Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome XIX/Quatrième partie/Livre I/Chapitre I

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QUATRIÈME PARTIE.

VOYAGES AU POLE BORÉAL.


LIVRE PREMIER.

VOYAGES AU NORD-OUEST ET AU NORD-EST.


Les tentatives qu’on a faites jusqu’à présent pour décider si l’on peut, en naviguant, arriver jusqu’aux poles, n’ont point réussi. Depuis près de trois siècles on cherche inutilement un passage aux Indes orientales par le nord. Les Anglais, les Hollandais, les Danois, les Espagnols et les Russes ont suivi cette grande entreprise, avec l’ardeur qu’inspire à tous les peuples le désir d’étendre leur commerce.

Il semble qu’il ne reste plus de nouveaux moyens à mettre en usage. On a pris des points de départ de toutes les parties du globe. Les uns ont fait voile des îles Britanniques ou de la Hollande ; les autres de la Norvège ou de la Laponie ; ceux-ci du pays des Samoyèdes et du Kamtchatka ; ceux-là de la Californie, ou des différents ports à l’ouest de l’Amérique septentrionale ; enfin de la baie d’Hudson et des autres ports de la partie orientale de l’Amérique. On a longé les côtes est et ouest du Groënland. Les modernes ont profité de l’expérience des premiers navigateurs. Les physiciens et les géographes ont tâché de deviner, par la théorie, en quel temps et de quel côté on peut aborder au pole ; mais si ces travaux ont eu d’ailleurs quelque utilité, ils laissent cependant le point capital du problème dans l’obscurité où il était lorsqu’on le proposa pour la première fois.

Les lettres patentes de Henri vii, qui subsistent encore dans les collections anglaises, ne laissent aucun doute que le premier voyage des Cabot n’ait été entrepris pour la découverte d’un passage aux grandes Indes par le nord-ouest de l’Amérique. Il paraît certain que Jean Cabot partit de Bristol dans cette vue au printemps de l’année 1497, avec un vaisseau équipé aux dépens du roi, et trois ou quatre petits navires frétés par quelques marchands de la même ville. Le 24 juin, à cinq heures du matin, il aperçut une terre à laquelle il donna le nom de Prima-Vista, comme la première qu’il eût rencontrée, et qui faisait partie de l’île de Terre-Neuve ; mais ayant tourné au sud, et s’étant avancé jusqu’à la hauteur du cap Floride, il revint en Angleterre sans avoir tiré d’autre fruit de son entreprise. On a déjà remarqué, sur le témoignage de quelques anciens écrivains, qu’il ne débarqua même en aucun endroit ni de l’île, ni du continent. Ramusio cite une lettre de Sébastien Cabot, fils de Jean, où l’on trouve « qu’ayant dirigé long-temps, leur course au nord-ouest, jusqu’à la latitude de 69° 30′, et trouvant, le 11 juin, la mer ouverte, sans glace et sans aucun autre obstacle, ils n’auraient pas fait difficulté de continuer leur route droit au Cathay, dans les Indes orientales, si la révolte de leur équipage ne les eût forcés de revenir en Europe : » confirmation assez claire de l’espérance et du dessein qu’ils avaient conçus de trouver un passage au nord-ouest. Mais Sébastien Cabot s’explique lui-même avec beaucoup plus de clarté dans une lettre au nonce du pape en Espagne : C’était, dit-il, la structure du globe terrestre qui lui avait fait naître l’idée d’aller aux Indes en dirigeant sa navigation au nord-ouest. Il ajoute, « qu’ayant rencontré la terre contre son attente, et lorsqu’il comptait n’en pas trouver jusqu’à la hauteur des côtes de Tartarie, il l’avait suivie jusqu’à la latitude de 56°, et que, trouvant qu’elle s’étendait vers l’ouest, il avait abandonné son entreprise et dirigé sa course vers le sud. »

Il y a beaucoup d’apparence que les Cabots, découragés par le mauvais succès de cette expédition, renoncèrent à l’espoir de trouver un passage au nord-ouest. On a vu du moins dans une autre partie de ce recueil, que Sébastien, se proposant peut-être d’en chercher un du côté du sud, passa au service des Espagnols, où sa réputation lui fit obtenir l’emploi de grand pilote de Castille, et qu’après le retour du fameux vaisseau de Magellan, qui lui avait enlevé l’honneur auquel il paraissait aspirer, il fut employé par quelques négocians de Séville pour conduire une escadre aux Indes orientales par le détroit que Magellan avait découvert. Mais, au lieu de suivre cette route, il entra dans le Rio de la Plata, où il passa plusieurs années à faire des établissemens. Ensuite le mauvais accueil qu’il reçut à la cour d’Espagne le fit retourner, en Angleterre en 1528. Il y retrouva toute la faveur qu’on avait accordée à son père, surtout lorsqu’à l’ancien dessein de chercher un passage au nord-ouest il eut substitué celui de tourner les recherches au nord-est. À la vérité, cette tentative n’eut pas plus de succès que l’autre ; mais les Anglais reconnaissent qu’ils lui doivent leur commerce de Russie et la pêche de Groënland, dont ils ont tiré de grands avantages.

Un de leurs plus célèbres voyageurs fait là-dessus la réflexion suivante : « Quoique les premières entreprises pour découvrir ces passages au nord-ouest et au nord-est aient coûté quelques dépenses, et que jusqu’à présent elles n’aient pas conduit au but qu’on s’est proposé, les résultats en ont été si favorables à la nation anglaise, que, loin de se refroidir dans cette recherche, elle doit, aussi long-temps qu’il lui restera quelque espérance de réussir, continuer des efforts dont elle ressent l’utilité. » D’ailleurs il trouve dans ces avantages mêmes les raisons qui ont fait abandonner long-temps le projet de la recherche ; c’est que Sébastien Cabot, gouverneur de la compagnie anglaise de Russie, étant tout à la fois directeur du commerce et seul conducteur de toutes les expéditions pour la découverte d’un passage, non-seulement le premier de ces deux emplois nuisit au succès de l’autre, mais l’influence d’un homme si respecté, qui avait désespéré du passage au nord-ouest, fit négliger au gouvernement tous les projets qui furent proposés par cette voie. Ce ne fut qu’après sa mort, c’est-à-dire en 1576, qu’un Anglais, nommé Martin Frobisher, osa proposer un voyage pour la découverte d’un passage par le nord-ouest.

Ce fameux aventurier, qui méditait son entreprise depuis quinze ans, fut soutenu par Ambroise Dudley, comte de Warwick, favori de la reine Élisabeth. On lui fit équiper deux navires, le Gabriel et le Michel, chacun de vingt-cinq tonneaux, avec une pinasse de dix. Il partit de Blakwal le 15 juin de la même année, dans la résolution de justifier à son retour le fondement de ses espérances, ou de ne revoir jamais sa patrie. Les collections anglaises nous ont conservé les journaux de trois navigations qu’il fit successivement, et dont la première, quoique la plus courte et la moins heureuse, parut un puissant motif à la cour d’Angleterre pour encourager les deux suivantes. On ne peut refuser à ces trois célèbres monumens, ou du moins à leurs principales circonstances, une place dans ce recueil. La reine Élisabeth prit un intérêt si vif à la première des trois expéditions, que, se trouvant à Greenwich, lorsque Frobisher y passa, elle lui fit l’honneur d’envoyer un gentilhomme à bord pour lui souhaiter un heureux voyage ; et que Wolly, secrétaire-d’état, s’y rendit lui-même, dans la seule vue d’exhorter son équipage à suivre avec une aveugle soumission les ordres du commandant.

C’est à la pointe d’Écosse, nommée Swinborn, que l’auteur donne sa position le 26. « Nous prîmes, dit-il, notre hauteur, qui se trouva de 59° 46′, la distance du soleil à notre zénith étant de 37°. Le 11 juillet, nous vîmes l’Islande ; elle se présentait comme une haute pointe couverte de neige. Nous étions à la hauteur de 60°. On navigua vers la terre ; et la sonde ne trouva point de fond sur cent cinquante brasses d’eau. La chaloupe, qui se mit en mer, fut forcée de revenir à bord par la quantité des glaces qui bordaient les côtes. Une forte brume y mit nos bâtimens même en danger. On fit route à l’ouest.

» Le 20, nous aperçûmes une terre haute, à laquelle on donna le nom de queen’s Elisabeth Forehead, ou cap de la reine Élisabeth ; et, rangeant la côte au nord, nous découvrîmes une autre pointe avec un enfoncement, ou peut-être même un détroit entre les deux pointes : il fut nommé le détroit de Frobisher. Nous trouvâmes beaucoup de glaces ; et nous tînmes le nord sans pouvoir arriver au détroit dont le vent nous écartait. Le 21, nous vîmes des masses de glace qui nous obligèrent de porter à l’ouest pour nous en garantir, et le 26, par le 62° 2′, nous découvrîmes une terre couverte de glace. Le 28 au matin, le temps se trouva fort embrumé ; mais étant venu à s’éclaircir, il nous fit voir une terre entourée de glaces que nous prîmes pour celle de Labrador. Nous mîmes le cap sur la côte ; mais, ne trouvant point de fond sur cent brasses, nous demeurâmes persuadés que ce n’était que de la glace sans aucune côte. Cependant le 30 nous découvrîmes un rivage dont nous nous approchâmes à la distance d’une lieue pour chercher un havre. La baie se trouva pleine de glace ; et la chaloupe qui s’avança près de la côte, à la longueur d’un câble, ne put trouver de fond sur cent brasses. Les courans étaient fort rapides. Le 31, à quatre heures du matin et d’un temps fort clair, nous vîmes une terre haute ; mais étant plus près, nous trouvâmes que les glaces s’étendaient le long de la côte, dans une largeur d’environ cinq lieues, ce qui la rendait inaccessible. Le 1er. août, ayant été pris d’un calme, on mit la chaloupe en mer, et la sonde fut jetée à la distance d’environ deux encâblures d’une grande île de glace. Elle donna seize brasses sur un fond pierreux : mais, en sondant une seconde fois, on eut cent brasses sur un fond de sable. Le 2, l’île de glace se divisa tout d’un coup en deux pièces avec un épouvantable fracas. Le 10, la chaloupe s’avança vers une île éloignée de la grande. Quatre hommes y descendirent en marée basse, et montèrent en haut de l’île ; mais la crainte d’être surpris de la brume les fit retourner à bord. Le 11, on entra dans le détroit, qui avait reçu le nom de Frobisher. Le 12, on fit voile vers une île à dix lieues de nous, qui fut nommée Gabriel, et l’on mouilla dans une baie sablonneuse qui fut nommée Prior’s bay, la baie ou l’anse de Prieur. Le 13, on leva l’ancre pour aller mouiller dans une autre baie. On y fit de l’eau. Le 15 on retourna vers Prior’s bay ; et le 16, après un calme de quelques heures, on se trouva pris dans les glaces, de l’épaisseur d’un pouce. Le 17, on s’approcha d’une île nommé Thomas William, à dix lieues de laquelle on tomba, le 18, sous une autre qui reçut le nom de Burchard.

» Le 19, d’un fort beau temps, deux officiers s’approchèrent de cette île dans une chaloupe, avec huit hommes, pour observer s’il n’y avait point d’habitans. En abordant à la côte, ils aperçurent sept canots. Une juste défiance les ayant fait retourner à bord, on délibéra sur cet incident ; et le conseil fut d’avis de renvoyer la chaloupe avec cinq hommes pour suivre de vue les sauvages. Un de leurs canots ayant aperçu la chaloupe, se mit à la suivre le long de la côte ; mais bientôt la vue d’un des navires parut effrayer les sauvages et leur fit gagner la terre. Un Anglais, sautant sur le rivage après eux, en saisit un, qui fut amené à bord. On le fit boire et manger ; et, lorsqu’on le crut apprivoisé par ce traitement, on le remit à terre. Tous les autres, au nombre de dix-neuf, s’approchèrent du vaisseau dans leurs canots : ils parlaient tous avec assez de chaleur ; mais nous n’entendîmes pas un mot de leur langage. De grands cheveux noirs, une face large, un nez plat et un teint basané leur donnaient beaucoup de ressemblance avec les Tartares. Ils étaient vêtus, hommes et femmes, d’une sorte de robes, que nous prîmes pour des peaux de chiens marins. Les hommes avaient les joues et le tour des oreilles peints de raies bleues. Leurs canots étaient des mêmes peaux que leurs robes, et la quille de bois : ils nous parurent de la grandeur d’une chaloupe espagnole.

» Sur des apparences si tranquilles, nous ne fîmes pas difficulté de nous avancer au côté oriental de l’île, et d’envoyer quelques hommes à terre. Ils virent les huttes des sauvages ; et quelques-uns de ces barbares ramèrent vers la chaloupe. Nos gens en prirent un qu’ils amenèrent à bord. On lui donna une sonnette et un couteau, dans l’espérance non-seulement de rendre ses compagnons plus familiers, mais de connaître par l’impression que ce présent ferait sur eux s’ils avaient déjà vu des Européens. Frobisher chargea cinq hommes de le reconduire, non sur le rivage même, mais sur un rocher qui n’en était qu’à quelques pas : il ne fut pas obéi. Les cinq Anglais, affectant de ne rien craindre, allèrent jusqu’au rivage, et furent enlevés avec la chaloupe par une troupe de sauvage armés. Comme la nuit s’approchait, on n’eut aucune connaissance de leur malheur : mais lorsque le jour revint sans qu’on les eût vus paraître, on tira un coup de fauconneau, on sonna de la trompette ; tous ces soins furent inutiles. Le conseil jugea qu’il ne fallait rien espérer de la violence pour sauver ces hommes. On prit le parti de sortir de la baie qui fut nommée Five-Men-Bay, c’est-à-dire, Baie des cinq hommes. Le 22 au matin, on retourna dans l’endroit même où les cinq hommes avaient eu l’imprudence de descendre. Quatorze canots se détachèrent de la côte, et vinrent assez proche de nous ; mais nos signes et nos invitations ne purent les faire venir à bord. Cependant une sonnette qu’on leur montra, en fit approcher un qui fut pris avec le sauvage qu’il portait. Tous les autres ayant disparu aussitôt, nous perdîmes l’espérance de retrouver nos cinq hommes, et nous allâmes mouiller sous l’île Thomas William. »

Cette disgrâce, jointe à l’abondance des neiges, qui se trouvaient dès le matin épaisses d’un pied sur le tillac, ne laissa plus d’impatience aux Anglais que pour leur retour. Ils levèrent l’ancre le 26, et le jour suivant, ils étaient à la hauteur de l’île Gabriel. Le 1er. septembre, ils eurent la vue de l’Islande à huit lieues ; mais les glaces ne leur permirent point d’y toucher. Le 25 ils passèrent les Orcades, et le 9 octobre ils entrèrent dans le port d’Harwich.

En arrivant à Londres, Frobisher n’eut à montrer pour fruit de son expédition que le sauvage qu’il avait pris, et un morceau de pierre noire qu’un matelot lui avait donné à bord ; mais le hasard ou la curiosité ayant fait jeter cette pierre dans le feu, où l’on remarqua qu’elle rougissait, on l’éteignit dans du vinaigre, et l’on crut y reconnaître de petites veines d’or ; elles furent mises à l’essai : on jugea que c’était de l’or réel. C’était assez pour se promettre d’immenses richesses, si l’on pouvait se procurer une grande quantité des mêmes pierres. L’avidité du gain fit naître une nouvelle ardeur pour la découverte du passage. Il se forma une compagnie qui sollicita des priviléges exclusifs, et la reine même se laissa éblouir par de si belles espérances. On fit aussitôt des préparatifs pour un second voyage. Frobisher obtint un vaisseau de l’état, nommé l’Aide, sur lequel il mit à la voile le 31 mai 1577, avec les deux navires le Gabriel et le Michel. Le journal de cette seconde entreprise n’a rien de curieux ni d’utile ; la découverte ne fut pas poussée beaucoup plus loin que dans le premier voyage. Frobisher se contenta de prendre à bord cinq cents quintaux de la prétendue mine d’or. Après avoir fait d’inutiles recherches pour retrouver les cinq hommes qu’il avait perdus, il reprit la route d’Angleterre avec deux sauvages qu’il avait enlevés, et le 24 septembre il arriva au petit port de Padston en Cornouailles, dans le vaisseau de la reine. Les deux autres navires s’étant séparés de lui, le Gabriel se rendit à Bristol ; et le Michel, après avoir fait le tour de l’Écosse, entra dans le port d’Yarmouth.

Il paraît que les cinq cents quintaux de mine ne se trouvèrent bons à rien ; cependant l’impression qui restait du premier morceau de pierre, et l’espoir de la découverte du passage, qui conservait encore toute sa force, eurent le pouvoir d’engager la reine à faire partir une flotte plus nombreuse. Après avoir donné le nom de Meta incognita aux pays nouvellement découverts, elle fit faire une maison portative, dont toutes les parties pouvaient se démonter, pour loger cent vingt hommes, dont quarante devaient être matelots, trente soldats, et le reste pour les mines. Ils devaient hiverner dans le canton d’où Frobisher avait tiré ses pierres d’or, et faire une nouvelle provision de marcassites. De quinze navires dont cette flotte fut composée, trois devaient demeurer sur la côte ; et, pour donner plus de poids à l’entreprise, la reine honora Frobisher d’une chaîne d’or. Il sortit du port d’Harwich le 31 mai 1578 ; mais le journal de cette troisième navigation n’a d’intéressant que les disgrâces de la flotte. En arrivant sur les côtes du pays où l’on voulait s’établir, elle fut battue d’une tempête qui fit périr le vaisseau chargé de la maison mobile et des provisions de la nouvelle colonie. D’autres bâtimens furent endommagés ou dispersés. On ne put même retrouver le détroit de Frobisher, ni la mine. Enfin tant de fatigues et de dangers n’aboutirent qu’à retourner en Angleterre, où l’on arriva vers la fin de septembre de la même année.

On assure que le capitaine Frobisher conserva jusqu’au dernier moment de sa vie l’espérance de découvrir un passage au nord-ouest ; mais la cour l’ayant employé d’un autre côté, son troisième voyage fut la dernière entreprise qu’il tenta dans cette vue.

Dans le second de ses trois voyages, le Gabriel était commandé par Édouard Fenton, homme de naissance et fort aimé du comte de Warwick. Au troisième voyage, Fenton commandait la Judith, avec le titre de contre-amiral de la flotte. Il était si prévenu des avantages de cette entreprise, qu’ayant été chargé, en 1582, d’une expédition aux Indes orientales, il fit mettre dans sa commission un article qui l’autorisait à tenter la découverte d’un passage au nord-ouest vers la mer du Sud. Comme le principal objet de son voyage était de croiser sur les ennemis de sa nation, il prit sa route vers le Brésil, d’où il revint en Angleterre, après avoir défait une escadre espagnole ; mais un de ses navires alla au détroit de Magellan, et il y passa pour une expédition qu’on ignore. Ellis lui attribue l’honneur d’avoir inspiré ses grands desseins au célèbre Jean Davis.

Davis était homme d’esprit, et d’une habileté reconnue dans la navigation. Ses lumières et l’autorité de Fenton lui firent prendre si vivement parti pour la probabilité d’un passage au nord-ouest, qu’il fut choisi en 1585, pour cette découverte, par une compagnie de riches négocians de Londres, sous la protection de plusieurs personnes du premier rang. On lui équipa deux navires : l’un le Clair de soleil, de cinquante tonneaux ; et l’autre le Clair de lune, de trente-cinq. Il partit de Portsmouth le 7 juin ; et le 20 du mois suivant il découvrit, proche de l’entrée du détroit qui a pris son nom, le pays qu’il nomma Désolation. Le 29 du même mois, ayant reconnu d’autres terres à 64° 15′ de latitude, il y aborda, et trouva un peuple bon et traitable, dont il reçut beaucoup de caresses. Il se trouva le 6 août, par le 66° 40′, en pleine mer : il mouilla dans une belle baie, près d’une montagne dont les pentes paraissent de couleur d’or, et qu’il nomma le mont Raleigh. La rade reçut le nom de Totness ; la côte septentrionale, celui de cap Dyer ; et la méridionale, celui de cap Walsingham. Le 11 du même mois, il donna le nom de cap de la Merci de Dieu à la pointe la plus méridionale du pays. Ensuite il entra dans un détroit, dans lequel il s’avança de soixante lieues au nord-nord-ouest, trouvant des îles au milieu, le passage fort bon des deux côtés, et des marques d’habitation sur les bords. La marée y montait de six ou sept brasses ; mais il ne put découvrir de quel côté elle venait. Le 21, il reprit la route d’Angleterre, où il arriva le 30 septembre dans le port d’Yarmouth.

Les Anglais sont persuadés que Davis fut le premier qui visita la côte occidentale du Groënland ; et que ce fut sur cette côte qu’il s’avança jusqu’au 64° 15′ de latitude, comme il monta de l’autre côté jusqu’aux 66° 40′. Cette expédition lui fit tant d’honneur, que dès l’année suivante on lui proposa un second voyage avec les mêmes navires, et deux autres, nommés la Sirène et l’Étoile du nord, dont le premier était de cent tonneaux. Il fit voile de Darmouth le 7 mai 1586 ; et le 15 juin il découvrit la terre par le 60° de latitude, et le 47° de longitude occidentale de Londres ; les glaces ne lui permettant point d’en approcher, il fut obligé de retourner jusqu’au 57° de latitude pour gagner et doubler la pleine mer. Le 29 du même mois, il découvrit une autre terre par le 64° de latitude et le 58° de longitude occidentale de Londres.

Il y fit quelque commerce avec les habitans du pays, dont il fait une peinture peu différente de celle qu’on a déjà donnée des Esquimaux ou des Nodouais. Le pays lui parut entrecoupé de détroits et de golfes considérables. Il renvoya la Sirène en Angleterre vers le milieu de juillet ; mais, continuant son voyage dans le Clair de lune, il découvrit, le premier août, un nouveau pays par le 66° 33′ de latitude, et le 70° de longitude occidentale de Londres. Il vit plusieurs golfes, sans y pénétrer ; et, reprenant la route d’Angleterre le 19, il y arriva heureusement au commencement d’octobre.

