Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome XI/Seconde partie/Livre VI/Chapitre I

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LIVRE SIXIÈME.

SIBÉRIE.


CHAPITRE PREMIER.

Voyage de Gmelin en Sibérie.

Autrefois les géographes étendaient le nom de Sibérie jusqu’aux parties de la Russie européenne situées à l’est du Volga. Aujourd’hui ce nom, plus restreint dans sa signification, comprend néanmoins toute la partie boréale de l’Asie. La chaîne des monts Oural la sépare de la Russie d’Europe, et forme sa limite a l’ouest ; elle est bornée au nord par la mer Glaciale, à l’est par l’Océan oriental et le détroit de Behring, qui la détache de l’Amérique septentrionale ; au sud, par les chaînes des monts Altaï, Sayaniens et Daouriens, qui marquent la frontière de l’empire chinois ; au sud-ouest, par les monts Altgydin et Chalo, au-delà desquels est la Tartarie indépendante. Cette contrée immense a plus de 1200 lieues de longueur, de l’est à l’ouest, et entre 600 et 700 de largeur, du nord au sud ; elle est comprise entre les 55e. et 75e. degrés de latitude septentrionale.

Nous suivrons, pour la décrire, trois voyageurs modernes d’un ordre très-distingué. Gmelin, médecin allemand et professeur de botanique ; de Lille de La Croyère, et Muller, tous trois membres de l’académie de Pétersbourg, et versés dans les sciences naturelles ; tous trois envoyés, en 1733, par l’impératrice Anne-Ivanovna, pour parcourir la Sibérie et reconnaître le Kamtschatka.

Mais laissons parler nos voyageurs, en ne conservant que les détails les plus importans de leur relation, écrite en allemand, et traduite en extrait dans l’Histoire générale des Voyages.

« La première ville remarquable dans la Sibérie est Catherinembourg : cette ville, fondée en 1723 par Pierre 1er, et achevée en 1726, sous l’impératrice Catherine, dont elle porte le nom, est de la province de Tobolsk ; mais elle a sa juridiction particulière. On peut la regarder comme le point de réunion de toutes les fonderies et forges de Sibérie, qui appartiennent au collége suprême des mines ; car ce collége y réside, et c’est de là qu’il dirige tous les ouvrages de Sibérie. Toutes les maisons qui la composent ont été bâties aux dépens de la cour ; aussi sont-elles, habitées par des officiers impériaux ou par des maîtres et des ouvriers attachés à l’exploitation des mines. La ville est régulière et les maisons sont presque toutes bâties à l’allemande : il y a des fortifications que le voisinage des Baschkires rend très-nécessaires. L’Iser passe au milieu de la ville, et ses eaux suffisent à tous les besoins des fonderies. L’église de Catherinembourg est de bois ; mais on a jeté les fondemens d’une église en pierre. Il y a dans cette ville un basar bâti en bois ; mais on n’y trouve guère que des marchandises du pays : il y a aussi un bureau de péage dépendant de la régence de Tobolsk ; les marchandises des commerçans qui y passent dans le temps de la foire d’Irbit, y sont visitées. La durée de cette foire est le seul temps où il soit permis aux marchands de passer par Catherinembourg. On retirerait même volontiers cette permission, parce qu’on n'est pas toujours assuré de la vérité des passe-ports, et qu’il est aisé de frauder le péage en passant à côté ; mais, comme les marchands seraient obligés de faire un trop grand détour, si on leur défendait cette route, on préfère le bien public, et l’on apporte seulement toute l’attention possible pour empêcher la fraude.

» Pour s’instruire à fond dans la matière des mines, forges, fonderies, etc., il suffit de voir cette ville. Les ouvrages y sont bien faits, et les ouvriers travaillent avec autant d’application que d’habileté ; aussi la police y est-elle admirable. On empêche, sans violence, ces ouvriers de s’enivrer ; et voici comment. Il est défendu par toute la ville de vendre de l’eau-de-vie dans d’autres temps que les dimanches après midi. De plus, pour ne pas profaner ce jour, on ne permet d’en vendre qu’une certaine mesure, et l’on tient exactement la main à l’exécution d’un règlement si sage. Les ouvriers d’ailleurs n’ont pas à se plaindre, ils ne manquent de rien : ils touchent leur paie régulièrement tous les quatre mois, et les vivres sont à très-bon marché. Lorsque quelqu’un d’eux tombe malade, il est très-bien soigné, dans un hôpital bâti exprès pour eux et dirigé par un bon chirurgien-major. On y apporte même les malades des mines et fonderies des environs.

» Dans la nuit du 31 décembre, continue Gmelin, nous fûmes régalés d’un spectacle russe, où nous ne trouvâmes pas le mot pour rire : notre appartement se remplit tout à coup de masques. Un homme vêtu de blanc conduisait la troupe. : il était armé d’une faux qu’il aiguisait de temps en temps, et c’était la Mort qu’il représentait ; un autre faisait le personnage du Diable. Il y avait des musiciens et une grande suite d’hommes et de femmes. La Mort et le Diable, qui étaient les principaux acteurs de la pièce, disaient que tous ces gens-là leur appartenaient, et voulaient nous emmener aussi. Nous nous débarrassâmes d’eux en leur donnant pour boire.

» Au commencement de janvier, M. Muller et moi nous allâmes visiter les mines de cuivre de Polevai, situées à cinquante-deux verstes[1] de Catherinembourg. Nous entrâmes dans la mine de cuivre qui est dans l’enceinte des ouvrages élevés contre les incursions des Baschkires ; nous descendîmes par un escalier bien construit ; et pour y pénétrer, nous n’essuyâmes pas à beaucoup près les difficultés qu’il faut surmonter dans les mines d’Allemagne. Le rocher n’est pas indomptable : cependant il faut, pour le briser, de la poudre à canon. La mine ne s’y trouve pas par couches : elle est distribuée par rognons, et donne l’un portant l’autre trois livres de cuivre par quintal. La terre qui la tient est noirâtre et un peu alumineuse. Comme la mine n’est pas profonde, on a rarement besoin de pousser les galeries au-delà de cent brasses de profondeur ; aussi n’est-on pas beaucoup incommodé des eaux, qui d’ailleurs sont chassées par des pompes que la rivière de Poleva fait agir.

» De la mine nous allâmes aux fonderies, où l’on voit tous les fourneaux nécessaires pour préparer le minerai et en retirer le cuivre ; dans le même endroit sont les forges avec les marteaux. Tous ces ouvrages sont mis en mouvement par la Poleva, qu’un batardeau fait enfler.

» Il ne se passa rien de remarquable à Tobolsk avant le 17 février. Le carnaval, nommé en Russie la semaine du beurre, qui commença ce jour-là, mit en mouvement toute la ville. Les gens les plus distingués se rendaient continuellement des visites, et le peuple faisait mille extravagances : on ne voyait et l’on n’entendait jour et nuit dans les rues que des courses et des cris ; la foule des passans et des traîneaux y causait à chaque instant des embarras. Une nuit, passant devant un cabaret, je vis beaucoup de monde assis sur un tas immense de neige, qu’on avait élevé exprès. On y chantait et l’on y buvait sans relâche ; la provision finie, on renvoyait au cabaret. On invitait tous les passant à boire, et personne ne songeait au froid qu’il faisait. Les femmes se divertissaient à courir les rues, et elles étaient souvent jusqu’à huit dans un traîneau.

» À Pechler, j’entrai dans une maison de Tartares. Ceux du district de Tobolsk ne sont nullement comparables aux Tartares du Casan pour la politesse et la propreté. Ces derniers ont ordinairement une chambre particulière pour leurs femmes. Ceux de Tobolsk n’ont qu’une seule chambre, dans laquelle toute la famille vit pêle-mêle, avec les bœufs, les vaches, les veaux, les moutons. Cette malpropreté provient vraisemblablement de leur pauvreté : c’est par la même raison qu’ils ont rarement plus d’une femme, et qu’ils ne boivent que de l’eau.

» Autant la ville avait été tumultueuse dans la semaine du beurre, autant elle paraissait tranquille dans les fêtes qui la suivent. On voyait tout le monde en prière. La dévotion éclata surtout dans une cérémonie qui se fit le 3 mars à la cathédrale, et qui fut célébrée par l’archevêque du lieu. Elle commença par une espèce de béatification de tous les czars morts en odeur de sainteté, et de leurs familles, des plus vertueux patriarches, et de plusieurs autres personnages, du nombre desquels fut Yermak, qui avait conquis la Sibérie : ensuite on prononça solennellement le grand ban de l’Église contre tous les infidèles, hérétiques et schismatiques, c’est-à-dire contre les mahométans, les luthériens, les calvinistes et les catholiques romains, supposés auteurs du schisme qui sépare les deux églises. Pendant tout le carême on n’entendit point de musique, il n’y eut aucune sorte de divertissement, ni fiançailles. Si nous n’eussions eu des Tartares à observer, nous aurions été réduits à la plus grande inaction.

» Le 15 mars, nous eûmes avis qu’il se faisait une noce tartare au village de Sabanaka ; nous fûmes curieux de la voir, et nous nous rendîmes sur les lieux. On compte de Tobolsk à Sabanaka sept vieux verstes, qui en font environ douze nouveaux. Nous allâmes droit à la maison des nouveaux mariés ; nous fûmes conduits, avec d’autres étrangers qui avaient eu la même curiosité que nous, dans une chambre particulière où l’on avait rangé des chaises pour nous recevoir. Nous y trouvâmes les bancs larges et bas que nous avions vus jusqu’à présent dans toutes les chambres tartares ; ils étaient couverts de tapis. La table avait aussi son tapis ; on y avait servi un gâteau et des fruits secs. En arrivant dans la chambre, on nous présenta de l’eau-de-vie à la manière russe, et ensuite du thé. On nous prévînt qu’on avait rassemblé à Tobolsk quelques chevaux qui viendraient en course pour disputer les prix. C’est un ancien usage dans toutes les noces tartares de donner le spectacle de ces courses avant de commencer la noce. Or, afin qu’il se trouve toujours des cavaliers et des chevaux pour les courses, il y a des prix proposés, tant de la part du marié que du côté de la mariée, et le plus considérable est adjugé à celui qui atteint le premier but. Le prix donné par le marié était une pièce de kamka rouge, une peau de renard, une pièce de cham vert, une pièce de tschandar (ces deux dernières étoffes sont de coton, et tirées de la Kalmoukie), et une peau rousse de cheval. De la part de la mariée, il y avait une pièce de daréi, étoffe de Boukharie, rayée rouge et blanche, moitié soie et moitié coton ; une peau de loutre, une pièce de kitaïka rouge, et une peau rousse de cheval ; ce qui faisait en tout dix prix destinés pour les dix meilleurs coureurs. Ces prix étaient attachés à de longues perches, et étalés devant la maison des mariés.

» Vers les 11 heures, on vit arriver trois cavaliers. C’étaient de jeunes garçons russes, qui remportèrent les trois premiers prix. Quelque temps après, il en arriva plusieurs autres, qui étaient presque tous de jeunes Tartares où de jeunes Russes. Les prix furent donnés aux dix premiers ; mais nous apprîmes qu’on les distribuait quelquefois avec un peu de partialité, et qu’ici particulièrement il y avait eu de la faveur. À peu de distance de ces prix il y avait deux tables, sur chacune desquelles était un instrument de musique tartare, consistant en un vieux pot couvert d’un cuir bien tendu, sur lequel on frappait comme sur un tambour. Cette musique n’était pas merveilleuse : cependant il y avait une si grande foule de Tartares empressés de l’entendre qu’on avait de la peine à en approcher.

» Après la distribution des prix, nous passâmes dans la chambre du marié, qui était dans la cour de la maison où demeurait la future. Cette chambre était remplie de gens qui se divertissaient à boire. Deux musiciens tartares étaient de la fête : l’un avait un simple roseau percé de trous, avec lequel il rendait différens sons ; l’embouchure de cette espèce de flûte était entièrement cachée dans sa bouche : l’autre raclait un violon ordinaire. Ils nous jouèrent quelques morceaux qui n’étaient pas absolument mauvais : nous fumes surtout attentifs à la chanson ou romance d’Yermak, qu’ils nous assurèrent avoir été faite dans le temps que ce guerrier conquit la Sibérie, et que leurs ancêtres furent soumis à la domination russe.

» De là nous repassâmes dans la première chambre, d’où nous vîmes le marié, conduit par ses paranymphes et par ses parens, faire trois fois le tour de la cour. Lorsqu’il passa la première fois devant la chambre de la mariée, on jeta des fenêtres de celle-ci des morceaux d’étoffe que le peuple s’empressa de ramasser. Le marié avait une longue veste rouge, avec des boutonnières d’or. Son bonnet était brodé en or, et de la même couleur. De la cour il se rendit dans une chambre, où l’agouns (prêtre égal en dignité à un évêque), deux abouss, ou abiss, et deux hommes qui représentaient les pères du marié et de la mariée, étaient assis sur un banc. Il y avait dans cet endroit une grande foule de spectateurs accourus pour voir la cérémonie. Les deux paranymphes entrèrent dans la chambre avant le marié, et demandèrent à l’agouns si la cérémonie se ferait. Après sa réponse, qui fut affirmative, le marié entra : les paranymphes lui demandèrent si lui N. N. pourrait obtenir N. N. pour femme. Là-dessus, l’abiss envoya chez la mariée pour avoir la réponse. Son consentement étant arrivé, et les pères et mères des futurs conjoints ayant aussi donné le leur, l’agouns récita au marié les lois du mariage, dont la principale était qu’il ne prendrait jamais d’autre femme sans le consentement de celle qu’on allait lui donner. À toutes ces formalités, le marié gardait un profond silence ; mais les paranymphes promirent qu’il ferait tout ce qu’on exigerait de lui. L’agouns, pour lors, donna sa bénédiction, et il finit la cérémonie par un éclat de rire, qui fut imité par plusieurs des assistans. Pendant tout ce temps les parens et les amis du marié apportaient des pains de sucre pour présens de noce. Après la bénédiction nuptiale, on cassa ces pains en plusieurs morceaux : on sépara les gros des petits, et on les mit séparément sur des assiettes. Les plus gros furent distribués au clergé, et les autres aux assistans ; nous eûmes chacun environ deux onces de sucre. On quitta cette chambre pour s’aller mettre à table, et nous fûmes servis dans l’endroit où l’on nous avait reçus d’abord. Le repas était composé de riz, de pois, de bœuf et de mouton. À une heure après midi, nous nous retirâmes, et nous revînmes à Tobolsk. Nous sûmes depuis que la noce avait duré trois jours, pendant lesquels on n’avait cessé de boire et de manger.

» Nous ne vîmes rien de remarquable à Tobolsk, jusqu’au 14 avril, jour que finit le carême. Les cérémonies de Pâques, usitées chez les Russes parmi le peuple, sont ici les mêmes. Le 15, nous eûmes à peu près le même spectacle qu’on nous avait donné à Catherinembourg, si ce n’est qu’il se fit en plein jour. Ce fut la représentation d’une pieuse farce, toute semblable à nos anciens mystères, et distribuée en trois actes.

» Il y eut ce même jour à Tobolsk une autre solennité dont M. Muller fut témoin. À une verste de la ville, il était entré dans une maison située sur une éminence, et qui paraissait ne contenir qu’une seule chambre. Il y descendit par quelques marches basses, et il y trouva beaucoup de cercueils remplis de corps morts, et qu’on pouvait aisément ouvrir. Ce sont des cadavres de gens qui sont morts de mort violente, ou sans sacremens, et qui ne peuvent pas être enterrés avec ceux qui les ont reçus, ou dont la mort a été naturelle. Près de ces bières, il y avait un grand concours de monde, soit parens des morts, soit inconnus, qui venaient prendre congé des défunts : « Car, disent-ils, quoique nous ne soyons pas parens, les morts peuvent dire un mot en notre faveur. » Ce n’est pas qu’ils croient que ceux qui ne sont pas morts dans les règles ne puissent pas être sauvés : ces morts, selon les dévots de Tobolsk, ne restent pas au-delà d’un an dans cet état ; et quelques-uns même n’ont pas si long-temps à attendre. Suivant cette opinion, tout ce qui meurt dans l’année, entre les deux jeudis antérieurs à celui qui précède les fêtes de la Pentecôte, reste sans être inhumé jusqu’à ce dernier jeudi ; et est gardé dans ce magasin de morts. S’il arrive que quelqu'un meure le jeudi même, il faut qu’il attende une année entière sans être enterré : si au contraire il ne meurt qu’un seul jour avant, il l’est dès le lendemain. Ce jeudi est appelé toulpa en langue russe ; mais la plupart le nomment sedmik, parce que, depuis le jeudi-saint jusqu’à celui-ci, il y a sept semaines. Ce même jour, l’archevêque de Tobolsk fait une procession solennelle avec son clergé jusqu’à cette maison ; et, après avoir récité quelques prières, il absout les morts des péchés dont ils se sont rendus coupables par leurs négligences, ou qu’ils n’ont pu expier à cause de leur mort subite.

» La semaine de Pâques se passa gaiement en visites respectives. La populace la célébra par beaucoup de divertissemens à sa mode ; mais ces extravagances n’approchaient pas à beaucoup près de celles qui se firent dans la semaine du beurre. C’est là principalement le temps des débauches avec les femmes, qui cependant ne sont pas rares tout le reste de l’année en cette ville. Je n’ai vu dans aucun lieu du monde autant de gens sans nez qu’à Tobolsk. Le froid ne peut pas en être la cause, puisqu’il n’y fait pas plus froid qu’à Pétersbourg, où ces accidens sont beaucoup plus rares. Il est donc assez vraisemblable qu’ici la perte du nez est un des fruits ordinaires de maladies qui sont très-communes dans cette ville. On le conçoit d’autant plus aisément, que, pour toute la garnison, il n’y a qu’un seul chirurgien, et qu’il n’est pas obligé d’administrer gratuitement ses remèdes aux habitans ; d’où il arrive que les pauvres restent sans secours pour ces maladies, qui doivent être plus funestes dans les climats où le froid rend la transpiration difficile.

» Tobolsk, capitale de la Sibérie, est située sur l’Irtich, par 58 degrés 12 minutes de latitude. Elle est divisée en ville haute et en ville basse. La ville haute est sur la rive orientale de l’Irtich ; la basse occupe le terrain qui est entre la montagne et la rivière. Elles ont l’une et l’autre un circuit considérable ; mais toutes les maisons sont bâties de bois. Dans la ville haute, qu’on appelle proprement la ville, est la forteresse, qui forme presqu’un carré parfait, et qui a été construite par le gouverneur Gagarin. Elle renferme un bazar bâti de pierre, la chancellerie de la régence et le palais archiépiscopal. Près de la forteresse est la maison du gouverneur. Outre le bazar, il y a dans la haute ville encore un marché pour les denrées et pour toutes sortes de menues marchandises.

» La ville haute a cinq églises, dont deux construites de pierres, enclavées dans la forteresse, et trois bâties de bois, outre un couvent. La ville basse a sept paroisses, et un couvent bâti en pierre.

» La ville haute a l’avantage de ne point être sujette aux inondations ; mais elle a une grande incommodité, en ce qu’il y faut faire monter toute l’eau dont elle a besoin. L’archevêque seul a un puits profond de trente brasses, qu’il a fait creuser à grands frais, mais dont l’eau n’est à l’usage de personne hors de son palais. La ville basse a l’avantage d’être proche de l’eau, mais elle est sujette à des inondations.

» On nous dit à Tobolsk que cette ville essuie tous les dix ans une inondation qui la met sous l’eau. En effet, l’année précédente (1733), non-seulement la ville, mais tous les lieux bas des environs, jusqu’à Tioumen, étaient inondés.

