sa soumission, lui laissa la vie et la liberté : mais ayant pris possession de la place le dernier jour d’avril 1741, il en abandonna le pillage à son armée.

Pendant le siége, il avait fait marcher du côté de la mer un détachement de quinze ou seize mille hommes, qui attaquèrent Porto-Novo, à sept lieues au sud de Pondichéry, et qui se rendirent facilement maîtres d’une ville qui n’était pas fermée. Ils y enlevèrent tout ce qui se trouvait de marchandises dans les magasins hollandais, anglais et français. Cependant, par le soin qu’on avait eu de faire transporter à Pondichéry la plus grande partie des effets de la compagnie de France, elle ne perdit que trois ou quatre mille pagodes, en toiles bleues qui étaient encore entre les mains des tisserands et des teinturiers. De Porto-Novo, les Marattes passèrent à Goudelour, établissement anglais à quatre lieu au sud de Pondichéry, qu’ils pillèrent malgré le canon du fort Saint-David. Ils vinrent camper ensuite près d’Ankhionac, à une lieue et demie de Pondichéry ; mais n’ayant osé s’approcher de la ville, ils allèrent se jeter sur Condgymer et Sadras, deux établissemens des Hollandais dont ils pillèrent les magasins.

Enfin les chefs du détachement écrivirent au gouverneur français. Ils lui envoyèrent même un officier de distinction pour lui renouveler les demandes de leur général, et lui déclarer que, sur son refus, ils avaient ordre d’arrêter tous les vivres qu’on transporterait à Pondichéry, jusqu’au moment où le reste de leur armée, après la prise de Trichenapaly, qui ne pouvait tenir plus de quinze jours, viendrait attaquer régulièrement la place. Le gouverneur reçut fort civilement cet envoyé. Il lui fit voir l’état, de la ville et de l’artillerie, la force de la citadelle qu’on pouvait faire sauter d’un moment à l’autre par les mines qu’on y avait disposées, et la quantité des vivres dont la place était munie. Il l’assura qu’il était dans la résolution de se défendre jusqu’à la dernière extrémité, et qu’il ne consentirait jamais à des demandes qu’il n’avait pas le pouvoir d’accorder. Il ajouta qu’il avait fait embarquer sur les vaisseaux qu’il avait dans la rade les marchandises et les meilleurs effets de sa nation ; et que si, par une suite d’événemens fâcheux, il voyait ses ressources épuisées, il lui serait facile de monter lui-même à bord avec tout ce qui lui resterait de Français, et de retourner dans sa patrie : d’où les Marattes devaient conclure qu’il y avait peu à gagner pour eux, et beaucoup à perdre. L’officier, qui n’avait jamais vu de ville si bien munie, ne put déguiser son admiration, et se retira fort satisfait des politesses qu’il avait reçues.

Mais une circonstance légère contribua plus que toutes les fortifications de Pondichéry à terminer cette guerre. Comme c’est l’usage aux Indes de faire quelque présent aux étrangers de considération, le gouverneur offrit à l’envoyé des Marattes dix bouteilles de différentes liqueurs de Nancy. Cet officier en fit goûter au général, qui les trouva excellentes. Le général en fit boire à sa maîtresse, qui, les trouvant encore meilleures, le pressa de lui en procurer à toutes sortes de prix. Ragodgi-Bonsolla, fort embarrassé par les instances continuelles d’une femme qu’il aimait uniquement, ne s’adressa point directement au gouverneur, dans la crainte de se commettre ou de lui avoir obligations. Il le fit tenter par des voies détournées ; et les offres de ses agens montèrent jusqu’à cent roupies pour chaque bouteille. Le gouverneur, heureusement informé de la cause de cet empressement, feignit d’ignorer d’où venaient des propositions si singulières, et témoigna froidement qu’il ne pensait point à vendre des liqueurs qui n’étaient que pour son usage. Enfin, Ragodgi-Bonsolla, ne pouvant soutenir la mauvaise humeur de sa maîtresse, les fit demander en son nom, avec promesse de reconnaître avantageusement un si grand service. On parut regretter à Pondichéry d’avoir ignoré jusqu’alors les désirs du prince des Marattes ; et le gouverneur, se hâtant de lui envoyer trente bouteilles de ses plus fines liqueurs, lui fit dire qu’il était charmé d’avoir quelque chose qui pût lui plaire. Ce présent fut accepté avec une vive joie. Le gouverneur en reçut aussitôt des remercîmens, accompagnés d’un passe-port par lequel on le priait d’envoyer deux de ses officiers pour traiter d’accommodement. Cette passion que ce général avait de satisfaire sa maîtresse l’avait déjà porté à défendre toutes sortes d’insultes contre la ville et les Français.