Dans une lettre qu’il écrivit aussitôt à la compagnie, il ne fit pas difficulté d’assurer « qu’il avait réduit le passage à une espèce de certitude, » c’est-à-dire qu’il devait être dans un des endroits qu’il avait reconnus, et qu’il marquait au nombre de quatre, ou qu’il n’y en avait aucun. Il ajoutait qu’à l’avenir on pourrait tenter cette découverte sans dépense, parce que la pêche suffisait seule pour fournir aux frais des expéditions. L’opinion qu’on avait de son mérite, soutenue par un langage si ferme, fit équiper une troisième escadre, composée du Clair de soleil, de l’Élisabeth de Darmouth, et de l’Hélène de Londres. Il partit de Darmouth avec ces trois bâtimens, le 19 mai 1587. Dès le 14 du mois suivant, il découvrit quelques terres, dont on ne marque ni le nom ni la hauteur ; et le 16, il y mouilla dans un bon havre, où les habitans du pays ne se refusèrent point au commerce. Le 30, se trouvant par le 72° 12′ de latitude à l’ouest du Groënland, il donna le nom de Sanderson’s Hope, Espérance de Sanderson, à la pointe la plus septentrionale du pays qu’il avait devant les yeux. De là il s’avança vers l’ouest sans découvrir aucune terre. Le 17 juillet, il était à la vue du mont Raleigh ; et le 23 il mouilla au fond du golfe, où il donna aux îles le nom d’îles de Cumberland. Une furieuse tempête, qu’il essuya le 26, ne l’empêcha point de découvrir, le 30, entre le 62 et le 63° de latitude, un autre golfe, qu’il nomma golfe de Lumley. Enfin, la saison trop avancée l’obligea de retourner à Darmouth, où il arriva le 15 septembre.

Quoiqu’on ne fut pas beaucoup plus instruit sur la réalité du passage, Davis continua d’en soutenir la probabilité par le détroit auquel il avait donné son nom, et ne changea point d’idée jusqu’au tombeau. Montfort, qui n’était pas zélé partisan du passage même, avoue néanmoins que les argumens du capitaine Davis, lui semblaient extrêmement plausibles. Le chevalier Humfroi Gilbert, savant d’un ordre distingué, composa un traité fort curieux pour les confirmer, et d’autres écrits, qui furent publiés dans le même temps, rendent témoignage que cette idée était alors celle des plus savans cosmographes, et des plus célèbres marins d’Espagne, de Portugal et d’Italie. Cependant, après la mort de Davis, les tentatives furent suspendues en Angleterre pendant quatorze ou quinze ans ; et les chefs du commerce, occupés de leurs expéditions aux Indes orientales, s’en tinrent à l’opinion de la possibilité, en se reposant sur l’avenir d’une découverte dont on ne voit point qu’ils aient jamais perdu l’espérance.

Mais, avant la fin du même siècle, les Hollandais conçurent que ce qui paraissait vraisemblable à tant d’habiles gens par le nord-ouest ne devait pas être plus impossible par le nord-est. Le commerce de leur nation était borné aux mers de l’Europe ; et peut-être ne serait-il jamais sorti de ces bornes, si les Espagnols n’eussent pas enlevé leurs vaisseaux, en les traitant eux-mêmes avec la dernière rigueur. Cette tyrannie, qui semblait devoir causer leur ruine, devint, comme on l’a vu, la source de toutes leurs prospérités : elle leur fit naître l’idée d’aller chercher sous un autre ciel, et parmi des peuples barbares, les secours qui leur étaient refusés par leurs voisins. Faibles comme ils l’étaient encore, il fallait éviter la rencontre de deux ennemis aussi puissans que les Espagnols et les Portugais ; et ce fut cette difficulté qui leur fit prendre la résolution de chercher une nouvelle route. Celle du nord-est, quoique tentée sans succès par Sébastien Cabot, leur parut la plus convenable à leurs vues. Ils savaient qu’après Cabot, le chevalier Hugues Willoughby avait pénétré, en 1553, jusqu’au 72° ; qu’en 1558, Étienne Burrough avait entrepris la même recherche ; que Pert et Jakman, en 1580, avaient reconnu aussi des terres fort éloignées ; mais pourquoi regarder toutes ces navigations comme le dernier terme de l’art et du courage des hommes ? Ils se flattèrent qu’il était échappé quelque chose aux mesures d’un temps moins éclairé, et qu’en faisant route par le nord-est , ils pouvaient ranger ensuite la côte de Tartarie, entrer dans les mers orientales, et passer aux Grandes-Indes, à la Chine, au Japon, aux Philippines et aux Moluques.

C’est Jacques Walt et Christophe Roelt, l’un trésorier, l’autre pensionnaire des États de Zélande, qu’on donne pour les premiers auteurs de cette grande entreprise. Ils s’unirent avec une société de marchands, dont les principaux étaient Baltazar Moucheron, Jean Janson, Charles, et Dirt Van Os, pour demander aux États-Généraux « la permission d’aller chercher par le nord un passage aux royaumes de Cathay et de la Chine. » Tels furent les termes de leur requête, qui leur fut accordée facilement. Aussitôt la société fit équiper trois vaisseaux, un dans le port d’Amsterdam, un en Zélande, et le troisième à Enckhuysen. La conduite de l’entreprise fut confiée à Guillaume Barentz, célèbre pilote du bourg de Schelling, qui prit un pêcheur du même lieu, avec sa barque, pour suivre inséparablement le premier vaisseau, s’il arrivait aux deux autres de s’en écarter.

Cette petite escadre ayant fait voile du Texel le 5 juin 1584, alla terrir dès le 23 à l’île de Kilduin, dépendante de la Moscovie. La nuit du 4 au 5 juillet, Barentz prit hauteur, le soleil étant alors au plus bas, c’est-à-dire entre le nord-nord-est et l’est-quart-nord-est. Il se trouva par les 73° 25′, à cinq ou six lieues de terre, sous la Nouvelle Zemble. De là, gouvernant à l’est, il fit cinq ou six lieues, qui l’approchèrent d’une pointe de terre très-basse, mais fort longue, à laquelle il donna le nom de Langènes. À l’est de cette pointe il découvrit une grande baie déserte. Ensuite il remarqua deux anses entre un cap, qu’il nomma Bak, à quatre lieues de Langènes, à la pointe occidentale de cette baie, qui fut nommée baie de Loms. Le côté de l’ouest offre un très-beau port, qui a six, sept et huit brasses d’eau. On y trouva un vieux mât que Barentz fit élever. Le nom de Loms, qu’il voulut donner à la baie, fut pris d’une espèce d’oiseaux aquatiques qu’il y vit en abondance, et qui, suivant la signification hollandaise du mot, sont ordinairement lourds. Ils ont le corps si gros en comparaison des ailes, qu’on est surpris qu’ils puissent enlever une si pesante masse. Ces oiseaux font leurs nids sur des montagnes escarpées, et ne couvent qu’un œuf à la fois. La vue des hommes les effarouche si peu, qu’on peut en prendre un dans son nid sans que les autres s’envolent ou quittent même leur situation.

De la baie de Loms on fit voile vers une île qui fut nommée l’Amirauté, dont la côte occidentale n’est pas nette, et ne permet d’approcher qu’avec beaucoup de précaution. Le 6, à minuit, on arriva sous un cap qui fut nommé Swarthoek, cap Noir, par le 75° 29′. Huit lieues plus loin, on se trouva sous une île qui
reçut le nom de Guillaume, par le 75° 55′. La mer y avait jeté quantité de bois, et plusieurs de ces monstrueux poissons que les Français nomment vaches marines, les Russes morses, et les Hollandais walrusses.

Le 9, on alla mouiller dans un havre de cette île, qui fut nommé rade de Berenfort, où l’on ne put se défendre de quelque frayeur en y apercevant un ours blanc. Plusieurs matelots se jetèrent dans la chaloupe, et le percèrent à coups de fusil ; mais le furieux animal, se sentant blessé, donna une scène fort extraordinaire aux Hollandais : il plongea d’abord, et revint plusieurs fois sur l’eau ; ensuite il voulut se mettre à la nage. Les matelots firent avancer vers lui la chaloupe, et lui passèrent au cou une corde à nœud coulant, dans l’espérance de le prendre en vie et de le transporter en Hollande : alors il se débattit avec des efforts et des mouvemens terribles. On crut devoir lui donner un peu de relâche, en serrant moins le lacet, pour l’entraîner doucement après la chaloupe et le lasser par degrés ; mais, lorsqu’il en fut proche, il s’y élança ; il mit ses deux pates sur l’arrière, et d’un autre effort, il y entra jusque la moitié du corps. Les matelots en eurent tant d’effroi, qu’ils s’enfuirent tous à l’avant, et chacun crut sa vie fort en danger. L’aventure qui les sauva n’est pas moins singulière. Lorsque l’ours semblait prêt à se jeter sur eux, il fut arrêté par sa corde, qui s’était accrochée à la penture du gouvernail. Un matelot prit ce temps pour s’avancer avec une demi-lance, et lui porta un si grand coup, que l’animal retomba dans l’eau. La chaloupe, qui se remit aussitôt à nager vers le vaisseau, l’entraîna facilement ; et ce nouvel exercice épuisa tellement sa vigueur, qu’on n’eut pas beaucoup de peine à le tuer. Sa peau fut apportée à Amsterdam.

Le 10 juillet, on reconnut une île, qui reçut le nom d’île des Croix, parce qu’on y en trouva deux grandes, sans aucune marque à laquelle on pût juger qui les y avait plantées. Elle est non-seulement déserte, mais remplie de rochers qui la rendent inhabitable, quoiqu’elle n’ait pas moins d’une demi-lieue de long de l’est à l’ouest. Elle a vers ses deux extrémités des bancs de roche cachés sous l’eau. Huit lieues au delà, par le 76° 30′, on arriva au cap de Nassau, pointe basse et unie, qui a devant elle un banc assez éloigné de terre. Barentz crut reconnaître une côte au nord-est : on voulut s’en approcher, dans l’opinion que c’était quelque terre inconnue au nord de la Nouvelle Zemble ; mais le vent étant devenu plus fort, on fut contraint d’amener toutes les voiles ; et bientôt la mer se trouva si grosse, que pendant plus de seize heures on n’en put mettre aucune dehors. Le lendemain, le canot fut coulé à fond par un coup de mer. Vers trois heures après midi on se trouva dans la Nouvelle Zemble, fort proche de terre. Le 13, on vit du haut des mâts une grande quantité de glaces ; et le 14, par le 77° 45′, on se trouva près d’une surface de glace fort unie qui s’étendait à perte de vue. Barentz prit le parti de retourner sous la Nouvelle Zemble, vers le cap de Nassau. Il arriva le 26 sous le cap de Troost ; et le 29, étant par le 77°, la pointe la plus septentrionale de la Nouvelle Zemble, qu’il nomma Ys-hoek, ou le cap des Glaces, lui restait droit à l’est. Le 13, ayant couru des bordées entre les glaces et la terre, il arriva aux îles, qui furent nommées îles d’Orange, près d’une desquelles il trouva plus de deux cents morses couchés au soleil sur le sable. Les matelots, persuadés que ces animaux ne pouvaient se défendre sur terre, entreprirent d’en tuer quelques-uns pour en rapporter les dents ; mais ils brisèrent leurs haches, leurs sabres et leurs piques, sans en pouvoir arrêter un seul ni remporter d’autre avantage que de se saisir d’une de leurs dents, qui fut cassée. Ils étaient résolus de retourner à cette espèce de combat avec quelques pièces de canon, lorsque le vent devint si impétueux, qu’il divisa les glaces en quantité de gros glaçons, sur l’un desquels on fut surpris de rencontrer un grand ours blanc, qui dormait. Plusieurs coups de fusil le blessèrent, mais ne l’empêchèrent pas de fuir et de se jeter dans l’eau, où la chaloupe le suivit : il fut tué ; mais les glaçons qui continuaient de se rompre ne permirent point de s’en saisir.

Barentz jugea qu’il était impossible de forcer un obstacle de cette nature, et de pénétrer plus loin pour découvrir de nouvelles terres, d’autant plus que les matelots commençaient à se ressentir de leurs fatigues, et ne paraissaient pas disposés à risquer inutilement leur vie. Il résolut de reprendre la route par laquelle on était venu, dans l’espérance de rejoindre les deux autres vaisseaux qui avaient tourné vers le Weigats, ou le détroit de Nassau. On mit à la voile le 1er. août. Le 8, on se trouva sous une petite île basse, qui n’est éloignée que d’une demi-lieue de terre, et qui fut nommée l’îe Noire, parce qu’elle parut de cette couleur. L’observation de la hauteur qui donna 71° 45′, et la vue d’une grande anse, firent juger à Barentz que c’était à cette île qu’Olivier Beunel avait abordé avant lui, et qu’il avait nommée Constintsarch. À trois lieues de là on découvrit une petite pointe sur laquelle il y avait une croix, et qui en reçut le nom. Ensuite ayant rangé la côte pendant quatre lieues, on doubla une autre petite pointe derrière laquelle on découvrit une grande anse ; elle fut nommée le cinquième Cap ou cap Saint-Laurent. Trois lieues au delà, un autre cap fut nommé cap du Bastion. Quelques matelots qui descendirent au rivage y trouvèrent non-seulement une croix entourée d’un monceau de pierres sur une roche noire, mais encore six sacs de farine de seigle nouvellement enterrés. Cette découverte ne put leur laisser aucun doute qu’il n’y fut venu des hommes que leur arrivée avait peut être fait fuir. La curiosité les ayant portés plus loin, ils trouvèrent à deux cents pas du même lieu une autre croix et trois maisons bâties de bois, à la manière du nord, où quelques douves abandonnées leur firent connaître qu’il y avait sur cette côte une pêcherie de saumon. Ils virent aussi cinq ou six cercueils, près d’autant de fosses nouvellement remplies de pierres. Cette anse, qui forme un fort beau port à l’abri de tous les vents, fut nommée port de la Farine. L’observation de la hauteur y donna 70° 45′. Entre ce port et le cap du Bastion, il se trouve une baie que Barentz nomma Saint-Laurent, et qui est aussi fort belle, mais à l’abri des seuls vents de nord-est et de nord-ouest.

Le 12 on découvrit deux petites îles dont la dernière, qui n’est qu’à une lieue de terre, fut nommée Sainte-Claire. Le 15, vers trois heures après midi, on était par le 69° 15′ ; et deux lieues plus loin, à l’est, on reconnut les îles de Matfloé et de Delgoi. Un heureux hasard y fit arriver le même jour les deux autres navires qui revenaient du détroit de Nassau, et qui, voyant paraître celui de Barentz, jugèrent d’abord qu’il avait fait le tour de la Nouvelle Zemble, et qu’il était revenu par le même détroit. Après s’être communiqué mutuellement leurs aventures et leurs découvertes, ils appareillèrent ensemble pour la Hollande, où ils arrivèrent le 16 septembre dans le port d’Amsterdam.

Le rapport du vaisseau de Zélande et de celui d’Enckhuysen donna l’espérance de trouver un passage par le détroit de Nassau ; et l’autorité du célèbre Linschoten, qui avait été du voyage en qualité de commis, donna tant de poids à cette opinion, que les États-Généraux et le prince d’Orange s’engagèrent volontiers à faire équiper d’autres vaisseaux, non-seulement pour continuer la recherche du passage, mais pour tenter même quelque commerce dans les lieux où l’on pourrait rencontrer des habitans. Les négocians eurent la liberté d’y envoyer les marchandises qu’ils jugèrent convenables, avec des commis pour la vente ou les échanges, et furent exemptés de toutes sortes de droits. La conduite de cette seconde navigation fut confiée à Pierre Plancius, cosmographe renommé : ce fut lui qui traça la route, et qui marqua les situations de la Tartarie, du Cathay et de la Chine.

La nouvelle escadre fut composée de sept vaisseaux qui devaient passer par le Weigats, pour arriver aux mers orientales. Deux étaient d’Amsterdam, deux de Zélande, deux d’Enckhuysen, et un de Rotterdam. On en chargea six de diverses sortes de marchandises et d’argent. Le septième, qui n’était qu’un yacht, eut ordre d’apporter des nouvelles des six autres lorsqu’ils auraient doublé le cap de Tabin, qu’on regarde comme la dernière pointe de la Tartarie, ou du moins lorsqu’ils seraient assez avancés pour pouvoir prendre leur cours vers le sud, et pour n’avoir plus rien à craindre des glaces. Barentz fut encore nommé chef et pilote du plus grand des vaisseaux d’Amsterdam ; mais on lui donna pour conseil et pour commis Jacques Heemskerck, le même qui s’acquit tant de réputation, en 1607, dans un combat entre les Espagnols et les Hollandais, sous le canon de la forteresse de Gibraltar. Gérard de Veer s’embarqua aussi sur le même vaisseau, et c’est à lui qu’on doit le journal de ce voyage.

Cette belle escadre partit du Texel le 2 juillet 1595 ; et le 14 elle eut la vue des côtes de Norwége. Il ne lui arriva rien de remarquable jusqu’au 14 août, qu’ayant pris hauteur, elle se trouva par le 70° 47′. Le 18, on reconnut deux îles, auxquelles on donna les noms du Prince Maurice de Nassau et du comte Frédéric son frère. Le même jour, à six heures du soir, on découvrit le détroit de Nassau.

Depuis le 70e. degré jusqu’au détroit, on ne cessa point d’avancer au travers des glaces ; mais le canal qui sépare le cap des Idoles et la terre des Samoïèdes s’en trouva si rempli, qu’il parut impossible d’y pénétrer. On prit le parti d’entrer dans une baie, qui fut nommée Traaus bay (baie de l’huile de baleine). Le 21, Barentz fit descendre cinquante hommes pour reconnaître les terres. À peine eurent-ils fait deux lieues, qu’ils trouvèrent plusieurs traîneaux chargés de fourrures, d’huile de baleine, et d’autres marchandises de même nature. Ils observèrent aussi des traces d’hommes et de rennes. D’ailleurs quelques idoles qu’on découvrait sur le cap devaient leur faire juger que, si le pays n’avait point d’habitans fixes, il était du moins fréquenté par quelque peuple éloigné ou voisin. Ils se flattèrent qu’à force de pénétrer, ils pourraient découvrir enfin des maisons et quelque être de forme humaine, qui leur apprendrait l’état de la mer et de la navigation dans ces horribles parages ; mais, après avoir marché long-temps, ils s’affligèrent d’avoir perdu leurs peines. Cependant une partie de ces aventuriers s’étant avancée vers le rivage, trouva un chemin praticable dans un marais, où l’eau, qu’ils eurent d’abord jusqu’à mi-jambes, ne les empêcha point de sentir un terrain ferme. Ensuite ils ne l’eurent que jusqu’au dessus de leurs souliers. Lorsqu’ils se virent au bord de la mer, leur joie fut d’autant plus vive, que, n’y apercevant pas beaucoup de glaces, ils se flattèrent qu’on pourrait les traverser. Cette découverte les fit retourner promptement à bord. Barentz avait aussi fait avancer l’yacht à force de rames, pour reconnaître si la mer de Tartarie était ouverte ; mais ce bâtiment n’ayant pu vaincre l’obstacle des glaces, se rendit sous le cap de la Croix, d’où quelques matelots de l’équipage gagnèrent par terre le Twisthoek ou cap de Dispute. Là, ils observèrent que les glaces de la mer de Tartarie s’étaient amoncelées le long de la côte de Russie et de la pointe du Weigats. Le 23, ils rencontrèrent une barque de Petzora, construite d’écorces d’arbres cousues ensemble, qui revenait du nord avec des dents de morses, de l’huile de baleine, et des oies, pour en charger des bâtimens de Russie qui devaient venir par le Weigats. Les Russes qui la conduisaient firent entendre que ces bâtimens devaient prendre leur tour par la mer de Tartarie, et passer devant le fleuve Oby, pour aller hiverner, suivant leur usage annuel, à Ugolita, place de Tartarie. Ils ajoutèrent que la sortie du détroit ne serait tout-à-fait fermée par les glaces que dans l’espace de deux mois ou deux mois et demi, mais qu’alors on pourrait aller en Tartarie sur les glaces, par une mer qu’ils nommaient de Marmora.

Ces Russes firent présent aux Hollandais de plusieurs oies grasses ; et quelques-uns d’entre eux consentirent volontiers à les reconduire jusqu’à leur vaisseau. En y arrivant, ils marquèrent beaucoup d’admiration à la vue d’une si grande masse, et de la manière dont elle était équipée. Ils la visitèrent curieusement. On leur servit de la viande, dont ils ne voulurent pas goûter ; mais ils mangèrent avidement du hareng-pec, qu’ils avalaient tout entier avec la tête et la queue. Ils furent menés dans l’yacht à la baie.

Le 31, on prit la route de la côte septentrionale du Weigats, où l’on trouva plusieurs de ces hommes à demi sauvages, qui sont connus sous le nom de Samoïèdes. Quelques Hollandais ayant fait près d’une lieue dans les terres, en découvrirent tout d’un coup vingt, dont le brouillard leur avait caché la vue, et qui semblaient se disposer à les percer de leurs flèches. Mais l’interprète s’avança sans armes, et leur dit en langue russe : « Ne tirez pas ; nous sommes amis de votre nation. » Alors un des Samoïèdes mit à terre son arc et sa flèche, et salua les Hollandais par une profonde inclination de tête. Aux questions qu’on lui fit sur la mer qui suivait à l’est le détroit du Weigats, il répondit qu’après avoir passé une pointe éloignée d’environ cinq jours de chemin, et dont il marquait la position au nord-est, on trouverait une vaste mer au sud-est. Il ajouta qu’à la vérité il ne devait pas cette connaissance à ses propres yeux, mais qu’un officier de sa nation avait été jusqu’à cette mer avec un corps de troupes.