» Je n’ai pas trouvé d’endroit où l’on voie autant de vaches qu’on en rencontre à Tobolsk. Elles courent les rues, même en hiver ; de quelque côté que l’on tourne, on voit des vaches, mais bien plus encore en été et dans le printemps.

» La ville de Tobolsk est fort peuplée, et les Tartares font près du quart des habitans. Les autres sont presque tous des Russes, ou exilés pour leurs crimes, ou enfans d’exilés. Comme ici tout est à si grand marché, qu’un homme d’une condition médiocre peut vivre avec un modique revenu de dix roubles par an, la paresse y est excessive. Quoiqu’il y ait des ouvriers de tous métiers, il est très-difficile d’obtenir quelque chose de ces gens-là ; on n’y parvient guère qu’en usant de contrainte et d’autorité, ou en les faisant travailler sous bonne garde. Quand ils ont gagné quelque chose, ils ne cessent de boire jusqu’à ce que, n’ayant plus rien, ils soient forcés par la faim à revenir au travail. Le bas prix du pain cause en partie ce désordre, et fait que les ouvriers ne pensent pas à épargner ; deux heures de travail leur donnent de quoi vivre une semaine et satisfaire leur paresse.

» Du gouverneur de Tobolsk dépendent tous les vayvodes de Sibérie ; il ne peut pas cependant les destituer, ni les choisir lui-même ; mais il est obligé de les recevoir tels qu’on les lui envoie de la chancellerie de Sibérie, qui réside à Moscou. Il reçoit, ainsi que les sous-gouverneurs et les autres officiers de la chancellerie, des appointements de sa majesté impériale. Il y a deux secrétaires à la chancellerie de ce gouvernement qui sont perpétuels, quoiqu’on change les gouverneurs. Ces secrétaires, par cette raison, sont fort considérés ; les grands et les petits recherchent leur protection, et ils gouvernent presque despotiquement toute la ville.

» Le gouverneur célèbre toutes les fêtes de la cour : il fait inviter ces jours-là tous ceux qui sont au service de l’impératrice, et même tous les négocians de la ville. Tout ce qu’il y avait à Tobolsk de personnes destinées pour le voyage de Kamtschatka reçut de pareilles invitations. Nous étions toujours placés à la même table avec l’archevêque, les archimandrites, quelques autres ecclésiastiques d’un ordre inférieur, et les officiers de la garnison. Le dîner était servi à la manière russe ; on y buvait beaucoup de vin du Rhin et de vin muscat. Ordinairement après le dîner, hors le temps du carême, on dansait jusqu’à sept ou huit heures du soir ; d’autres fumaient, jouaient au trictrac, ou s’amusaient à d’autres jeux.

» Ces repas, quelque multipliés qu’ils soient, ne sont rien moins que ruineux, car aucun des négocians ne quitte la table sans laisser un demi-rouble ou un rouble, et c’est à qui fera mieux les choses.

» Les Tartares établis dans cette ville descendent en partie de ceux qui l’habitaient avant la conquête de la Sibérie, et en partie des Boukhariens, qui s’y sont introduits peu à peu avec la permission des czars, dont ils ont obtenu certains priviléges. Ils sont en général fort tranquilles, et vivent du commerce ; mais point de métiers parmi eux : ils regardent l’ivrognerie comme un vice honteux et déshonorant. Ceux d’entre eux qui boivent de l’eau-de-vie sont fort décriés dans la nation. Je n’eus point d’occasion de voir leurs cérémonies religieuses. Ils sont tous mahométans, et peuvent avoir autant de femmes qu’ils veulent ; mais, comme ils demeurent avec des chrétiens, ils en prennent rarement plus d’une.

» Les Tartares font leurs prières au lever et au coucher du soleil, ainsi que chaque fois qu’ils mangent. Je demandai un jour à un Tartare qui faisait son action de grâces après le repas pourquoi, à la fin de ses prières, il passait la main sur sa bouche. Il me répondit par cette autre question : Pourquoi joignez-vous les mains en priant ?

» Les Tartares ne changent pas aisément de religion : on en a cependant baptisé quelques-uns ; mais ces prosélytes sont fort méprisés dans leur nation.Ceux qui s’appellent les vrais croyans leur reprochent qu’ils ne changent de religion que par goût pour l’ivrognerie, ou pour se retirer de l’esclavage. Cette dernière raison paraît la plus vraisemblable.

» Le temps de notre départ approchait ; nous avions fait préparer deux doschtschennikes, où l’on avait réuni toutes les commodités possibles. Un doschtschennike est un bâtiment qu’on peut regarder comme une grande barque couverte : lorsqu’il est destiné à remonter les rivières, il a un gouvernail ; mais ceux qui les descendent ont, au lieu de gouvernail, une grande et longue poutre devant et derrière, comme les bâtimens du Volga. Dans chacun de ces bâtimens il y avait vingt-deux manœuvriers, tous Tartares : chacun était en outre muni de deux canons et d’un canonnier. Nous nous embarquâmes, et nous remontâmes l’Irtich.

» Au delà de l’embouchure du Tara, qui se jette dans l’Irtich, nous avions à la rive orientale la steppe ou le désert des Tartares Barabins ; et à l’occidentale, celui des Cosaques. Ainsi nous fîmes faire bonne garde : nous n’avions rien à craindre des premiers, qui sont soumis à l’empire russe ; mais le désert des Cosaques est très-dangereux ; car du bord de l’Irtich on peut arriver en trois jours jusqu’à la Casakhiahorda, horde de Cosaques ainsi nommée par les Russes, qui court de temps en temps ce désert, et qui s’est rendue redoutable. Ces Cosaques tuent ordinairement tous les hommes qu’ils rencontrent, et emmènent les femmes. Ils traitent les Tartares un peu plus doucement que les Russes ; ils les font marcher avec eux quelques pas, puis les dépouillent, les maltraitent, et les laissent aller ; autrefois ils se contentaient d’emmener les Russes en captivité ; j’en ai vu plusieurs qui en étaient sortis, et qui ne se lassent point de parler des cruautés qu’on leur avait fait souffrir.

» Jusque là notre navigation sur l’Irtich, à la lenteur près, et malgré les inconvéniens dont je viens de parler, ne pouvait être plus heureuse. Nous n’avions qu’à nous louer des manœuvriers que nous avions pris à Tobolsk. C’étaient tous gens tranquilles, officieux, pleins de bonne volonté. Nous étions touchés de voir ces pauvres gens travailler sans un moment de relâche, sans un instant de repos la nuit, et pourtant sans le moindre murmure. L’accident qui arriva à notre bâtiment nous fit encore mieux connaître toute la bonté de ces Tartares : nous avions dans notre bâtimeut une provision considérable de cochon fumé ; on sait que cette viande est en horreur aux Tartares, et qu’ils n’osent seulement pas la toucher : cependant notre navire ayant fait eau, comme il fallait que le bâtiment fût promptement déchargé, nous les vîmes, avec des mains tremblantes, aider à porter cette viande à terre. Une autre fois un cochon de lait étant tombé dans l’eau, un de nos Tartares s’y jeta sur-le-champ, nagea après l’animal et le rapporta. Nous avons aussi vu des marques de l’amitié qu’ils ont les uns pour les autres : il était souvent arrivé que trois ou quatre Tartares étaient obligés, soit en nageant, soit en marchant dans l’eau, de prendre les devans pour sonder la profondeur et empêcher nos bâtimens d’échouer sur les bancs de sable. Un jour, un de ces travailleurs qui, contre l’ordinaire des Tartares, ne savait pas bien nager, fut embarrassé dans un endroit profond, et près de se noyer ; ses camarades le voyant en danger, trois ou quatre d’entre eux se jetèrent à l’eau et le sauvèrent. Nous ne nous sommes jamais aperçus qu’ils nous aient volé la moindre chose. Leur probité est connue partout ; aussi n’exige-t-on d’eux aucun serment ; ils n’en connaissent pas même l’usage : mais, lorsqu’ils ont frappé dans la main, en promettant quelque chose, on peut être plus sûr de leur foi que de tous les sermens de la plupart des chrétiens. Ils sont de plus très-religieux ; je ne les ai jamais vus manger sans avoir fait leur prière à Dieu avant et après le repas. Ils ne levaient jamais la voile sans demander à Dieu, par des exclamations en leur langue, sa bénédiction pour notre voyage.

» Ces Tartares sont presque tous maigres, secs, fort bruns, et ont les cheveux noirs : ils sont grands mangeurs, et quand ils ont des provisions, ils mangent quatre fois le jour : leur mets ordinaire est de l’orge qu’ils font un peu griller, et qu’ils appellent kourmatsch ; ils la mangent ainsi presque crue, ou, quand ils veulent se régaler, ils la font griller encore une fois avec un peu de beurre. De toutes les viandes, celle qu’ils aiment le mieux est la chair de poulain. Ils furent obligés avec nous de se contenter de ce que nous pouvions leur donner ; mais ils n’étaient point délicats. Je les ai souvent vus mettre sur le feu des morceaux de viande toute pourie qu’ils mangeaient de très-bon appétit.

» Nous n’eûmes dans tout ce voyage par eau qu’une seule incommodité à laquelle il ne fut pas possible de trouver le moindre remède ; c’étaient les cousins, dont il y a des quantités prodigieuses dans tous les endroits où nous passâmes. Ils s’attachent à toutes les parties du corps qui sont découvertes ; ils pénètrent avec leur trompe jusque dans la peau, en sucent le sang jusqu’à ce qu’ils en soient rassasiés, et s’envolent ensuite. Si on les laisse faire, ils couvrent entièrement la peau, et causent des douleurs insupportables. On m’a même assuré qu’à Ilimsk, ils tourmentent quelquefois si cruellement les vaches, qu’elles en tombent mortes. Le cousin des bords de l’Irtich est d’une espèce très-délicate ; on ne peut guère le toucher sans l’écraser ; et si on l’écrase sur la peau, il y laisse son aiguillon, ce qui rend la douleur encore plus sensible. Sa piqûre fait enfler la peau aux uns, et à d’autres ne fait que des taches rouges, telles qu’en font naître les orties. Le moyen usité dans le pays pour s’en garantir est de porter une sorte de bonnet fait en forme de tamis, qui couvre toute la tête, et qui n’ôte pas entièrement la liberté de la vue. On met autour des lits des rideaux d’une toile claire de Russie. Nous employâmes ces deux moyens, mais nous trouvâmes de l’inconvénient à l’un comme à l’autre. Le premier causait une chaleur incommode qui se faisait sentir à la tête, et devenait bientôt insupportable. L’autre moyen nous parut d’abord sans effet : nos lits étaient assiégés de cousins, et nous ne pouvions pendant la nuit fermer l’œil. Lorsqu’il pleuvait un peu, ou que le temps étaient couvert, les cousins redoublaient de fureur ; on ne se garantissait les mains et les jambes qu’en mettant des bas et des gants de peau. Les cousins sont en bien plus grande quantité sur les bords de l’eau que sur les bâtimens, et quelque chose qu’on fasse, on en est toujours couvert. Je risquai un jour d’aller sur le rivage ; je ne puis exprimer tout ce que je souffris : mes mains et mon visage furent aussitôt remplis de petites pustules qui me causaient une démangeaison continuelle : je regagnai vite le bâtiment, et je me soulageai bientôt en me lavant avec du vinaigre. Nous nous aperçûmes à la fin que les cousins qui nous tourmentaient la nuit ne venaient pas à travers les rideaux, mais qu’ils montaient d’en bas entre les rideaux et le lit. Il était aise de leur ôter ce passage ; nous arrêtâmes les rideaux dans le lit, et nous n’étions plus interrompus dans notre sommeil. Pour pouvoir tenir pendant le jour dans nos cabanes, il fallait y faire une fumée continuelle. Le mal était moindre quand il faisait du vent ; il ne fallait alors qu’ouvrir les fenêtres. Les cousins ne supportent pas le vent, et comme il y en avait toujours un peu sur le pont, ils étaient dispersés. Quand il faisait froid, il n’y avait plus de cousins ; ils restaient dans les bâtimens, attachés aux murs et comme morts ; mais la moindre chaleur les faisait revivre.

» À deux journées d’Yamouscheva, nous cessâmes notre navigation, et nous montâmes à cheval avec une petite suite : notre chemin traversait directement la steppe, qui est partout fort unie.

» Nous eûmes beaucoup à souffrir jusqu’à Yamouscheva ; la chaleur était devenue si forte, que nous pensâmes périr ; il faisait à la vérité du vent, mais il était aussi chaud que s’il fût sorti d’une fournaise ardente. Nous n’avions pas dormi depuis près de trente-sis heures ; le sable et la poussière nous ôtaient la vue, et nous arrivâmes très-fatigués, à une heure après midi, à Yamouscheva. Là nous sentîmes encore à notre arrivée la chaleur si vivement, que nous désespérions de pouvoir la supporter davantage. Tout ce qu’on nous servait à table, quand nous prenions nos repas, était plein de sable que le vent y portait. La chambre n’avait point de fenêtres, il n’y avait que des ouvertures pratiquées dans la muraille, et c’était par là que le vent nous charriait ce sable incommode. Il me prit envie de me baigner, et je m’en trouvai bien ; je me sentis tout à la fois rafraîchi et délassé. En rentrant à notre logis, j’entendis le tambour de la forteresse qui donnait le signal du feu. Nous apprîmes qu’il était dans la steppe, et qu’il y faisait du ravage. Le vent chassait la flamme avec violence vers la forteresse. Nous montâmes aux ouvrages des fortifications, et nous vîmes, en plusieurs endroits du désert, des feux qui répandaient une grande lumière. L’officier qui commandait dans la forteresse n’était pas fort à son aise, car le feu le plus proche n’était pas éloigné de lui de plus de cinq verstes. Toutes les femmes du lieu furent commandées pour porter chacune, en cas d’accident, une mesure d’eau dans la maison, et quelques hommes furent occupés à creuser des fossés pour empêcher la communication du feu de ce côté-là. Ces précautions furent inutiles : Le feu s’éteignit en quelque façon de lui-même. La steppe ressemble à une terre labourée où il n’y que du chaume ; l’herbe aride y brûle très-vite. Tous ce qui se trouve combustible brûle de suite, et de proche en proche ; mais dans ces steppes, outre les routes fort battues et les lacs, il y a au printemps quantité d’endroits marécageux, et en été beaucoup d’endroits secs où il ne croît point du tout d’herbe. Ainsi, dans tous ces endroits le feu s’arrête de lui-même sans pouvoir aller plus loin, et s’éteint faute d’aliment. Les incendies des steppes ne sont point rares : nous en avons vu plusieurs, et les habitans des environs assurent qu’on en voit presque tous les ans. On indique deux causes de ces incendies : la première vient des voyageurs, qui font du feu dans les endroits où ils s’arrêtent pour faire manger leurs chevaux, et qui, en s’en allant, n’ont pas soin de l’éteindre. L’autre cause vient des fréquens orages, et s’attribue au feu du ciel ; mais elle a lieu bien pins rarement.

» Le lendemain de notre arrivée à Yamouscheva, nous nous rendîmes, avec peu de suite, au fameux lac salé, dont la forteresse a pris son nom, et qui est éloigné de six verstes à l’est. Ce lac est une merveille de la nature ; il a neuf verstes de circonférence, et est presque rond ; ses bords sont couverts de sel, et le fond est tout rempli de cristaux salins. L’eau en est extrêmement salée ; et quand le soleil y donne, tout le lac paraît rouge comme une belle aurore. Le sel qu’il produit est blanc comme la neige, et se forme tout en cristaux cubiques : il y en a une quantité si prodigieuse, qu’en très-peu de temps on pourrait en charger beaucoup de vaisseaux, et que dans les endroits où l’on en a pris une certaine quantité, on en retrouvé de nouveau cinq ou six jours après. Les provinces de Tobolsk et d’Yeniséik en sont abondamment fournies, et ce lac suffirait encore à la fourniture de cinquante provinces semblables. La couronne s’en est réservé le commerce, comme celui de toutes les autres salines. À peu de distance de ce lac, sur une colline assez élevée, est un corps-de-garde de dix hommes, qui sont postés là pour prendre garde que personne, excepté ceux qui sont autorisés par la couronne, n’emporte du sel. Ce sel, au reste, est d’une qualité supérieure ; rien n’approche de sa blancheur, et l’on n’en trouve nulle part qui sale aussi bien les viandes. »

Nos voyageurs continuent leur route sur les bords de l’Irtich, tandis que leurs bâtimens, chargés de provisions, les suivent sur la rivière.

« Le 23 août, nous allâmes à Kolyvankagora. C’est au pied de cette montagne qu’on a construit, en 1728, la première fonderie avec un ostrog : on n’en voit plus que les ruines, parce qu’elle a été abandonnée pour être transportée l’année suivante dans un lieu plus convenable, où elle est aujourd’hui.

» En 1725, quelques paysans fugitifs, étant venus s’établir sur l’Obi, apportèrent à un particulier russe, nommé Dimidoff, plusieurs échantillons de mines de cuivre qu’ils avaient trouvés dans ces cantons en chassant. Dimidoff, ayant obtenu du collége des mines la permission de faire fouiller et de bâtir des fonderies, fit de nouvelles recherches, et construisit la Savoda ou fonderie de Kolyvantagora ; elle est située dans les montagnes, et a pour défense un fortin de quatre bastions, entouré d’un rempart de terre et d’un fossé. C’est la résidence des officiers et des ouvriers qui travaillent aux mines. La plupart de ceux-ci sont des paysans de différens cantons, qui viennent ici pour gagner la capitation qu’ils sont tenus de payer à la couronne ; c’est pourquoi, après avoir gagné cet argent, ils s’en retournent presque tous chez eux ; ce qui ralentit beaucoup le travail des mines. L’entrepreneur, pour y remédier, a établi quelques villages ; mais ils fournissent à peine quarante ou cinquante hommes, lorsqu’il en faudrait au moins huit cents. Il y a pour la sûreté du lieu cent hommes à cheval.

» Le 2 septembre, nous arrivâmes sur les bords de l’Obi ; nous nous y embarquâmes, sur un gros bâtiment, avec nos bagages nos instrumens et nos ustensiles. L’Obi, l’un des plus grands fleuves de la Sibérie, a sa source dans le pays des Mongols ; il est formé de deux grandes rivières, nommées Bija et Katouna : il ne prend le nom d’Obi qu’à leur confluent qui se fait à Bisk. C’est depuis cette forteresse que les bords de l’Obi sont habités, et ses rivages sont bordés de quantité de slobodes. Bisk est une forteresse de frontière contre les Kalmouks : on voyage avec tant de sûreté dans ce pays-là, qu’on n’a pas besoin d’escorte.

» Il faut remarquer en passant que la plupart des villages de Sibérie tirent leur nom des paysans qui les ont bâtis : très-peu portent le nom du ruisseau sur lequel ils sont situés. À Oulibert, nous étions logés chez le fondateur même du village. Nous lui demandâmes son nom ; il s'appelait Kolesnikoff, mot russe, qui signifie en général un faiseur de roues, et qui désignait particulièrement un faiseur de roues à moulin : en sorte que ce paysan portait le nom de son métier. Cet homme était assez bon railleur ; il s’aperçut bientôt que nous étions étonnés que son village ne s’appelât point de son nom Kolesnikoff. « Les habitans, nous dit-il, sont des coquins trop glorieux pour me faire cet honneur de mon vivant. »

» Le 11, après avoir passé le Tom sur des radeaux, nous arrivâmes le soir à Kousnetzk, où nous employâmes notre séjour à satisfaire notre curiosité sur les Tartares du pays.