Deux bramines, gens d’esprit, et solidement attachés à la nation française, furent députés sur-le-champ au camp des Marattes, avec des instructions et le pouvoir de négocier la paix. Ils y apportèrent tant d’adresse et d’habileté, que Ragodgi-Bonsolla promit de se retirer au commencement du mois de mai ; et loin de rien exiger des Français, il envoya au gouverneur, avant son départ, un serpent, qui est dans les cours indiennes le témoignage le plus authentique d’une sincère amitié.

Bientôt une conduite si sage et si généreuse attira au gouverneur de Pondichéry des remercîmens et des distinctions fort honorables de la cour même du grand-mogol. Il reçut une lettre du premier ministre de ce grand empire, avec un serpent et des assurances d’une constante faveur pour la nation.

Sabder-Aly-Khan, instruit par la renommée autant que par les lettres de sa mère, des caresses et des honneurs que toute sa famille ne cessait, de recevoir à Pondichéry, se crut obligé de signaler sa reconnaissance. Non-seulement il se hâta d’écrire au gouverneur pour lui marquer ce sentiment par des expressions fort nobles et fort touchantes, mais il joignit à ces lettres un paravana, c’est-à-dire un acte formel par lequel il lui cédait personnellement, et non à la compagnie, les aldées ou les terres d’Arkhionac, de Tedouvanatam, de Villanour, avec trois autres villages qui bordent au sud le territoire des Français, et qui produisent un revenu annuel de vingt-cinq mille livres. Il se rendit ensuite à Pondichéry, avec Sander-Sa-Heb son beau-frère.

Sur l’avis qu’on y reçut le 2 septembre que ces deux princes y devaient arriver le soir, le gouverneur fit dresser une tente à la porte de Valdaour. Il envoya au-devant d’eux trois de ses principaux officiers, à la tête d’une compagnie des pions de sa garde, avec des danseuses et des tamtams, qui font toujours l’ornement de ces fêtes. Le nabab, étant arrivé à la tente, y fut reçu par le gouverneur même, qui s’y était rendu avec toute la pompe de sa dignité. Il entra dans la ville pour se rendre d’abord au jardin de la compagnie, où sa mère et sa sœur étaient logées. Les deux premiers jours furent donnés, suivant l’usage des Maures, aux pleurs et aux gémissemens. Dans la visite que le prince fit ensuite au gouverneur, il fut reçu avec tous les honneurs dus à son rang, c’est-à-dire au bruit du canon, entre deux haies de la garnison qui était en bataille sur la place. Après avoir passé quelques momens dans la salle d’assemblée, il souhaita d’entretenir en particulier le gouverneur, qui le fit entrer dans une chambre avec quelques seigneurs de sa suite. Sabder employa les termes les plus vifs et les plus affectueux pour exprimer sa reconnaissance, en protestant qu’il n’oublierait jamais l’important service qu’il avait reçu du gouverneur et des Français. Lorsqu’il fut rentré dans la salle commune, on lui offrit le bétel ; et, suivant l’usage, à l’égard de ceux qu’on veut honorer singulièrement, on lui versa un peu d’eau rose sur la tête et sur ses habits. Mais, de tous les présens qui lui furent offerts, il ne voulut accepter que deux petits vases en filigrane de vermeil ; et, partant fort satisfait des honneurs et des politesses qu’il avait reçus, il envoya dès le même jour au gouverneur un serpent avec le plus beau de ses éléphans.

L’année suivante, lorsque le chevalier Dumas quitta les Indes pour retourner en France, toute la reconnaissance du nabab parut s’accroître avec le chagrin de perdre son bienfaiteur et son ami. Il lui envoya pour monument d’une éternelle amitié l’habillement et l’armure de son père Daoust-Aly-Khan, présent également riche et honorable.