Ces Samoïèdes ne paraissent avoir de barbare que leur habillement. Ce sont des peaux de rennes, qui les couvrent de la tête aux pieds. À l’exception des chefs, qui ont la tête couverte d’une sorte de bonnets de drap, doublés avec des fourrures, tous les autres ont des bonnets de peau de rennes, dont le poil est en dehors, et qui prennent fort juste autour de la tête. Ils portent les cheveux longs, réduits en une seule tresse, qui leur pend sur le dos par-dessus leur robe. Ils sont de petite taille, ils ont le visage large et plat, les yeux petits, les jambes courtes, les genoux en dehors. Ils sont légers à la course, petits, rusés, et défians pour les étrangers. Quoique dans cette première entrevue les Hollandais leur eussent marqué beaucoup de confiance et d’amitié, ils gardèrent tant de précautions lorsqu’ils les revirent descendre au rivage, qu’ils ne leur permirent pas même d’observer de près leurs arcs. Ils avaient près d’eux quelques traîneaux attelés d’un ou deux rennes, qui semblaient toujours prêts à partir. Un coup de mousquet qu’un matelot tira vers la mer causa des mouvemens furieux parmi les Samoïèdes et les rennes. Cependant ils redevinrent tranquilles lorsque le bruit eut cessé. Il se fit diverses échanges des marchandises qu’on avait à bord, pour de l’huile de baleine et des peaux. Enfin, lorsqu’on se fut séparé avec une satisfaction mutuelle, un Samoïède courut au rivage pour demander une statue fort grossière qu’un Hollandais avait emportée ; et, ne la retrouvant point aussitôt, il sauta légèrement à bord, où il fit entendre que celui qui l’avait prise s’était rendu fort coupable. On la lui rendit : il la déposa d’abord sur une petite hauteur du rivage, et bientôt on la vint enlever dans un traîneau. Quelle que fut la religion de ces peuples, les Hollandais jugèrent que ces statues étaient leurs divinités. On en avait déjà vu plus d’une centaine sur la pointe du Weigats ; et c’était cette raison qui l’avait fait nommer le cap des Idoles : elles étaient un peu arrondies par le haut, avec une petite élévation, qui servait de nez, deux petits trous au-dessus pour marquer les yeux, et un autre sous le nez, pour représenter la bouche. De petits tas de cendres et d’ossemens qu’on remarquait devant elles firent connaître que les Samoïèdes leur faisaient des sacrifices.

Les Hollandais ayant remis à la voile le 2 septembre vers six heures du matin, se trouvèrent deux heures après à la distance d’une lieue de Twisthoek, à l’est de ce cap ; et, courant au nord jusqu’à midi, ils firent environ six lieues. Ensuite ils rencontrèrent tant de glaces, une brume si noire, et des vents si variables, qu’après avoir été contraints de faire de petites bordées, ils prirent le parti de dériver à l’est d’une île, qu’ils nommèrent l’île des États. Ils y descendirent, attirés par la vue d’une multitude de lièvres, dont ils tuèrent un grand nombre ; mais cet amusement fut suivi d’une scène si terrible, que, pour n’en supprimer aucune circonstance, elle doit être représentée dans le style naïf du voyageur.

« Le 6 septembre, dit Gérard de Veer, quelques matelots retournèrent à l’île des États pour y chercher une sorte de pierres cristallines, dont ils avaient déjà recueilli quelques-unes. Pendant cette recherche, deux de ces matelots étant couchés l’un auprès de l’autre, un ours blanc fort maigre s’approcha doucement d’eux, et saisit l’un par la nuque du cou. Le matelot ne se défiant de rien, s’écria : Qui est-ce qui me prend ainsi par derrière ? Son compagnon, qui tourna la tête, lui dit : Oh ! mon cher ami, c’est un ours ; et se levant vite, il prit sa course et s’enfuit. L’ours mordit ce malheureux en divers endroits de la tête, et la lui ayant fracassée, il se mit à lécher le sang. Les autres matelots, qui étaient à terre au nombre de vingt, accoururent aussitôt avec leurs fusils et leurs piques. Ils trouvèrent l’ours qui dévorait le corps, et qui, les voyant paraître, courut à eux avec une fureur incroyable ; se jeta sur un d’entre eux, l’emporta et le déchira bientôt en pièces. L’horreur et l’effroi dont ils furent pénétrés leur firent prendre à tous la fuite.

» Ceux qui étaient demeurés à bord les voyant fuir et revenir vers la mer, se jetèrent dans les canots pour les aller recevoir. En arrivant au rivage, et lorsqu’ils eurent appris cette pitoyable aventure, ils encouragèrent les autres à retourner avec eux au combat pour attaquer tous ensemble le furieux animal ; mais plusieurs ne pouvaient s’y résoudre. « Nos compagnons sont morts, disaient-ils ; il ne s’agit plus de leur conserver la vie. Si nous pouvions l’espérer encore, nous irions avec autant d’ardeur que vous ; mais qu’avons-nous à prétendre ? une victoire sans honneur et sans avantage, pour laquelle il faut braver un affreux péril. » Malgré ces raisons, il y en eut trois qui s’avancèrent un peu pendant que l’ours continuait de dévorer sa proie, sans se mettre en peine de voir près de lui trente hommes ensemble. Les trois étaient Cornelis Jacobsz, pilote, Hans van Uffelen, écrivain du vaisseau de Barentz, et Guillaume Gysen, pilote de l’yacht. Les deux pilotes ayant tiré trois coups sans toucher l’animal, l’écrivain s’avança un peu plus, et lui en tira un dans la tête, proche de l’œil. Sa blessure même ne lui fit pas quitter prise ; et, tenant le corps par le cou, il eut encore la force de l’enlever tout entier. Cependant on vit alors qu’il commençait à chanceler ; et l’écrivain allant droit à lui avec un Écossais, ils lui donnèrent plusieurs coups de sabre, sans pouvoir lui faire abandonner sa proie. Enfin Gysen lui donna sur le muffle un grand coup de la crosse de son fusil, qui le fit tomber sur le côté ; et l’écrivain, sautant aussitôt dessus, lui coupa la gorge. Les deux matelots à demi dévorés, furent enterrés dans l’île, et la peau de l’ours fut apportée à la compagnie d’Amsterdam. »

On leva l’ancre le 9 ; mais les glaces qui venaient battre les flancs des vaisseaux, et qui bouchaient de toutes parts le passage, obligèrent le soir de revenir mouiller dans le même lieu. L’Amiral et l’yacht touchèrent sur des rochers, qu’ils ne laissèrent pas de franchir heureusement. Trois jours après, on fit route encore pour la mer de Tartarie, sans pouvoir forcer l’obstacle des glaces. Enfin l’on prit le parti de retourner au Weigats. Le 14, il parut que le temps devenait plus doux, le vent souffla du nord-ouest et les courans descendirent avec rapidité de la mer de Tartarie. Le même jour on traversa de l’autre côté du Weigats, vers la terre-ferme, pour sonder le canal, et l’on entra jusqu’au fond du golfe, derrière une île qui fut nommée la Queue, où l’on trouva une petite maison de bois et un grand canal. Le 15, on eut un assez beau temps pour se flatter de pouvoir continuer le voyage, et tenter une seconde fois d’entrer dans la mer de Tartarie ; mais Barentz en jugea tout autrement, et demeura sur ses ancres. En effet, le matin du 25 on vit les glaces rentrer dans le Weigats, du côté de l’est. Il fallut se hâter de mettre à la voile, et sortir par l’ouest du détroit pour reprendre la route des Provinces-Unies. Le 3 octobre on découvrit l’île de Wardhuys à la côte de Laponie ; et le 18 novembre, après quatre mois et seize jours de navigation, on rentra heureusement dans la Meuse.

L’inutilité de ces deux voyages refroidit si peu les chefs de l’entreprise, qu’ils délibérèrent aussitôt sur les moyens d’en faire un troisième ; mais leurs hautes-puissances refusèrent de l’autoriser par leur commission ; elles se contentèrent de faire publier que, si quelques villes, quelques sociétés, ou quelque particulier même voulaient faire les frais du voyage, loin de s’y opposer, elles donneraient une récompense considérable à ceux qui, se croyant sûrs d’avoir rempli leur objet, en apporteraient des preuves qui ne souffrissent pas d’objections ; et la somme fut fixée.

Le conseil de ville d’Amsterdam, dont l’ardeur n’avait fait qu’augmenter, profita aussitôt de cette permission pour faire équiper deux vaisseaux ; et les équipages furent engagés à des conditions avantageuses ; mais, autant qu’il fut possible, on évita de prendre des gens mariés, dans la crainte qu’un excès d’affection pour leur femme ou leurs enfans ne les fît trop penser au retour. Heemskerck fut choisi, comme dans le voyage précédent, pour maître et premier commis ; Barentz, pour premier pilote, et Jean Cornelis Ryp pour commis du second vaisseau. Les deux bâtimens se trouvèrent prêts au commencement du mois de mai 1596.

Ils partirent de Vlie le 18, et dès le 30 ils se trouvèrent par la hauteur du 69° 24′. On observe non-seulement qu’ils n’eurent point de nuit le 1er. juin, mais que le jour suivant, à dix heures et demie du matin, ils virent un spectacle fort étrange. Le soleil avait de chaque côté un parhélie, et ces trois soleils étaient traversés par un arc-en-ciel. En même temps, on voyait deux autres arcs-en-ciel, l’un qui entourait les soleils, et l’autre qui traversait la circonférence du vrai soleil, dont la plus basse partie était élevée de 28° sur l’horizon. À midi l’observation donna 71°.

Le 5 juin, on fut si surpris de voir déjà les glaces, qu’on les prit d’abord pour des cygnes, c’étaient de véritables bancs de glace qui s’étaient détachés, et qui flottaient au hasard. Le 7, on se trouva par le 74°, naviguant le long des glaces, que le mouvement du vaisseau écartait en avant, comme si l’on eût couru entre deux terres, et l’eau était aussi verte que de l’herbe. On se crut proche du Groënland. À mesure qu’on avançait, la glace devenait plus épaisse. Le 9, on découvrit par le 74° 30′ une île qui parut longue d’environ cinq lieues. Quelques matelots allèrent à terre le 11, et trouvèrent quantité d’œufs de mouettes. Ensuite ils montèrent au sommet d’une montagne fort escarpée, d’où ils ne descendirent qu’avec une frayeur égale au danger, à la vue des pointes de rochers qu’ils avaient au-dessous d’eux, et sur lesquelles ils ne pouvaient tomber sans se briser mille fois. Ils furent obligés de se coucher sur le ventre pour se laisser couler dans cette posture. Barentz, qui les voyait du rivage où il était resté, douta long-temps de leur vie, et leur fit des reproches d’autant plus amers, que le fruit de leur témérité s’était réduit à voir des précipices et des lieux déserts. Un ours blanc, qu’ils tuèrent après un combat de deux heures, fit donner à l’île le nom de Beeren eiland, c’est-à-dire île aux Ours. Il fut écorché, et sa peau n’avait pas moins de douze pieds de long.

Le 17 et le 18, on continua de trouver beaucoup de glaces, au travers desquelles il fallut passer pour arriver à la pointe du sud de l’île ; mais on fit d’inutiles efforts pour la doubler. Le 19, on découvrit une autre terre, où l’observation de la hauteur donna 80° 11′. Le pays dont on avait la vue était fort vaste ; on rangea la côte vers l’ouest jusqu’au 79° 30′, où l’on trouva une fort bonne rade, dont un vent de nord-est, qui soufflait de terre avec violence, ne permit pas d’approcher.

Le 21, on jeta l’ancre à vue de terre. Pendant que l’équipage de Barentz était allé prendre du lest à la côte occidentale, un ours blanc entra dans l’eau, et nagea vers son bâtiment. Aussitôt l’équipage, abandonnant son travail, se jeta dans la chaloupe et dans deux canots, pour aller droit à l’animal. Il prit alors le large, et nagea plus d’une lieue. On le suivit. La plupart des armes dont on le frappa se brisèrent sur son corps. Enfin il frappa de ses pates avec tant de force contre l’étrave d’un des canots, que, s’il eût pris de même ce petit bâtiment par le milieu, il l’aurait coulé à fond ; mais il fut tué dans ce moment, et porté à bord. Sa peau avait treize pieds de long.

Plus loin, on eut la vue de deux îles qui s’étendaient à l’est. Du côté opposé, c’est-à-dire vers l’ouest, on découvrit un grand golfe, qui avait au centre une île remplie d’oies sauvages et de leurs nids. Heemskerck et Barentz ne doutèrent point que ces oies ne fussent les mêmes qu’on voit venir tous les ans en fort grand nombre dans les Provinces-Unies, surtout au Wieringen dans le Zuyderzée, dans la Nord-Hollande et dans la Frise, sans qu’on eût pu s’imaginer jusqu’alors où elles faisaient leur ponte. Quelques mauvais physiciens avaient écrit que les œufs de ces oiseaux étaient les fruits de certains arbres d’Écosse, qui croissaient sur les bords de la mer ; que ceux qui tombaient à terre se cassaient, au lieu que ceux qui tombaient dans l’eau ne manquaient pas d’éclore aussitôt ; et que les jeunes oies nageaient en sortant de leur coque.

Heemskerck et Barentz se crurent sur les côtes du Groënland ; mais l’éditeur du journal fait observer, d’après les connaissances qui ont succédé, que le pays où ces deux navigateurs se trouvaient est le Spitzberg, grande terre située entre le Groënland et la Nouvelle-Zemble, et qu’elle s’étend depuis le 77e. degré jusqu’au delà du 80e. c’est-à-dire en longueur plus de soixante lieues d’Allemagne ; elle est sous un climat que l’excessive rigueur du froid rend inhabitable. On y a vu quelquefois, au 13 de juin, les glaces encore si fortes à l’entrée des ports, et le long des côtes, que les vaisseaux n’y pouvaient passer. La neige même, qu’on y voit toujours en certains endroits, était si peu fondue dans les autres, que les rennes, n’y pouvant, trouver à paître, y étaient tout décharnés. Cette contrée paraît hérissée de hautes montagnes, toujours couvertes de neige ; et dans les plaines qui les entrecoupent, on ne voit point d’arbres ni de buissons. La seule production qu’on y connaisse est une mousse courte, moins verte que jaunâtre, au travers de laquelle percent de petites fleurs bleues ; et les seuls animaux qu’on y voie sont des ours blancs plus grands que des bœufs, des rennes, et des renards blancs ou gris.

Le 23 juin, une partie des équipages étant descendue pour observer la variation de l’aiguille, on fut encore alarmé par la vue d’un grand ours blanc, qui nageait vers les vaisseaux ; mais les cris dont on fit retentir aussitôt les côtes lui firent prendre une autre route. On rangea la côte et l’on découvrit un autre golfe. Mais le 29, on fut obligé de s’éloigner de la côte pour se garantir des glaces. On retint ainsi par le 76° 50′, et le premier juillet, on eut encore la vue de l’île aux Ours. Là, Cornelis et les autres officiers de son vaisseau se rendirent sur celui de Barentz. Dans un conseil, où l’on ne put s’accorder sur la route, il fut réglé que chacun prendrait celle qui serait conforme à ses lumières. Cornelis, suivant des préventions dont il n’était jamais sorti, retourna par le 80°, dans l’opinion qu’il pourrait passer à l’est des terres qui s’y trouvent, et mettre ensuite le cap au nord.

Barentz, au contraire, fut déterminé par les glaces à courir au sud. Le 17 juillet, s’étant trouvé par le 64° 40′, il reconnut à midi la Nouvelle-Zemble ; le 19, il vit l’île des Croix, sous laquelle il mouilla le 20, parce que les glaces fermaient le passage. Huit de ses matelots descendirent à terre, dans le seul dessein de visiter les croix, et s’assirent au pied de la première pour s’y reposer. En allant vers la seconde, ils aperçurent deux ours levés contre la croix même, sur leurs pates de derrière, qui semblaient les observer. Ils ne pensèrent qu’à fuir, à l’exception de l’un d’eux, qui les arrêta, en menaçant d’enfoncer dans le corps du premier qui prendrait la fuite une gaffe qu’il avait en main. L’expérience lui avait appris qu’il fallait demeurer en troupe pour effrayer les ours par des cris. En effet, lorsqu’ils se furent mis à crier ensemble ,ces animaux s’éloignèrent. Le 6 août, il doubla le cap de Nassau ; et le 7 il se vit sous le cap de Troost, qu’il cherchait depuis long-temps.

Une brume des plus noires l’obligea d’amarrer son vaisseau à un banc de glace de cinquante-deux brasses d’épaisseur mesurée, c’est-à-dire qu’elle en avait trente-six de profondeur dans l’eau. En se promenant sur le pont, toujours amarré au même banc, il entendit un animal souffler, et bientôt il vit un ours à la nage qui cherchait à s’élancer dans le navire. Il cria : Tout le monde sur le pont ! L’équipage y fut à peine, qu’on vit l’ours appuyant déjà ses griffes sur le bâtiment, et faisant ses efforts pour y monter. Des cris perçans, qui furent poussés tout à la fois, semblèrent effrayer l’animal : il se retira ; mais ce fut pour revenir fièrement par-derrière le banc de glace. On avait eu le temps d’étendre sur les hauts du navire la voile de la chaloupe ; et les plus hardis étaient avec leurs fusils. L’ours fut blessé ; et la neige qui tombait en abondance ne permit point de le suivre pour s’assurer de sa mort.

Cependant, les glaces s’étant séparées le jour suivant, et les glaçons commençant à flotter, on admira la pesanteur du grand banc, que les autres heurtaient sans pouvoir l’ébranler. Mais, dans la crainte de demeurer pris au milieu de tant de masses, Barentz se hâta de quitter ce parage. Le péril était déjà pressant, puisqu’en marchant, le vaisseau faisait craquer la glace bien loin autour de lui. Enfin l’on s’approcha d’un autre banc, où l’on porta vite une ancre pour s’y amarrer jusqu’au soir. Après midi, les glaces recommencèrent à se rompre avec un bruit si terrible, que l’auteur n’entreprend pas de l’exprimer. Le vaisseau avait le cap au courant qui charriait des glaçons ; il fallut filer du câble pour se retirer. On compta plus de quatre cents gros bancs de glace qui étaient enfoncés de dix brasses dans l’eau, et qui n’avaient que deux brasses de hauteur au-dessus. Comme le seul parti était de s’amarrer de banc en banc, on en vit un dont le haut s’élevait en pointe, avec l’apparence d’un clocher ; et, s’y étant avancé, on lui trouva trente-deux brasses de hauteur, vingt dans l’eau, et douze au-dessus. Le 11, on s’approcha d’un autre qui avait dix-huit brasses de profondeur, et dix au-dessus de l’eau. Le 12, Barentz crut devoir employer toutes sortes d’efforts pour s’avancer vers la côte. Non-seulement il craignait d’être emporté par les glaces, mais il jugea que, lorsqu’il serait une fois sur quatre ou cinq brasses d’eau, les plus gros bancs ne pourraient plus l’approcher. L’endroit vers lequel il s’avança offrait une grande chute d’eau qui descendait des montagnes. Il ne put aller fort loin ; et, se voyant obligé d’amarrer encore aux bancs, il nomma ce lieu le petit lac des Glaces. Le 13 au matin, on vit partir de la pointe orientale un ours blanc qui venait vers le navire. Quelques coups de fusil lui cassèrent une jambe ; mais sa blessure ne l’ayant point empêché de retourner à terre, plusieurs matelots y descendirent dans la chaloupe, le suivirent et le tuèrent.

Le 15, on s’approcha de l’île d’Orange, où le vaisseau se trouva presque aussitôt pris dans les glaces, avec le plus grand danger d’y périr. Il se dégagea heureusement, en s’avançant vers la terre. Mais pendant que l’équipage était occupé de ce travail, le bruit réveilla un ours qui dormait à peu de distance. Il courut d’abord vers le vaisseau, et le travail fut abandonné pour se défendre. L’ours reçut quelques coups de fusil qui le firent fuir de l’autre côté de l’île, où il se plaça sur un banc de glace. Il y fut suivi ; et la vue de la chaloupe le fit sauter dans l’eau pour gagner le bord de l’île à la nage. On lui coupa le passage, et d’un coup de hache sur la tête on lui fit une profonde blessure. Le matelot qui l’avait frappé voulut redoubler le coup ; mais chaque fois qu’il levait sa hache, l’animal plongeait assez adroitement pour l’éviter ; et ce ne fut pas sans peine qu’on parvint à le tuer.

Le 16, dix hommes eurent le courage de se mettre dans la chaloupe pour traverser les glaçons vers la Nouvelle-Zemble. Ils montèrent en chemin sur les plus hautes glaces, qui formaient une petite montagne ; et là ils prirent hauteur, dans la vue de s’assurer de leur position. Ils trouvèrent que le continent leur demeurait au sud. Dans le même temps, ils virent les eaux ouvertes au sud-est, et ne doutant plus alors du succès de l’entreprise, ils revinrent avec une extrême impatience pour en informer Barentz. On appareilla le 18 ; mais, après beaucoup de vains efforts, on fut obligé de revenir au lieu d’où l’on était parti. Cependant, le 12, on doubla le cap du Désir, et l’espoir se ranima ; les glaces forcèrent encore de reculer. Le 21, on trouva le moyen de pénétrer assez loin dans le port des glaces, et l’on y passa tranquillement la nuit sur les ancres. Le lendemain, lorsqu’il en fallut sortir, on rencontra un grand banc de glace auquel on fut contraint d’amarrer. Quelques matelots montèrent dessus, et firent un récit fort singulier de sa figure. Il était couvert de terre au sommet, et l’on y trouva près de quarante œufs. Sa couleur n’était pas non plus celle de la glace ; c’était un vrai bleu céleste. Sa hauteur était de dix-huit brasses sous l’eau, et de dix au-dessus.