» Le 16, nous allâmes à trois verstes de la ville, dans un village habité par des Éleuths. Leur religion n’a point de forme certaine, et il paraît qu’ils ne savent guère eux-mêmes ce qu’ils croient : ils rendent pourtant un culte à Dieu, mais bien simple ; ils se tournent tous les matins vers le soleil levant, et prononcent cette courte prière « Ne me tue pas. »

» Nous avions appris que plusieurs Tartares, établis sur les rivières de Kondoma et de Mrasa, savaient extraire le fer du minerai par la fonte, et que même on n’avait dans ce lieu d’autre fer que celui qui venait des Tartares. Cela nous donna l’envie de voir leurs fonderies, qui n’étaient pas fort éloignées. Nous choisîmes la plus prochaine qu’on nous avait indiquée dans le village de Gadœva, et nous envoyâmes quelqu’un les avertir de notre arrivée, afin qu’ils tinssent tout prêt.

» Nous partîmes dès le matin, et, après avoir traversé plusieurs villages russes et tartares, et passé deux fois la Kondoma, nous trouvâmes sur le bord de cette rivière le village de Gadœva. Notre premier soin fut de chercher une fonderie de fer ; mais nous ne remarquions aucun bâtiment d’une apparence différente des autres. On nous conduisit enfin dans une yourte ou maison, et dès l’entrée nous vîmes le fourneau de fonte ; nous conçûmes même à sa structure que, pour un pareil fourneau, on n’avait pas eu besoin de construire une yourte particulière, et qu’elles pouvaient toutes également être propres à cet usage. Les travaux de la fonte n’empêchaient pas même les ouvriers d’habiter la même yourte. Le fourneau était à l’endroit où l’on fait ordinairement la cuisine, et la terre y était un peu creusée. Le creux, qui, dans toutes les yourtes tartares, sert pour la cuisine, faisait une des principales parties du fourneau. Un chapiteau d’argile ou de terre-glaise, de forme conique, d’environ un pied de diamètre, qui allait en se rétrécissant par en haut, composait, avec un trou creusé dans la terre, tout le fourneau. Deux Tartares font ici toute la besogne : l’un apporte alternativement du charbon et du minerai pilé, dont il remplit le fourneau ; l’autre a soin du feu, et fait agir deux soufflets appliqués au fourneau. À mesure que les charbons s’affaiblissent, on fournit de nouvelle matière et de nouveaux charbons ; ce qui continue jusqu’à ce qu’il y ait dans le fourneau environ trois livres de minerai ; ils n’en peuvent pas fondre davantage à la fois. Des trois livres de minerai, ils en tirent deux de fer, qui paraît encore fort impur, mais qui cependant est fort bon. En une heure et demie nous avions tout vu.

» Pendant qu’on s’occupait à fondre, nous fîmes chercher le khan du lieu pour nous faire voir ses sortiléges, ce qu’ils appellent faire le kamlat. Il se fit apporter son tambour magique, qui avait la forme d’un tamis, ou plutôt d’un tambour de basque ; il battait dessus avec une seule baguette. Le khan, tantôt marmottait quelques mots tartares, et tantôt grognait comme un ours ; il courait de côté et d’autre, puis s’asseyait, faisait d’épouvantables grimaces et d'horribles contorsions de corps, tournant les yeux, les fermant, et gesticulant comme un insensé. Ce jeu ayant duré un quart d’heure, un homme lui ôta le tambour, et le sortilége finit. Nous demandâmes ce que tout cela signifiait ; il répondit que, pour consulter le diable, il fallait s’y prendre de cette manière : que ce pendant tout ce qu’il avait fait n’était que pour satisfaire notre curiosité, et qu’il n’avait pas encore parlé au diable. Par d’autres questions nous apprîmes que les Tartares ont recours au khan lorsqu’ils ont perdu quelque chose, ou lorsqu’ils veulent avoir des nouvelles de leurs amis absens. Alors le khan se sert d’un paquet de quarante-neuf morceaux de bois gros comme des allumettes ; il en met cinq à part et joue avec les autres, les jetant à droite et à gauche avec beaucoup de grimaces et de contorsions, puis il donne la réponse comme il peut. Le khan fait accroire à ces bonnes gens que par ces conjurations il évoque le diable qui vient toujours du côté de l’occident et en forme d’ours, et il lui révèle ce qu’il doit répondre. Il leur fait entendre qu’il est quelquefois maltraité cruellement par le diable, et tourmenté jusque dans le sommeil. Pour mieux les convaincre de son intelligence avec le diable, il fait semblant de s’éveiller en sursaut, en criant comme un possédé. Nous lui demandâmes pourquoi il ne s’adressait pas plutôt à Dieu, qui est la source de tout bien. Il répondit que ni lui ni les autres Tartares ne savaient rien de Dieu, sinon qu’il faisait du bien à ceux mêmes qui ne l’en priaient pas ; que par conséquent ils n’avaient pas besoin de l’adorer : qu’au contraire ils étaient obligés de rendre un culte au diable, afin qu’il ne leur fît point de mal, parce qu’il ne songeait continuellement qu’à en faire. Ces Tartares, sur ces beaux principes, font des offrandes au diable, et brassent souvent de gros tonneaux de bière qu’ils jettent en l’air, ou contre les murs, pour que le diable s’en accommode. Quand ils sont près de mourir, toute leur inquiétude et leur frayeur, c’est que leur âme ne soit la proie du diable. Le khan est alors appelé pour battre le tambour, et pour faire leurs conventions avec le diable, en le flattant beaucoup ; ils ne savent pas ce que c’est que leur âme, ni où elle va ; ils s’en embarrassent même fort peu, pourvu qu’elle ne tombe point entre les mains du diable. Ils enterrent leurs morts, ou les brûlent, ou les attachent à un arbre pour servir de proie aux oiseaux.

» Ils fabriquent eux-mêmes avec le fer dont on vient de parler les instrument de labour dont ils se servent. Ces instrumens consistent en un seul outil qui a la forme d’un demi-cercle fort tranchant, et dont le manche fait avec le fer un angle droit. Ils travaillent avec cet outil dans les champs comme on travaille dans nos jardins avec la houe, et n’entament, en labourant, la terre qu’à la profondeur de quelques pouces. Pour faire leur farine, ils broient le grain entre deux pierres.

» M. Muller fit tout ce qu’il put pour obtenir d’eux le tambour magique. Le khan en marqua beaucoup de tristesse ; et comme on répondait à toutes les défaites qu’il cherchait pour ne s’en pas dessaisir, tout le village nous pria de ne pas insister davantage, parce qu’étant privés de ce tambour, ils seraient tous perdus, ainsi que leur khan. Ces belles raisons ne servirent qu’à nous faire insister encore davantage, et le tambour nous fut remis. Le khan, par une ruse tartare, pour fasciner les yeux de ses gens, et leur diminuer le regret de cette perte, avait ôté quelques ferremens de l’intérieur du tambour.

» Kousnetzk est dans un pays autrefois habité par les Tartares, qui, se trouvant trop resserrés du côté de la Russie, se sont retirés peu à peu vers la frontière des Kalmouks. Cette ville est située sur la rive orientale du Tom : elle se divise en trois parties, qui sont la haute, la moyenne et la basse ville. Les deux premières sont situées sur la partie la plus haute de la rive ; la ville basse est dans une plaine qui s’étend de l’autre côté : c’est la plus peuplée des trois. Dans la ville haute, il y a une citadelle de bois qui a une chapelle. La ville moyenne est décorée d’un ostrog, qui contient la maison du vayvode et la chancellerie. Le nombre des maisons, dans les trois villes, peut aller environ à cinq cents.

» Les habitans sont paresseux ; on a de la peine à trouver des ouvriers pour de l’argent. Le Tom est assez poissonneux ; cependant on ne voit point de poisson dans les marchés ; on n’y connaît point non plus le fruit : on n’y trouve que de la viande et du pain. Chacun cultive ici le blé dont il a besoin pour son pain ; c’est la seule occupation qu’aient les habitans. Leurs terres à blé sont toutes sur les montagnes, et non dans les vallées ; la raison qu’ils en donnent, c’est qu’il fait beaucoup plus froid dans les vallées que sur les hauteurs. On n’y connaît plus aucune espèce de gibier ; des habitans nous assurèrent que, quand on construisit cette ville, le canton fourmillait de zibelines, d’écureuils, de martres, de cerfs, de biches, d’élans et d’autres animaux ; mais qu’ils l’ont abandonné depuis, et qu’ils se sont retirés dans un pays inhabité, comme l’était celui-ci avant la fondation de Kousnetzk. La plupart des villes de Sibérie sont assez commerçantes ; mais celle-ci ne l’est nullement.

» Le jour de notre départ fixé, M. Muller prit la route par terre avec notre interprète et un interprète tartare ; moi je partis par eau sur le Tom avec le reste de la troupe et un interprète tartare. Malgré les obstacles de la navigation, le froid qui augmentait nous fit redoubler d’activité pour arriver à Tomsk le lendemain. J’y trouvai M. Muller qui y était arrivé dès le premier octobre.

» Les fondemens de cette ville ont été jetés sous le règne du czar Féodor Ivanovitz, vingt ans avant la construction de celle de Kousnetzk. Ce n’était d’abord qu’une forteresse pour contenir les peuples du voisinage ; mais ayant été soumis peu à peu, ils s’y sont rassemblés et ont formé une ville qui renferme dans son enceinte plus de deux mille maisons ; elle est, après Tobolsk, la plus considérable de la Sibérie ; l’Ouschaika la traverse, et se décharge au nord dans le Tom. On la divise en haute et basse ville. On y trouve les marchandises au même prix qu’à Pétersbourg, et tout ce qu’on peut désirer en fourrures non préparées.

» La situation de cette ville la rend plus propre au commerce qu’aucune autre du pays. On y arrive commodément pendant l’été par l’Irtich, l’Obi et le Tom. Par terre, la route d’Yeniseik et de toutes les villes de Sibérie, situées plus à l’est et au nord, passe par Tomsk. Non-seulement il arrive tous les ans une ou deux caravanes de la Kalmoukie, mais encore toutes celles qui vont de la Chine en Russie, et de la Russie à la Chine, prennent leur route par leur ville ; elle a de plus son commerce intérieur, dont les affaires sont sous la direction d’un magistrat particulier.

» Les vieux croyans ou non-conformistes (staravierzis) sont en grand nombre dans cette ville, et l’on prétend que toute la Sibérie en est remplie. Ils sont tellement attachés aux anciens usages, que, depuis la publication de la défense de porter des barbes, ils aiment mieux payer à la chancellerie cinquante roubles chaque année que de se faire raser. Un homme de notre troupe alla un jour se baigner chez un de ces staravierzis ou roskolschtschikes ; aussitôt qu’il fut sorti, le vieux croyant cassa tous les vases dont il s’était servi, ou qu’il avait seulement touchés.

» Leur indolence est telle, que, les bestiaux ayant été attaqués l’année dernière d’une maladie épidémique si considérable, qu’il ne resta que dix vaches et à peine le tiers des chevaux, aucun habitant ne chercha à y apporter du remède, fondés sur ce que leurs ancêtres n’en avaient point employé en pareil cas.

» Pendant notre séjour à Tomsk, nous fîmes connaissance avec un Cosaque assez intelligent, qui avait du goût pour les sciences. Nous fûmes d’autant plus charmés de cette découverte, que nous avions ordre d’établir des correspondances partout où nous le pourrions. Ainsi nous demandâmes à la chancellerie qu’on laissât à cet homme la liberté de faire des observations météorologiques. Nous l’instruisîmes et nous lui laissâmes les instrumens nécessaires, comme nous avions déjà fait à Casan, à Tobolsk et à Yamouscheva. Le dessein de l’académie des sciences était d’obtenir par là des observations sur la température de la Sibérie, afin de pouvoir calculer à peu près l’élévation du terrain de ce pays au-dessus du niveau de la mer.

» Lorsque l’archevêque de Tomsk arriva dans ces cantons, il fit chercher tous les habitans qu’on pouvait trouver : quelques-uns venaient de bonne volonté ; mais le plus grand nombre fut amené par les dragons qu’il avait avec lui. Comme tous ces Tartares demeurent le long du Tschouloum, rien n’était plus commode pour le baptême : car ceux qui ne voulaient pas se faire baptiser étaient poussés de force dans la rivière ; lorsqu’ils en sortaient, on leur pendait une croix au cou ; et dès-lors ils étaient censés baptisés. Pour que ces gens pussent persévérer dans la nouvelle religion, on construisit, dès l’année suivante, une église, à laquelle on attacha un pope russe ; mais ces Tartares n’ont pas la moindre connaissance de la religion chrétienne, ils croient que l’essentiel consiste, à faire le signe de la croix, à aller à l’église, à faire baptiser leurs enfans, à ne prendre qu’une femme, à faire abstinence de ce qu’ils mangeaient autrefois, comme du cheval et de l’écureuil, et à observer le carême des Russes. Au reste, on ne peut en exiger d’eux davantage, parce que les popes russes, qui devraient les instruire, ignorent leur langue, et ne peuvent s’en faire entendre.

» La petite-vérole faisait alors beaucoup de ravage dans le pays. Cette maladie n’y est point habituelle : dix années se passent quelquefois sans qu’on en soit incommodé ; mais, quand elle commence, elle dure deux ou trois ans sans interruption.

» La ville d’Yeniséik est située sur la rive gauche ou occidentale de l’Yeniséi, qui, en cet endroit, a une verste et demie de largeur. Ce fleuve a sa source dans le pays des Mongols ; et après un cours d’environ trois mille verstes, il se décharge dans la mer Glaciale. La ville est plus moderne que Kousnetzk : on n’y bâtit d’abord qu’un ostrog, comme dans la plupart des villes de Sibérie ; mais l’avantage de sa situation a contribué à son agrandissement : elle est beaucoup plus longue que large, et a environ six verstes de circonférence. Les bâtimens publics sont la cathédrale, la maison du vayvode, la vieille et la nouvelle chancellerie, un arsenal et quelques petites cabanes : le tout est enfermé dans un ostrog, qui reste encore du premier établissement, mais qui est presque tombé en ruine. La ville contient sept cents maisons de particuliers, trois paroisses, deux couvens, dont un de moines, et l’autre de religieuses, un magasin à poudre et un autre de munitions de bouche ; ces deux magasins sont entourés d’un ostrog particulier. Dans le couvent des moines réside l’archimandrite du lieu. Les habitans sont la plupart des marchands qui pourraient faire un bon commerce ; mais l’ivrognerie, la fainéantise et la débauche, corrompent tout.

» Ce que les voyageurs avancent du froid qu’on ressent en Sibérie n’est point exagéré : car à la mi-décembre il fut si violent, que l’air même paraissait gelé. Le brouillard ne laissait pas monter la fumée des cheminées. Les moineaux et autres oiseaux tombaient de l’air comme morts, et mouraient en effet, si on ne les portait sur-le-champ dans un endroit chaud. Les fenêtres, en dedans de la chambre, en vingt-quatre heures étaient couvertes de glaces de trois lignes d’épaisseur. Dans le jour, quelque court qu’il fût, il y avait continuellement des parhélies, et dans la nuit des parasélènes ou des couronnes autour de la lune. Le mercure descendit, par la violence du froid, à 120 degrés de Fahrenheit (40°), et plus bas par conséquent qu’on l’eût observé jusqu’alors dans la nature.

» Il y a dans le territoire d’Yeniséik deux portes d’Ostiakes, ceux de Narim et d’Yeniséi ; ensuite les Tongouses, qui demeurent sur le Tongouska et sur le Tschoun ; et enfin les Tartares d’Assan, qui habitent les bords de l’Oussolka et de l’Ona. Les Ostiakes et les Tartares d’Assan vivent dans la plus grande misère ; les premiers sont tous baptisés. Il ne restait plus qu’environ une douzaine de ces Tartares, dont à peine deux ou trois savaient leur langue. C’était autrefois une tribu très-considérable. Jusqu’à présent on n’a pu parvenir d’aucune façon à convertir les Tongouses à la religion chrétienne. Ils sont assez riches en bestiaux.

» Krasnoyarsk est plus moderne qu’Yéniséik ; c’est de Moscou qu’on est venu la bâtir. Elle est sur la rive gauche de l’Yeniséi ; à son extrémité coule le Kastcha, dont une embouchure est au-dessous de la ville.

» Les habitans sont, pour la plus grande partie, des Slouschivies, qu’on y avait établis par la nécessité de garantir ces cantons des incursions des Kirghis, qui venaient ravager les environs ; mais depuis quelques années ils se sont retirés vers le pays des Kalmouks. Depuis ce temps, les Slouschivies ont fait des courses sans aucun risque dans les environs du pays. Ils ont trouvé à travers les steppes un chemin assez droit depuis Krasnoyark jusqu’à Yakoutsk et Tomsk, qui est très-commode pour voyager, surtout en été, puisque les eaux et les fourrages s’y trouvent en abondance.

» Les Slouschivies mènent ici une vie fort agréable ; ils sont riches en chevaux et en bestiaux, qui ne leur coûtent pas beaucoup à nourrir. Ils les laissent paître sur les steppes ; car en hiver même on voit peu de neige ; et quand il y en a, les bestiaux fouillent dans la terre, et en tirent toujours assez de racines et de plantes flétries pour ne pas mourir de faim. Il est vrai qu’en Russie un cheval tire plus que trois des leurs, et qu’une vache y donne vingt fois plus de lait que celles de ces cantons. On cultive ici du blé, et la terre est si fertile, qu’il suffit de la remuer légèrement pour y semer pendant cinq ou six années consécutives sans le moindre engrais. Quand elle est épuisée, on en choisit une autre, qui n’exige pas plus de soins, ce qui convient fort à la paresse des habitans.

» Les antiquités qu’on trouve ici ont été tirées dès anciens tombeaux, qui sont en grand nombre près d’Abakansk et de Sayansk. On y a autrefois déterré beaucoup d’or, preuve de l’ancienne richesse des Tartares dans le temps de leur puissance. J’ai vu chez le vayvode d’aujourd’hui une grande soucoupe et un petit pot, l’un et l’autre d’argent doré. Il y avait sur la soucoupe des figures ciselées qui ressemblaient à des griffons. On trouve encore assez souvent des couteaux en cuivre, de petits marteaux de différentes formes, des garnitures d’harnois de chevaux, du bronze ou du métal de cloches, et de l’argent faux de la Chine.

» À Kanskoï-ostrog, nous fîmes chercher quelques Tartares du Canton. Il sont en général assez pauvres : les hommes, aussi-bien que les femmes, sont tout nus sous leurs robes, et n’ont jamais porté de chemise. Ceux d’entre eux qui sont baptisés se distinguent des autres à cet égard ; mais ils sont en très-petit nombre ; ils ont tous l’air fort malpropre, parce qu’ils ne se lavent jamais ; et quand on leur demande la raison de cette négligence, ils répondent que leurs pères ne se sont jamais lavés non plus qu’eux, et qu’ils n’ont pas laissé que de bien vivre. Quand ils veulent se reposer ou dormir, ils se couchent dans leur yourte autour du foyer, dans une posture singulière : ils se rangent deux à deux, de façon qu’ils se touchent par le dos, et que leurs jambes sont passées les unes dans les autres. Ainsi, quand un dormeur se retourne d’un autre côté, l’autre se retourne en même temps du côté opposé, pour se trouver toujours adossé et entrelacé de la même manière ; ce qui se fait très-prestement de part et d’autre. Ces mêmes Tartares, au lieu de pain, mangent aussi des ognons ou d’autres espèces de plantes, et dédaignent l’agriculture. Leur exercice continuel est la chasse des zibelines, qu’ils font de différentes façons. Quand l’animal ne sait plus de quel côté tourner, il monte sur un arbre fort haut, et les Tartares y mettent aussitôt le feu. L’animal, que la fumée incommode, saute en bas de l’arbre, se prend dans un filet tendu alentour, et est tué.