Enfin cette faveur fut couronnée par une autre ; ce fut la dignité de nabab et de mansoupdar, qui donnait au chevalier Dumas le commandement de quatre azaris et demi, c’est-à-dire, de quatre mille cinq cents cavaliers mogols, dont il était libre de conserver deux mille pour sa garde, sans être chargé de leur entretien. Elle lui vint de la cour du Mogol, mais sans doute à la recommandation du nabab d’Arcate. Jamais aucun Européen n’avait obtenu cet honneur dans les Indes. Outre l’éclat d’une distinction sans exemple, il en revenait un extrême avantage à la compagnie française, qui allait se trouver défendue par les troupes de l’Indoustan et par les généraux mogols, collègues du gouverneur de Pondichéry. Mais le chevalier Dumas, qui sollicitait depuis deux ans son retour en France, était presqu’à la veille de son départ. Son zèle pour les intérêts de la compagnie lui fit sentir de quelle importance il était de faire passer son titre et ses fonctions aux gouverneurs qui devaient lui succéder. Il tourna tous ses soins vers cette entreprise, et les mêmes raisons qui lui avaient fait obtenir la première grâce, disposèrent les Mogols à lui accorder la seconde. Il en reçut le firman, qui fut expédié au nom du grand visir, généralissime des troupes de l’empire. En résignant le gouvernement de Pondichéry à son successeur dans le cours du mois d’octobre 1741, il le mit en possession du titre de nabab, et le fit reconnaître en qualité de mansoupdar par les quatre mille cinq cents cavaliers dont le commandement est attaché à cette dignité.

On sait généralement que le gouverneur Dupleix porta au plus haut degré l’honneur du nom français dans les Indes, qu’il rendit au nabab Mouzaferzingue des services encore plus essentiels que Dumas n’en avait rendu à Sabder-Aly-Khan, qu’il le rétablit dans ses états par la mort de Nazerzingue son concurrent, tué dans une bataille en 1750 ; que de nombreuses dépenses et de magnifiques présens furent la récompense de ce service. Dupleix reçut du Mogol le titre de nabab, et des appointemens très-considérables. Il étala dans les Indes un faste capable d’étonner ce peuple même, celui de l’univers à qui la pompe extérieure en impose le plus. Il est mort à Paris dans l’indigence. Il y avait rapporté l’habitude de manières royales qu’il mêlait avec adresse à l’urbanité française qu’il ne blessait pas. Mais, toujours préoccupé du luxe asiatique, il affectait de mépriser le cortége simple et peu nombreux qui accompagne ordinairement nos rois. Il ne faisait pas réflexion que tout grand appareil est difficile à mouvoir, et que ce qui peut convenir au despote immobile et invisible qui se montre une fois l’an à un peuple d’esclaves pourrait embarrasser beaucoup nos monarques, qui, dans leurs palais toujours ouverts, vivent sous les yeux de leurs sujets.

Il suffira de rappeler ici que Pondichéry, prise par les Anglais dans la dernière guerre, et rendue par le traité de paix de 1763, sort peu à peu de ses ruines, et reprend par degrés son ancien commerce, quoiqu’elle n’ait plus la même puissance.

Nous trouvons dans la relation de Dellon, que nous avons déjà citée, l’histoire d’une fourberie très-singulière et très-hardie, qui peut égayer nos lecteurs en finissant cet article.

Un Portugais, dont la fortune était fort dérangée, mais qui avait beaucoup d’esprit et de hardiesse, ayant eu l’occasion de s’assurer qu’il ressemblait parfaitement au comte de Sarjedo, un des plus grands seigneurs de Portugal, conçut le dessein d’une fort audacieuse entreprise. Le véritable comte de Sarjedo, qui était alors à Lisbonne, était fils d’un ancien vice-roi des Indes orientales, et qui s’y était fait aimer par la douceur de son gouvernement. Il avait laissé à Goa un fils naturel qu’il avait enrichi par ses bienfaits, et qui tenait un rang distingué parmi les Portugais des Indes.

C’était avec le fils légitime de ce vice-roi que l’aventurier avait une parfaite ressemblance. Louis de Mendoze Furtado gouvernait alors les Indes. Mais son terme étant expiré, on attendait de jour en jour à Goa qu’il lui vînt un successeur de Lisbonne ; et le bruit s’était déjà répandu que don Pèdre, régent de Portugal, pensait à nommer pour cet emploi le jeune comte de Sarjedo, dont le père l’avait rempli avec tant de succès et d’approbation. L’aventurier portugais, voulant profiter de cette circonstance, partit de Lisbonne, se rendit à Londres, y prit un équipage de peu d’éclat et s’embarqua avec deux valets de chambre qui ne le connaissaient pas, sur un vaisseau de la compagnie d’Angleterre, qui avait ordre d’aborder à Madras. Il était convenu de prix avec le capitaine pour son passage et pour celui de ses gens, et le paiement avait été fait d’avance. Il avait fait provision des petites commodités qui sont nécessaires sur mer, et qui servent à gagner l’affection des matelots, telles que de l’eau-de-vie, du vin d’Espagne et du tabac. Pendant les premiers jours, il garda beaucoup de réserve ; et l’air de gravité qu’il affecta dans ses manières et dans son langage disposa tout le monde à le croire homme de qualité. Ensuite il fit entendre aux Anglais, quoique par degrés et dans des termes ambigus, qu’il était le comte de Sarjedo : Mais, en approchant de Madras, il prit ouvertement ce nom ; et, pour expliquer son déguisèment, il ajouta que le prince régent de Portugal, n’ayant pu équiper une flotte assez nombreuse pour le conduire aux Indes avec la pompe et la majesté convenables à son rang, lui avait ordonné de partir incognito, parce que le terme de Mendoza était tout-à-fait expiré.