Le 25, vers trois heures après midi, la marée recommençant à charrier des glaçons, on se crut par le sud de la Nouvelle-Zemble, vers l’ouest du Weigats. Comme on avait passé la Nouvelle-Zemble, et qu’on ne trouvait aucun passage ouvert, l’espérance de pénétrer plus loin semblait absolument évanouie, et Barentz pensait à retourner en Hollande, lorsque, arrivant à la baie des courans, le vaisseau fut arrêté par une si forte glace, qu’on le vit forcé de reculer. Le 26, étant entré dans le port des glaces, on y demeura pris au milieu des glaçons qui flottaient de toutes parts. Trois hommes, qui se mirent dessus pour faire des ouvertures, faillirent d’être emportés, et ne dûrent leur salut qu’à l’assistance du ciel. Cependant on s’avança, le soir du même jour, à l’ouest du port des glaces ; mais les glaçons s’étant rejoints pendant la nuit avec un redoublement d’épaisseur, on comprit que le sort le plus favorable auquel on pût s’attendre était d’hiverner dans cette région d’horreur. C’est ici que commence la peinture d’une situation sans exemple.

Le 27, les glaçons recommencèrent à flotter, et le vent, qui tourna au sud-est, en détachant encore plus, les pressait avec tant de violence contre l’avant du vaisseau, qu’ils lui donnaient en longueur un mouvement de vibration fort dangereux. Dans ce péril, qui ne faisait qu’augmenter, on mit la chaloupe en mer comme une ressource pour l’extrémité. Les glaçons s’écartèrent un peu le 28 ; mais, tandis qu’on observait les dommages que le vaisseau avait soufferts le jour précédent, il s’ouvrit par le haut, avec un si grand bruit, que tout le monde se crut près de périr. Vers le soir, on remarqua que les glaçons s’entassaient les uns sur les autres ; et le 29, il s’en était accumulé de si grands monceaux, qu’on employa inutilement les crocs et d’autres instrumens pour les rompre. Il ne resta plus le moindre espoir de se dégager. Le 30, ces amoncellemens redoublèrent autour du vaisseau ; et la neige, qui tombait en abondance, haussait encore ces redoutables remparts. Tout craquait horriblement à bord et dans le cercle de glaçons qui l’environnaient. On s’attendit à le voir crever bientôt et se séparer en pièces. Comme les glaçons s’étaient beaucoup plus entassés sous le vaisseau du côté du courant que de l’autre, il était demeuré fort penché ; mais ensuite ils s’amoncelèrent aussi de l’autre côté ; de sorte que le bâtiment se trouva droit et monté sur ces bancs de glace comme si l’on eût pris plaisir à l’élever avec des machines.

Le 31, de nouveaux glaçons, qui passèrent sur les autres à l’avant, élevèrent tellement la proue, que l’étrave se trouvait de quatre ou cinq pieds plus haut que le reste, tandis que l’arrière était enfoncé dans les glaces comme dans un creux. On se flattait que cet incident pourrait servir à conserver le gouvernail et que les glaçons cesseraient de le frapper ; mais il n’en fut pas moins rompu. Cependant on ne douta point que ce malheur même n’eût contribué à sauver le corps du vaisseau ; car si la carcasse eût été exposée comme la proue aux glaçons qui flottaient sans cesse, ils auraient enlevé tout le bâtiment et n’auraient pu manquer à la fin de le renverser. Peut-être même aurait-il coulé bas d’eau ; ce qu’on redoutait beaucoup. Dans cette crainte, on avait déjà mis le canot et la chaloupe sur la glace, pour s’y retirer ; et quatre heures s’étaient passées dans l’attente de ce qui pouvait suivre, lorsque les glaces se séparèrent et furent emportées par le courant. On rendit grâce au ciel d’un événement dont on se crut redevable à sa protection, et tous les efforts furent employés à réparer le gouvernail et la barre. Ensuite on prit le parti de le démonter, pour éviter le même risque, si l’on se trouvait encore assiégé de glaçons.

Le 1er. septembre, ils recommencèrent à s’entasser, et le corps du vaisseau se trouva élevé de plusieurs pieds, sans être encore offensé. On fit des préparatifs pour traîner à terre le canot et la chaloupe. Le 2, de nouveaux glaçons élevèrent encore le vaisseau, le firent craquer horriblement, et l’ouvrirent même en tant d’endroits, qu’on prit enfin la résolution de traîner le canot avec treize tonneaux de biscuit et deux tonneaux de vin. Le 3, on fut assiégé par quantité de glaçons qui se joignirent à ceux dont on était déjà serré. L’étambord se sépara ; mais le doublage se soutint encore. Bientôt le câble qui était mouillé au vent se rompit. Un autre câble neuf, qu’on avait amarré à la glace, eut le même sort. La quantité, la violence et la grandeur des glaçons firent admirer que le corps du bâtiment leur résistât. Le 5 au soir, ils le pressèrent tellement, qu’il demeura penché sur un côté, et qu’il fut considérablement endommagé, quoique sans s’ouvrir encore. Mais, dans l’opinion qu’il ne pouvait résister long-temps, on se hâta de porter à terre une vieille voile de misaine, de la poudre, du plomb, des fusils, des mousquets et d’autres armes, pour dresser une tente proche du canot. On y porta aussi du biscuit et des liqueurs fortes, avec des instrumens de charpentier pour radouber la chaloupe.

Le 7, quelques matelots ayant fuit environ deux lieues dans le pays, virent une rivière d’eau douce, et quantité de bois que les flots avaient jeté sur ses bords. Ils virent aussi des traces de rennes, autant du moins qu’ils purent les reconnaître aux vestiges des pieds. Ces nouvelles furent d’autant plus agréables, que non-seulement le navire était à la veille de manquer d’eau, mais que, dans l’impossibilité de le dégager des glaces avant l’hiver, qui s’approchait pour les augmenter, on avait tenu conseil sur les secours qu’on pouvait tirer d’un pays où l’on ne voyait point d’eau ni d’arbres. Après avoir vérifié le rapport des matelots, tout le monde se promit d’autres secours du ciel qui leur fournissait déjà les moyens de se bâtir une retraite, de se chauffer, et de ne pas périr de froid et de soif : ainsi, chacun paraissant confirmé dans la résolution d’hiverner, avec l’espérance de retourner au printemps dans sa patrie, on ne pensa plus qu’à bâtir une grande hutte où l’on pût être à couvert du froid et de l’insulte des ours. Il se trouvait effectivement sur les bords de la rivière des arbres entiers descendus apparemment de Tartarie ou de Moscovie. On commença par faire un traîneau pour les voiturer.

Le 15, pendant qu’on travaillait ardemment, un matelot vit trois ours d’inégale grandeur, dont le plus petit demeura derrière un banc de glace, et les autres continuèrent d’avancer. Pendant que l’équipage se disposait à tirer, l’un des deux grands ours alla porter le nez dans un lieu où l’on avait mis de la viande ; et presque aussitôt il reçut dans la tête un coup de mousquet qui le fit tomber mort. L’autre sembla marquer de la surprise : il regarda fixement son compagnon qu’il voyait étendu sans mouvement ; il le flaira ; et, comme s’il eût reconnu le péril, il retourna sur ses traces. On le suivit de l’œil. Après avoir fait quelques pas en avant, il revint, et s’éleva sur ses pates de derrière pour observer mieux les matelots. Un coup qu’ils lui tirèrent dans le ventre le fit retomber sur ses pieds. Alors il prit la fuite avec de grands cris. Barentz fit ouvrir l’ours mort, lui fit ôter les entrailles, et le fit mettre sur ses quatre jambes, pour le laisser geler dans cette posture, et le porter en Hollande, si l’on parvenait à dégager le vaisseau.

La nuit du 16, l’eau de la mer, qui n’avait point encore perdu son mouvement entre les glaçons, se trouva gelée de deux doigts, et, la nuit suivante, l’épaisseur augmenta du double. Le 21, le froid devint si vif, qu’on fut obligé de transporter la cuisine à fond de cale, parce que tout y gelait. Le 23, on eut le malheur de perdre le charpentier, qui fut enterré dans une fente de la montagne, proche d’une chute d’eau : en vain s’était-on efforcé d’ouvrir la terre pour lui faire une fosse. Les soliveaux de l’édifice, qui avaient été tramés sur la glace ou sur la neige, furent posés le 25, et l’édifice prit forme.

Tout l’équipage ne consistait plus qu’en seize hommes, dont plusieurs ne jouissaient pas d’une bonne santé. Le 27, il gela si fort, que, si quelqu’un mettait un clou dans sa bouche, comme il arrive souvent dans le travail, il ne pouvait l’en tirer sans emporter la peau. Le 30, la neige qui était tombée toute la nuit, se trouva d’une hauteur qui ne permit point de sortir de la hutte pour aller chercher du bois. On fit un grand feu le long de l’édifice pour dégeler la terre, dans le dessein d’élever une sorte de rempart qui eût servi de clôture : mais la terre se trouva si gelée, que l’ardeur du feu ne put l’amollir ; et la crainte de manquer de bois fit abandonner cette entreprise. Le 2 octobre, on eut la satisfaction de voir la hutte achevée, et l’on y planta, suivant l’expression du journal, un mai de neige gelée, pour servir de fanal à ceux qui auraient le malheur de s’égarer ; mais le souvenir des ours arrêtait les plus hardis. Le 5, on fut étonné de voir la mer ouverte aussi loin que la vue pouvait s’étendre, sans que les glaces où le vaisseau était pris eussent commencé à se fondre. « Il semblait, dit Gérard de Veer, qu’on eût bâti exprès un mur de glace d’environ trois pieds de haut pour l’entourer ; et l’on reconnut que l’espace d’eau qu’il occupait était gelé jusqu’au fond, c’est-à-dire, de trois brasses et demie. » Le même jour on dépeça le gaillard d’avant pour employer les planches à couvrir la hutte ; et cette couverture, qui reçut la forme d’un toit à deux égouts, fut achevée vers le soir. Le jour suivant, la chambre de poupe fut aussi dépecée pour revêtir le tour de la hutte.

Le vent, qui avait soufflé avec violence pendant la nuit du 7 au 8, continua tout le jour, et fut suivi d’une neige si épaisse, qu’on n’aurait pu sortir sans s’exposer au danger d’en être étouffé. D’ailleurs il était absolument impossible de soutenir au dehors la rigueur du froid. Le 9, l’air s’étant assez adouci pour laisser la liberté de sortir, un matelot rencontra un ours, qu’il n’aperçut qu’à peu de distance ; et, dans sa première frayeur, il se mit à courir vers le vaisseau. L’ours le poursuivit, et n’aurait pas tardé à le joindre, s’il n’eût été arrêté par la vue du dernier ours qu’on avait tué et qu’on voulait faire geler à l’air. Il demeura quelques momens à le regarder ; ce qui donna le temps au matelot d’arriver à bord. La terreur dont il était pénétré ne lui laissa de force, en arrivant, que pour crier : un ours ! un ours ! Tous ses compagnons jetèrent aussitôt de grands cris, et montèrent armés sur le pont ; mais, sortant d’une épaisse fumée qu’ils avaient eu peine à supporter dans le vaisseau, ils ne pouvaient retrouver tout d’un coup l’usage de leurs yeux. Ils ne virent point l’ours, qui aurait pu les dévorer dans cet état, s’il n’eût été chassé par leurs cris. Heemskerck profita d’un temps serein, qui continua le 10, pour leur faire porter à terre le vin et les autres provisions. Le 12, une partie de l’équipage alla passer la nuit dans la hutte, où le froid fut d’autant plus rigoureux, que, la cheminée n’étant pas encore faite, on n’y pouvait allumer du feu sans une fumée insupportable. Le 13, on chargea sur un traîneau deux tonneaux de bière de Dantzick, pour les transporter à la hutte ; mais au départ il s’éleva un orage si terrible, que les matelots, forcés de rentrer à bord, laissèrent leur charge de dehors sur le traîneau. Le lendemain, ils trouvèrent le fond d’un tonneau crevé par la force du froid, et la bière gelée en forme de colle-forte. Le tonneau fut porté dans la hutte, et mis près du feu pour dégeler ; mais la bière, loin de reprendre son goût en fondant, n’eut plus que celui de l’eau. Les deux jours suivans, on fut menacé de plusieurs ours, dont on ne se délivra qu’à force de cris. Le 20, lorsqu’on retourna au vaisseau pour transporter toute la bière qui restait, on trouva que la gelée avait fait fendre une partie des tonneaux, sans excepter ceux qui avaient des cercles de fer, dont plusieurs s’étaient rompus. Tout le reste de l’équipage passa dans la hutte, avec la précaution d’y traîner la chaloupe du vaisseau, et l’ancre de toue, pour les besoins plus pressans encore, dont il n’est pas surprenant qu’ils se crussent menacés. Le soleil, dont la vue était leur unique bien, commençant à les abandonner, ils firent jusqu’au 25 des efforts extraordinaires pour transporter sur leurs traîneaux tous les vivres et les agrès.

Ils étaient encore occupés de ce pénible travail, lorsque Barentz, levant les yeux, vit derrière le vaisseau trois ours qui s’avançaient vers les matelots. Il fit de grands cris dont ils comprirent le sens, et qu’ils secondèrent aussitôt ; mais les trois monstres, que leur nombre rendait apparemment plus hardis, n’en parurent pas effrayés. Alors tous les matelots cherchèrent à se défendre. Il se trouva heureusement sur un traîneau deux hallebardes, dont Barentz prit l’une, et Gérard de Veer l’autre. Les matelots coururent au vaisseau ; mais, en passant sur la glace, un d’entre eux tomba dans une fente. Cet accident fit trembler pour lui, et l’on ne douta point qu’il ne fût le premier dévoré. Cependant les ours suivirent ceux qui couraient au vaisseau ; d’un autre côté, Barentz et de Veer en firent le tour pour entrer par-derrière. En arrivant, ils eurent la joie d’y voir tous leurs gens, à l’exception de celui qui se tenait caché dans sa fente. Mais les furieux animaux se présentant pour monter après eux, ne purent être arrêtés d’abord que par des pièces de bois et divers ustensiles qu’on se hâta de leur lancer à la tête, et sur lesquels ils se précipitaient chaque fois, comme un chien court après la pierre qu’on lui jette. Il n’y avait point à bord d’autres armes que les deux hallebardes. On voulut battre un fusil, allumer du feu, tenter de brûler quelques poignées de poudre ; et, dans la confusion ou la crainte, rien de ce qu’on avait entrepris ne pouvait s’exécuter. Cependant, les ours revenant à l’assaut avec la même furie, on commençait à manquer d’ustensiles et de bois pour les amuser. Enfin les Hollandais ne durent leur conservation qu’au plus heureux hasard. Barentz, à l’extrémité, consultant son désespoir plus que sa prudence, jeta sa hallebarde, qui donna fortement sur le muffle du grand ours. L’animal en fut apparemment si blessé, qu’il fit retraite avec un grand cri ; et les deux autres, qui étaient beaucoup moins grands, le suivirent aussitôt, quoique d’un pas assez lent.

Le 27, on tua un renard blanc, qu’on fit rôtir, et dont le goût approchait beaucoup de celui du lapin. Les deux jours suivans furent donnés à divers soins nécessaires dans le genre de vie auquel on se voyait condamné, tels que de placer et de monter l’horloge, de préparer pour la nuit une lampe, où l’on devait brûler, au lieu d’huile, la graisse d’un des ours qu’on avait tués ; d’apporter sur des traîneaux quantité d’herbes marines pour en garnir les voiles dont on avait couvert la hutte, afin que le froid y pénétrât moins par les fenêtres.

Le 1er. novembre au soir, on vit paraître la lune à l’est, et le soleil montait encore assez haut sur l’horizon pour se faire voir. Le 2, il se leva au sud-sud-est, et se coucha près du sud-sud-ouest ; mais son globe ne se montra point en entier sur l’horizon. Le 3, on ne vit que la partie supérieure de son globe à l’horizon, quoique l’endroit de la terre où l’on prit hauteur fut aussi haut que la hune du vaisseau, dont on était assez proche. Le 4, on cessa de voir le soleil, quoique le temps fût calme et serein.

Si le soleil avait quitté l’horizon, la lune y était venue prendre sa place, et lorsqu’elle fut à son plus haut période, elle paraissait nuit et jour sans se coucher. Le 6 fut un jour si sombre, qu’on ne put le distinguer de la nuit, d’autant plus que l’horloge qu’on aurait pu consulter s’arrêta ; aussi tout le monde deumeura-t-il long-temps au lit, sans pouvoir s’imaginer que la nuit fût passée ; et lorsqu’on prit le parti de se lever, personne ne put distinguer si ce qu’on voyait de lumière était celle de la lune ou celle du jour. Le journaliste n’ajoute pas comment on fit enfin cette distinction. Entre mille maux présens, et ceux qu’on envisageait dans l’avenir, le défaut des vivres étant le plus terrible, on fit le 8 un état du biscuit qui restait, et les rations furent réglées à quatre livres cinq onces pour huit jours. La provision de poisson sec et de viande était encore assez abondante ; mais on commençait à manquer de vin, et ce qui restait de bière était sans force. On prenait quelques renards qui venaient alors se montrer, au lieu que les ours s’étaient retirés avec le soleil, et ne reparurent qu’à son retour. Barentz fit disposer un cerceau, avec un rets, dans lequel un renard ne pouvait entrer sans se trouver pris ; on pouvait aussitôt tirer le piége et l’animal dans la hutte. Ensuite il en vint un si grand nombre, que, pour en prendre plusieurs à la fois, on fit des trappes de planches fort épaisses qu’on chargea de pierres pour les rendre encore plus pesantes, et l’on en prit ainsi quelques-uns.

Le 12, on prit le parti de régler la distribution du vin à deux petits verres par jour ; et l’unique boisson qu’on eut d’ailleurs était de l’eau de neige fondue. Le 18, Barentz fit distribuer à tout le monde une pièce de gros drap pour en faire l’usage que chacun pourrait imaginer contre le froid. Les chemises et les linceuls n’étaient pas plus ménagés ; mais on tomba dans une autre difficulté lorsqu’il fut question de les laver. On n’avait pas plus tôt tiré le linge de l’eau bouillante, que, la gelée le raidissant, il était impossible de le tordre. Il demeurait même gelé près du feu, du moins par le côté du dehors, et c’était une occupation fort pénible que de le tourner sans cesse, ou de le replonger continuellement dans l’eau bouillante pour le faire dégeler. Le 22, il ne restait que dix-sept fromages qui furent partagés. Le 26, et les deux jours suivans, il tomba une si grande quantité de neige, que, la hutte en étant tout-à-fait couverte, il fut impossible d’en sortir ; mais l’air s’étant éclairci le 29, on se servit de pelles pour creuser dans la neige, et l’on y fit un trou par lequel chacun sortit en rampant. Les trapes se trouvaient aussi couvertes ; elles furent dégagées, et dès le même jour on y prit quelques renards, chasse d’autant plus précieuse, qu’avec la chair de ces animaux qu’on mangeait avidement, elle fournissait des peaux pour faire des bonnets fort utiles, contre la rigueur du froid.

Le 1er. décembre, la hutte se trouvant ensevelie pour la seconde fois dans les neiges, on eut à souffrir une si terrible fumée, que, l’horreur de cette situation étant redoublée par les ténèbres, il fallut demeurer au lit pendant trois jours, sans autre soulagement que des pierres qu’on faisait chauffer, et qu’on se donnait tour à tour dans les lits. Le 3, on entendit craquer les glaces de la mer avec un bruit qui jeta tout le monde dans la plus affreuse consternation. Chacun s’imagina que les hautes montagnes de glace qu’il avait vues pendant l’été se détachaient ou s’amoncelaient les unes sur les autres pour tomber sur la hutte. En même temps, comme la fumée avait obligé de diminuer le feu depuis deux ou trois jours, il gela si fort au dedans, que le plancher et les murs étaient revêtus de deux doigts de glace, et qu’il s’en trouvait jusque dans les lits. Le mouvement de l’horloge demeura même suspendu, quoiqu’on en eût augmenté le poids ; ce qui mit Barentz dans la nécessité de préparer lui-même le sable de douze heures, que les matelots nomment l’ampoulette, pour conserver la connaissance du temps. Le 6, la gelée fut si forte, et le froid si vif, que, les plus robustes ne pouvant le supporter, ils se regardaient tous languissamment et d’un œil de pitié, dans l’opinion que le mal ne pouvait augmenter sans éteindre leur vie. Le plus grand feu n’était plus capable de les réchauffer. Tout était gelé, jusqu’au vin de Xérès, dont on connaît la chaleur. Il fallait le faire dégeler aux jours de distribution, et le reste du temps on était réduit à l’eau de neige fondue, qui faisait craindre un surcroît de désastre par les maladies qu’elle pourrait causer. Le 7, un accident plus horrible encore faillit d’emporter tous les misérables Hollandais. Après avoir tenu conseil sur les moyens de résister au froid, on résolut d’aller prendre à bord du vaisseau le charbon de terre qu’on y avait laissé, parce que le feu en est ardent et de longue durée. On fit, vers le soir, un grand feu de cette matière, qui rendit effectivement beaucoup de chaleur à tout le monde, et, personne ne faisant attention aux suites, on prit soin de boucher soigneusement les fenêtres pour s’assurer une nuit chaude et tranquille. Bientôt ils se trouvèrent tous attaqués d’étourdissemens et de vertiges, qui leur ôtaient non-seulement le pouvoir de se remuer, mais la force de se plaindre. Quelques-uns néanmoins se traînèrent jusqu’à la porte, et l’ouvrirent ; mais le premier qui voulut sortir tomba sans connaissance sur la neige. Aussitôt que la porte fut ouverte, le froid, qu’ils avaient regardé comme leur plus grand mal, servit à les rétablir ; mais il demeurèrent persuadés qu’un quart d’heure plus tard ils auraient péri tous, sans pouvoir se donner mutuellement le moindre secours.