» Aux environs de l’ostrog de Balakhanskoï habite un grand nombre de Bourætes, qui négligent la culture des terres, et ne vivent que du commerce de leurs bestiaux. Leurs bœufs sont fort estimés. Contre l’usage général, les Bratskis de ce canton exercent un art dans lequel ils ne réussissent pas mal. Ils savent si bien incrustrer dans le fer l’argent et l’étain, qu’on prendrait ce travail pour de l’ouvrage damasquiné. La plupart des harnois des chevaux, des ceinturons et des ustensiles qui en sont susceptibles, sont ornés de ces incrustations.

» Dès les premiers jours de notre arrivée à Irkoutsk, nous résolûmes d’aller à Selinghinskoï par les chemins d’hiver, et de là de pousser plus loin par les chemins d’été. Mais, comme on nous avait représenté ce voyage, tel que nous l’avions projeté, si pénible et si difficile, qu’on ne pouvait le faire qu’à cheval, nous ne jugeâmes point à propos de nous embarrasser de beaucoup de bagages, et nous en laissâmes une partie. Nous avions en tout trente-sept voitures, et il est d’usage en Russie de fournir autant de chevaux de poste. Conformément à cette règle, la chancellerie d’Irkoutsk ordonna de nous amener seulement trente-sept chevaux, sans considérer que la première poste où nous devions en changer était à plus de deux cents verstes. Le sous-gouverneur ne voulut jamais écouter nos représentations. Nous déclarâmes à la chancellerie que nous étions résolus de rester à Irkoutsk une année entière à ses risques et dépens, si elle ne donnait pas ses ordres pour nous faire fournir un plus grand nombre de chevaux. On parut d’abord s’en effrayer peu ; mais dès le lendemain nous apprîmes que les ordres étaient donnés pour nous satisfaire. Ainsi tout se trouvant prêt pour notre voyage, et nos instrumens étant chargés, nous fîmes partir toute notre suite, et deux jours après, nous arrivâmes à Nikolskaya-Sastava. Ce qu’on nomme en Sibérie Sastava est un endroit où se lève un droit de péage ; le bureau de ce lieu reçoit le péage de toutes les marchandises qui viennent de la frontière de la Chine, et qui ne peuvent guère prendre une autre route. Comme ces marchandises sont nombreuses, la place de receveur est très-lucrative, et il ne faut guère plus d’un an pour s’enrichir. C’est le gouverneur qui dispose de cet emploi, et ceux qui veulent l’obtenir l’achètent à force de présens. Le pot-de-vin ordinaire est de trois cents roubles. On nous raconta que cette place s’étant trouvée depuis peu vacante, il s’était présenté trois compétiteurs, dont chacun comptait emporter la place ; qu’elle avait été promise en effet à chacun d’eux séparément ; qu’enfin ayant obtenu tous trois l’agrément du gouverneur, ils avaient payé chacun les trois cents roubles, et s’en étaient fort bien trouvés.

» Arrivés à cette station, nous nous trouvâmes sur le lac Baïkal, dont les glaces étaient encore très-fortes, et pouvaient porter nos traîneaux sans danger. Nous le traversâmes obliquement jusqu’à son bord méridional.

» C’est comme un article de foi chez les peuples de cette contrée de donner le nom de mer au Baïkal, et de ne point l’appeler un lac. Cette mer est déshonorée, selon eux, lorsqu’on la rabaisse à la simple dénomination de lac, et c’est un outrage dont elle ne manque point de se venger. Ils croient que cette mer a quelque chose de divin, et par cette raison ils la nomment de toute ancienneté Sviatoye-more, c’est-à-dire mer sacrée.

» Le lac Baïkal s’étend fort loin en longueur de l’ouest à l’est. Sur toutes les cartes que nous avions vues jusqu’alors, ses limites à l’orient n’étaient pas marquées, parce que vraisemblablement personne n’avait encore été jusque-là. On estime communément que sa longueur est de cinq cents verstes. Sa largeur du nord au sud en ligne droite n’est guère que de vingt-cinq à trente verstes, et dans quelques endroits, elle n’en excède pas quinze. Il est environné de hautes montagnes, sur lesquelles cependant, lorsque nous passâmes, il y avait très-peu de neige. Une autre particularité de ce lac, c’est qu’il ne se prend que vers Noël, et qu’il ne dégèle qu’au commencement de mai. De là nous marchâmes quelque temps sur un bras du Selinga, où nous avions pour perspective une chaîne de montagnes, et nous vînmes le même jour au soir à Kanskoï-ostrog, situé sur le ruisseau de Kabana.

» Ici nous commençâmes à nous apercevoir de la disette ou de la cherté des vivres, qu’on a plus de peine à se procurer que dans tout ce que nous avions déjà parcouru de la Sibérie. Quoiqu’il y ait des terres labourées et de bons pâturages, les gens du pays sont dans l’habitude de ne vouloir rien vendre qu’à un prix exorbitant. On nous demanda cinquante copeks pour un poulet. Nous voulions acheter un veau ; il n’y eut pas moyen d’en avoir : on nous dit que, si l’on se défaisait du veau, la vache ne donnerait plus de lait : c’est le langage que les paysans tiennent dans toute la Sibérie. Si le veau vient à mourir ou à être vendu, voici ce qu’on fait pour tromper la vache : on empaille la peau d’un veau, et quand on veut avoir du lait de la mère, on lui montre cette effigie ; elle en donne alors, et non autrement.

» Partis de là, nous vîmes deux chaînes de montagnes entre lesquelles il fallut passer, et que le Selinga traverse. Nous fîmes encore, pendant deux ou trois jours, une marche assez pénible, partie à travers des montagnes, partie sur le Selinga, partie dans des steppes arides, la difficulté d’avoir des chevaux renaissant à chaque station par la mauvaise volonté des gens du pays.

» Arrivés à Selinghinskoi, nous fîmes nos dispositions pour le voyage que nous voulions entreprendre à la frontière de la Chine, telle qu’elle fut réglée en 1727 par le commissaire impérial, le comte Sava Vladislavitz Ragousinski. Cette frontière était autrefois reculée jusqu’à la rive du Boura, qui est environ à huit verstes au sud : c’était au-delà de cette rivière que les Chinois recevaient les ambassadeurs de Russie. Or, il est certain que cette frontière était beaucoup plus avantageuse aux Russes que la nouvelle, qui est arbitraire et tirée par la steppe à travers des montagnes où l’on ne voit d’autres limites que des pierres appelées mayakes, et marquées de quelques chiffres. Deux slobodes l’une russe, l’autre chinoise, sont établies sur cette frontière, dans le terrain le plus aride, puisque c’est une misérable steppe qui ne produit rien ; de sorte qu’on n’y trouve point de quoi nourrir ni abreuver les chevaux. Aussi tout y est d’une cherté extraordinaire.

» Les slobodes sont bâties depuis 1727. La slobode russe est au nord, et l’autre au midi : elles ne sont qu’à six cents pieds l’une de l’autre. Entre les deux postes, mais plus près de la slobode chinoise, on voit deux colonnes de bois hautes d’environ une brasse et demie ; sur celle qui est en-deçà on lit en caractères russes, slobode du commerce de la frontière russe ; sur l’autre, qui n’en est éloignée que d’une brasse, on voit quelques caractères chinois.

» Entre les deux slobodes, dans les montagnes, il y a des gardes posées pour empêcher de part et d’autre que personne ne viole les frontières.

» Quant au commerce qui se fait ici, les marchands russes y ont du drap, de la toile, des cuirs de Russie, de la vaisselle d’étain, et toutes sortes de pelleteries qu’ils vendent en cachette. Les Chinois, que les Russes appellent naïmantchins, marchands, y apportent différentes soieries, telles que des damas de toute espèce, des satins de toute qualité, des gazes, des crêpes, une sorte d’étoffe de soie sur laquelle sont collés des fils d’or à l’usage des ecclésiastiques et des comédiens ; des cotonnades de diverses sortes, des toiles, du velours, du tabac de la Chine, de la porcelaine, du thé, du sucre en poudre, du sucre candi, du gingembre confit, des écorces d’oranges confites, de l’anis étoilé, des pipes à fumer, des fleurs artificielles de papier et de soie, des aiguilles à trous ronds, des poupées d’étoffe de soie et de porcelaine, des peignes de bois, toutes sortes de babioles pour les Bratskis et les Tongouses ; du zounzoïng, que nous nommons ginsing ; des livres chinois imprimés sur étoffe de soie, et d’autres garnis d’ivoire ; des ceinturons de soie, des rasoirs, des perles, de l’eau-de-vie, de la farine, du froment, du poivre, des couteaux et des fourchettes ; des habits chinois, des éventails, etc.

» Voilà les marchandises qui forment le commerce de cette frontière, et l’on voit que les marchandises chinoises excèdent de beaucoup celles des Russes. L’intelligence de ceux-ci cède encore à la sagacité des Chinois ; car les derniers, sachant que les marchands russes, qui font le voyage de la frontière, ne cherchent qu’à se débarrasser de leurs marchandises pour pouvoir s’en retourner promptement, attendent qu’ils commencent à s’ennuyer, et les amènent, par leur lenteur, à se défaire de leurs marchandises aux prix qu’ils ont résolu d’y mettre. Je voulus obtenir des Chinois quelques-uns de leurs médicamens ; mais je n’ai jamais pu m’en procurer. On ne peut pas non plus, quelques questions qu’on leur fasse, tirer d’eux les moindres lumières sur leur pays. Les Chinois qui viennent à Kiakta, nom de la slobode, sont de la plus vile condition : ils ne connaissent que leur commerce ; du reste, ce sont des paysans grossiers. Ils ont à leur tête une espèce de facteur envoyé du collége des affaires étrangères de Pékin ; il est changé tous les deux ans. Il discute non-seulement toutes les contestations des Chinois, mais encore celles qui surviennent entre eux et les marchands russes ; et, dans le dernier cas, il agit de concert avec le commissaire de Russie.

» La ville de Selinghinsk, bâtie en 1666, est située sur la rive occidentale du Selinga ; ce ne fut d’abord qu’un simple ostrog, selon l’usage du pays. Environ vingt ans après, on construisit la forteresse qui subsiste encore, et ce lieu lui doit son accroissement. La ville s’étend le long de la rivière, et a environ deux verstes de longueur ; mais elle est étroite. La manière de vivre des habitans diffère peu de celle des Bratskis. Ils mangent tranquillement ce qu’ils trouvent, et prennent surtout beaucoup de thé. Trop paresseux pour ramasser un peu de fourrage qui nourrisse leurs bestiaux, ils les laissent courir l’hiver et l’été, pour chercher à paître où ils peuvent. Il y a dans la ville quelques boutiques, mais où l’on ne trouve presque rien ; ils aiment mieux rester couchés derrière leurs poêles pendant cinquante-une semaines que de se donner la moindre peine pour gagner quelque chose. Enfin, la cinquante-deuxième, ils vont à Kiakta, et ce qu’ils y gagnent leur suffit pour vivre pendant l’année entière.

» La ville d’Irkoutsk, bâtie vers l’an 1661, est, après Tobolsk et Tomsk, une des plus grandes villes de la Sibérie. Elle est située sur la rive orientale de l’Angara, dans une belle plaine, vis-à-vis de l’embouchure de l’Iskoutsk, d’où elle tire son nom. Il y a plus de neuf cents maisons assez bien construites, et dont le plus grand nombre contient, outre la chambre du poêle et celle du bain, une chambre sans fumée, où se tient la famille ; mais toutes ces maisons sont de bois. Le comte Sava Vladislavitz a fait entourer cette ville, comme les autres de ce district, de palissades en carré, excepté du côté de la rivière, qui est fortifié par la nature.

» La ville d’Irkoutsk a un gouverneur auquel toute la province est soumise. De lui dépendent les vayvodes de Selinghinsk, de Nertschinsk, d’Ilimsk, d’Yakoutsk, et les commandans d’Okhotzk et du Kamtschatka. Ses revenus sont beaucoup plus considérables que ceux du gouverneur de Tobolsk, et les émolumens annuels qu’il se procure, indépendamment des gages ordinaires de son office, ne vont guère à moins de trente mille roubles. Il se fait craindre des vayvodes qui lui sont soumis ; et ne craint pas qu’on lui fasse des affaires, attendu le grand éloignement de ses chefs.

» Irkoutsk a un évêque qui ne siége pas, mais dont la résidence est dans un couvent bâti à cinq verstes de distance au côté occidental de l’Angara. On devait lui bâtir incessamment une maison dans la ville. C’est de cet évêque que dépendent toutes les fondations ecclésiastiques qui sont dans la province d’Irkoutsk, et tout le clergé séculier et régulier.

» La police est assez bien observée dans cette ville. Toutes les grandes rues ont des gardes de nuit. Les officiers de la police font la patrouille pendant la nuit ; ils arrêtent tous ceux qui commettent quelques désordres dans les rues, et visitent de temps en temps les maisons suspectes. Cependant il arrive souvent que les cabarets sont, pendant la nuit, pleins de monde, contre les ordonnances expresses publiées par toute la Russie.

» Les environs d’Irkoutsk sont agréables, quoique montagneux. Il y a surtout de belles prairies du côté occidental de l’Angara. On ne cultive point de blé dans le district de cette ville : tout celui qui s’y consomme est amené des plaines de l’Angara, des slobodes situées sur la rivière d’Irkoustsk, et sur la Komda, et du territoire d’Ilimsk. Le gibier n’y manque pas ; on trouve des élans, des cerfs, des sangliers et autres bêtes fauves. En volaille et volatille, il y a des poules et des coqs, des coqs de bruyère, des perdrix, des francolins, des gelinottes, etc. L’Angara n’est pas fort poissonneux ; mais le lac Baïkal y supplée abondamment. À l’égard des marchandises étrangères, celles de la Chine n’y sont pas beaucoup plus chères qu’à kiakta, et toutes en général y sont quelquefois, surtout au printemps, dès que les eaux sont dégelées, à presque aussi bon compte qu’à Moscou et à Pétersbourg. Le commerce de la Chine attire ici des marchands de toutes les villes de la Russie ; ils y viennent au commencement où au milieu de l’hiver, et commercent pendant toute cette saison avec les Chinois. Si dans cet espace de temps ils n’ont pu tout vendre, comme ils sont obligés de s’en retourner aussitôt que les rivières sont navigables, ils se défont promptement de leurs marchandises, et les donnent quelquefois à meilleur compte qu’on ne les trouve à Moscou et à Pétersbourg. Ce qui les presse encore de vendre, c’est qu’à leur retour en Russie ils ont besoin d’argent pour payer les péages et les mariniers qui conduisent leurs bateaux. Ainsi, dans la nécessité de faire de l’argent à quelque prix que ce soit, les marchandises qu’ils n’ont pas vendues aux Chinois, ils les laissent ordinairement à des commissionnaires de cette ville, qui les débitent comme ils peuvent en boutique. Quelques-uns d’entre eux cependant vont jusqu’à Yakoutsk avec les marchandises qu’ils ont prises en échange des Chinois, et cherchent à les y placer. De cette façon, un marchand russe fait quelquefois un très-long voyage avant de retourner chez lui ; il part au printemps de Moscou, arrive dans l’été à la foire de Makari, et, au commencement de l'année suivante à celle d’Irbit. Dans la première, il cherche à troquer quelques-unes de ses marchandises contre d’autres dont il puisse tirer un meilleur parti à Irbit. Là, au contraire, il porte ses vues sur le commerce de la Chine. Quand il lui reste une espèce de marchandise qu’il ne peut pas débiter avantageusement à Irbit, il cherche à s’en débarrasser pendant l’hiver à Tobolsk. Il part de cette ville au printemps, parcourt toute la Sibérie, et arrive en automne à Irkoutsk, ou bien, si les glaces ne lui permettent pas d’aller si loin il ne manque pas de s’y rendre au commencement de l’hiver. Il va pour lors à Kiakta, et le printemps à Yakoutsk ; de là il tâche, en s’en retournant, de s’avancer de six à sept cents verstes pendant que les eaux sont encore ouvertes, et il pousse en traîneau droit à Kiakta, où il travaille à se défaire de ses marchandises d’Yakoutsk ; il revient au printemps à Irkoutsk, et arrive en automne à Tobolsk. L’hiver et l’été suivans il visite les foires d’Irbit et de Makari. Enfin, après quatre ans et demi de courses, il reprend la route de Moscou : or, pour peu qu’il entende le commerce, où qu’il soit aidé de quelque bonheur, il doit dans cet espace de temps gagner pour le moins trois cents pour cent.

» La ville d’Ilimsk est située sur le rivage septentrional de l’Ilim, large en cet endroit de 200 à 250 pieds, dans une vallée formée par de hautes montagnes qui s’étendent de l’est à l’ouest, et si étroite, qu’en y comprenant la rivière, elle n’a pas cent brasses de largeur : sa longueur est à peu près d’une verste.

» Toutes les maisons des habitans sont très-misérables ; il ne faut pas s’en étonner, c’est le pays de la paresse : on n’y fait presque autre chose que boire et dormir. Toute l’occupation des habitans se borne à tendre des piéges aux petits animaux, à creuser des fosses pour attraper les gros, et à jeter du sublimé aux renards ; ils sont trop paresseux pour aller eux-mêmes à la chasse. Quelques-uns vivent d’un petit troupeau que leurs pères leur ont laissé, et se gardent bien de cultiver eux-mêmes la terre ; ils louent pour cela des Russes qui sont exilés dans ce canton, et quelquefois des Tongouses, qu’ils frustrent ordinairement de leur salaire.

» Les Tongouses, pendant l’hiver, ne vivent que de leur chasse, et c’est pour cela qu’ils changent si souvent d’habitation. Les rennes leur servent alors de bêtes de somme ou d’attelage pour tirer un léger traîneau. Ils leur mettent sur le dos une espèce de selle formée avec deux petites planches étroites, longues d’un pied et demi ; ils y attachent leurs ustensiles, ou font monter dessus les enfans et les femmes malades. On ne peut pas beaucoup charger les rennes, mais ils vont fort vite. Leur bride consiste en une sangle qui passe sur le cou de l’animal ; quelque profonde que soit la neige, il passe par-dessus sans jamais enfoncer : ce qui provient en partie de ce que le renne, en marchant, élargit considérablement la sole de ses pieds, en partie de ce qu’il tient cette sole élevée par-devant et ne touche point la neige à plat. Si les rennes ne suffisent pas pour porter tous les ustensiles, le Tongouse s’attelle lui-même au traîneau. Dès qu’ils sont arrivés à l’endroit où ils ont résolu de se fixer pour quelque temps, après avoir dressé l’yourte, ils chassent aussitôt dans les environs en courant sur leurs larges patins. Lorsqu’ils ne trouvent plus de gibier, ils passent avec leur famille dans un autre canton, et ils continuent cette façon de vivre pendant tout l’hiver. Le meilleur temps pour la chasse est depuis le commencement de l’année jusque vers le mois de mars, parce qu’alors il tombe peu de neige, et que les traces des animaux y restent plus long-temps. En été et en automne, ils se nourrissent presque uniquement de poisson, et dressent alors pour cet effet leurs yourtes sur le bord des rivières.