Les Anglais ajoutèrent de nouveaux honneurs à ceux qu’ils lui avaient déjà rendus, et le traitèrent avec les respects et les cérémonies qu’on observe à l’égard des vice-rois. Ils s’applaudissaient du bonheur qu’ils avaient eu de le porter aux Indes, ne doutant point que sa reconnaissance pour les services qu’ils lui avaient rendus ne le disposât, pendant le temps de son gouvernement, à rendre service à la compagnie, et particulièrement à ceux qui l’avaient obligé. Mais, pour l’exciter encore plus à les favoriser dans l’occasion, à peine fut-il descendu au rivage, que tout le monde s’empressa de lui offrir tout l’argent dont il avait besoin, et c’était justement à quoi le faux comte s’était attendu. Il en prit de toutes mains, des caissiers de la compagnie et de divers particuliers qui s’estimaient trop heureux et trop honorés de la préférence qu’il leur accordait, et qui se repaissaient déjà des grandes espérances dont il avait soin de les flatter. Non-seulement les Anglais lui ouvrirent leurs bourses, mais les Portugais qui étaient établis à Madras, et, ceux qui demeuraient dans les lieux voisins vinrent en foule auprès de lui pour lui composer une espèce de cour, sans pouvoir déguiser leur jalousie et l’honneur que les Anglais avaient eu de te recevoir les premiers. Le comte reçut ses nouveaux sujets avec la gravité d’un véritable souverain, et leur tint un langage qui prévint jusqu’aux moindres soupçons.

Les Portugais les plus riches lui offrirent aussi de l’argent, et le supplièrent de ne pas épargner leur bourse. À peine voulaient-ils recevoir les billets qu’il avait la bonté de leur faire ; d’autres lui présentèrent des diamans et des bijoux. Il ne refusait rien ; mais il avait une manière de recevoir si agréable et si spirituelle, qu’il ne semblait prendre que pour obliger ceux qui lui faisaient des présens. Il se donna des gardes avec un grand nombre de domestiques, et son train répondit bientôt à la grandeur de son rang. Après s’être arrêté l’espace de quinze jours à Madras, il en partit avec un équipage magnifique et une suite nombreuse dont l’entretien lui coûtait peu, parce que, dans tous les lieux de son passage, il n’y avait personne qui ne se crût fort honoré de le recevoir. En passant dans les comptoirs français et hollandais, il eut soin de ne rien refuser de ce qui lui était offert, dans la crainte de les offenser, disait-il, s’il en usait moins civilement avec eux qu’avec les Anglais. Les riches marchands et les personnes de qualité, mahométans ou gentous, suivirent l’exemple des Européens. Chacun cherchait à mériter les bontés d’un nouveau vice-roi qui devait jouir sitôt du pouvoir de nuire ou d’obliger. Il tirait d’ailleurs un extrême avantage de l’estime et de l’affection qu’on avait eues pour le seigneur dont il s’attribuait le nom et la qualité. De tous les vice-rois des Indes, c’était celui qui s’était fait le plus aimer. Il parcourut ainsi toute la côte de Coromandel et celle du Malabar, sans cesser de recevoir de grosses sommes et des présens. Il avait l’adresse d’acheter aussi les pierreries et les raretés qu’il trouvait en chemin, remettant à les payer lorsqu’il serait à Goa.