Depuis le 9 jusqu’au 12, le temps fut clair et le ciel brillant d’étoiles. Cependant l’excès du froid fut tel, qu’on désespère de pouvoir l’exprimer. « Dans la hutte même, le cuir des souliers gela aux pieds, et sa dureté ne permit plus de s’en servir. Les Hollandais se firent des chaussures du dessus des peaux de moutons qu’ils avaient apportées, avec trois ou quatre paire de chaussons l’une sur l’autre. Leurs habits étaient tout blancs de verglas. S’ils demeuraient quelque temps dehors, il s’élevait sur leurs lèvres, au visage et aux oreilles, des pustules qui gelaient aussi. »

Le 14, l’observation de la hauteur leur donna 76°. Le 18, quelques-uns allèrent au vaisseau, dans le dessein de le visiter. Depuis dix-huit jours qu’ils ne s’étaient pas éloignés de la hutte, la glace s’était élevée d’un pouce. Quoique le jour eût peu de clarté, ou plutôt qu’il n’y eût point alors de jour, on ne laissait pas de voir d’assez loin, et l’on découvrait dans la mer quantité d’endroits ouverts. Les Hollandais ne doutèrent point que ce changement ne fût arrivé lorsque le craquement des glaces s’était fait entendre. Le 25, ils entendirent des renards autour de la hutte, sans en trouver un seul dans les trapes. « Le feu semblait manquer de chaleur, ou du moins elle ne se communiquait point aux objets les plus proches : il fallait brûler ses bas pour en sentir un peu aux jambes et aux pieds, et l’on n’aurait pas même senti la brûlure des bas, si l’odorat n’en eût pas été frappé. Telle fut la fin de décembre, et ce fut au milieu de ces souffrances que le malheureux reste de l’équipage entra dans l’année 1597. »

Le commencement n’en fut pas moins rude, ce qui n’empêcha point les matelots de célébrer la fête des Rois pour charmer leurs peines. Les billets furent tirés, et le sort favorisa un canonnier, « qui se trouva ainsi, remarque le journaliste, roi de la Nouvelle-Zemble, c’est-à-dire, d’un pays qui a peut-être deux cents lieues de long entre deux mers. » Le 10 janvier, on trouva que l’eau était montée de près d’un pied dans le vaisseau, et qu’elle s’y était convertie en glace. Le 12, la hauteur, prise de l’étoile nommée l’Œil du Taureau, s’accorda si bien avec les premières observations du
soleil, qu’on se crut confirmé dans la supposition des 76°, mais plutôt au-dessus qu’au-dessous. Le 13, d’un temps clair et calme, on observa que la lumière du jour commençait à croître ; en jetant une boule on la voyait courir, ce qu’on n’avait pas vu jusqu’alors. Depuis ce jour, on sortit plus librement pour s’exercer le corps, et surtout les jambes, que la plupart avaient engourdies. Bientôt on crut remarquer aussi dans l’air une rougeur qu’on prit pour une espèce d’aurore, avant-courrière du soleil. D’un autre côté, le froid diminua si sensiblement pendant le jour, que, lorsqu’il y avait bon feu dans la hutte, on voyait tomber des cloisons de gros morceaux de glace qui dégelaient sur le plancher ou dans les lits ; mais pendant la nuit il gelait toujours avec la même force. On fut obligé de diminuer encore la ration de biscuit et de vin, parce que la chasse des renards devenait moins abondante ; avertissement d’ailleurs assez fâcheux, car la retraite de ces animaux annonçait le retour prochain des ours.

Le 24, Heemskerck et de Veer, accompagnés d’un matelot, prirent occasion d’un temps fort clair pour aller se promener sur le rivage méridional. Au moment qu’ils y pensaient le moins, de Veer aperçut un côté du globe solaire. Ils se hâtèrent de porter cette agréable nouvelle à la hutte : mais Barentz, dont on connaissait l’habileté, n’en voulut rien croire, parce que, suivant toutes ses supputations, il s’en fallait de quinze jours que le soleil put se faire voir par cette hauteur. Les autres soutenaient ce qu’ils avaient vu, et la contestation fut vive. Le 25 et le 26, un brouillard épais qui ne permettait de rien voir confirma Barents dans son opinion. Mais l’air s’étant éclairci le 27, tout l’équipage ensemble vit sur l’horizon l’astre du jour dans toute sa sphère ; ce qui ne laissa aucun doute qu’on en eût pu voir une partie le 24.

Cependant, comme cette découverte était opposée aux sentimens de tous les écrivains anciens et modernes, et qu’on pouvait la juger contraire au cours de la nature, parce qu’elle semblait détruire la rondeur qu’on attribuait aux cieux et à la terre, les Hollandais craignirent qu’on ne les accusât d’erreur, et qu’après avoir été si long-temps sans voir la lumière, on ne leur reprochât de n’avoir pas tenu un compte exact du temps, ou d’avoir passé quelques jours dans leurs lits sans s’en être aperçus. Cette crainte leur fit prendre le parti d’écrire dans le dernier détail leurs raisonnemens et toutes les circonstances du phénomène.

Le 31 fut un fort beau jour, où l’on jouit agréablement de la clarté du soleil ; il fut suivi de sept jours d’orage, pendant lesquels on n’eut pas moins de brouillard et de neige qu’au cœur de l’hiver ; mais le beau temps leur ayant succédé, le 8 février on vit le soleil se lever au sud-sud-est et se coucher au sud-sud-ouest, c’est-à-dire, par rapport au cadran de plomb qu’on avait posé près de la hutte, au midi de ce terrain ; car la différence d’avec la boussole était au moins de deux rumbs.

Environ deux mois et demi qu’on avait passés sans voir d’ours les avaient fait oublier, lorsque le 31, dans le temps que tout le monde s’occupait à nettoyer les trappes, on en vit paraître un fort grand, qui venait droit à la hutte. Un matelot l’ayant couché en joue, lui donna, dans la poitrine, un coup qui lui passa au travers du corps, et la balle sortit fort plate par la queue. Il ne laissa pas de s’éloigner d’environ trente pas ; et ceux qui coururent à lui après l’avoir vu tomber le trouvèrent encore vivant. Il leva même la tête, comme pour chercher des yeux celui qui l’avait blessé. L’expérience qu’on avait eue de la force de ces animaux fit prendre le parti de lui tirer quelques autres coups. On lui fendit le ventre, et l’on en tira plus de cent livres de lard ou de graisse, qu’on fit fondre pour les lampes : il y avait long-temps que, faute de matière, on avait perdu la consolation d’être éclairé pendant la nuit.

Le reste de février, mars, et les quinze premiers jours d’avril, furent des alternatives continuelles de beau et de mauvais temps, de brouillards et de gelée, de crainte à la vue des ours, et de plaisir après les avoir tués. Le 6 avril, il en descendit un, par les degrés qu’on avait faits à la neige, jusqu’à la porte même de la hutte. Elle était ouverte ; mais Heemskerck, qui aperçut heureusement le monstre, se hâta de la fermer, et se mit derrière pour la soutenir. L’ours s’en retourna : cependant il revint deux heures après, et monta sur la hutte, où il fit un bruit dont tout le monde fut effrayé ; il fit de si grands efforts pour renverser la cheminée, qu’on le crut plus d’une fois maître du passage ; il déchira la voile dont elle était entourée : enfin il ne s’éloigna qu’après avoir fait un ravage extraordinaire.

La rigueur du temps ayant cessé le 10 avril, tous les Hollandais allèrent visiter leur vaisseau, et leur joie fut extrême de le trouver dans l’état où ils l’avaient laissé. Du rivage ils considérèrent avec admiration les monceaux de glace qui couvraient la mer, et qui semblaient offrir la perspective d’une grande ville, c’est-à-dire, des maisons entremêlées de tours, de clochers, de bastions et de remparts. Le lendemain étant retournés à bord, ils observèrent dans l’éloignement que l’eau était ouverte. Quelques-uns eurent la hardiesse de monter sur les bancs de glace, et de passer de l’un à l’autre jusqu’à l’eau, dont il y avait cinq ou six mois qu’ils n’avaient approché. En y arrivant, ils virent un petit oiseau qui plongea aussitôt, ce qui acheva de leur faire juger que l’eau était plus ouverte qu’elle ne l’avait été depuis leur séjour dans la Nouvelle-Zemble.

Le 1er. mai, leur viande, qui commençait aussi à dégeler, et dont ils firent cuire une partie, se trouva aussi bonne que jamais, avec le seul défaut de ne pouvoir se garder lorsqu’elle était cuite. Le 2, un grand vent de sud-ouest nettoya la haute mer et n’y laissa plus de gros glaçons. Alors tout le monde parla de s’embarquer et de retourner en Hollande par le plus court chemin. Le 3, tout le reste des glaces fut emporté, à l’exception de celles qui entouraient le vaisseau. Mais après de si belles apparences, quelle fut la douleur commune de s’apercevoir dès le jour suivant que le vaisseau, qui n’était au 15 mars qu’à soixante-dix pas de l’eau ouverte, s’en trouvait à plus de cinq cents ! Le 7 et le 8 il tomba tant de neige, que, dans l’impossibilité de sortir de la hutte, quelques matelots désespérés proposèrent de parler nettement aux officiers, et de leur déclarer que tout l’équipage était résolu de quitter ce funeste lieu. Les meilleurs vivres, tels que la viande et le gruau, commençaient à manquer dans un temps où l’on avait plus besoin de force que jamais pour supporter le travail. À peine restait-il du lard pour trois semaines, à deux onces par tête. Cependant personne n’eut la hardiesse de s’expliquer avec Heemskerck, parce qu’il avait déclaré lui-même qu’on ne se remettrait en mer que vers la fin de juin. On s’ouvrit seulement à Barentz, à qui l’on connaissait beaucoup de bonté, et qui se contenta de demander aux plus ardens quelques jours de délai. Heemskerck, avec lequel il en conféra le 15, promit que, si le vaisseau n’était pas dégagé à la fin du mois, on s’efforcerait alors de mettre la chaloupe et la scute en état de partir : ce temps parut long, parce qu’on prévoyait qu’il en faudrait beaucoup pour radouber et équiper ces deux petits bâtimens.

Le 21, néanmoins, Heemskerck, voyant les glaces ramenées par un vent de nord-est, permit de travailler à l’équipement. La chaloupe, qui n’était pas sortie de la hutte, ne fut pas difficile à tirer. Mais la scute, qui était enfoncée dans la neige, coûta tant d’efforts à dix hommes, affaiblis comme ils étaient par un genre de vie si triste, qu’ils furent obligés d’interrompre plusieurs fois leur travail. Pendant qu’ils s’y employaient avec ardeur, ils virent paraître un ours effroyable. Ils rentrèrent aussitôt dans la hutte, et les plus habiles tireurs se distribuant aux trois portes, l’attendirent avec leurs fusils. Un autre monta sur la cheminée avec le sien ; l’ours marcha fièrement vers la hutte, et s’avança jusqu’à la pente des degrés d’une des portes, où il ne fut pas aperçu du matelot qui s’y était mis en garde ; mais d’autres l’avertissant par leurs cris, il tourna la tête, et, malgré sa première frayeur, il perça l’ours d’une grosse balle. Ceux qui virent sa situation, tremblèrent pour lui ; car, lorsqu’il avait tiré son coup, le monstre était si proche, qu’ils l’avaient cru près de le déchirer ; et si l’amorce n’eût pas pris feu, comme il arrivait souvent dans un climat si rude, il était infailliblement dévoré. Peut-être cet affreux animal serait-il même entré dans la hutte, où il aurait fait un étrange carnage ; mais la blessure qu’il avait reçue ne lui permit pas de fuir bien loin ; et lorsqu’il se fut arrêté, on acheva aisément de le tuer. On lui trouva dans le ventre des morceaux entiers de phoques, avec la peau et le poil. D’autres ours qui parurent les jours suivans eurent le même sort. Il semblait que ces animaux sentissent, que leur proie était prête à s’échapper, et qu’ils redoublassent leurs efforts pour s’en saisir.

La chaloupe et la scute se trouvèrent radoubées le 7 juin. On avait coupé à la scute une partie de l’arrière ; et l’on y avait fait une petite arcasse, à laquelle on ajouta quelques bordages des deux côtés pour donner plus de fond au bâtiment, et pour le mettre en état de tenir mieux la mer. Le jour suivant, une violente tempête du sud-ouest, accompagnée de grêle, de neige, et surtout de pluie, obligea tout le monde de se retirer dans la hutte, où l’on ne trouva plus rien de sec, parce qu’on en avait ôté les planches pour le raboub ; mais cette incommodité n’affligea personne, lorsqu’on eut remarqué que les eaux commençaient à s’ouvrir. Cependant il fallait traîner au rivage les deux bâtimens, les agrès, les marchandises et le reste des provisions. La neige s’amollissait et rendait le chemin fort difficile. On fut obligé de quitter les souliers de peau pour reprendre ceux de cuir, en quelque état qu’ils fussent encore. Le 12, on prit des haches, des piques et des bêches, et l’on entreprit d’ouvrir une route jusqu’à la mer. Ce travail fut très pénible. Il était question non-seulement d’écarter des neiges à demi fondues, mais de ranger les glaces, de creuser et d’aplanir. L’espérance aurait soutenu le courage, si l’on eût été quitte pour la peine ; mais on se voyait souvent interrompu par de grands ours, maigres et décharnés, qui venaient de la haute mer sur des glaçons, et qui obligeaient de se partager entre le combat et le travail. Cependant tous ces obstacles furent surmontés ; et le 13, on se vit en état de mettre à l’eau les deux bâtimens. Heemskerck, satisfait du temps et d’un bon frais de sud-ouest, dit alors qu’il était résolu de s’embarquer. Cette déclaration fut reçue avidement, et l’on ne pensa plus qu’à mettre les bâtimens à l’eau.

Barentz, dont la santé s’était affaiblie depuis long-temps, rappela toutes ses forces pour composer un mémoire qui contenait les circonstances de leur voyage, de leur arrivée dans la Nouvelle-Zemble, du séjour qu’ils y avaient fait, et de leur départ. Il mit ce papier dans une boîte, qu’il suspendit à la cheminée de la hutte, pour servir d’instruction à ceux qui pourraient aborder après eux dans le même lieu, et leur apprendre par quelle aventure ils y trouveraient les restes d’une misérable maison qui avait été habitée près de dix mois. D’un autre côté, comme le voyage qu’on allait entreprendre avec deux petits bâtimens sans couverte faisait prévoir d’horribles dangers, Heemskerck écrivit deux lettres qui furent signées de tout l’équipage, et déposées, l’une dans la chaloupe, l’autre dans la scute. » Il y faisait le récit de tout ce que les Hollandais avaient souffert en attendant l’ouverture des eaux, et dans l’espérance que leur vaisseau se dégagerait des glaces, mais le ciel n’ayant point exaucé leurs vœux, et se trouvant à la veille de manquer de vivres, sans compter l’incertitude de la belle saison, qui passerait vraisemblablement fort vite, ils avaient été forcés d’abandonner leur navire et d’entreprendre un voyage qui les exposait à toutes sortes de dangers. Il ajoutait qu’ils avaient jugé à propos de dresser ce double mémoire, afin que, si leurs deux bâtimens étaient séparés par la tempête, par le naufrage de l’un, ou par quelque autre accident de mer, on put trouver sur l’autre toutes les circonstances de leur malheureuse histoire, et la confirmation du témoignage de ceux qui auraient survécu. »

Après ces tristes précautions, on tira vers la mer les deux petits bâtimens et les traîneaux chargés des marchandises et des provisions : c’étaient six paquets de draps de laine, un coffre plein de toile, deux paquets de velours, deux petites caisses remplies d’argent, deux tonneaux d’ustensiles et d’agrès, treize tonneaux de biscuit, un de fromage, un de lard, deux d’huile, six de vin, deux de vinaigre, et les hardes de l’équipage. Tout cet appareil, étalé sur le rivage, paraissait difficile à ranger dans un aussi petit espace que celui des deux embarcations ; mais rien n’est impossible à l’industrie soutenue par la nécessité. L’embarquement fut achevé le même jour.

Enfin, le 14 juin 1597, à six heures du matin, on mit à la voile par un vent d’ouest. Les deux bâtimens arrivèrent avant le soir au cap des îles, où les glaces étaient encore si fortes, qu’ils y demeurèrent pris. Ce malheur, arrivé dès le premier jour, consterna les Hollandais. Quatre d’entre eux descendirent à terre, et n’y virent que des rochers, d’où ils firent tomber quelques oiseaux à coups de pierres. Ils se croyaient menacés de ne pouvoir sortir de ce triste lieu : mais, le 15, les glaces s’étant un peu écartées, ils doublèrent le cap de Flessingue ; et s’avancèrent jusqu’au cap Désir. Le 16, ils se trouvèrent à l’île d’Orange, où quelques-uns descendirent aussi, et firent du feu de quelques pièces de bois qu’ils y trouvèrent. Leur besoin le plus pressant étant celui d’eau douce, ils firent fondre de la neige dont ils remplirent deux petits tonneaux. Heemskerck accompagné de deux matelots, passa sur la glace dans une autre île, où il prit quelques oiseaux ; mais, à son retour, il tomba dans un trou qui s’était fait à la glace, et dont il ne serait pas sorti sans l’assistance du ciel, parce qu’il y avait un courant fort rapide.

On remit a la voile, et l’on arriva au cap des Glaces, où les deux bâtimens n’eurent pas autant de peine qu’ils en craignaient à se joindre. Heemskerck, qui n’était pas sur le même bord que Barentz, s’informa de sa santé ; et Barentz, quoique fort mal, répondit qu’il était mieux. Ensuite, apprenant qu’on était au cap des Glaces, il souhaita d’être élevé par ses matelots, pour se procurer, ajouta-t-il, la satisfaction de voir encore une fois ce cap. On ignore si c’était le pressentiment de sa fin ; mais il eut le temps de se satisfaire ; car les deux bâtimens furent aussitôt pris des glaces, et demeurèrent immobiles dans leur situation. Le 17 au matin, ils essuyèrent, au contraire, le choc d’un grand nombre de glaçons, avec une violence qui fit croire leur perte certaine. Ensuite ils se trouvèrent si serrés entre deux bancs de glace flottans, que les équipages des deux bords se dirent le dernier adieu. Cependant, ayant repris courage, ils s’efforcèrent de se rapprocher des glaces fermes pour s’y amarrer, dans l’espoir d’y être moins exposés aux glaces errantes. Ils s’en approchèrent ; mais il restait l’embarras d’y amarrer une corde. Tout le monde paraissait effrayé du péril. Dans cette extrémité, de Veer, qui était le plus agile, prit le bout de la corde, et sautant de glaçon en glaçon, arriva heureusement à la glace ferme, où il attacha la corde autour d’une hauteur de glace. Tous les autres sortirent alors des bâtimens, et commencèrent par transporter avec eux les malades dans leurs draps. Ensuite, débarquant ce qui était à bord, et tirant les bâtimens même sur la glace, ils se virent garantis d’un naufrage qu’ils avaient cru presque inévitable.

Le 18, ils employèrent une partie du jour à réparer leurs bâtimens, qui avaient beaucoup souffert. Le bonheur leur fit trouver du bois, pour faire fondre du goudron, dont ils calfatèrent les coutures. Ensuite ils allèrent chercher à terre quelques rafraîchissemens pour les malades ; mais ils ne rapportèrent qu’un petit nombre d’oiseaux.

Le 19, ils se trouvèrent encore pris plus étroitement dans les glaces ; et de toutes parts, ne voyant rien d’ouvert, ils craignirent de n’avoir prolongé leur vie que pour la finir plus misérablement dans ce jour. Toutes les circonstances semblèrent propres à les confirmer dans cette triste idée. Leur situation ne changea point jusqu’au soir, et ne fit qu’empirer la nuit suivante. Le 20, à neuf heures du matin, de Veer passa de la scute dans la chaloupe pour apprendre à Barentz que Nicolas Andriss, un des meilleurs matelots, tirait à sa fin. La mienne, répondit tranquillement Barentz, n’est pas éloignée non plus. Ses gens, qui le voyaient regarder attentivement une carte marine, ne purent s’imaginer qu’il fût si mal. Mais bientôt, quittant la carte, il dit à de Veer que les forces lui manquaient ; après quoi, les yeux lui tournèrent ; et, sans ajouter un seul mot, il expira si subitement, qu’Heemskerck, qui arrivait alors dans la scute, n’eut pas le temps de lui dire adieu. Presqu’au même instant, Andriss mourut aussi. La mort de Barentz jeta une profonde consternation sur les deux bords. Il avait été comme l’âme des trois voyages, et tout le monde avait autant de confiance à sa probité qu’à ses lumières. Le 21 n’ayant amené de changement que dans les circonstances, ce fut un jour lugubre qu’on passa dans le regret de cette perte et dans l’attente du même sort. On ne comptait plus que treize hommes sur les deux bâtlmens.

Le vent souffla du sud-est le 22 ; et dans l’éloignement on vit beaucoup d’eaux ouvertes ; mais il fallut traîner les bâtimens plus de cinquante pas sur la glace, les mettre à l’eau pour quelques momens, ensuite les traîner encore plus de trente pas avant de se trouver dans un lieu ouvert et tout-à-fait navigable. Après ce travail, on mit à la voile avec de meilleures espérances, qui se soutinrent jusqu’à midi ; et ce fut pour retomber alors dans de nouvelles glaces. Mais bientôt elles se séparèrent en laissant un passage, tel que celui d’une écluse ouverte. On rangea pendant quelques momens la côte avec des efforts continuels pour écarter les glaçons ; et vers le soir les deux bâtimens se retrouvèrent pris. Le 28, les eaux s’étant rouvertes d’elles-mêmes, ils arrivèrent sur les neuf heures du matin au cap de Troost, où les glaces les reprirent : l’observation de la hauteur donna 76° 39′. On n’avait point à se plaindre de la lumière du soleil, qui était assez brillante ; mais il manquait de la chaleur pour fondre la neige, et le plus pressant besoin des Hollandais était la soif : ils ne furent dégagés des glaces que le 24 à midi. Les deux bâtimens prirent le large à force de rames, et firent bonne route jusqu’au cap de Nassau, qu’on découvrit à la distance de trois lieues. Quelques matelots allèrent à terre, et trouvèrent un peu de bois qui servit à faire fondre de la neige. Ce soulagement, joint aux alimens chauds qu’on prit avec le secours du feu, rendit un peu de force aux plus faibles.