» Les Tongouses se construisent des barques fort étroites à proportion de leur longueur, et dont les deux bouts finissent en pointe ; leurs plus grosses barques ont à peine seize pieds de longueur, et une arschine dans leur plus grande largeur, qui est le milieu ; les petites barques sont longues d’environ cinq pieds, et ont six verschoks[2] de largeur. Elles sont faites d’écorce de bouleau cousue ; et pour qu’elles ne prennent point l’eau, les coutures et tous les endroits où se trouvent des fentes et des ouvertures, sont enduits d’une sorte de goudron : elles sont de plus bordées par en haut avec le bois dont on fait des cercles de tonneaux : d’autres cercles sont encore appliqués dans toute la largeur de la barque, et coupés par de semblables cercles qui la traversent en longueur, en sorte que par leur position ils renforcent la barque. Leurs plus grands bâtimens tiennent quatre hommes assis, et les plus petites barques n’en tiennent qu’un. Les Tongouses remontent et descendent les rivières dans ces barques avec une rapidité étonnante : quand une rivière fait un grand détour, ou qu’ils ont envie de passer dans une rivière voisine, ils mettent la barque sur leurs épaules, et la portent par terre jusqu’à ce que la fantaisie leur reprenne de se rembarquer. Autant la barque porte d’hommes, autant elle a de rames. Ces rames sont larges aux deux bouts ; car on rame et on gouverne en même temps, et par conséquent on est obligé de les faire aller continuellement tantôt d’un côté, tantôt de l’autre.

» Les Tongouses d’Ilimsk sont presque tous pauvres ; le plus grand nombre n’a pas plus de six rennes, et ceux qui en ont cinquante sont regardés comme très-riches, parce que ces animaux forment toutes leurs richesses. Leur habillement est simple ; ils portent en tout temps sur leur peau une pelisse de peau de renne, dont le poil est tourné en dehors, et qui descend un peu plus bas que les genoux : cette pelisse se ferme par-devant avec des courroies. Les femmes en ont de semblables, mais la fourrure est tournée en dedans. Quand elles veulent se parer, elles portent de plus une soubreveste de peau de daim, le poil tourné en dehors, qui ne descend que jusqu’aux hanches et est ouverte sur la poitrine.

» Leur religion permet la polygamie ; mais leur pauvreté les empêche d’avoir plus d’une femme à la fois. Ils ont des idoles de bois, et leur adressent soir et matin des prières pour en obtenir une chasse ou une pêche abondante ; c’est à quoi se bornent presque tous leurs vœux. Ils sacrifient au Diable le premier animal qu’ils ont tué à la chasse, et sur le lieu même ; ce qu’ils font de cette manière : ils dévorent la viande, gardent la peau pour leur usage, et n’exposent que les os tout secs sur un poteau pour la part du Diable ; c’est du moins n’être pas trop dupe, et traiter le Démon comme il le mérite. Si la chasse est heureuse, les chasseurs, de retour à l’yourte, en font des remercîmens à l’idole, la caressent beaucoup et lui font goûter du sang des animaux qu’ils ont tués. Si la chasse, au contraire, n’a pas bien réussi, ils s’en prennent à l’idole, et la jettent de dépit d’un coin de l’yourte à l’autre. Quelquefois on la met en pénitence, et l’on est un certain temps sans lui rendre aucune sorte de culte, sans lui marquer aucun respect ; ou, quand on est bien piqué contre elle, on la porte à l’eau pour la noyer.

» Les Tongouses ont une façon particulière de prendre les muscs et les daims. Quand les petits de ces animaux sont égarés, ils ont un cri particulier pour appeler leurs mères : cette découverte, faite par les Tongouses, leur donne la facilité de prendre ces animaux, ce qu’ils font toujours dans l’été. Ils plient un morceau d’écorce de bouleau avec lequel ils imitent le cri des jeunes muscs et des petits daims, et les mères accourant à ces cris, ils les tuent sans peine à coups de flèches.

« On voit rarement des pierres figurées dans la Sibérie ; je ne sais si c’est parce qu’on n’a pas assez fouillé les montagnes, ou si en effet il n’y en a point. Je lis dans l’excellent ouvrage de Witzen sur la Tartarie, qu’on rencontre sur la Toura quelques glossopètres ; mais je n’en ai jamais entendu parler dans toute la Sibérie. Il est vrai que, quand nous y arrivâmes, et surtout au commencement, les habitans eurent grand soin de nous cacher tout ce qu’ils croyaient pouvoir exciter notre curiosité ; mais nous trouvions de temps en temps quelques officiers qui se faisaient un plaisir de nous instruire de tout ; et les entretiens familiers que nous avons eus depuis avec les nationaux de toute espèce nous ont mis au fait de bien des choses, ou plutôt ne nous ont laissé presque rien ignorer de vraiment curieux. Excepté des pétoncles, dont la matière intérieure était sélénitique, et qui étaient blanchâtres en dehors, je n’ai rien vu de remarquable en ce genre dans la Sibérie qu’une grosse corne d’ammon qui me fut donnée à Yeniséik par un colonel de Cosaques ; il me dit qu’elle avait été trouvée par un Cosaque du pays, sur la rive droite de l’Yéniséi, dans une montagne.

» La manière dont se fait la chasse des zibelines a quelques circonstances singulières. Il se forme ordinairement une société de dix à douze chasseurs qui partagent entre eux toutes les zibelines qu’ils prennent : avant de partir pour la chasse, ils font vœu d’offrir à l’église une certaine portion de leur butin : ils choisissent entre eux un chef à qui toute la compagnie est tenue d’obéir ; ce chef est appelé peredovschick, c’est-à-dire conducteur, et ils lui portent un si grand respect, qu’ils s’imposent eux-mêmes les lois les plus sévères pour ne point s’écarter de ses ordres. Quand quelqu’un manque à l’obéissance qu’il doit au conducteur, celui-ci le réprimande de paroles : il est même en droit de lui donner des coups de bâton, et ce châtiment se nomme, ainsi que la simple réprimande, une leçon ou tscheniè. Outre cette leçon, le réfractaire perd encore toutes les zibelines qu’il a prises. Il lui est défendu d’être assis en cercle avec les autres chasseurs pendant leurs repas ; il est obligé de se tenir debout, et de faire tout ce que les autres lui commandent. Il faut qu’il allume le poêle de la chambre noire, qu’il la tienne propre, qu’il coupe du bois, et fasse enfin tout le ménage. Cette punition dure jusqu’à ce que toute la société lui ait accordé son pardon, qu’il demande continuellement et debout, tandis que les autres mangent assis.

» Dès qu’on a pris une zibeline, il faut la serrer sur-le-champ sans la regarder ; car ils s’imaginent que de parler bien ou mal de la zibeline, qu’on a prise, c’est la gâter. Un ancien chasseur poussait si loin cette superstition, qu’il disait qu’une des principales causes qui faisaient manquer la chasse des zibelines, c’était d’avoir envoyé quelques-uns de ces animaux vivans à Moscou, parce que tout le monde les avait admirés comme des animaux rares ; ce qui n’était point du goût des zibelines. Une autre raison de leur disette, c’était, selon lui, que le monde était devenu beaucoup plus mauvais, et qu’il y avait souvent dans leurs sociétés des chasseurs qui cachaient leurs prises, ce que les zibelines ne pouvaient encore souffrir.

» Les habitans du district de Kirenga et des bords du Léna, hommes et animaux, comme les bœufs, les vaches, sont sujets aux goîtres. On croit ici communément que les goîtres sont héréditaires ; et que les enfans naissent avec ces sortes d’excroissances, ou du moins en apportent le germe ; mais ce sentiment n’est pas général : il n’est pas adopté surtout par ceux qui ont des goîtres et qui cherchent à se marier. » À l’occasion de quelques déserteurs de notre troupe, qu’avait effrayés l’expédition au Kamtschatka, et qui nous abandonnèrent, j’appris une superstition des Sibériens que j’ignorais. Lorsqu’on ouvrit le sac de voyage d’un de ces déserteurs que l’on avait arrêtés, on y trouva entre autre choses un petit paquet rempli de terre. Je demandai ce que c’était : on me dit que les voyageurs qui passaient de leur pays dans un autre étaient dans l’usage d’emporter de la terre ou du sable de leur sol natal, et que partout où ils se trouvaient, ils en mêlaient un peu dans l’eau qu’il buvaient sous un ciel étranger ; que cette précaution les préservait de toutes sortes de maladies, et que son principal effet, était de les garantir de celles du pays. En même temps on m’assura que cette superstition ne venait pas originairement de Sibérie, mais qu’elle était établie depuis un temps immémorial parmi les Russes mêmes.

» Sur les bords du Vitim, j’eus envie de visiter, dès le jour même de mon arrivée ; les mines de mica qui étaient dans le voisinage, et tous mes compagnons ayant la même curiosité que moi, nous nous mîmes en route : nous ne vîmes pourtant point de mines, mais seulement quelques ouvertures faites dans un rocher qui s’élevait sur les bords du ruisseau, et où l’on ne travaillait que depuis trois semaines. Le mica se trouve dans une pierre grise, mêlée de quartz jaune pâle. Il ne s’étend pas par veines ; il est dispersé par blocs de différens diamètres et plats, quelquefois entiers, et quelquefois fendus par des veines qui les traversent.

» Ce n’est qu’à l’an 1705 qu’on peut rapporter les premières recherches du mica faites sur les bords du Vitim ; comme il fut trouvé d’une qualité supérieure, les mines les plus célèbres, exploitées jusqu’alors sur d’autres rivières furent entièrement négligées. Cependant l’exploitation des meilleures mines du Vitim ne dure pas long-temps, soit que la génération du mica ait besoin de l’effet de l’air, et qu’il s’en trouve peu dans la profondeur de la mine, soit qu’il devienne trop pénible à des gens qui n’ont que des marteaux, des ciseaux, et d’autres ferremens pour rompre le roc, de pénétrer plus avant. Le mica le plus estimé est celui qui est transparent comme de l’eau claire ; celui qui tire sur le verdâtre n’a pas, à beaucoup près, la même valeur. On considère aussi principalement la grandeur des blocs : on en a trouvé de considérables, et qui avaient près de deux aunes en carré ; mais celles-ci sont très-rares. Les blocs de trois quarts ou d’une aune sont déjà très-chers, et se paient sur le lieu un ou deux roubles la livre. Le plus commun est d’un quart d’aune ; il coûte huit à dix roubles le poud (36 livres). La préparation du talc consiste à le fendre par lames, avec un couteau mince à deux tranchans ; en faisant glisser le fer entre les lames, le talc se fend comme on veut. On s’en sert dans toute la Sibérie, au lieu de vitres, pour les fenêtres et les lanternes. Il n’est point de verre plus clair et plus net que le bon mica. Dans les villages de la Russie, et même dans un grand nombre de petites villes, on l’emploie au même usage. La marine russe en fait une grande consommation ; tous les vitrages des vaisseaux sont de mica, parce qu’outre sa transparence, il n’est pas cassant, et qu’il résiste aux plus fortes détonnations du canon. Cependant il est sujet à s’altérer : quand il est long-temps exposé à l’air, il s’y forme peu à peu des taches qui le rendent opaque, ou bien la poussière s’y attache, et il est assez difficile d’en ôter l’impression de la fumée sans altérer sa substance.

» Les Yakoutes supposent deux êtres souverains, l’un cause de tout bien, et l’autre du mal. Chacun de ces êtres a sa famille. Plusieurs diables, selon eux, ont femmes et enfans. Tel ordre de diable fait du mal aux bestiaux, tel autre aux hommes faits, tel autre aux enfans, etc. Certains démons habitent les nuées, et d’autres fort avant dans la terre. Il en est de même de leurs dieux : les uns ont soin des bestiaux, les autres procurent une bonne chasse, d’autres protègent les hommes, etc., mais ils résident tous fort haut dans les airs.

» Un endroit du Lena, fort célèbre par une suite de montagnes placées sur la rive gauche du fleuve, qui forment comme des espèces de colonnes élevées dans des directions différentes, attire l’attention de tous les voyageurs. On l’appelle Stolbi. Je fis arrêter notre bâtiment à deux verstes au-dessous de l’endroit où commence cette colonnade de montagnes, tant pour les voir de près que pour examiner la mine de fer qu’on y exploitait depuis un an pour la compagnie de Kamtschatka. Ces montagnes colonniformes font un spectacle aussi singulier que curieux. Depuis leur pied jusqu’à leur sommet, de grandes pièces de rochers s’élèvent les unes en forme de colonnes rondes, d’autres comme des cheminées carrées, d’autres encore comme de grands murs de pierre, de la hauteur de 50 à 75 pieds : on s’imaginerait voir les ruines d’une grande ville. Plus on en est éloigné, plus le coup d’œil est beau, parce que les blocs de rochers, placés les uns derrière les autres, prennent toutes sortes de formes, selon le point de vue d’où on les regarde. Les arbres qui se trouvent entre leurs intervalles augmentent encore la beauté du coup d’œil. Ces montagnes occupent une étendue de trente-cinq verstes ; elles diminuent par gradation, et se perdent enfin tout-à-fait. La pierre dont les colonnes sont formées est en partie de grès et de toutes sortes de couleurs, et en partie d’un marbre rouge agréablement varié. Enfin, à une certaine distance, ces montagnes pyramidales ou colonniformes, représentent exactement tout ce qui compose la perspective des villes, tours, clochers, péristyles et autres édifices. Entre les rochers, ainsi figurés en colonnes, on trouve épars un bon minerai de fer, et l’on voit au pied de la montagne, où commence la perspective, deux cabanes construites avec des broussailles en forme d’yourte, où les ouvriers se retirent la nuit et les jours de fête. Je me rendis à cette montagne, dont la hauteur est d’environ trois quarts de verste, et j’y trouvai les ouvriers travaillant : je n’avais encore vu nulle part exploiter si lestement une mine.

» Le minerai est presque toujours mêlé avec une terre ferrugineuse, jaune ou rouge, et on l’exploite simplement avec des pelles. Huit à dix ouvriers sont en état de ramasser quatre à cinq cents pouds de minerai dans un jour. On le jette dans une caisse de bois, et quand elle est pleine, on la couvre de plusieurs gros morceaux de bois, et l’on y met le feu. Quand le tout est brûlé, le minerai se trouve suffisamment rôti, et l’on en remplit des sacs de cuir. Chacun de ces sacs à une sangle, par laquelle un homme l’attache à son dos, et il descend ainsi la montagne en courant avec une vitesse étonnante : un long bâton qui pend à la sangle, lui sert à se retenir lorsqu’il rencontre un endroit glissant. La descente de la montagne est une affaire de quatre minutes ; aussi chaque porteur la monte-t-il et la descend-il huit à dix fois par jour.

» Notre troupe académique se réunit à Yrkoustk, en septembre. L’hiver avançait. Le 19 septembre 1736, le Léna commença à charrier de la glace, et elle augmenta tellement de jour en jour, jusqu’au 28 du même mois, que le fleuve en fut entièrement couvert le lendemain : on le passait partout en traîneaux. La glace devint si épaisse en peu de jours, que l’on pouvait en tirer des morceaux considérables pour l’usage des habitans, car on fait ici de la glace unie un usage dont on n’a point d’idée ailleurs ; elle sert à calfeutrer les maisons. Pour peu que les fenêtres d’un logis ne ferment pas comme il faut, elles ne sauraient suffisamment garantir les chambres du froid extérieur. Les caves mêmes dans lesquelles on garde la boisson, comme bière, hydromel, vin, etc., ne peuvent pas être à l’abri du grand froid par les moyens ordinaires, telles que de bonnes portes, du fumier de cheval, etc. C’est la rigueur du froid même qui fournit le moyen le plus sûr d’empêcher qu’il ne pénètre dans les habitations. On coupe de la glace bien nette, et dans laquelle il n’y ait point d’ordure : on en taille des morceaux de la juste grandeur des fenêtres et des ouvertures, et on les y applique par-dehors, comme on fait ailleurs de doubles châssis de verre. Pour qu’ils tiennent, on ne fait qu’y verser de l’eau, qui, en se gelant, les attache fortement aux ouvertures. Ces vitraux de glace n’ôtent pas beaucoup de lumière : lorsqu’il y a du soleil, on voit aussi clair qu’à travers des châssis de verre ; et quelque vent qu’il fasse au-dehors, le froid n’entre jamais dans les chambres. Les gens aisés, dont les maisons ont des fenêtres, appliquent les vitraux de glace par-dedans, et par là ne souffrent point du tout des froides émanations de la glace. La boisson ne se gèle pas non plus dans les caves, quand leurs ouvertures ou soupiraux sont garnis de ces sortes de châssis. Ceux même qui n’ont point d’autres vitraux que ces fenêtres de glace s’en trouvent fort bien, pourvu qu’ils aient l’attention de ne pas trop rester dans les chambres après que le poêle est fermé : cependant les nationaux ne prennent guère cette précaution.

» La ville d’Yakoutsk est située dans une plaine, sur la rive gauche du Léna, qui se jette à deux cents lieues plus loin dans la mer Glaciale. L’hiver y est ordinairement très-rude ; mais les forêts qui sont au-dessus et au-dessous de la ville fournissent suffisamment de bois.

» Quant à la végétation des grains, le climat n’y paraît pas propre. Il est vrai que le couvent de la basse ville a ensemencé autrefois quelques terrains d’orge, qui, dans certaines années, a mûri ; mais, comme elle manquait dans d’autres temps, cette culture est abandonnée. Je n’ai point entendu dire que, outre l’orge, aucun autre grain soit parvenu à sa pleine maturité ; mais c’est la qualité du climat plutôt que celle du sol qui s’oppose au succès des grains, car le terrain est noir et gras ; il s’y trouve même de temps en temps des champs garnis de bouleaux clair-semés, ce qu’on regarde en Sibérie comme la marque d’une bonne terre labourable. Après tout, que peut produire la terre, quelque bonne qu’elle soit, lorsqu’elle manque de chaleur ? Et quelle chaleur peut-elle avoir quand, à la fin de juin, elle est encore gelée à la profondeur de trois pieds, ou même plus ?

» Quoique dans les environs d’Yakoutsk il y ait encore quelques montagnes, on n’y trouve que peu ou point de sources, et c’est vraisemblablement parce que la terre est gelée à une certaine profondeur.

» Le séjour de toutes les personnes réunies à Yakoutsk, pour le voyage du Kamtschatka, rendait cette ville fort active, et nous n’y fûmes point désœuvrés : la brièveté des jours dans un climat rigoureux, sous la latitude de 62 degrés 2 secondes, n’encourageait pas beaucoup au travail. Il faisait à peine jour à neuf heures du matin. Quand il s’élevait un certain vent qui faisait tomber une poussière de neige, on ne pouvait rester sans lumière aux plus belles heures de la journée, et par un temps serein on voyait déjà les étoiles avant deux heures après-midi. La plupart des habitans profitent de ce temps oiseux pour dormir : à peine sont-ils levés pour manger qu’ils se recouchent encore, et quand le jour est tout-à-fait sombre, souvent ils ne se réveillent point. Nous étions bien prévenus du danger qu’il y avait à s’abandonner au sommeil, et du risque que l’on courait de gagner le scorbut : nous nous arrangeâmes en conséquence, et nous partagions notre temps entre le travail et la dissipation, sans en donner beaucoup au sommeil. Je m’amusais beaucoup d’une sorte de marmottes très-communes dans le pays, et que les Russes nomment yevraschka. Ce joli petit animal se trouve dans les champs aux environs d’Yakoutsk, et jusque dans les caves et dans les greniers, aussi-bien dans ceux qui sont creusés sous terre que dans ceux qui sont au haut des maisons ; car il est bon de remarquer que, dans tout le district d’Yakoutsk, il y a autant de greniers à blé sous terre qu’au-dessus, parce que, dans les premiers, les grains sont à l’abri de l’humidité et des insectes. Tout ce qui est sous la surface de la terre, à la profondeur de deux pieds, y gelant presqu’en toute saison, ni l’humidité ni les insectes n’y pénètrent guère. Les marmottes des champs restent dans des souterrains qu’elles se creusent, et dorment pendant tout l’hiver ; mais celles qui sont friandes de blé et de légumes sont en mouvement l’hiver et l’été pour rechercher partout leur nourriture. Lorsqu’on prend cet animal et qu’on l’irrite, il mord très-fort, et rend un son clair comme la marmotte ordinaire. Quand on lui donne à manger, il se tient assis sur les pates de derrière, et mange avec celles de devant. Ces animaux s’accouplent dans les mois d’avril et de mai, et font depuis cinq jusqu’à huit petits. On trouve en différées endroits de la Sibérie de véritables marmottes, mais qui diffèrent, selon les lieux, tant de grosseur que de couleur. Les Russes et les Tartares les nomment souroks.