Enfin il approcha de cette capitale de l’empire portugais, où le bruit de son arrivée aux Indes s’était répandu depuis long-temps. Il y était attendu avec impatience ; mais il se contenta d’y envoyer un de ses principaux domestiques pour faire quelques civilités de sa part à celui qu’il honorait du nom de son frère, et qui était le fils naturel du vieux comte de Sarjedo. Ce seigneur se trouva incommodé lorsqu’il reçut la lettre du faux comte ; et ne pouvant se rendre auprès de lui, il y envoya son fils aîné, que Dellon avait vu à Goa, et dont il parle avec éloge. Le comte lui fit un accueil fort civil, mais en gardant néanmoins toute la fierté que les Portugais observent avec leurs parens naturels. Comme il était fort bien instruit des affaires publiques et de celles de la maison de Sarjedo, il ne laissait rien échapper qui ne servît à confirmer l’opinion qu’on avait de lui. Il fit entendre sans affectation à celui qu’il nommait son neveu, et à d’autres seigneurs portugais qui étaient venus de Goa pour lui faire leur cour, qu’avant son entrée il était indispensablement obligé d’aller jusqu’à Surate, pour traiter de quelques affaires secrètes avec les ministres du grand-mogol, qui devaient s’y rendre dans la même vue. Cet artifice lui fit éviter de passer à Goa, dont il n’approcha que de dix lieues. Cependant son cortége et sa bourse grossissaient de jour en jour, parce que la noblesse des villes portugaises qui se trouvaient près de son passage se rendaient sans cesse auprès de lui, et que de tous côtés on lui apportait des présens que la civilité ne lui permettait pas de refuser.

Il s’avança vers Daman, où Dellon était depuis quelques mois ; mais ce ne fut qu’après avoir fait avertir le gouverneur du jour auquel il y devait ; arriver. Il avait ordonné aussi qu’on lui préparât un logement hors de la ville, par la seule raison qu’il voulait éviter les cérémonies et les remettre à son retour de Surate. On disposa pour le recevoir une maison que les jésuites ont à un quart de lieue de la ville. Il y alla descendre de son palanquin. Le gouverneur et toute la noblesse du pays s’y étaient rendus pour lui rendre leurs respects, et presque tous les Hollandais s’y rassemblèrent pour avoir l’honneur de le saluer. Un jésuite du collége de Daman, qui avait étudié à Coïmbre avec le véritable comte de Sarjedo, et croyait le connaître parfaitement, ne manqua point de se trouver avec le père recteur pour le recevoir dans la maison qui lui était destinée. Il le vit, il lui parla, et fut si convaincu que c’était le comte de Sarjedo, qu’il n’en conçut aucun doute. Le lendemain de son arrivée, ce fourbe se trouva un peu incommodé d’une indigestion qui lui avait causé quelques douleurs d’entrailles. Il demanda s’il n’y avait pas de médecin dans la ville. On fit appeler Dellon, qui eut à son tour l’honneur de le voir et de lui rendre ses services. Il parut satisfait de ses remèdes. Cependant Dellon observa que ses airs de grandeur étaient affectés. Il fut même surpris que ce fier vice-roi le reprît en public de quelques termes trop peu respectueux, dont il s’était servi en lui parlant, sans considérer qu’un étranger ne pouvait pas savoir toute la délicatesse de la langue portugaise ; mais cette facilité à s’offenser ne l’empêcha point de marquer au médecin français beaucoup d’estime et de confiance, et de lui faire de magnifiques promesses qui portèrent ses amis à le féliciter de l’occasion qu’il avait trouvée d’avancer sa fortune. Le comte fut guéri en peu de jours, et ne pensa qu’à continuer son voyage. Cependant il acheta dans la ville quantité de choses précieuses sans les payer. Il reçut de l’argent de divers Portugais ; mais il se dispensa d’en donner à personne, et Dellon ne reçut aucun salaire pour ses soins et ses remèdes. Il partit enfin avec sa nombreuse suite. Elle fut même grossie du fils du gouverneur de Daman, qu’il eut la bonté d’y admettre à la prière de son père. Avec ce brillant équipage, il se rendit à Surate, où son premier soin fut de convertir tout son argent en pierreries. Ensuite, laissant toute sa suite dans la ville, il en partit avec un seul homme, sous le prétexte d’une conférence qu’il devait avoir à quelques lieues avec un ministre secret du Mogol. Mais son voyage fut beaucoup plus long qu’on ne se l’imaginait, puisqu’on ne l’a pas revu depuis. Il eut l’honnêteté de faire dire, sept ou huit jours après, à tous les gens de son cortége, qu’ils pouvaient s’en retourner, parce que ses affaires ne lui permettaient pas de revenir sitôt.

FIN DU CINQUIÈME VOLUME.