Le 25, il s’éleva une grosse tempête du sud qui dura deux jours presque entiers, et pendant laquelle, les glaces où les bâtimens étaient amarrés s’étant rompues, ils dérivèrent au large, sans qu’il fût possible de les ramener vers la glace ferme ; ils se virent cent fois dans un horrible danger ; et pour comble de malheur, ils se séparèrent. Cependant un vent du nord-ouest, qui se leva le second jour, ramena le calme, et favorisa leur route vers la glace ferme. La scute y arriva la première ; et de Veer, qui la commandait, ayant fait une lieue le long des glaces sans voir paraître la chaloupe, crut Heemskerck et tous ses gens ensevelis dans les flots. La brume était fort épaisse, et menaçait de redoubler vers le soir. De Veer fit tirer inutilement plusieurs coups. Enfin les autres y répondirent ; et ce signal leur servit à se rejoindre.

Ils s’avancèrent ensemble le 27 à une lieue de la côte occidentale du cap de Nassau ; et pendant qu’ils s’efforçaient de ranger la terre, ils virent sur les glaces une multitude innombrable de morses. Les oiseaux commençant à paraître aussi en troupes nombreuses, ils en tuèrent douze, qui leur firent un délicieux festin. Mais le 28 ils se retrouvèrent si serrés par les glaçons, qu’ils furent obligés de débarquer toute leur charge sur la glace ferme, et d’y tirer aussi leurs deux bâtimens : ils y firent des tentes de leurs voiles, dans l’espérance d’y passer du moins une nuit tranquille ; mais vers minuit la sentinelle découvrit trois ours. Tout le monde fut réveillé par ses cris. On sortit armé ; et la première décharge eut peu d’effet, cependant n’ayant pas laissé de faire reculer les ours, on eut le temps de recharger les fusils, et de la seconde, on tua un de ces animaux dont la chute fit fuir les deux autres. Ils reparurent le lendemain ; et s’étant approchés du lieu où leur compagnon était encore étendu, l’un des deux le prit dans sa gueule, et l’emporta sur les plus raboteuses glaces, où ils se mirent tous deux à le manger. L’équipage, aussi frappé d’étonnement que de crainte, se hâta de tirer quelques coups qui leur firent quitter prise et les mirent en fuite. Quatre hommes allèrent aussitôt au cadavre, qu’ils trouvèrent à demi mangé dans un espace si court. En observant sa grandeur, ils admirèrent la force de l’ours qui l’avait emporté par un chemin si difficile, que tous quatre ensemble ils eurent quelque peine à transporter jusqu’aux tentes la moitié qui restait. Les deux jours suivans, on en vit quatre ; deux d’abord qu’on prit pour ceux qui avaient fui ; et successivement deux autres. On n’en put tuer aucun ; mais, outre le bruit qui les avait éloignés, on ne douta point qu’ils n’eussent reçu quelques blessures.

Le premier jour de juillet fut marqué par un funeste accident. Vers neuf heures du matin, les bancs de glace qui venaient de la mer heurtèrent avec tant d’impétuosité contre la glace ferme, qu’ils brisèrent en plusieurs pièces celle que les équipages avaient prise pour asile. Les paquets tombèrent dans l’eau ; et, de quelque importance qu’il fût de les conserver, un autre soin pressait encore plus : c’était celui de garantir la chaloupe, qu’il fallut traîner par-dessus les glaces jusque assez proche de terre, où les glaçons étaient moins à craindre. Ensuite, lorsqu’il fallut retourner aux paquets, on se trouva dans un mortel embarras. La glace rompait sous les pieds à mesure qu’on avançait vers ses bords. Un paquet qu’on se croyait près de saisir était emporté par un glaçon, ou se cachait sous un autre. Les plus hardis ne savaient comment s’y prendre pour sauver leur unique bien et pour se sauver eux-mêmes : ce fut pis encore lorsqu’on entreprit de pousser la scute. La glace rompit sous une partie des matelots et ce petit bâtiment fut emporté avec eux, brisé en quelques endroits, surtout à ceux qu’on avait changés ou réparés. Un malade qui s’y était retiré ne fut sauvé qu’avec un danger extrême pour ceux qui s’employèrent à ce charitable office. Enfin les glaçons s’écartèrent un peu, et la scute fut tirée sur la glace même, près de la chaloupe. Cette fatigue dura depuis six heures du matin jusqu’à six du soir. On perdit deux tonneaux de biscuits, un coffre rempli de toiles, un tonneau d’ustensiles et d’agrès, le cercle astronomique, un paquet de drap écarlate, un tonneau d’huile, un de vin et un de fromage.

Le 2 fut employé à réparer les deux bâtimens. On trouva du bois, et l’on tua quelques oiseaux qui furent mangés rôtis. Deux hommes qu’on envoya faire de l’eau le jour suivant retrouvèrent à l’aiguade deux de leurs rames, la barre du gouvernail de la scute, le coffre de toiles et un chapeau ; hasard surprenant qui ranima la confiance au secours du ciel. Le 4 fut un des plus beaux jours qu’on eût vus luire sur les côtes de la Nouvelle-Zemble, et servit à sécher les pièces de drap mouillé. Les trois jours suivans furent remarquables par la violence des glaçons, et par la mort de Janz de Harlem, un des matelots. Le 9, les eaux s’ouvrirent du côté de la terre ; et la glace ferme commençant aussi à flotter, on fut obligé de tirer les deux bâtimens à l’eau l’espace d’environ trois cent cinquante pas : horrible travail, que personne n’aurait été capable d’entreprendre pour un intérêt moins cher que la vie. On mit à la voile entre sept et huit heures du matin ; mais à six heures du soir on fut contraint de retourner à terre et de remonter sur la glace ferme, qui n’était point encore séparée dans le lieu qui fut choisi.

On fit le 10 des efforts extraordinaires pour traverser les glaçons, jusqu’à deux grandes surfaces de glace assez semblables à deux plaines, mais jointes par une espèce d’isthme. L’impossibilité du passage fit une nouvelle nécessité de décharger les deux bâtimens, de transporter leur charge, et de les traîner eux-mêmes plus de cent pas sur la glace, jusqu’à l’ouverture d’une autre eau. Ils recommencèrent ensuite à voguer, mais fort lentement, pour traverser un petit espace qui s’offrait entre deux glaçons flottans d’une prodigieuse grandeur, au risque d’être écrasés, si les masses étaient venues à se joindre. Lorsqu’on fut sorti de ce détroit, un vent d’ouest fort impétueux, dont on fut pris droit en proue, obligea de gagner la glace ferme, quoique avec beaucoup de peine à s’en rapprocher. On y tira les deux bâtimens avec une fatigue qui réduisait tout le monde au désespoir. Dès le lendemain, on vit un grand ours fort gras, qui s’avançait à la nage vers les tentes. Il reçut plusieurs coups de mousquet, qui le firent tomber sans mouvement. La liqueur chaude qui sortait de ses blessures ressemblait moins à du sang qu’à de l’huile, sur l’eau où elle coulait. Quelques matelots se mirent sur un banc de glace, qu’ils firent flotter vers le cadavre ; et lui ayant jeté une corde au cou, ils l’entraînèrent sur la glace ferme, où l’on ne fut pas peu surpris de lui trouver huit pieds de longueur.

Trois hommes de l’équipage passèrent dans une île qui se présentait devant les tentes, et découvrirent de là l’île des Croix à l’ouest. Le danger ne les empêcha point de traverser à cette dernière île pour y chercher quelques traces d’hommes ; mais il n’y en trouvèrent point d’autres que celles qu’ils y avaient vues à leur passage. Soixante-dix œufs de canards de montagnes, qu’ils rapportèrent à leurs compagnons, furent le seul fruit d’un voyage téméraire, auquel ils avaient employé douze heures, et qui avait causé beaucoup d’inquiétude sur les deux bords. Ils racontèrent que, pour passer à l’île des Croix, ils avaient quelquefois eu jusqu’aux genoux l’eau qui était sur la glace entre les deux îles ; et que, pour aller et revenir, ils avaient fait à peu près six lieues. Les autres furent surpris de leur hardiesse, et n’en reçurent pas les œufs de canards avec moins de joie. Le reste du vin, qui fut distribué à cette occasion, produisit à chacun environ six pintes.

Le 16, on vit arriver de terre un ours d’une blancheur éclatante, sur lequel on se hâta de tirer, et quelques balles qui portèrent le mirent en fuite. Le lendemain quelques matelots, chargés d’aller reconnaître l’ouverture des eaux, le trouvèrent languissant de ses blessures sur un banc de glace. Il se mit à fuir aussitôt qu’il les eut entendus : mais un coup de gaffe qu’il reçut de l’un d’entre eux, et dont la pointe lui pénétra la peau, le fit tomber sur ses pates de derrière. Le matelot voulut redoubler son coup ; mais le furieux monstre saisit le croc de la gaffe, mit le bois en pièces, et renversa le Hollandais à son tour. Les autres tirèrent aussitôt ; et leur décharge ayant fait fuir l’animal, le matelot, qui était tombé, se releva, courut après lui, sans autre arme que le tronçon de sa gaffe, et lui en donna de grands coups sur le corps. L’ours tournait chaque fois la tête, et sauta jusqu’à trois fois contre celui qui le frappait. Cependant une nouvelle décharge des autres le perça de plusieurs balles, et rendit sa marche plus pesante. Enfin ils achevèrent de le tuer d’une troisième décharge : suivant leur usage, ils lui arrachèrent les dents.

Le 19, sept hommes passèrent dès six heures du matin dans l’île des Croix, d’où ils virent beaucoup d’eaux ouvertes à l’ouest ; et, dans l’impatience de rapporter cette agréable nouvelle à leurs compagnons, ils ne se donnèrent que le temps de ramasser une centaine d’œufs, qui furent mangés à leur arrivée ; c’était pour reprendre les forces nécessaires à traîner l’espace d’environ trois cents pas leurs bâtimens sur la glace. Tout le monde s’arma de courage, parce que cette fatigue fut regardée comme la dernière. Les deux bâtimens ne furent pas plus tôt à l’eau, qu’on mit à la voile ; et la navigation fut si prompte, qu’à six heures du soir on fut au-dessus de l’île des Croix. Là on ne découvrit plus de glaces, ou du moins, celles qu’on crut voir encore ne causèrent plus d’épouvante. On fit route avec un si bon vent, que l’on ne parcourait pas moins de dix-huit lieues en vingt-quatre heures. Le 20, à neuf heures du matin, le cap Noir fut doublé ; et vers six heures du soir on reconnut l’île de l’Amirauté, qui fut dépassée pendant la nuit. En approchant de cette île, les Hollandais des deux bâtimens virent environ deux cents morses qui semblaient y paître, et se firent un amusement de les chasser ; bravade qu’ils reconnurent bientôt pour une imprudence. Cette fière légion de monstres, dont la force est extraordinaire, se mit à nager vers eux, comme dans le dessein concerté de se venger, et firent un bruit terrible, qui semblait les menacer de leur perte. Ils ne se crurent redevables de leur salut qu’à la faveur d’un bon vent.

Le 22, se trouvant proche du Kandenos, ils descendirent plusieurs fois à terre pour chercher des œufs et des oiseaux. Les nids y étaient en abondance, mais dans des lieux fort escarpés. Les oiseaux ne paraissaient point effrayés de la vue des hommes, et la plupart se laissaient prendre à la main. Chaque nid n’avait qu’un œuf, qu’on trouvait à terre, sur la roche, sans paille et sans plumes pour l’échauffer ; spectacle étonnant pour les Hollandais, qui ne comprirent point comment ces œufs pouvaient être couvés, et les petits éclore dans un si grand froid.

À peine eurent-ils remis à la voile pour s’éloigner de la côte, que le vent leur devint tout-à-fait contraire. D’ailleurs la mer se retrouva si couverte de glaces, qu’après les avoir écartées avec des peines incroyables, ils se virent forcés de retourner vers la terre, où ils abordèrent heureusement dans une belle anse, à l’abri de presque tous les vents. Ils y descendirent, et le bois ne leur manqua point pour faire cuire leurs œufs et leurs oiseaux. Une brume épaisse et le vent du nord les y retinrent trois jours, pendant lesquels, ayant pénétré dans l’île, ils y trouvèrent de petites pièces de bon or, par le 73° 10′. Mais ce précieux métal les touchant moins que la conservation de leur vie, ils saisirent le premier moment où les glaces recommencèrent à s’ouvrir ; et, sortant de l’anse le 26, ils rencontrèrent le 27, à six heures du soir, un courant fort rapide. Ils se crurent près de Costingsarch, d’autant plus qu’ils voyaient un grand golfe, qui, suivant leurs conjectures, devait s’étendre jusqu’à la mer de Tartarie. Vers minuit, ils crurent doubler le cap des Croix, et bientôt ils passèrent un canal, entre une île et la terre ferme. Le 28, ayant rangé la côte, il reconnurent, à trois heures après midi, la baie de Saint-Laurent et le cap du Bastion, dont ils n’eurent pas plus tôt passé la pointe, qu’ils aperçurent deux barques à l’ancre et plusieurs personnes sur le rivage.

Quelle fut leur joie de trouver des hommes ! Cependant elle fut tempérée par le grand nombre de ces inconnus, qui n’étaient pas moins de trente, et qui pouvaient être des sauvages ou des ennemis de leur nation. Ils ne laissèrent pas de s’en approcher. C’étaient des Russes, qui s’avancèrent vers eux sans armes, et qui, jugeant de leur infortune à la première vue, les regardèrent d’abord d’un œil d’étonnement et de compassion. Bientôt ils reconnurent quelques Hollandais qu’ils avaient vus au voyage précédent ; quelques-uns d’entre eux vinrent frapper sur l’épaule de Gérard de Veer et d’un autre pour leur faire entendre qu’ils croyaient les avoir déjà vus ; et c’étaient effectivement les seuls qui eussent fait le second voyage. Ils leur demandèrent ce qu’était devenu leur vaisseau, ou du moins c’est ce que les Hollandais crurent entendre à leur langage ; et, n’ayant point d’interprète, ils leur firent comprendre aussi qu’ils avaient perdu un beau navire, qui avait fait leur admiration. Les civilités ne discontinuèrent point pendant le reste du jour ; mais le 29, au matin, les Russes appareillèrent pour mettre à la voile, et portèrent à bord quelques tonnes d’huile de baleine. Un départ si brusque alarma beaucoup les Hollandais, qui n’avaient pu tirer d’eux aucune lumière. Ils prirent la résolution de les suivre. Malheureusement le temps était si sombre, qu’ils les perdirent de vue. Ce cruel obstacle ne les empêcha point de continuer leur route. Ils s’engagèrent dans un canal, entre deux îles, et le passèrent assez facilement ; mais ils se retrouvèrent bientôt pris dans les glaces sans aucune apparence d’ouverture pour en sortir ; ce qui leur fit conclure qu’ils étaient à l’entrée du Weigats, et que le vent de nord-ouest avait poussé les glaces dans le golfe. Il ne s’offrait pas d’autre parti que de retourner aux deux îles. Le 31, ils abordèrent à l’une, où la vue de deux croix leur fit espérer de trouver des hommes. Elle était déserte. Cependant ils ne regrettèrent point leurs peines en y découvrant quantité de cochléaria, herbe qu’ils désiraient ardemment, parce que la plupart étaient fort incommodés du scorbut. Ils en mangèrent à pleines mains ; et l’effet en fut si prompt, que, dans l’espace de deux jours, ils se trouvèrent tous rétablis.

Le 3 août, ils se déterminèrent à passer droit en Russie ; et dans ce dessein, qu’ils jugèrent propre à finir tout d’un coup leur misère, ils mirent le cap au sud-sud-ouest ; mais, après avoir suivi cette route jusqu’à six heures du matin, ils se retrouvèrent au milieu des glaces, nouvelle source de désespoir pour des malheureux qui s’en croyaient tout-à-fait délivrés, et qui n’avaient pris leur dernière résolution que dans cette vue. Le calme, qui dura quelques heures, leur faisant craindre de demeurer pris, ils n’eurent point d’autre ressource qu’un mortel travail pour se tirer à force de rames. Vers trois heures après midi, ils se virent en haute mer ; et jusqu’à neuf heures du soir, ils avancèrent heureusement. Les glaces revinrent alors, et leur firent invoquer le ciel, seule puissance qui pût les sauver. Il ne leur restait qu’un peu de biscuit. Dans la funeste nécessité de mourir de faim, de soif, ou de braver tous les obstacles, ils continuèrent d’avancer à force de rames et de voiles. Changement étrange ! plus ils s’engagèrent dans les glaces, plus ils trouvèrent de facilité à pénétrer. Enfin ils se retrouvèrent dans les eaux ouvertes, et le 4, à midi, ils eurent la vue d’une côte, qu’ils prirent pour celle qu’ils cherchaient. Le soir, après avoir rangé la terre, ils découvrirent une barque, vers laquelle ils crièrent Candnoes ! Candnoes ! Mais on leur répondit Petzora, Petzora ; ce qui leur fit connaître qu’ils n’étaient pas aussi proche de Candnoes qu’ils se l’étaient figuré, et que la terre qu’ils voyaient était celle de Petzora. Leur erreur venait de la variation de l’aiguille, qui les avait trompés de deux rumbs entiers. Après l’avoir reconnue, ils prirent le parti d’attendre le jour sur leurs ancres.

Le 5, un matelot, qui descendit au rivage, y trouva de l’herbe et quelques arbustes. Il excita les autres à descendre avec leurs fusils. On tua plusieurs oiseaux, secours si nécessaire, qu’on avait déjà proposé d’abandonner les deux bords, et de prendre par les terres pour chercher des vivres. Le 6, un vent contraire ne permit point d’avancer. On sortit du golfe le 7, mais en luttant sans cesse contre le même vent. Le 8 et le 9 ne furent pas plus heureux. Cependant la faim redevenait fort pressante. Quelques matelots envoyés à terre découvrirent une balise entre Candnoes et la terre ferme de Russie ; ils conclurent que c’était le canal par lequel passaient les Russes. À leur retour, ayant rencontré un phoque mort depuis long-temps, et puant de pouriture, ils le traînèrent à bord pour soulager leur estomac affamé ; mais tous les autres s’y opposèrent en leur représentant qu’une si mauvaise nourriture était plus mortelle que la faim, et que, si proche d’une terre connue, il était impossible que les secours fussent éloignés. Le jour suivant on avança beaucoup avec un bon vent du sud, et l’on trouva de l’eau sur la côte. Une pluie abondante, accompagnée d’éclairs et de tonnerre, fut un surcroît de fatigues ; mais elle annonçait du moins un ciel plus doux. Le 12, à six heures du matin, tout le monde prit courage à la vue d’une barque russe qui venait à pleines voiles. On en tira peu d’éclaircissemens sur la route ; mais, avec quelques pièces de monnaie hollandaise, Heemskerck en obtint une espèce de pains cuits à l’eau, et cent deux poissons. Le 13, à trois heures après midi, on reconnut un cap qui fuyait au sud, et l’on ne douta plus que ce ne fût le cap de Candnoes, d’où l’on se flatta de pouvoir traverser l’embouchure de la mer Blanche. Les deux bâtimens, s’étant joints bord à bord, prirent aussitôt le large ensemble, et firent voile avec assez de succès ; mais vers minuit ils eurent le malheur d’être séparés par une tempête élevée du nord.

En vain la scute, dont l’équipage était le plus sain, employa une partie du jour suivant à découvrir l’autre. Un brouillard épais, qui survint avant midi, lui en ôta l’espérance ; et le 15 elle fut poussée par un bon vent à la vue d’une côte, que de Veer crut à l’ouest de la mer Blanche, au delà de Candnoes. En approchant de la terre, il aperçut six barques russes, qui étaient tranquilles sur leurs ancres : leur ayant demandé à quelle distance il était de Kilduin, les Russes l’entendirent assez pour lui faire comprendre à son tour qu’il n’était encore qu’à la côte orientale de Candnoes. Ils écartèrent les bras avec divers signes qui signifiaient assez clairement qu’il avait la mer Blanche à passer, et que cette route était dangereuse avec un si petit bâtiment. Quelque peine qu’il eût à se le persuader, il ne put lui en rester aucun doute, lorsque, leur ayant montré sa carte, ils insistèrent à lui donner les mêmes lumières : il reprit le large avec le double chagrin de se voir beaucoup moins avancé qu’il ne l’avait cru, et d’ignorer ce qu’était devenue la chaloupe. Le soir, se trouvant près d’un grand cap, qu’il prit pour celui de Candnoes, il y jeta l’ancre. Quelques Russes d’une barque dont il s’approcha le 17, s’efforcèrent de lui faire entendre qu’ils avaient vu ses compagnons au nombre de sept. Quoiqu’ils levassent sept doigts en montrant la scute, pour faire comprendre que le petit bâtiment qu’ils avaient vu en était peu différent, ils auraient eu peine à lui communiquer leur idée, s’il n’eût reconnu entre leurs mains une petite boussole, qu’ils avaient reçue de la chaloupe, en échange apparemment pour quelques présens de vivres. Il se fit montrer alors le parage où ils l’avaient laissée, et le cap y fut porté aussitôt. Cependant, après d’inutiles recherches, il retourna le soir à la côte, où il trouva de l’eau douce et quantité de cochléaria.