» L’hiver de cette année fut très-doux relativement au climat ; cependant on éprouva de temps en temps des froids excessifs. J’en pensai porter de tristes marques un jour que je courus en traîneau pendant l’espace d’une demi-lieue avec quelques personnes. Nous sortions d’auprès d’un poêle bien chaud, nous étions bien garnis de pelisses ; nous n’avions mis que six minutes à faire le trajet ; nous trouvâmes en arrivant une chambre bien chaude, et nous avions tous le nez gelé.

» Un homme qui a fait beaucoup d’observations de physique, principalement sur le baromètre, m’écrivit un jour que le mercure du lieu était gelé. Je me rendis chez lui sur-le-champ pour voir cette merveille qui me paraissait incroyable. Sa maison était plus éloignée de la mienne que celle où j’avais pensé laisser mon nez ; cependant le froid ne me fit pas tant d’impression : ce qui d’abord me fit douter de la congélation qu’on m’annonçait. À mon arrivée, je vis en effet que le mercure n’était pas réuni, mais divisé en plusieurs petits cylindres qui paraissaient compactes, et je remarquai entre les globules du vif-argent de petites parcelles de glace. Il me vint aussitôt à l’esprit que, le mercure ayant été lavé avec du vinaigre et du sel, comme on fait ordinairement pour le nettoyer, ces gouttes glacées pouvaient provenir de ce qu’il n'avait pas été bien essuyé. Le maître du baromètre m’avoua que le mercure avait été lavé avec du vinaigre, mais que, pour cette circonstance, s’il avait été bien ou mal essuyé, il n’en savait rien. Sur mon observation, le mercure fut ôté du baromètre, et si bien essuyé, qu’étant remis dans son tube par un froid bien plus considérable, on n’y vit plus la plus petite parcelle de glace. Depuis, pendant la continuation du froid et pendant toute la durée d’un autre, beaucoup plus vif, qui survint ensuite, on exposa du mercure à l’air dans des vases plats, bien ouverts et tournés au nord, mais on ne s’aperçut jamais qu’il s’y formât la moindre glace. Je suis donc bien éloigné d’alléguer cette prétendue congélation du mercure comme une preuve de la rigueur du froid qu’il fait dans ces climats. De plus, les habitans m’assurèrent que le plus grand froid de cet hiver n’approchait pas de celui qu’ils avaient essuyé dans certaines années : on raconte même qu’il y eut un hiver où le froid fut à un tel degré, qu’un vayvode, en allant de sa maison à la chancellerie, qui n’en était éloignée que d’une centaine de pieds, quoiqu’il fût enveloppé dans une longue pelisse, et qu’il eût un capuchon fourré qui lui couvrait toute la tête, eut les mains, les pieds et le nez gelés, et qu’on eut beaucoup de peine à le rétablir de cet accident. Pendant l’hiver que nous passâmes à Yakoutsk, le thermomètre marquait quelquefois 240 degrés au-dessous de zéro, selon la division de M. de Liste : ce qui faisait environ 72 degrés de même au-dessous de zéro, selon le thermomètre de Fahreneit. On juge bien que, sous un pareil ciel, les hommes sont souvent sujets à avoir des membres gelés : voici les indices du mal et les remèdes qu’on y apporte. Un membre qui vient d’être gelé n’a plus aucun sentiment, il n’y reste aucune trace de rougeur, et il est plus blanc qu’aucun autre endroit du corps. Pour rétablir la partie gelée, on conseille ordinairement de la frotter bien fort avec de la neige. Lorsqu’on commence à s’apercevoir que quelque sentiment y revient, on continue le frottement ; mais au lieu de neige, on use d’eau froide. Quand la congélation n’a pas duré bien long-temps, et n’est arrivée qu’en passant d’une maison à une autre, le remède le plus prompt est de bien frotter, le membre avec un morceau de laine. Ce moyen est en usage à Yakoutsk, et je l’ai moi-même éprouvé avec assez de succès ; mais, quand le membre a été gelé pendant un temps considérable, les frottemens avec la neige, avec l’eau froide et avec la laine, ne servent à rien. Il faut, dans ce cas, plonger d’abord le membre gelé dans la neige, ensuite dans l’eau froide, et l’y tenir très-long-temps, après quoi l’on en vient au frottement. Les Yakoutes, dont les Russes ont adopté la méthode, couvrent les membres gelés de fiente de vache, ou de terre glaise, ou de ces deux choses mêlées ensemble en même temps. On prétend que ce remède dissipe peu à peu l’inflammation du membre gelé, et lui rend la vie : il est encore regardé comme un bon préservatif. La plupart des Yakoutes, lorsqu’ils sont obligés de faire un voyage un peu long par un grand froid, enduisent de cette espèce d’onguent toutes les parties dont on craint la congélation ; et tous assurent que, s’ils n’en sont pas entièrement garantis, cet enduit fait du moins que l’effet de la gelée n’est pas si prompt. Je ne répéterai point, les fables que le Suédois Strahlenberg a débitées sur leur compte ; mais je puis assurer, pour l’avoir vu, que les Yakoutes ont des mortiers fait de fumier de vache, consolidés par la glace, dans lesquels ils pilent du poisson sec, des racines, des baies, du poivre et du sel.

» La manière de vivre des Yakoutes ne diffère pas beaucoup de celle des autres nations de Sibérie, mais ils ont un usage dont il n’y a peut-être point d’exemple chez aucun autre peuple du monde : lorsqu’une femme yakoute est accouchée d’un enfant, la première personne qui entre dans l’yourte donne le nom au nouveau-né ; le père s’empare du placenta, le fait cuire, et s’en régale avec ses parens ou ses amis.

» Quoique nous fussions las de voir des sorciers et des sortiléges, on nous parla d’une jeune sorcière dont on racontait des prodiges, et M. Muller la fit venir ; elle avoua d’abord qu’elle était sorcière, et nous dit qu’elle avait porté son art au point qu’elle était en état, avec le secours du Démon, de se plonger un couteau dans le corps sans en être blessée le moins du monde. Le jour et l’heure pris pour ce grand spectacle, elle se rendit exactement à l’yourte où l’on devait se rassembler. Après tous les préliminaires de la diablerie, qui furent longs ; après nous avoir fait entendre par le seul organe de sa voix les cris de différens animaux, elle se mit à converser familièrement avec les démons qu’elle seule voyait : nous l’attendions au coup de couteau ; on lui en donna un fort tranchant, et elle parut réellement se l’être plongé dans le corps de manière que la lame sortait de l’autre côté : elle opérait si adroitement le prestige, que tout le monde y fut trompé. Je portai dans le moment la main à l’endroit où elle s’était frappée, pour sentir si le couteau était effectivement dans le corps ; mais, sans se déconcerter, elle me dit sur-le-champ que le Diable ne voulait pas lui obéir cette fois, et qu’il fallait remettre la partie. La folie était commencée, il fallait bien aller jusqu’au bout : nous lui donnâmes rendez-vous pour le lendemain au soir. Quoiqu’elle eût avoué tout haut que le couteau n’était pas entré dans son corps, tous les Yakoutes crurent le contraire ; ils s’imaginaient que les diables lui avaient ordonné de cacher la vérité du fait par rapport à nous autres infidèles. Le lendemain, à l’heure marquée, la cérémonie recommença, et le coup de couteau fut mieux asséné que la veille ; elle se le plongea réellement dans le ventre, et le retira plein de sang. Je tâtai la plaie, je l’en vis retirer un morceau de chair qu’elle se coupa, fit griller sur le charbon, et mangea. On peut juger quelles furent cette fois la surprise et l’admiration des Yakoutes. La sorcière n’était nullement émue, et semblait n’avoir rien fait d’extraordinaire ; elle se rendit à la maison de M. Muller, où elle était hébergée, mit sur la plaie un emplâtre de résine de mélèse avec de l’écorce de bouleau, et se banda le corps avec des chiffons. Mais ce qu’il y eut de plus singulier, cest une espèce de procès verbal qu’on lui fit signer, et par lequel elle déclarait « qu’elle ne s’était jamais enfoncé de couteau dans le corps avant d’avoir travaillé devant nous ; que son intention même d’abord n’était point d’aller jusque-là ; qu’elle s’était seulemoment proposé de nous tromper, aussi-bien que les Yakoutes, en faisant glisser adroitement le couteau entre la peau et la robe ; que les Yakoutes n’avaient jamais douté de la vérité du prestige, mais que nous l’avions trop bien observée ; qu’au reste elle avait entendu dire à gens du métier que, quand on se donnerait effectivement un coup de couteau, on n’en mourrait pas, pourvu que l’on mangeât un petit morceau de sa propre graisse ; qu’elle s’en était souvenue la veille, et qu’elle s’était armée de courage pour ne pas décréditer son art devant nous ; que maintenant qu’on l’engageait aimablement à dire la vérité, elle ne pouvait cacher que jusqu’alors elle avait trompé les Yakoutes pour mettre son art en réputation. » Sa plaie, qu’elle ne pansa que deux fois, fut entièrement guérie le sixième jour, et vraisemblablement sa jeunesse contribua beaucoup à cette prompte guérison. »

On vient de lire que la jeune sorcière signa sa déclaration ; c’est ce qui mérite d’être expliqué. Les Yakoutes n’ont point d’écriture particulière, et ne se servent non plus de celle d’aucune autre nation ; chacun se choisit un caractère dont il se sert au besoin, lorsqu’il s’agit d’attester par écrit quelque chose : l’interprète, qui signe en même temps, certifie que ce caractère est celui du Yakoute qui parle dans l’acte, et que son intention a été fidèlement conçue dans cet écrit : ces caractères ne sont pas réguliers ; ce sont toutes sortes de figures arbitraires.

C’est à Yakoutsk que nos voyageurs devaient trouver toutes les commodités nécessaires pour se transporter au Kamtschatka ; mais malgré les ordres dit sénat de Pétersbbourg, qui apparemment avait peu de puissance dans un tel éloignement, la chancellerie d’Yakoutsk ne leur fournit ni bâtimens ni équipages pour pouvoir se rendre à Okhotsk ; d’où l’on s’embarque sur la mer du Kamtschatka ; ils résolurent donc de prendre la route de Pétersbourg. « Considérant qu’il y avait déjà quatre années que nous étions partis de Pétersbourg, tandis qu’on nous avait fait espérer que notre voyage ne durerait en tout que cinq ans, nous comprîmes que, quand tout réussirait à notre gré, quand nous trouverions toutes les facilités possibles pour passer au Kamtschatka, il y aurait déjà cinq ans d’écoulés, et qu’il fallait compter encore au moins deux ans pour le retour, outre le temps de notre séjour dans cette presqu’île. Nous n’avions d’ailleurs nullement envie d’habiter éternellement les contrées sauvages de la Sibérie. M. Muller et moi nous prîmes les arrangemens nécessaires pour notre départ de Yakoutsk. »

À l’occasion d’un exilé nommé Glasimoff, qui avait établi à Tayouoskaia une fabrique d’eau-de-vie, Gmelin remarque que ces sortes de gens font quelquefois fortune dans leur exil. La plupart sont des gens ruinés et accablés de dettes à la charge de la couronne. Quand on les relègue en Sibérie, on ne leur défend pas d’employer toute leur industrie pour pouvoir subsister ; et quiconque a quelque sentiment d’honneur trouve encore plus d’occasions en Sibérie qu’en Russie, de vivre honnêtement et de rétablir ses affaires ; en sorte que, pour quelques-uns, surtout pour ceux qui ont l’amour du travail, cette contrée devient une terre de promission ; mais il paraît que cette remarque ne peut regarder que les hommes de commerce.

Quand Gmelin passa à Oust-koutzkoi-ostrog, les habitans lui apprirent comme une nouveauté que les geais avaient hiverné chez eux. Cependant ces oiseaux, quoique ennemis du froid, se risquent jusqu’au delà du 59e. degré de latitude septentrionale ; et si l’on n’en voit point, ni à une certaine hauteur du Léna, ni dans le district de Mangaséa, ni dans toute l’étendue comprise entre Oust-koutzk jusqu’à l’Océan oriental, près d’Okhotsk, ni le long de la mer Glaciale, jusqu’au delà du cap de Tschoukttchi, on en retrouve au Kamtschatka : ce qui permet de douter que ce soit toujours le degré de froid qui les écarte, ou la température de l’air qui les invite à séjourner dans un canton plutôt que dans un autre.

« Au passage des cataractes d’Angara, les Cosaques qui nous conduisaient trouvèrent une plante qu’ils prirent pour la pulmonaire, et qui lui ressemblait en effet, tant par les feuilles que par les fleurs. Ils en mêlèrent les feuilles et la racine avec d’autres herbes qu’ils faisaient cuire pour les manger, et se trouvèrent tellement ivres ou étourdis, qu’ils ne savaient plus ce qu’ils faisaient : c’était de la jusquiame. Lorsqu’on en a fait infuser les feuilles ou la racine coupée par petits morceaux dans de la bière, ou qu’on les a laissés fermenter avec cette liqueur, un seul verre de cette boisson est capable de rendre un homme absolument fou ; il parle continuellement sans savoir ce qu’il dit ; il est privé de tous ses sens, ou du moins ses sens sont si troublés, que tout change de nature à ses yeux, qui semblent être devenus microscopiques. Il prendra, par exemple, une paille pour une poutre énorme, une goutte d’eau pour une rivière, et ainsi du reste. Partout où il marche, il s’imagine rencontrer des obstacles insurmontables ; il se forme à chaque instant les plus terribles représentations d’une mort inévitable et prochaine. Les habitans du canton se servent souvent de cette plante pour se jouer des tours les uns aux autres, et les négocians russes en emportent, parce que c’est, à ce qu’ils prétendent, un remède souverain contre les hemorrhoïdes fluentes.

» Les glaces de la mer fondent presque toujours dans le même temps que l’Yéniséi dégèle à son embouchure, ce qui arrive communément vers le 12 juin. La mer est bientôt nettoyée, lorsqu’il souffle des vents de terre qui chassent les glaces. Une circonstance remarquable, c’est que, même après que les vents de terre n’ont pas cessé de souffler pendant quinze jours, on retrouve encore de la glace sur le bord de la mer, quand les vents de nord et de nord-ouest ont soufflé seulement pendant vingt-quatre heures, sans même être violens : ce qui semble indiquer que l’origine de cette glace ne peut être fort éloignée, et que le froid doit provenir ou d’une grande île ou d’un continent, et de la mer Glaciale. Cette dernière conjecture paraît confirmée par les navigations que les Russes ont poussées à plusieurs reprises jusqu’au 78e. degré de latitude septentrionale, point d’où les vaisseaux ne pouvaient pas pénétrer plus loin à cause des glaces.

» Si la mer dégèle tard, elle gèle de bonne heure. Vers la fin du mois d’août, on n’est plus sûr un seul jour de ne pas trouver la mer glacée. Il ne faut, avec le calme, qu’un froid médiocre pour qu’elle soit couverte de glace dans un quart d’heure ; mais quand elle est gelée de si bonne heure, il n’est pas sûr non plus, pendant tout l’automne, qu’elle reste ainsi jusqu’à l’hiver. Quoi qu’il en soit, il est certain que la mer ne gèle jamais plus tard que le premier octobre, et qu’ordinairement elle gèle plus tôt.

» Il pleut rarement dans le printemps à Yéniseik ; et pendant l’été, le ciel y est presque toujours serein. Le tonnerre y est aussi fort rare, et l’on ne connaît point du tout les éclairs. En automne, il y a des brouillards continuels, et les murs des maisons et des cabanes distillent sans cesse dans l’intérieur l’humidité dont ils sont imprégnés ; en hiver, il y a de fréquentes tempêtes.

» Depuis le commencement d’octobre jusque vers la fin de décembre, on voit beaucoup d’aurores boréales, mais qui sont de deux espèces. Dans l’une, il paraît entre le nord-ouest et l’ouest un arc lumineux, d’où s’élèvent à une hauteur médiocre quantité de colonnes lumineuses ; ces colonnes s’étendent vers différens points du ciel, qui est tout noir au-dessous de l’arc, quoiqu’on aperçoive quelquefois les étoiles au travers de cette noirceur. Dans l’autre espèce, il paraît d’abord au nord et au nord-est quelques colonnes lumineuses qui s’agrandissent peu à peu, et occupent un grand espace du ciel ; ces colonnes s’élancent avec beaucoup de rapidité, et couvrent enfin tout le ciel jusqu’au zénith, où les rayons viennent se réunir. C’est comme un vaste pavillon brillant d’or, de rubis, et de saphirs, déployé dans toute l’étendue du ciel. On ne saurait imaginer un plus beau spectacle ; mais quand on voit pour la première fois cette aurore boréale, on ne peut la regarder sans effroi, parce qu’elle est accompagnée d’un bruit semblable à celui d’un grand feu d’artifice. Les animaux mêmes en sont, dit-on, effrayés. Les chasseurs qui sont à la quête des renards blancs et bleus, dans les cantons voisins de la mer Glaciale, sont souvent surpris par ces aurores boréales. Leurs chiens en sont épouvantés, refusent d’aller plus loin, et restent couchés à terre en tremblant, jusqu’à ce que le bruit ait cessé ; cependant ces effrayans météores sont ordinairement suivis d’un temps fort serein. »

On n’avait depuis long-temps aucune nouvelle de M. de La Croyère : les trois professeurs, depuis leur séparation, avaient presque toujours suivi des directions opposées qui les éloignaient de plus en plus les uns des autres. On reçut enfin de lui une lettre qui marquait « que, vers la fin d’août 1737, il était parti par eau d’Yakoutsk , et qu’il avait eu le bonheur d’atteindre Simovie, situé à plus de douze cents verstes au-dessous d’Yakoutsk. Il semblait, disait-il, que le ciel et la terre fussent conjurés contre lui, qu’ils eussent suscité tous les élémens pour le traverser de toutes les façons imaginables dans les entreprises qu’il avait formées pour l’accroissement des sciences, au mépris même de sa vie. Le ciel avait été presque continuellement couvert de nuages, et le grand froid avait gâté tous ses instrumens météorologiques ; en sorte qu’il ne lui restait plus aucun de ses meilleurs thermomètres, les ayant tous emportés avec lui, pour n’en pas manquer dans des lieux où il comptait pouvoir surprendre le froid presque à sa véritable source. Il ajoutait que, voulant savoir jusqu’à quelle profondeur la terre était gelée dans ce rigoureux climat, il s’était servi de la houe ; mais que la terre, pour éluder ses recherches, avait pris la dureté du marbre ; qu’elle ne s’était laissé pénétrer en aucun endroit, et que les plus forts instrumens de fer s’étaient brisés sous les efforts redoublés des plus robustes travailleurs ; qu’il n’avait pas, en août, trouvé l’eau plus docile qu’au commencement de février. Ayant fait creuser la glace jusqu’à l’eau courante, pour voir si l’eau dans ces cantons, sans perdre sa fluidité, était susceptible d’un plus fort degré de froid que dans les pays où le point de congélation est à 150 degrés, selon la division de Delisle, son frère, et à 32 degrés, suivant la division de Fahrenheit, il avait suspendu par ce trou le seul thermomètre qui lui restait, et que dix ou douze minutes après, tout au plus, le thermomètre était engagé dans trois pouces dix lignes de glace, et si fortement pris, qu’avec toutes les précautions qu’il mit en usage pour le détacher de ce ciment glacial, il n’avait pu le retirer que par pièces ; que le froid alors était si vif, qu’il ne pouvait tenir sa main l’espace de dix minutes au grand air sans risquer de l’avoir gelée ; que pendant tout le temps qu’il avait séjourné dans ce canton-là, les vents avaient soufflé du nord-ouest et du nord-nord-est ; qu’on ne voyait ni ciel ni terre lorsque le vent venait tout à coup à changer de direction, et qu’il amenait souvent une si forte poussière de neige, qu’en la voyant, on aurait dit que tout l’air était converti en neige ; que le feu même, dont on pouvait espérer au moins plus de service, lui avait quelquefois refusé les secours qu’il en attendait, ayant eu souvent les doigts gelés près d’un grand feu ; qu’enfin l’air, dans ces climats glacés, avait été si mauvais pendant son séjour, qu’environ la moitié des habitans, quoique indigènes, avaient péri par des maladies épidémiques.