Le 18, ayant rangé la côte jusqu’à midi, il eut la vue d’un grand cap, sur lequel il découvrit plusieurs croix. Ces marques, et d’autres qu’il trouva sur la carte l’assurèrent enfin que c’était le cap de Candnoes, qui est à l’embouchure de la mer Blanche, et qu’il cherchait depuis si long-temps. En effet, il est fort reconnaissable à cinq croix anciennement plantées, autant qu’à la forme de sa masse, qui fuit des deux côtés au sud-est et au sud-ouest. Pendant qu’on se disposait à passer à l’ouest de la mer Blanche vers la côte de Laponie, on s’aperçut qu’une partie de l’eau avait coulé des tonneaux ; mais quoique la traversée soit d’environ quarante lieues, où l’on ne peut espérer d’eau douce, le vent se trouva si bon, que, se fiant au ciel sur tout le reste, on remit à la voile entre dix et onze heures du soir ; et le 20, entre quatre ou cinq heures du matin c’est-à-dire, dans l’espace de trente heures, on eut la vue de la terre, à l’ouest de la mer Blanche. Le mugissement des flots avait averti de Veer qu’il n’en était pas loin. Lorsqu’il eut la côte en face, la difficulté d’avancer lui fit prendre sa route entre des rochers qui le conduisirent dans une bonne rade, où il trouva une grande barque à l’ancre, et quelques maisons sur le rivage. Treize Russes, qui les habitaient avec trois femmes et deux Lapons, lui firent un accueil fort civil. Le poisson ne lui fut pas épargné, non plus qu’une bouillie d’eau et de farine, qui servait de pain dans cette contrée.

Dès le même jour, quelques Hollandais qui s’avancèrent dans les terres pour chercher du cochléaria, virent deux hommes sur une montagne, et s’imaginèrent que le pays était plus habité qu’il ne leur avait paru. Ils retournèrent à la scute, sans pousser leur curiosité plus loin ; mais ces deux hommes, qui n’avaient pas eu plus de bonheur à les reconnaître, étaient de l’équipage de la chaloupe, et cherchaient un canton habité pour s’y procurer des vivres. Ils descendirent de leur montagne ; et s’étant approchés de l’habitation, ils reconnurent aisément la scute. On passe sur les transports de leur joie. La chaloupe avait beaucoup souffert : elle arriva le 22, et les, deux équipages rendirent grâces au ciel de les avoir rassemblés. Ils obtinrent des Russes différentes sortes de provisions qu’ils payèrent libéralement ; mais, ne comprenant rien à leur langage, ils n’en reçurent que des lumières incertaines sur leur route.

Les deux bâtimens remirent en mer le 23 ; et le 24, à six heures du matin, ils arrivèrent aux sept îles, où ils trouvèrent quantité de pêcheurs, auxquels ils demandèrent la distance de Kilduin, Kildun, Kool ou Kola, car leurs mémoires portaient ces différens noms. Les pêcheurs russes leur montrèrent l’ouest, et c’était aussi l’opinion d’Heemskerck. Le soir, ils rencontrèrent d’autres pêcheurs, qui leur firent entendre par leurs signes, auxquels ils mêlaient les mots de Kola et de Brabante, qu’il y avait des vaisseaux hollandais à Kola. Le lendemain, à midi, on eut la vue de Kilduin, et deux heures après on arriva heureusement à la pointe occidentale de l’île. Heemskerck descendit aussitôt, et trouva cinq ou six petites cabanes habitées par des Lapons, qui lui confirmèrent non-seulement que Kilduin était le nom de l’île, mais qu’il était arrivé au port de Kola trois navires hollandais, dont on les avait assurés que deux devaient partir ce jour même. Les deux bâtimens remirent presque aussitôt à la voile pour se rendre à l’embouchure de la rivière de Kola, qui est au sud de Kilduin, vers l’extrémité septentrionale du continent. Dans leur route, un vent fort impétueux les força de passer derrière deux rochers, et de porter vers la côte. Trois Lapons qui s’y trouvaient dans une petite hutte leur confirmèrent ce que leur avaient dit ceux de l’île. Heemskerck leur proposa de conduire par terre un de ses gens à Kola, et ne put les y engager par ses offres ; mais ils le conduisirent lui-même, avec un de ses matelots, au delà d’une montagne, où d’autres Lapons promirent de leur servir de guides pour une somme fort légère. Un d’entr’eux s’arma d’un mousquet, et partit vers la fin de la nuit avec le matelot hollandais, qui n’avait pour arme qu’un simple croc.

Le 26, les deux bâtimens furent tirés à terre, et déchargés. Heemskerck avait trop éprouvé la bonne foi des Lapons pour en ressentir quelque défiance ; et, sous leur protection, il ne devait lui rester aucune crainte de manquer de vivres. La familiarité s’établit si promptement, que dès le premier jour on ne fit pas difficulté de manger et de se chauffer en commun. Les Hollandais apprirent à boire du quas, liqueur russe composée d’eau et de pain moisi, et la trouvèrent fort bonne, après avoir été réduits si long-temps à l’eau de neige. Ceux qui étaient encore atteints du scorbut découvrirent dans les terres une sorte de prunelles qui achevèrent de les guérir.

Le 29, ils virent paraître le Lapon qu’ils avaient envoyé à Kola, mais seul, et leur crainte fut vive pour leur compagnon. Cependant en vain s’empressèrent-ils autour de ce guide : il était chargé d’une lettre ; et, refusant de s’expliquer avec eux, il voulut la remettre lui-même à leur chef. Heemskerck, à qui elle était adressée, se hâta de l’ouvrir : elle était en langue hollandaise. On lui marquait un extrême étonnement de son arrivée. On l’avait cru mort avec tous ses gens, et l’on promettait de le venir prendre bientôt, avec une charge de toutes sortes de rafraîchissemens. Ce billet était signé Jean Cornelisz Ryp. Des nouvelles de cette nature ne pouvaient manquer de causer une extrême satisfaction ; mais Heemskerck, de Veer et les deux équipages eurent peine à comprendre quel était le Cornelisz qui leur écrivait. Ce nom était celui de l’officier qui les avait quittés l’année précédente pour prendre une autre route avec son vaisseau ; mais, jugeant qu’il avait dû souffrir encore plus qu’eux, ils ne pouvaient se persuader qu’il fût vivant. D’ailleurs il ne leur rappelait aucune circonstance de leurs aventures communes. Enfin Heemskerck chercha une lettre qu’il avait reçue autrefois de Jean Cornelisz Ryp, et l’écriture se trouva de la même main. La joie des deux équipages éclata par des transports ; le guide fut généreusement récompensé. Cet homme marchait avec une vitesse qui fit l’admiration des Hollandais. Au retour, il avait fait seul, en vingt-quatre heures, le chemin qu’Heemskerck n’avait pu faire qu’en deux jours et deux nuits avec le matelot qui l’accompagnait.

Dès le lendemain au soir, on vit à la côte une de ces barques que les Lapons nomment iol, sur laquelle on reconnut Cornelisz et le matelot qu’on lui avait envoyé. Ils apportaient de la bière de Rostock, du vin, de l’eau-de-vie, du pain, diverses sortes de viande, du lard, du saumon, du sucre, et tout ce qui pouvait plaire à des Hollandais épuisés de forces. Après les félicitations mutuelles, on se rassembla dans un grand festin, où les Lapons des cabanes voisines furent invités, et la joie n’y régna pas moins que l’abondance. Ensuite les deux petits bâtimens furent remis à l’eau, et l’on partit pour Kola. Le 2 septembre, entre sept et huit heures du soir, on entra dans la ville, où tous les transports se renouvelèrent entre les deux équipages et celui de Cornelisz.

Heemskerck obtint des officiers qui commandaient à Kola pour le czar la permission de faire transporter ses deux petits bâtimens dans le magasin russe, et de les y consacrer à la postérité, comme le monument de la plus étrange navigation qui se soit conservée dans la mémoire des hommes. Ensuite s’étant rendu le 15 septembre, avec ses gens, à bord du vaisseau de Cornelisz, que rien ne retenait plus à Kola, ils partirent le 18 pour la Hollande. Le 29 d’octobre ils entrèrent dans la Meuse, et s’étant rendus à Amsterdam le premier novembre, ils y furent reçus avec autant d’admiration pour leur courage que pour la singularité de leurs aventures.

Cependant une si malheureuse catastrophe ne découragea pas moins les négocians que les états de Hollande ; et l’entreprise de la découverte d’un passage au nord-est fut abandonnée comme celle du passage au nord-ouest l’avait été en Angleterre, après le troisième voyage de Davis. Il semblait que les deux nations, jalouses de la même gloire, attendissent mutuellement le succès des efforts qu’elles faisaient comme à l’envi pour se déterminer à les recommencer, et pour reprendre courage d’un côté lorsqu’on le perdait de l’autre. On trouve du moins dans les mémoires du temps qu’après le retour d’Heemskerck, plusieurs Anglais reprirent des espérances qui ne s’étaient pas tout-à-fait éteintes pour le nord-ouest, et qu’elles étaient fort échauffées en 1600, lorsqu’un nouvel incident les fit éclore avec une nouvelle ardeur.

On a vu dans une autre partie de cet ouvrage que le capitaine James Lancaster avait été envoyé aux Indes orientales avec quatre grands vaisseaux, les premiers que la compagnie anglaise eût expédiés pour ces mers. Il fut battu a son retour par une rude tempête vers le cap de Bonne-Espérance, et le vaisseau qu’il montait fut si maltraité, que ses propres gens le pressèrent de passer sur un autre. Mais croyant sa présence nécessaire à la conservation des richesses qu’il avait à bord, il demeura ferme dans son poste, et n’accepta aucun secours qu’on lui offrait que l’occasion d’écrire à la compagnie pour lui protester « qu’au risque de sa vie et de celle de son équipage, il s’efforçait de sauver son navire et sa cargaison. » À cette généreuse déclaration il joignit une apostille d’autant plus remarquable, que son embarras n’eut pas le pouvoir de lui en faire perdre l’idée : « Le passage des Indes orientales, écrivit-il, est à 62° 30′ au nord-est de l’Amérique. »

Une assurance si positive dans des circonstances de cette nature, et de la part d’un homme dont on connaissait le caractère, fit une impression extraordinaire à Londres. Ellis juge même que l’apostille, n’étant liée à rien dans sa lettre, devait être une réponse qui se rapportait à ses instructions ; mais, indépendamment de cette conjecture, il paraît certain que ce fut sur l’avis de Lancaster que la compagnie de Russie et celle de Turquie se déterminèrent à faire partir deux vaisseaux pour la découverte du passage au nord-ouest.

Le capitaine Georges Weimouth, commandant de cette expédition, partit le 2 mai 1602, sur la Découverte, navire de soixante-dix tonneaux, avec un autre nommé l’Aide de Dieu, de soixante, commandé par Jean Drew. Le 28 juin, se trouvant par le 62° 30′ de latitude, il reconnut le cap de Warwick, et de fortes raisons lui firent juger que cette terre était une île. Dans cette supposition, il conclut que le golfe de Lumley, et celui qui en est le plus proche au sud, devaient nécessairement aboutir à quelque mer ; et comme le courant, dans cet endroit, porte droit à l’ouest, il en inféra qu’on devait raisonnablement y espérer un passage. Il observa aussi que toute la côte de l’Amérique était coupée dans cette partie ; mais le 19 juillet ses gens mutinés demandèrent absolument leur retour, avec offre néanmoins, s’il voulait tenter la découverte par le 60 ou 67°, à la faveur du vent du nord-ouest qu’ils avaient alors, d’en courir volontiers le risque avec lui. Il était à 68° 53′, et l’équipage refusa absolument d’avancer plus loin.

Le 26, il se trouva par le 61° 40′, à l’entrée d’un golfe où, s’étant avancé l’espace de cent lieues au sud, les glaces l’embarrassèrent si peu, qu’il jugea le passage plus vraisemblable de ce côté que par le détroit de Davis. Cependant la saison trop avancée, et le grand nombre de malades qu’il avait sur les deux bords, lui firent prendre la résolution de retourner en Angleterre, où il arriva le 5 août, au port de Darmouth.

Ce voyage, dont il n’y avait rien à conclure au fond, pour ou contre la réalité du passage, servit néanmoins à soutenir les espérances publiques, et toute la nation anglaise semblait n’attendre qu’un homme dont le mérite répondit à la grandeur de l’entreprise. Il se présenta dans le célèbre Hudson, dont Ellis rend ce témoignage, au nom de toute sa patrie, « que jamais personne n’entendit mieux que lui le métier de la mer ; que son courage était à l’épreuve de tous les événemens, et sa persévérance infatigable. » Hudson prit des engagemens avec une compagnie de négocians distingués, qui s’étaient associés pour la découverte d’un passage plus court aux Indes orientales, soit par le nord, ou par le nord-est, ou par le nord-ouest, et répondit du succès par une de ces trois routes. On ne trouve point, remarque Ellis, dans aucun des mémoires qui sont venus jusqu’à nous, de compagnie qui ait jamais fait tant de dépenses dans la même vue, et qui les ait soutenues si constamment.

Le premier voyage qu’Hudson fit à son service fut pour découvrir un passage aux Indes orientales droit au nord. Il n’y employa pas plus de quatre mois et demi, et cette expédition mérite plusieurs remarques. Le jour de son départ fut le 1er. mai 1607. Le 13 juin, il découvrit une terre qui paraît être une partie de la côte orientale du Groënland. Il en vit une autre le 21 du même mois, par le 73°, et, ne prenant des noms que dans ces espérances, il lui donna celui de Hold with hope, c’est-à-dire tiens bon. Il y trouva le temps beau et tempéré, au lieu qu’à 63° il l’avait eu extrêmement froid. Le 27, il était à la hauteur de 78°, et le temps y était le même ; mais le 2 juillet, à la même latitude, il le trouva extrêmement froid. Le 8, au même degré, il eut un grand calme. La mer était sans glace ; mais il rencontra une quantité considérable de bois flotté. Il observa qu’une mer bleue, ou couleur d’azur, était ordinairement embarrassée de glaces ; mais qu’étant verte elle n’en avait aucune. Le 14, son contre-maître et son bosseman, qui descendirent à terre par le 80° 23′, se trouvèrent sur la côte de Spitzberg. Ils y découvrirent des traces de rennes. Ils virent quelques oiseaux aquatiques, et deux ruisseaux d’eau douce, dont l’une était chaude. Hudson s’avança jusqu’à près de 82° ; il aurait été plus loin, si les glaces ne l’eussent arrêté. Ensuite poussant au nord-ouest, il tenta de revenir par le détroit de Davis ; mais n’y trouvant pas la mer moins inaccessible, il revint le 15 septembre.

On ne lui laissa pas un long repos. Dès l’année suivante on lui proposa de chercher un passage au nord-est. Il se mit en mer le 21 avril, et ses premières recherches se firent entre le Spitzberg et la Nouvelle-Zemble ; mais étant arrêté par les glaces, il côtoya cette dernière baie, qui fut moins rigoureuse pour lui qu’elle l’avait été pour les Hollandais. Il conçut même quelque espérance de trouver un autre passage que celui qui était connu sous le nom de Weigats ; ensuite, renonçant à cette idée, il quitta sa route pour tenter le passage au nord-ouest par le golfe de Lumley. Mais il reconnut bientôt que la saison était trop avancée ; et, remettant son entreprise à l’année suivante, il prit le parti de retourner en Angleterre, où il rentra le 26 août.

On ne trouve aucun éclaircissement sur les raisons qui lui firent quitter presque aussitôt sa patrie. Ellis fait entendre que sa compagnie fut mécontente des pertes continuelles qu’elle avait essuyées, sans en avoir tiré le moindre avantage, et que, pour la dédommager de ses frais, il chercha le moyen de la servir par des secours étrangers. On ne comprend point comment elle aurait pu tirer quelque utilité du succès d’autrui ; mais quelque jugement qu’on doive porter des motifs d’Hudson, il est certain qu’ayant offert ses services aux Hollandais, sa réputation les fit accepter, et que la compagnie d’Amsterdam lui fournit, en 1609, un vaisseau bien pourvu de munitions pour chercher un passage, soit par le nord-est ou par le nord-ouest. Aussi la relation de ce troisième voyage ne se trouve-t-elle que dans les recueils hollandais.

Hudson partit du Texel le 6 avril, et doubla le cap de Norwége le 5 mai. Ensuite il prit sa route vers la Nouvelle-Zemble, le long des côtes septentrionales. Les bancs de glace dont il trouva cette mer couverte lui firent perdre tout d’un coup l’espoir de pénétrer plus loin par cette voie. Son équipage était un mélange d’Anglais et de Hollandais, dont la plupart, ayant fait le voyage des Indes orientales, furent bientôt rebutés par l’excès du froid, et qui d’ailleurs s’accordaient fort mal entre eux. Il leur fit deux propositions : la première, d’aller vers les côtes de l’Amérique par le 40°, fondé sur des mémoires et des cartes que le capitaine Smith lui avait envoyés de la Virginie, et par lequel il paraissait qu’on pouvait espérer un passage dans les mers occidentales par un détroit que Smith supposait autour de cette colonie. L’autre proposition était de chercher ce passage par le détroit de Davis. On est surpris de lire dans ce journal que ce fut le second de ces deux projets qui fut approuvé, et de trouver aussitôt qu’après s’être avancé jusqu’à l’île de Faro, Hudson tourna vers le sud jusqu’au 44°, où il relâcha le 18 juillet sur la côte du continent pour se faire un nouveau mât de misaine. Il y fit quelques échanges avec les habitans pour des pelleteries ; mais ses gens s’étant attiré leur haine, et craignant de n’être pas les plus forts, l’obligèrent de remettre à la voile le 26, et tinrent la mer jusqu’au 3 août, qu’ils prirent encore terre par le 37° 45′ ; ensuite, rangeant la côte jusqu’au 40° 40′, ils trouvèrent entre deux caps un grand fleuve qu’ils remontèrent dans la chaloupe l’espace de cinquante lieues, et qui a conservé le nom de Hudson-river. Enfin ils s’avancèrent jusqu’au 42° 40′ ; mais les provisions commençant à leur manquer, ils reprirent le large, et dans le conseil qu’ils tinrent sur leur route, leurs opinions furent différentes. Le contre-maître, qui était Hollandais, voulait hiverner à Terre neuve, pour retourner l’année suivante à la recherche du passage par le nord-ouest ; Hudson fut d’avis contraire, dans la crainte que son équipage, qui l’avait déjà menacé, ne continuât de se mutiner, et que la difficulté de trouver des vivres ne le mit hors d’état de reprendre sa navigation. Il proposa d’aller passer l’hiver en Islande ; et tout le monde parut y consentir ; mais les Anglais ayant changé d’opinion en se rapprochant de leur patrie, on relâcha le 7 novembre à Darmouth.

Hudson offrit ensuite à la compagnie hollandaise de faire un nouveau voyage, mais à des conditions qui ne furent pas goûtées. Ce refus le rendant libre, il en prit occasion de renouer avec son ancienne compagnie anglaise ; mais elle exigea pour fondement du traité que, dans une nouvelle entreprise au nord-ouest , il prit à bord, en qualité d’assistant, Coleburne, habile marin, qu’elle croyait propre à guider ses résolutions. C’est à cette fatale clause qu’on attribue ses malheurs, par l’influence qu’elle eut sur sa conduite et sur les dispositions de son équipage.

Il partit de Blackwall le 17 avril ; et, sans attendre que son vaisseau fût sorti de la Tamise, il saisit la première occasion de se défaire de Coleburne, en le renvoyant à Londres avec une lettre dans laquelle il s’efforçait de justifier cet étrange procédé. À la fin de mai, il entra dans un port sur la côte ouest d’Islande ; et, sous des prétextes qui se rapportaient à Coleburne, ses gens y formèrent un complot qu’il n’eut pas de peine à dissiper. Cependant, après les avoir fait rentrer dans l’ordre, il quitta l’Islande le 1er. juin ; et le 9 du même mois il se flatta d’avoir passé le détroit de Frobisher. Le 15, il reconnut le pays que Davis avait nommé la Désolation ; et le 24, il entra dans le passage qui a pris depuis le nom de détroit d’Hudson. Le 8 juillet, à 60°, il donna le nom de Désir provoqué au pays qu’il vit au sud du détroit. Il se trouva le 11 entre plusieurs îles, qu’il appela îles de la merci de Dieu. La marée y montait de plus de quatre brasses : il observa que le flux venait du nord. On était alors par le 62° 9′ de latitude. Arrivé le 3 août à l’extrémité du détroit, il nomma le cap à gauche cap Wolstenholme ; et celui de la droite, cap Diggs ; ensuite, poussant jusqu’au fond de la baie, il visita fort soigneusement toute la côte occidentale, jusqu’au commencement de septembre. Robert Ivet, son contre-maître, ne cessant d’exciter des mutineries dans l’équipage, il le déplaça : rigueur qui ne fit qu’irriter les mécontens. Cependant il continua de visiter la baie, dans la vue apparemment de chercher un lieu propre au dessein qu’il avait d’y passer l’hiver. Il en trouva un au commencement de novembre, vers le sud-ouest ; et le vaisseau y fut mis à sec.

On était parti de Londres avec des provisions pour six mois ; ce terme expiré, il est difficile de concevoir quelles pouvaient être les espérances d’Hudson dans un pays dont il connaissait la stérilité ; aussi se vit-il bientôt dépourvu de tout. À la vérité, l’hiver procura un grand nombre d’oiseaux qui le sauvèrent du dernier excès de la faim, et qui aidèrent à prolonger le peu de biscuit qui restait à bord. On ajoute, pour excuser une si haute imprudence, que, si ses gens eurent beaucoup à souffrir, il porta lui-même sa part de la misère. À l’arrivée du printemps, il courut la côte pendant neuf jours pour chercher des sauvages dont il pût tirer des vivres ; mais ne trouvant rien qui convînt à sa situation, il revint au vaisseau, qu’il prit le parti de remettre promptement à flot pour retourner en Angleterre, distribua dans l’équipage le biscuit qu’on avait conservé, et mit tout en ordre, dans la supposition qu’il vînt à mourir pendant la route. On raconte qu’en faisant ces tristes dispositions, il pleurait à chaudes larmes de l’infortune de ses gens et de la sienne.