En 1722, Pierre-le-Grand ordonna à tous ceux qui pourraient trouver quelque part des dents de mammouth, de s’attacher à les ramasser, ainsi que tous les autres ossemens de cet animal, de les conserver le mieux qu’il serait possible, et de les envoyer à Pétersbourg. Ces ordres furent publiés dans toutes les villes de la Sibérie, et principalement à Yakoutsk. En conséquence, il se fit de tous côtés beaucoup de recherches, qui procurèrent au cabinet impérial de Pétersbourg des têtes, des dents et des ossemens, tant du prétendu mammouth que d’autres animaux inconnus.

Gmelin conjecture que les prétendus os de mammouth, qu’il croit fabuleux, sont de véritables os d’éléphans ; mais il ajoute qu’on trouve encore en Sibérie des os d’un autre animal qui est une espèce particulière de bœuf, inconnue ailleurs, et qu’on les confond souvent avec les premiers. Au reste, ces os d’éléphans se trouvent non-seulement dans toutes les contrées de la Sibérie, et surtout dans les parties méridionales, comme dans les cantons supérieurs de l’Irtich, du Tom et du Léna, mais encore en plusieurs endroits de la Russie, et même de l’Allemagne, où ils sont connus sous le nom d’ivoire fossile. Ces sortes d’os, qu’en certains pays on prend pour des cornes, et en d’autres pour des dents, se sont, dit-il, amollis dans les climats un peu chauds, et changés en ivoire fossile ; mais dans les contrées où la terre est continuellement gelée, comme dans les cantons inférieurs des fleuves qui se rendent dans la mer glaciale ou sur les bords des lacs d’eau douce qui ne sont pas fort éloignés de cette mer, ces mêmes os sont souvent si frais, qu’Isbrandz Ides, et depuis, Muller, de qui d’autres ont copié cette fable, disent qu’on en trouve d’ensanglantés ; et comme en matière de fiction les hommes amis du merveilleux ne restent jamais en chemin, pour rendre raison du sang que l’on croyait voir sur ces os, on a prétendu que le mammouth de la Sibérie vivait sous terre, qu’il y mourait même quelquefois, et se trouvait tout inhumé. Muller décrit ainsi le mammouth : « Cet animal a, dit-il, quatre ou cinq aunes de hauteur, et environ trois brasses de longueur ; sa couleur est grisâtre, sa tête fort longue et son front très-large. Il lui sort des deux côtés, au-dessus des yeux, des cornes qu’il remue et croise à son gré. Il a la faculté de s’étendre considérablement en marchant, et de se rétrécir en plus petit volume. Ses pates ressemblent par leur grosseur à des pates d’ours. » Isbrandz Ides est assez sincère pour avouer que, de tous ceux qu’il a questionnés sur cet animal, il n’a jamais trouvé personne qui lui ait dit avoir vu un mammouth vivant. Quant aux os fossiles qui ressemblent à ceux de l’éléphant, on ne saurait douter qu’ils ne soient réellement des dépouilles de cet animal. Si l’on n’hésite point à reconnaître pour de vrais monumens de l’antiquité toutes ces médailles que l’on déterre de temps en temps, pourquoi refuserait-on de croire à tous ces os d’éléphans ? Ces os, pour adopter ici l’expression de Fontenelle, sont des médaillons bien plus anciens, et plus certains peut-être encore que toutes les médailles grecques et romaines. Ces monumens répandus par toute la terre sont les plus fortes preuves d’une grande révolution que le globe a subie autrefois. Les éléphans, continue Gmelin, pour éviter leur destruction, se sont aparemment dispersés de toutes parts. Quelques-uns ont pu, après leur mort, avoir été transportés fort loin par les seules inondations ; ceux qui, dans leur fuite, se sont trop écartés vers le nord, ont succombé nécessairement à la rigueur du climat ; d’autres, sans avoir été si loin, ont été noyés dans les eaux, ou sont péris de lassitude. Des révolutions qui peuvent être arrivées sans aucun miracle, et par une suite des seules lois naturelles, nous ouvrent au moins une voie pour l’explication d’un grand nombre de phénomènes dont on ne peut autrement rendre aucune raison probable ; mais on ne doit pas se figurer que tout puisse s’expliquer par-là. Les Woodward et les Scheuchzer, en voulant tout rapporter au déluge universel, et ceux qui supposent sans preuves des inondations particulières ont également passé le but. L’Italien Moro prétend que toutes les révolutions de la terre sont provenues de l’éruption des volcans, ou des fortes secousses qu’elle a essuyées. Théophraste, Pline, Agricola, Libanius, et quelques autres naturalistes ont prétendu que l’ivoire fossile croissait dans la terre. Ce sentiment, selon Scheid, est aussi absurde, aussi contraire à la nature et à toutes ses lois connues que si l’on soutenait que les animaux végètent et sortent de la terre comme des champignons. Mais la question n’est pas ici de savoir comment ces os sont venus dans la terre ; le fait est qu’ils y sont, et que ce sont des os d’éléphans. La grosseur de ces os varie. Gmelin rapporte qu’il y a des dents d’éléphans qui ont jusqu’à dix pieds de longueur, et qui pèsent cent, cent quarante et cent quarante-huit livres. Le squelette long de trente-six aunes, qui selon Strahlenberg, avait été vu par le peintre russe Remesoff, sur le lac Techana, ne pouvait être, selon lui que celui d’un éléphant[3]. La conservation de ces ossemens, dans les cantons voisins de la mer Glaciale, n’est pas plus surprenante que ce que La Peyrère rapporte du Groënland, que les morts, après trente ans, y sont aussi blancs et aussi frais que s’ils étaient morts depuis un instant. C’est à l’incorruptibilité causée par le froid excessif qu’il faut attribuer la raison pour laquelle il n’y a point de différence entre les ouvrages d’ivoire et ceux que l’on fait des cornes ou dents fossiles de Sibérie. Il est vrai qu’il s’en trouve de jaunâtres, ou qui jaunissent par la suite ; d’autres qui sont brunes comme les noix de cocos, et d’autres qui sont d’un bleu tirant sur le noir. Les dents qui n’ont pas été suffisamment frappées de la glace, qui leur fait comme une espèce de vernis, ou qui ont resté pendant quelque temps exposées à l’effet de l’air, sont sujettes à s’altérer aussi, et même à prendre d’autres couleurs, suivant la nature de l’humidité qui s’est jointe à l’action de l’air. Il serait donc à souhaiter, selon Gmelin, que l’on connût toutes les espèces d’animaux dont on trouve des ossemens en Sibérie, avec autant de certitude que l’on reconnaît l’animal à qui appartiennent les prétendus os de mammouth. À l’égard de ceux qui paraissent indiquer un animal du genre des bœufs, cet animal ne serait-il point par hasard le bœuf musqué, que l’on trouve dans l’Amérique septentrionale ? Ces animaux sont plus petits que les bœufs d’Europe ; mais ils ont une laine admirable.

Les recherches ordonnées par Pierre 1er. procurèrent beaucoup de curiosités de ce genre. Un Slouschivie d’Yakoutsk trouva dans la terre, aux environs de l’Indighirsk, une corne torse provenant du narvhal. Ces cornes, reconnues depuis pour des dents, étaient anciennement fort estimées avant qu’on eût découvert que c’est la dépouille d’un animal marin. La corne, ou plutôt la dent du narvhal, a été prise long-temps pour la corne de la licorne, animal fabuleux ou dénaturé, soit par l’ignorance des hommes, soit par une équivoque de nom, telle qu’il s’en est trouvé dans toutes les anciennes langues. On faisait autrefois dans la médecine un cas singulier de cette corne ; on croyait qu’elle résistait à tous les poisons, quels qu’ils fussent, et qu’elle guérissait infailliblement les maladies contagieuses. Eh ! qui n’en serait presque convaincu en lisant les seuls témoignages des médecins d’Augsbourg, qu’a ramassés Wormius dans son Traité de la Licorne ?

En 1741, on trouva près d’Anadirskoiostrog, dans une terre marécageuse, une de ces dents qui pesait onze livres, et qui fut envoyée à Irkoutsk. La question est de savoir si cette dent était venue là de la même façon que les os d’éléphans épars dans la Sibérie. Gmelin pense que l’Anadir, l’un des fleuves du pays qui se rendent dans la mer Glaciale, peut, avec le reflux, avoir apporté quelques-unes de ces dents, que l’animal, quoique étranger dans cette mer, y aura laissées. Ce qui favorise cette opinion, c’est qu’on trouve plusieurs vestiges qui font conjecturer que la mer Glaciale s’est étendue autrefois bien plus loin au sud qu’elle ne l’est à présent. Il n’est donc pas étonnant qu’on trouve des restes d’animaux marins loin de la mer, et fort avant dans les terres.

Les morses sont fort communs vers la pointe de Schalaghinskoi, chez les Tchouktchis, qui garnissent de leurs plus grosses dents le dessous des traîneaux, et qui des dents moyennes font des couteaux, des haches et d’autres ustensiles. Il faut bien qu’il s’en trouve une grande quantité depuis cet endroit jusqu’à l’Anadir, puisque toutes les dents de morses dont on fait commerce à Yakoutsk, viennent d’Anadirskoi. Il y a de ces mêmes animaux à la baie d’Hudson, dans l’île Phélipeaux, dont les dents, d’une aune de longueur, sont aussi grosses que le bras, et donnent d’aussi bon ivoire que la dent d’éléphant. Les dents de morses se vendent au poids en Sibérie. La pointe et la croûte extérieure, tout autour, sont si blanches et si dures, qu’elles surpassent même l’ivoire par leur blancheur et leur dureté. C’est de ces deux parties qu’on fait ordinairement en Russie les jeux d’échecs. En France, en Angleterre, en Allemagne, on en fait des dents postiches. La partie marbrée de ces dents qui s’étend depuis la racine jusque près de la pointe, est la plus estimée en Sibérie ; c’est celle qu’on choisit pour garnir les petits coffres d’Yakoutsk et différens autres ouvrages.

« Je n’ai pas entendu dire, observe Gmelin, que dans les cantons d’Anadirskoi-ostrog on ait jamais été à la chasse ou à la pêche des morses pour avoir de leurs dents ; et cependant il en vient une grande quantité. Suivant le rapport qu’on me fit, les gens du pays trouvent ces dents sur la côte, à la basse mer, et par conséquent ils n’ont pas besoin de tuer auparavant l’animal. Il faut donc, ou que les morses refassent leurs dents en certaines saisons de l’année, et qu’ils choisissent certains endroits de la mer pour y déposer celles qu’ils quittent, ou qu’ils perdent leurs dents par hasard, et peut-être en se battant entre eux, ou qu’on les trouve après leur mort. J’ai appris des Cosaques d’Yakoutsk, continue Gmelin, qu’il y a pareillement chez les Tchouktchis certains endroits où l’on trouve de ces dents en si grande quantité, que non-seulement ils en font toutes sortes d’ustensiles, mais qu’ils en forment des amas considérables pour en faire des offrandes à leurs dieux ; en quoi ils ressemblent beaucoup aux Lapons qui font le même usage de leurs os de rennes. »

Gmelin, ayant fait beaucoup de recherches sur la chasse des rennes et sur celle des renards blancs et bleus, rapporte, sur la foi des chasseurs, que ceux-ci s’éloignent souvent de leurs habitations à la distance de quarante, de cinquante et de cent verstes, pourvu qu’ils aient quelque espérance de faire bonne chasse : ainsi ces sortes de chasses sont de vrais voyages. Dans l’hiver, où elles sont plus fréquentes, il s’élève quelquefois des tempêtes si furieuses, qu’on ne voit point devant soi les moindres traces de chemin, et qu’on est forcé de rester dans l’endroit où l’on se trouve jusqu’à ce que l’ouragan soit passé. Comme chaque chasseur est pourvu d’une petite tente qu’il porte partout, pour lui et pour son chien, il la dresse alors et se met à couvert des injures du temps. Aucun ne s’expose à ces longues traites sans avoir des vivres pour quelques jours ; et quand la tempête dure trop long-temps, ils diminuent chaque jour quelque chose de leur portion pour en prolonger la fin. Ces chasseurs sont encore munis chacun d’une boussole, pour pouvoir retrouver leur chemin quand les ouragans en ont confondu les traces. Quand les neiges accumulées rendent les chemins impraticables, ils ont une sorte de chaussure avec laquelle ils glissent sur la neige sans y enfoncer. La boussole que vit Gmelin était de bois, et l’aiguille aimantée marquait assez bien : elle indiquait huit vents principaux qui avaient chacun leur nom. Les autres vents y étaient marqués, sans être désignés nommément ; les autres rumbs ou vents intermédiaires étaient distingués par des lignes ou des points.

À Mangaséa, sur un bras de l’Yeniséi, le soleil était fort chaud, et dès le 14 juin il n’y avait plus aucune trace de neige, ni dans les rues, ni dans les champs. L’herbe venait à vue d’œil. Le 15, on vit fleurir les violettes jaunes, qui ne viennent guère que sur les montagnes de la Suisse, et sur quelques autres aussi élevées. Ici, ces violettes croissent en quantité sur un terrain bas entre les buissons. L’herbe, à la fin du mois de juin, avait un pied, et dans quelques endroits jusqu’à un pied et demi de hauteur. Depuis le 11, on ne voyait pas beaucoup de différence entre le jour et la nuit pour la clarté. On lisait à près de minuit la plus petite écriture presque aussi bien qu’on l’aurait lue à midi par un temps couvert dans les pays plus méridionaux. Pendant toute la nuit, le soleil était visible au-dessus de l’horizon. Vers minuit, à la vérité, lorsqu’on était dans un endroit bas, on avait de la peine à voir le disque du soleil ; mais en montant sur la tour, qui n’était pas même fort haute, on le voyait distinctement tout entier. On pouvait hardiment regarder cet astre sans en être ébloui : les rayons ne commençaient à se rendre bien sensible qu’à plus de minuit passé. Toute la troupe des voyageurs ne put s’empêcher, dit Gmelin, de célébrer ce magnifique spectacle, que personne d’eux n’avait vu, et que, selon toutes les apparences, ils ne devaient jamais revoir. On se mit à table dans la rue, le visage tourné au nord ; tout le monde fixait le soleil sans en détourner un instant les yeux, et l’on changeait de situation à mesure que cet astre avançait. On jouit de ce rare spectacle jusqu’au moment où les rayons du soleil, qui prenait insensiblement de la force, devenus trop vifs, ne pouvaient plus qu’incommoder.

Gmelin ayant avec lui un interprète fort versé dans les différent idiomes des Tartares, voulut avoir une idée de la musique et de la poésie de ces peuples. Après avoir fait chanter devant lui quelques chansons des Bratskis et des Katchinzis, des Kamachinzis et des Kotovzis, il en fit noter une de chaque nation, en fit copier quelques-unes, et se les fit expliquer. Voici une chanson des Bratskis.

Kemnikhe borgossine nakholchadsi baineze,
Koltebakhem beemmene arikhin do galsaba,
Dallanaien adon doni zara serdi belele,
Abe tone baritsche koogotschine, mordonai,
Urtu zakhai termedene epzinoulam kou-yagbe :
Edsche tone baritsche koogotschine, mordonai,
Barion tala ollotone yerensie belele.
Abe tone gargaidsche koogotschine, mordonai,

traduction.

Là, sur le lac, se promènent des roseaux agités,
Et moi, jeune homme, je suis terrassé par l’eau-de-vie.
Parmi cinq fois trente chevaux, il en est un de couleur de renard (c’est-à-dire roux}.
Père, prends-le ; le fils monte ce cheval.
Dans le coin, derrière la grille, est, parmi les bardes, une ceinture rouge ;
Mère, donne-la moi ; le fils monte à cheval.
Près de la porte, dans le coin, il y a soixante flèches ;
Père, donne-les moi ; le fils monte à cheval.


Chanson des Katckinzis.

C’est, une veuve dont le mari a été tué qui parle : elle feint que son esprit est entré dans une canne.

1. Koulge touschken hoghing di der oi senem, Djenargoush !
2. Koroub ater merghing di der oi senem, Djenargousch !
3. Dischinnaimnang kalbas olbang oi senem, Djenargousch !
4. Dschevarlirghe barbasogan, oi senem, Djenargousch !
5. Chantetourghe outschedarbem, oi senem, Djenargousch !
6. Kartagousch touschei derben, oi senem, Djenargousch !

traduction.

Sur le lac il s’est abattu une canne de Mars, ô mon cher Djenargousch !
Si je l’avais vue, je l’aurais tirée, elle était à moi, ô mon cher Djenargousch !
Je conserve soigneusement mon amour, ô cher Djenargousch !
Je n’épouserai jamais un méchant homme, ô mon cher Djenargousch !
Je prendrais mon vol dans les airs, ô mon cher Djenargousch !
Si je pouvais voler comme un épervie, ô mon cher Djenargousch !


Ces chansons paraissent fort simples, commes les mœurs de ceux qui les chantent ; elles disent peu de choses, parce qu’ils ont peu d’idées ; mais on voit que l’usage des refrains, si anciens dans les chansons, s’est établi naturellement partout.

Il y a une espèce de moutons sauvages, nommés en langue mongole argali, qui se trouvent dans les cantons méridionaux et montagneux au delà de l’Irtich, tant au sud-ouest, vers la Kamoulkie et le long Boutchourma, que vers l’orient dans les montagne de l’Obi, de l’Yéniséik, du lac Baïkal, même jusqu’à la mer et au Kamtschatka. Ces animaux sont si estimés dans cette presqu’île, et dans les îles voisines, que, quand on veut désigner un mets excellent, on dit qu’il approche, pour le goût, de la graisse des argalis.

Ils sont extrêmement vifs : qualité qui semble les exclure de la classe des moutons. L’argali, par sa forme extérieure, c’est-à-dire par la tête, le cou, les jambes, et la queue qu’il a très-courte, ressemble au cerf, si ce n’est qu’il est encore plus farouche. Les plus gros argalis sont à peu près de la taille d’un daim. Celui que vit Gmelin n’était guère âgé que de trois ans, suivant l’estime des chasseurs, et cependant dix hommes n’osèrent l’attaquer. Sa hauteur était d’une aune et demie de Russie, et sa longueur, depuis la naissance des cornes, était d’une aune trois quarts. Ses cornes sont placées au-dessus des yeux ; elles se courbent d’abord en arrière, reviennent ensuite en avant, et forment plusieurs circonvolutions comme celles de nos béliers. Si l’on peut s’en rapporter à la tradition du pays, toute sa force consiste dans ses cornes. Les béliers de cette espèce se battent souvent, et quelquefois avec tant d’acharnement, qu’ils se brisent ou s’abattent les cornes ; c’est ce qui fait qu’il n’est point rare d’en trouver dans la steppe, dont l’ouverture près de la tête est assez grande pour que les petits renards s’y nichent. On peut juger de la force qu’il faut pour abattre une corne qui, tant que l’animal est vivant, augmente continuellement d’épaisseur, de longueur et de dureté. Une de ces cornes bien venue, mesurée selon sa courbure, a jusqu’à deux aunes de longueur, pèse entre trente et quarante livres de Russie, et à sa naissance a deux pouces ou deux pouces et demi d’épaisseur. Les cornes de l’argali vues par Gmelin étaient d’un jaune clair ; mais plus l’animal vieillit, plus ses cornes brunissent. Ses oreilles sont pointues, assez larges, et il les porte fort droites ; il a le pied fourchu, les jambes de devant hautes de trois quarts d’aune, et celles de derrière un peu plus. La couleur de tout le corps est grisâtre mêlée de brun. Il a le long du dos une raie jaune ou rousse, et la croupe, le dedans du pied et le ventre marqués de la même couleur. Cette couleur dure depuis le commencement d’août ; pendant l’automne et l’hiver, jusqu’au printemps, et à l’approche de cette saison, l’animal mue et devient partout d’une couleur fauve. Sa seconde mue arrive vers la fin de juillet. Les femelles sont plus petites, et quoiqu’elles aient des cornes, ainsi que les béliers, ces cornes sont très-minces en comparaison de celles que l’on vient de décrire, et elles ne grossissent guère avec l’âge. Lorsqu’on prend cet animal tout jeune, il s’apprivoise.

Le canton de Tassévskoi-ostrog, sur la rive droite de l’Oussolka, est sujet à de violens orages ; mais de mémoire d’homme on n’en essuya de semblable à celui qui, le 27 mai 1739, désola ce pays. On vit deux nuages chargés d’eau, l’un venant du midi, l’autre de l’ouest, se réunir, et ne former bientôt qu’une seule nuée, qui, en s’élevant, prit la forme d’une colonne. Cette nuée était extrêmement sombre dans toute sa circonférence, mais transparente au milieu comme le mica, ou verre de Moscovie. Dans le même temps on entendit retentir l’air d’un sifflement et d’un bruit affreux : un épais tourbillon de poussière répandit une telle obscurité, qu’on ne voyait pas devant soi. L’ouragan ne dura pas plus d’un demi-quart d’heure ; mais il fit dans ce peu de temps les plus grands ravages. Un petit bois, d’environ cent brasses de largeur, fut entièrement rasé ; le vent en avait déraciné tous les arbres : de gros mélèses très-sains et très-hauts avaient été enlevés de terre, et portés, les uns à la distance d’une verste, d’autres plus loin, et d’autres à un tel éloignement, qu’on n’a jamais pu les retrouver. Deux acres de terre, qu’un Cosaque avait ensemencés de seigles, furent couverts des arbres que le vent y avait jetés. On remarqua que les seuls arbres que l’ouragan avait épargnés étaient des arbres faibles et pouris qui se trouvaient au milieu des autres. Personne ne put observer ce qui se passa pendant l’orage, ni la direction que suivait le vent, parce que chacun était rentré chez soi, et qu’on se cachait même sous les bancs ou sous le plancher, soit pour se mette à l’abri des accidens, soit pour n’en pas être témoin. Le vent découvrit beaucoup de maisons, et en emporta la couverture : il en abattit même un grand nombre, dispersa le blé des magasins et des granges, brisa ou enleva une infinité d’ustensiles et de meubles, enfin saccagea toute la contrée, et fit seul autant de désordre qu’en aurait pu faire la horde la plus nombreuse et la plus destructive. Un berceau suspendu dans une chambre, et dans lequel était un enfant, fut d’abord couvert de poussière, puis environné de toutes parts des poutres de la maison, qui s’était entièrement écroulée, sans que l’enfant eût le moindre mal. Une paysanne, qui se trouvait alors dans le bain avec ses enfans, fut blessée par la chute d’une planche ; mais, quoique le bain fût presque entièrement détruit, les enfans n’eurent pas une égratignure. Il périt dans ce furieux ouragan quantité de bestiaux et d’animaux domestiques. Un jeune paysan se trouvant en route, près de Tassévskoi-ostrog, fut enlevé de son cheval, et jeté à plus de vingt brasses ; heureusement pour lui qu’en voyageant ainsi dans l’air, il eut l’adrese de s’accrocher à un bouleau, sans quoi il eût été jeté bien plus loin. Le sang lui sortait par la bouche, les oreilles, le nez, les yeux, et il eut le front enfoncé ; son cheval fut jeté loin de lui presque en aussi mauvais état. Une jeune paysanne, qui pendant l’orage était sur l’escalier d’une maison, fut de même enlevée par le vent et jetée à la distance de cinq brasses, couverte de tous côtés des poutres que l’ouragan avait arrachées des maisons, et dangereusement blessée.

On dressa juridiquement un procès verbal du désastre causé par cette effroyable tempête, où l’on reçut les dépositions de tous ceux qui avaient souffert quelque dommage. C’est de là que Gmelin tira sa narration.

Suivant une tradition des Tartares qui habitent les déserts, trois familles de castors étaient établies, il y a environ un siècle, sur les îles de Bobrovies, dans la rivière de Mana ; ce qui peut faire conjecturer qu’anciennement il y en a eu bien davantage. Il en est de même des autres contrées de la Sibérie. On dit presque partout qu’il y avait autrefois des castors. Comme il était fort aisé de découvrir leurs habitations, qui sont régulières et quelquefois considérables, on n’a pas eu de peine à les exterminer. Ainsi l’on a totalement détruit un animal innocent, qui n’est nullement nuisible à l’homme, et qui pouvait lui devenir très-utile. On en trouvait encore dans les cantons supérieurs de l’Yémséik et sur l’Obi, mais le nombre en diminuait tous les jours. On a donc presque éteint la race de l’animal le plus doux et le plus admirable, tandis que tout fourmille d’animaux cruels et voraces, d’oiseaux de proie, d’ours, de gloutons et de loups.

Le glouton ou goulu est un animal très-méchant, qui ne sort que pour piller, et qui ne vit que de proie. Cet animal se tient caché sur les branches, dans le feuillage des arbres, jusqu’à ce qu’il voie passer un cerf, un élan, un daim ou un lièvre ; il s’élance alors tout à coup comme un trait, fond sur sa proie, et la saisit avec ses dents au milieu du corps : il continue de le déchirer jusqu’à ce que l’animal ait cessé de vivre ; ensuite il le mange tout entier, avec la peau et le poil. Un vayvode, qui gardait dans sa maison un goulu, pour son plaisir, le fit un jour jeter dans l’eau, et lâcha deux chiens après lui. Le goulu en saisit un par la tête, le plongea dans l’eau, et l’y tint jusqu’à ce qu’il fut noyé. Il alla sur-le-champ à l’autre, qui certainement aurait eu le même sort, sans un gros morceau de bois qu’un des assistans jeta du bord de l’eau entre les deux bêtes, ce qui donna de l’embarras au goulu, et au chien le temps de se sauver. La façon dont le goulu s’embusque pour attraper les bêtes dont il se nourrit est confirmée par tous les chasseurs, avec cette seule différence que, selon quelques-uns, le goulu saute d’entre les arbres sur le dos de l’animal, et que, le tenant une fois par le cou, il en est bientôt le maître. À l’égard des cerfs, on assure qu’il n’en attaque guère au-dessous ni au-dessus d’un an. Il préfère le renne et le porte-musc ; mais il dévore également toute espèce d’animal vivant ou mort.

Gmelin questionna souvent des gens qui passaient les jours et les nuits parmi les bêtes sauvages, pour savoir d’eux s’il est bien vrai que le glouton se mette entre deux arbres fort serrés, pour faire sortir par la pression, les excréméns qui le surchargent, et faire place à de nouvelle nourriture : personne n’a pu lui confirmer ce fait, qui a bien l’air d’une fable.

Gmelin, à son retour à Krasnoyarsk, trouva une lettre d’Irkoutsk contenant la relation d’un affreux tremblement de terre arrivé le 6 décembre 1737, dans le pays des Kouriles et dans les îles voisines. Cette relation était datée d’Okhotzk, du 28 novembre 1738. Elle portait que plusieurs rochers sur les bords de la mer avaient été brisés en morceaux ; que les secousses du tremblement avaient été senties sur la mer même ; qu’on y avait vu divers météores de feu qui s’étendaient fort loin ; que les petits magasins des peuples idolâtres, qui étaient bâtis sur des pilotis, avaient été renversés ; que les eaux de la mer s’étaient horriblement gonflées, et jusqu’à la hauteur de trente brasses au-dessus du niveau des autres eaux ; que la mer avait jeté des pierres du poids de cent livres et davantage jusque dans l’intérieur des terres ; que les flots avaient non-seulement entraîné les magasins des idolâtres, mais encore tous les bateaux dont ils se servent pour la chasse des castors et des autres animaux marins du Kamtschatka, et que chez les Kouriles, ainsi que dans les îles voisines, il n’était presque point resté de bateaux ni de filets de pêcheurs.

Cependant la Sibérie a été jusqu’à présent peu sujette aux tremblemens de terre. Le lieu le plus occidental de tous ceux qui en ont senti est Krasnoyarsk ; mais ils ont été rares ou peu sensibles. Les plus fréquens et les plus forts sont arrivés à Irkoutsk ; on y a vu tomber quelquefois des cheminées, et les cloches se faisaient entendre. Il y en a eu à Bargousink, à Selinghinsk, à Nertschinsk, à Argounsk, et dans tous les endroits intermédiaires, ainsi que sur le lac Baïkal et aux environs. Au reste, ces tremblemens de terre arrivent dans tous les temps de l’année ; celui de la province d’Argounsk, dont on a tant parlé, est périodique, puisqu’il arrive tous les printemps. Ils sont fort rares sur le Lena et sur la Nischnaia-tongouska.

Tous les tremblemens de terre qu’on éprouve en Sibérie semblent tirer leur source des terrains qui sont au-dessous et aux environs du lac Baïkal. 1o. On ne les sent bien que dans les environs de ce lac ; 2o. ils se font sentir avec plus de violence tout près de ce lac que plus loin ; 3o. il y a des sources de soufre autour du lac Baïkal comme dans le voisinage de Bargousinsk, sur le lac même, près du ruisseau Tierka, d’où l’eau sort toute chaude, et sur le ruisseau Kabania. Le lac Baïkal, dans les environs de la rivière de Bargousinsk, jette aussi beaucoup de naphte, que les habitans brûlent dans les lampes.

L’interprète tartare que Gmelin avait laissé à Krasnoyarsk, pendant son voyage sur la Mana, voulut le régaler à son retour de quelques chansons tartares qu’il s’était procurées. Gmelin en choisit deux, qui sont celles dont les Tartares font le plus de cas, et qu’ils chantent le plus volontiers.

I.

Chanson des Tartares de Sagai.

Agatem Djilne berkou tsac ; zona idou,
Agar la souga salhisten, zona idou

Ol ber salna kess besem
Baltkhem og bargai kholloutschen
Atteck la bene tingnet keng.
Al kem neng da hotschire
Agaber toungma derbetken.
Al bot bengneng eschege.


traduction, vers pour vers.

Le crin d’un cheval est épais,
Sur la rivière qui coule je veux faire un radeau ;
Si je ne viens pas à bout de lier ce radeau,
Je soumets ma tête à l’esclavage.
Le cheval (entier) et la jument sont venus des deux côtés
De la rivière où sont les fleurs de sel.
Le grand et le petit frère rodent
À la porte du vayvode.


Cette chanson n’est pas fort claire ; mais quand on demandait à l’interprète d’y donner au moins quelque sens, il répondait que le caractère de la chanson tartare était toujours d’être énigmatique. Il ajoutait seulement que celle-ci avait été faite pour une fille amoureuse qui avait donné un rendez-vous à son amant dans un endroit où la terre produisait des fleurs de sel, et que le cheval qu’elle montait avait une forte crinière.

II.

Chanson des Tartares tchatzhi.

Aï Oesol, Oesol, Oesols emme osolkhari kou si mele
Kousimbile ankhaschemme da Oesokhe gealder den
Kouschoun outikher ousche khada torna touscher touschaka,
Orous borat dja-a seda oi gakire tjetscheder
Oi neschbolgan djan anma da ib ga leb mansandak.


traduction.

Chez Oesol, Oesol, Oesol, j’ai les regards attentifs.
Oesoche t’a donné ses yeux et ses sourcils,
Moi, Corbeau, je veux voler loin, pour voir si la grue tombera dans le filet.
Tandis que les Russes et les Bourœtes ennemis
Se massacrent dans la vallée,
En badinant avec toi, mon cœur, je te prendrais dans l’yourte, et je t’emmènerais au plus vite.


Cette seconde chanson est l’ouvrage d’un Tartare amoureux d’une fille que le père ne pouvait souffrir. Un des plus forts gages de l’amour chez les Tartares, c’est de se donner réciproquement ou de se promettre les yeux et les sourcils.

Un soir, vers les huit heures, on se rendit près du Djvolych, ruisseau qui se jette dans la Kiya. Ses bords étaient fort élevés et couverts d’une herbe épaisse et si haute, que Gmelin ne trouvait pas d’endroit pour poser sa tente. Il ordonnait donc aux gens de sa suite de couper l’herbe et de nettoyer la place, lorsque l’interprète tartare, surpris d’un pareil ordre, pria le professeur de le laisser faire. Il choisit aussitôt la place qui lui parut la plus convenable, se jeta sur le dos à terre, et s’y roula comme s’il eût été en convulsion. En moins de deux minutes, la place fut unie comme si on l’eût fauchée ; l’herbe était couchée partout également ; elle ne formait plus qu’une espèce de tapis excellent pour se reposer, et une fort belle pelouse.

Gmelin visita la grande montagne d’aimant dans le pays des Baschkires. C’est, à proprement parler, une chaîne de montagnes dont l’étendue est de trois verstes du nord au sud, et dont le revers occidental est coupé par huit vallons de différentes profondeurs, qui la partagent également. Au revers oriental est une steppe assez ouverte, qui se prolonge à l’ouest jusqu’à cinq à six verstes de l’Yaïk : du même côté, et au pied de la montagne, passe encore un ruisseau sans nom, qui, à deux verstes au-dessous, va se jeter dans l’Yaïk. La septième partie ou section de la montagne, à compter de l’extrémité septentrionale, est la plus haute de toutes, et sa hauteur perpendiculaire peut être de quatre cent cinquante pieds. C’est celle qui produit le meilleur aimant, non pas au sommet, qui est d’une pierre blanche tirant sur le jaune, et tenant du jaspe, mais à environ quarante pieds au-dessous. On y voit des pierres qui pèsent 2500 à 3000 livres, qu’on prendrait de loin pour des blocs de grès, et qui ont toute la vertu de l’aimant. Quoiqu’elles soient couvertes de mousse, elles ne laissent pas d’attirer le fer ou l’acier à la distance de plus d’un pouce. Les côtés exposés à l’air ont la plus forte vertu magnétique ; ceux qui sont enfoncés en terre en ont beaucoup moins. D’un autre côté, les parties les plus exposées à l’air et aux vicissitudes du temps sont moins dures, et par conséquent moins propres à être armées. Une pierre d’aimant de la grandeur que l’on vient de décrire, est composée de quantité de petits aimans, qui opèrent en différentes directions. Pour les bien travailler, il faudrait les séparer en les sciant, afin que tout le morceau qui renferme la vertu de chaque aimant particulier conservât son intégrité ; on obtiendrait vraisemblablement, de cette façon, des aimans d’une grande vertu. On coupe ici des morceaux à tout hasard, et il s’en trouve plusieurs qui ne valent rien du tout, soit parce qu’on abat un morceau de pierre qui n’a point de vertu magnétique, ou qui n’en renferme qu’une petite parcelle ; soit que dans un seul morceau il y ait deux ou trois aimans réunis. À la vérité, ces morceaux ont une vertu magnétique ; mais, comme elle n’a pas la direction vers un même point, il n’est pas étonnant que l’effet d’un pareil aimant soit sujet à bien des variations.

L’aimant de cette montagne, à la réserve de celui qui est exposé à l’air, est d’une grande dureté, taché de noir, et rempli de tubérosités qui ont de petites parties anguleuses, comme on en voit souvent à la surface de la pierre sanguine, dont il ne diffère que par la couleur ; mais souvent, au lieu de ces parties anguleuses, on ne voit qu’une espèce de terre ocreuse. En général, les aimans qui ont ces petites parties anguleuses ont moins de vertu que les autres. L’endroit de la montagne où sont les aimans est presque entièrement composé de minerai de fer qui a l’aspect de l’acier, et qu’on trouve par petits morceaux entre les pierres d’aimant. Toute la partie la plus haute de la montagne renferme une pareille mine ; plus elle s’abaisse, moins elle contient de métal. Plus bas, au-dessous de la montagne d’aimant, on rencontre d’autres pierres ferrugineuses, qui rendraient fort peu de fer, si on les faisait fondre. Les morceaux qu’on en tire ont la couleur du métal, et sont très-lourds. Ils sont inégaux en dedans, et ont presque l’air de scories, sinon qu’on y trouve beaucoup de parties anguleuses. Ces morceaux ressemblent assez, par l’extérieur, aux pierres d’aimant ; mais ceux qu’on tire à quarante pieds au-dessous du roc n’ont plus aucune vertu. Entre ces pierres on trouve d’autres morceaux de roc, qui paraissent composés de très-petites particules de fer, dont ils ont en effet la couleur. La pierre par elle-même est pesante, mais fort molle ; les particules intérieures sont comme si elles étaient brûlées, et ne possèdent que peu ou point de vertu magnétique. On trouve aussi de temps en temps un minerai brun de fer dans des couches épaisses d’un pouce, mais il rend peu de métal. La section, la plus méridionale, ou la huitième partie de la montagne, ressemble en tout à la septième, sinon qu’elle est plus basse. Les aimans de cette dernière partie n’ont pas été trouvés d’une aussi bonne qualité. Toute la montagne est couverte de plantes et d’herbes, qui sont presque partout assez hautes. On voit aussi par intervalles, à mi-côte et dans les vallées, de petits bosquets de bouleaux. Cette montagne n’offre, au reste, à l’exception de cet aimant, qu’une roche brute, si ce n’est qu’en certains endroits on rencontre de la pierre à chaux.


  1. Quatre verstes font une lieue de France.
  2. Un verschok est la seizième partie d’une arschine ; l’arschine est une mesure de trois pieds de France.
  3. Cette assertion n’est-elle pas un peu hasardée ? Les proportions connues des plus gros éléphans ne nous permettent pas de croire qu’il puisse y en avoir de trente-six aunes. Ne pourrait-ce pas être un autre animal ? N’y a-t-il pas des races éteintes ? Et avant tout, est-il certain qu’on ait vu un squelette de trente-six aunes ?