Cette tendresse ne fit aucune impression sur ceux qui avaient juré sa perte. Henri Green, jeune homme auquel il avait sauvé l’honneur à Londres en lui donnant une retraite dans sa maison, et l’envoyant à bord de son vaisseau sans la participation des propriétaires, avait conspiré contre lui avec Ivet et quelques autres. Lorsqu’on fut prêt à partir, ces scélérats se saisirent du capitaine, de Jean Hudson son fils, qui était encore dans la première jeunesse ; de James Woodhouse, mathématicien, qui faisait le voyage en qualité de volontaire ; du charpentier et de cinq autres : ils les mirent dans la chaloupe, sans provisions et sans armes, et les abandonnèrent cruellement dans cette affreuse contrée pour y périr de misère ou par la barbarie des sauvages. On n’a jamais eu d’autre information de leur sort ; mais on sait qu’ils furent vengés par la justice du ciel. Les rebelles, qui partirent avec le vaisseau, reçurent du moins une partie des châtimens qu’ils méritaient. Green et deux de ses complices furent tués dans une rencontre qu’ils firent des sauvages. Ivet, qui avait fait plusieurs voyages avec Hudson, et qui était la principale cause du désastre, mourut à bord d’une maladie fort douloureuse ; et le reste de l’équipage ne rentra dans sa patrie qu’après avoir essuyé d’horribles calamités. On fut informé de ce détail par Habacuc Pricket, écrivain du vaisseau, qu’on soupçonna autant que tout autre d’avoir trempé dans une action si noire, mais qu’une protection puissante déroba au châtiment avec tous ses compagnons. D’ailleurs il eut l’art, à son retour, de se rendre nécessaire en rapportant à la compagnie que la marée dont on s’était servi pour remettre le vaisseau à flot, par le 62° de latitude, venait directement de l’ouest. Ce récit donna de nouvelles espérances aux directeurs, qui résolurent sur-le-champ de faire un nouvel essai, et de sauver en même temps le malheureux Hudson, s’il était encore en vie.

On choisit pour cette noble entreprise, Thomas Button, officier d’une naissance et d’une habileté distinguées, qui était alors attaché au prince Henri, fils aîné du roi, et que ses services firent élever dans la suite à d’autres honneurs. On lui donna deux vaisseaux, la Résolution, qu’il monta lui-même, et la Découverte, dont le commandement fut confié au capitaine Ingram ; ces deux bâtimens furent chargés de provisions pour dix-huit mois. Button quitta la Tamise au commencement de mai 1612 ; il entra dans le détroit d’Hudson, au sud des îles de la Résolution, où il demeura quelque temps pris dans les glaces ; mais s’étant heureusement dégagé, il s’avança jusqu’à l’île de Diggs, qu’il trouva sans glaces ; il y passa quelques jours pour faire équiper une pinasse, dont il avait apporté les matériaux d’Angleterre ; et, pénétrant à l’ouest, il découvrit une terre qu’il nomma Cary-Swan’s-nest. De là, tournant au sud-ouest, il vit, par les 60° 40′ de latitude, le pays auquel il donna le nom de Hopes-checked, c’est-à-dire, espérances trompées. Une grosse tempête qu’il essuya dans ce dangereux parage, et qui le jeta vers le sud, l’obligea de chercher un port. Il entra le 15 août, dans une anse au nord d’une rivière qu’il nomma le port Nelson, du nom d’un de ses principaux officiers qu’il enterra sur la rive. Dans la résolution d’y passer l’hiver, il plaça le plus petit de ses vaisseaux devant le sien, et les fortifia tous deux d’un pilotis de sapins, renforcé de terre, pour se garantir de la neige, des glaces, des pluies et des flots ; il se tint enfermé à bord, avec l’attention d’y entretenir continuellement trois grands feux ; et ses soins ne furent pas moins constans pour la santé de ses équipages. Cependant il perdit plusieurs matelots ; et lui-même il souffrit beaucoup pendant les trois ou quatre premiers mois de l’hiver, qui fut extrêmement rude.

On regrette qu’il n’ait pas donné au public le journal exact et suivi de son voyage, d’autant plus qu’il l’avait rédigé avec beaucoup de soin. EIlis assure qu’ayant conçu sur ses observations une forte espérance de parvenir à la découverte du passage, et n’en voulant partager l’honneur avec personne, il se crut intéressé à ne rien publier. Ce qu’on a rapporté du commencement de son entreprise est tiré de divers mémoires sortis de différentes mains ou l’on trouve de plus que, malgré la rigueur de l’hiver, les eaux du port Nelson ne furent pas prises avant le 16 février ; ce qu’on attribue au changement presque journalier des vents. Il paraît aussi que Button n’eut pas de peine à se garantir de la faim, puisqu’on lit dans les mêmes mémoires que pendant le cours de cet hiver ses équipages tuèrent au moins dix-huit cents douzaines de perdrix et d’autres oiseaux. Il avait avec lui plusieurs personnes d’une expérience et d’une capacité supérieures : tels étaient Nelson, que la mort lui enleva, mais auquel il fut redevable de la plus grande partie de ses précautions ; Ingram, qui commandait le second vaisseau ; Gibbons, dont Button disait lui-même qu’il n’y avait jamais eu de plus habile marin ; Robert Hawkbridge, dont on a quelques remarques sur ce voyage ; et Josias Hobart, pilote de la Résolution. Ce fut Hawkbridge, qui, par ses observations sur la marée aux îles des Sauvages, trouva qu’elle venait du sud-est, et qu’elle montait de trois brasses. Pendant tout l’hiver, Button eut la sage politique d’occuper utilement ses officiers, pour leur ôter toute occasion de murmure, en leur faisant éviter l’inaction, dont ils auraient peut-être abusé. Il employa les uns à mesurer les routes et les distances, les autres à tenir compte des variations du temps, des degrés du froid et des autres phénomènes de l’air. Il les mit dans la nécessité de s’appliquer tous, en leur proposant des questions auxquelles ils étaient obligés de répondre.

Quoique la rivière eut commencé à s’ouvrir vers le 21 avril, Button ne remit en mer que plus de deux mois après. Il visita la côte occidentale de la baie, en donnant aux lieux les plus remarquables des noms qu’ils conservent encore. La baie où il avait passé l’hiver prit le sien, et le pays voisin fat nommé la Nouvelle-Galles. Hobart, trouvant au 60° de latitude un courant de marée fort rapide, qui allait tantôt à l’est et tantôt à l’ouest, marqua ce lieu dans sa carte par le nom de Hobart’s-hope, l’espérance de Hobart. La plus grande hauteur au nord où l’on croit que Button ait pénétré est le 65e. degré. Il revint en Angleterre dans l’automne de 1613, fort satisfait de ses observations, qui regardaient principalement les marées, et persuadé de la possibilité d’un passage au nord-ouest.

Gibbons, son parent et son favori, fut employé a la même recherche en 1614, et réussit moins dans son voyage. Il manqua l’entrée du détroit d’Hudson. Il fut entraîné par les glaces dans une baie qui fut nommée Gibbons-hole, trou de Gibbons, à 57° de latitude sur la côte de Labrador. Il y fut retenu vingt semaines entières dans un continuel danger ; et son vaisseau fut si maltraité, qu’il se vit forcé de renoncer à son entreprise, quoiqu’il y ait beaucoup d’apparence qu’il ne l’avait formée que sur les instructions de son ami.

L’année suivante offre une expédition beaucoup plus célèbre, entreprise par la même compagnie, que l’inutilité des dépenses n’était pas capable de rebuter. Robert Byleth, qui avait été des trois derniers voyages, fut choisi pour commander la Découverte, et reçut pour pilote le fameux Guillaume Baffin, dont la réputation a comme éclipsé la sienne. Ils mirent à la voile le 18 avril ; et dès le six mai ils reconnurent le Groënland à l’est du cap Farewell. Le 27, ils passèrent les îles de la Résolution. Dans un bon havre qu’ils trouvèrent au nord de ces îles, ils observèrent que la marée venait d’est-sud-est ; aux îles des Sauvages, ils rencontrèrent un grand nombre d’habitans du pays, avec lesquels ils entrèrent en commerce. De là, pénétrant toujours à l’ouest, ils découvrirent par le 54°, dans la baie d’Hudson, une île qu’ils nommèrent Mill island, l’île du Moulin, parce que la glace y paraissait comme moulue : la marée y venait du sud-est. Le 10 juillet, ils virent la terre à l’ouest, et la marée y venait du nord. Ils en conçurent tant d’espérance pour le passage, qu’ils donnèrent à cet endroit le nom de cap Comfort, cap de Consolation, à 65° de latitude et 86° 10′ de longitude de Londres. Mais, après avoir doublé le cap et s’être avancés douze ou treize lieues, ils virent que la côte tournait au nord-est à l’est ; ce qui fit évanouir leurs plus flatteuses idées. Ils revinrent en Angleterre, et mouillèrent le 9 septembre dans la rade de Plymouth, sans avoir perdu un seul homme.

Ce voyage fit rappeler aux deux aventuriers qu’il n’y avait point de succès à se promettre par la baie d’Hudson. Mais, ne regrettant que les six mois qu’ils y avaient employés, ils proposèrent à leur compagnie de les équiper pour une autre expédition par le détroit de Davis. On leur rendit le même vaisseau, sur lequel ayant mis à la voile le 26 mars 1616, ils entrèrent dans ce détroit le 14 mai. Mais en arrivant par le 72° 20′ de latitude, ils commencèrent à désespérer du passage, par la seule raison que la marée y était si basse, qu’elle ne montait pas au-dessus de huit ou neuf pieds, et qu’elle n’avait même aucun courant régulier ; le flux venait du sud. À la même hauteur ils reconnurent le cap d’Espérance de Saunderson, qui était le plus haut point au nord où Davis avait poussé sa route. Baffin observe dans son journal que ce voyageur put y concevoir de grandes espérances, sur ce qu’il y vit la mer sans glaces et le passage fort large ; mais il répète que la nature de la marée et du courant devait les détruire.

Cependant Byleth n’en continua pas moins sa route. Il arriva au commencement de juin, par le 72° 45′, sous une petite île qu’il nomma Women’s island, île des Femmes, parce qu’il y trouva des femmes, des tentes et des canots. Les glaces, qui l’incommodaient beaucoup, l’obligèrent le 12 d’entrer dans un port, où les sauvages lui apportèrent quantité de peaux et de cornes ; ce qui le fit nommer Horn-sound, anse des Cornes. Après y avoir passé quelquesjours, il remit en mer malgré l’incommodité des glaces ; et le 1er. juillet il trouva la mer libre par le 75° 40′. Ici les espérances de Baffin se ranimèrent. On doubla le 3 un beau cap à 76° 35′, qui reçut le nom de cap de Diggs, à l’honneur d’un des principaux chefs de la compagnie anglaise. On passa devant une belle anse qui fut nommée Woolsten-Holme’s-sound, du nom d’un autre directeur. Le 5, on se trouva dans une autre anse, à 77° 30′ ; elle fut nommée Whales-sound, anse des Baleines, parce qu’on y vit un grand nombre de ces animaux.

Byleth et Baffin s’avancèrent ensuite vers une quatrième anse, qui s’étend au delà du 78°, et qu’ils nommèrent anse de Smith ; elle est à l’extrémité d’un grand golfe, qui reçut le nom de Baffin’s-bay, baie de Baffin, et qu’Ellis fait commencer au cap de Saunderson. Tous ces lieux sont sur la côte occidentale du Groënland, qui est à l’est de la baie : ils rencontrèrent une prodigieuse quantité de baleines dans l’anse de Smith, plus grandes qu’ils n’en avaient jamais vu dans aucune mer. La déclinaison de l’aiguille dans cette baie alla jusqu’à 56°, c’est-à-dire plus de cinq points vers l’ouest ; et Baffin assure que c’est la plus grande qu’on ait jamais observée.

En faisant route vers l’ouest, ils découvrirent plusieurs îles, qui furent nommées Cary’s islands, îles de Cary ; et la première anse qu’on trouva de ce côté reçut le nom d’Alderman Jones’s sound. Le 12, ils arrivèrent par le 74° dans une autre anse qu’ils nommèrent Lancaster’s sound. Baffin ne cessa point de suivre la côte occidentale du détroit de Davis, jusqu’au 27, où, reconnaissant les îles de Cumberland, il désespéra de pouvoir pousser plus loin ses découvertes. Les malades étaient en grand nombre à bord. On fit route vers la côte de Groënland, et l’on entra dans le port de Cockin, à 65° 45′. Une grande abondance de cochléaria, que ce port offrait pour le soulagement des malades, les mit bientôt en état de supporter la mer, et l’on arriva le 30 août à la rade de Douvres.

Byleth, dans une lettre fort sensée qu’il écrivit au directeur Woolstenholme, déclara positivement qu’on ne devait rien espérer pour la découverte du passage par le détroit de Davis. Il ajoutait que d’ailleurs on ne pouvait trouver de lieu plus propre à la pêche des saumons, des phoques et des baleines ; et l’expérience l’a vérifié, puisque les Hollandais y ont établi une pêche annuelle qui leur a produit d’immenses richesses. Baffin ne parut pas moins persuadé que le passage ne pouvait être dans le détroit de Davis : mais il demeura dans l’opinion qu’il en existait un au nord-ouest ; et jusqu’au dernier moment de sa vie qu’il perdit aux Indes orientales, après avoir été blessé au siége d’Ormus, il persista dans ce sentiment.

Un espace d’environ quinze ans, qui n’offre aucune entreprise pour la découverte, doit faire juger que la compagnie anglaise y renonça tout-à-fait, ou qu’elle était occupée d’autres soins. Cependant il restait en Angleterre une forte impression des raisonnemens de Davis, de Gilbert, d’Hudson et de Baffin. Lucas Fox, marin habile, en faisait le sujet de ses méditations, et ne cessait point d’en conférer avec ceux qui avaient été employés aux voyages précédens : il prit soin de recueillir toutes les cartes et tous les journaux de ces expéditions. Enfin l’ardeur extraordinaire de son zèle le fit connaître des plus célèbres mathématiciens, qui s’engagèrent à lui procurer un vaisseau de roi pour recommencer les tentatives. Ils présentèrent, en 1630, une savante requête au roi Charles 1er. ; et ce prince ne rejeta point des sollicitations si graves. Cependant la saison trop avancée lui ayant fait remettre l’exécution de l’entreprise à l’année suivante, Briggs, un des principaux mathématiciens, mourut dans l’intervalle, et les espérances de Fox demeurèrent suspendues. D’un autre côté, quelques négocians de Bristol, sollicités par un officier de mer, avaient formé le même projet. Ils proposèrent aux amis de Fox de s’associer avec eux, en faisant partir un vaisseau dans la même vue, à condition que les uns et les autres auraient une part égale au profit de la découverte, auquel des deux vaisseaux que cette faveur fût réservée : leur proposition fut acceptée. Vers le même temps, Thomas Roe, déjà célèbre dans ce recueil, arriva de Suède, où son mérite l’avait fait employer, et prit tant d’affection pour Fox, que, l’ayant présenté à la cour ,il y fit renaître en sa faveur un dessein qui semblait abandonné. On lui donna des instructions, avec une carte où toutes les découvertes étaient rassemblées ; et le roi même, paraissant compter sur le succès d’un voyage entrepris sous ses auspices, le chargea d’une lettre pour l’empereur du Japon.

Le vaisseau qui lui fut confié était le Charles, pinasse royale de vingt-deux hommes d’équipage, et avec des vivres pour dix-huit mois. Il mit à la voile le 8 mai 1631 ; et le 13 juin, il était à 58° 30′ de latitude septentrionale. Il entra le 22 dans le détroit d’Hudson ; ensuite, après avoir passé le pays que Button avait nommé Carys-Swan’s-nest, il arriva, par le 64° 1′, à la côte qui avait reçu du même voyageur le nom de Ne-Ultra, mais à laquelle il donna celui de Thomas Roe’s Wellcome, Bienvenue de Thomas Roe, qu’elle a continué de porter. C’est une île dont les terres sont entrecoupées de montagnes. Le temps était beau, c’est-à-dire que la mer était sans glaces, et la terre libre de neiges. La côte, qui paraissait fort saine, ressemblait par ses inégalités aux promontoires de l’Océan, et la marée y montait de quatre brasses. Fox, passant de là au sud-ouest, découvrit, par le 63° 27′, un grand cap au sud, avec de petites îles. Dans la même route et plus au sud, il rencontra une île par le 63°, à laquelle il donna le nom de Cobham Brooke. Le 30, à dix lieues de Cobham Brooke, il vit une autre île qui fut nommée Dun-Fox island, où la marée venait du nord-est et montait d’environ douze pieds. À 62° 5′, il se trouva entre plusieurs petites îles qu’il nomma les Mathématiques de Briggs. Plus il s’éloignait du Wellcome, moins la marée paraissait monter. À la fin, dit-il, elle devint presque imperceptible et cette observation fut confirmée plusieurs fois. Le 22 août, il rencontra le vaisseau associé, commandé par le capitaine Jaunies : il eut une longue conférence avec cet officier, qui était celui dont les négocians de Bristol avaient exaucé les sollicitations. Le résultat de toutes ses découvertes fut que, par le courant de la marée et par les courses des baleines, il paraissait vraisemblable que le passage était dans le Wellcome de Thomas Roe, ou Ne-Ultra de Button. Au commencement d’octobre, Fox repassa le détroit d’Hudson, et des vents favorables le ramenèrent aux Dunes à la fin du mois.

La relation de son voyage, qu’il publia aussitôt, fut dédiée au roi : il y établit, comme un point incontestable, que les hautes marées qu’il avait rencontrées au Wellcome ne pouvaient absolument venir par le détroit d’Hudson, mais qu’elles devaient y être amenées par quelque mer occidentale, ou par celle qui porte le nom de mer du Sud. Il trace judicieusement leur cours dans toutes les parties de la baie, et assure que le passage existe réellement ; mais il n’insiste pas moins sur le côté par lequel on doit le chercher. On y trouvera, dit-il, une large ouverture dans un climat tempéré ; ce qu’il fonde sur sa propre expérience, ayant observé que plus il montait vers le nord de la baie d’Hudson, plus il trouvait le temps chaud et la mer dégagée de glaces.

Le capitaine James, qui était parti dans le même temps pour la même découverte, ne manquait point d’esprit ni d’habileté ; mais on prétend qu’il n’avais point assez d’expérience de la navigation des mers du nord pour commander une expédition de cette nature. Il entra dans le détroit d’Hudson vers le milieu de juin, et les glaces lui causèrent beaucoup d’embarras. Il en fait un long récit, qu’on n’accuse point d’exagération ; mais on rejette ses disgrâces sur lui-même, parce qu’il avait perdu trop de temps au fond de la baie, où, malgré la conférence qu’il avait eue avec Fox, il résolut d’hiverner. On juge d’ailleurs que, s’étant enivré de ses espérances, l’émulation contribua plus que tout le reste à l’arrêter dans cette mer pour y pousser ses recherches au printemps.

Le lieu qu’il choisit fut l’île de Charleton, à 52° de latitude. Il fut obligé de s’y mettre à couvert au commencement d’octobre, lorsque les neiges vinrent à tomber avec un froid excessif. Cependant la mer ne fut prise de la gelée qu’au milieu de décembre ; mais le froid ayant continué avec la même rigueur jusqu’au milieu d’avril, on juge qu’il dut être insupportable pour des gens qui n’avaient d’autre asile qu’une tente couverte des voiles du vaisseau, et qui trouvaient à peine dans l’île quelques broussailles pour faire du feu. Quel état pour un hiver si long, qu’ils se virent encore assiégés de glaces long-temps après qu’elles furent fondues sur les côtes de la baie ! Le 29 avril il tomba de la pluie pendant tout le jour. La neige fondit le 3 mai dans plusieurs endroits de l’île. Le temps était chaud le 13 pendant le jour ; mais il gelait encore toutes les nuits. Le 25, les glaces, s’étant fendues sur toute la baie, flottaient autour du vaisseau. Le 30, il n’en restait plus entre le vaisseau et l’île ; et l’on s’aperçut le même jour que l’herbe commençait à pousser. Cependant la mer était encore pleine de glaçons le 13 juin. Il n’en faisait pas moins chaud, et l’on eut de l’orage le jour suivant. Enfin toute la baie se trouva ouverte le 19, et les glaces furent poussées vers le nord. James, après avoir quitté sa misérable retraite, poussa au nord-ouest, et visita cette partie de la côte qui est à la hauteur de l’île de Marbre. Ensuite, faisant route vers le continent opposé, il s’avança jusqu’à la hauteur de l’île de Nottingham ; mais on approchait déjà de la fin d’août. James, pressé par les sollicitations unanimes de ses gens, se disposa au retour, et sortit assez heureusement du détroit d’Hudson. Cependant il n’arriva que le 22 octobre au port de Bristol.

La relation qu’il publia de son voyage contient des observations curieuses ; mais il paraît que les difficultés qu’il avait essuyées l’avaient fait changer d’opinion sur la réalité d’un passage au nord-ouest. Il déclare positivement « que le fruit de ses travaux était d’avoir reconnu, ou qu’il n’y avait aucun passage, ou que, s’il y en avait un, il devait être si mal situé, qu’il y aurait peu d’utilité à le découvrir. » Son témoignage, et l’effrayante peinture qu’il faisait de ses souffrances, refroidirent tellement le goût des Anglais pour les découvertes, qu’ils demeurèrent près de trente ans dans l’inaction.

En 1619, les Danois avaient formé quelques entreprises dans la même vue. On ne parle point des voyages qu’ils avaient faits en Islande et dans le Groënland, qui étaient connus fort anciennement, et qui n’appartiennent point à cet article ; mais sous le règne de Christian iv, Munk, capitaine danois, entreprit de chercher un passage aux Indes orientales par le détroit d’Hudson, et partit avec deux vaisseaux, le 19 mai 1619. Le 20 juin, il reconnut le cap de Farewell au sud du Groënland. Là, prenant sa route de l’ouest au nord, il trouva quantité de glaces qu’il sut éviter ; il entra dans le détroit d’Hudson, qu’il nomma le détroit de Christian ; et, relâchant dans une île habitée, il y prit des rennes, et la nomma Ren-Sund, c’est-à-dire le détroit des Rennes. Le port où il passa quelques jours, après y avoir arboré le nom et les armes du roi son maître, fut nommé Munkenes. Il en partit le 22 juillet. Les orages et les glaces l’obligèrent de se mettre à couvert le 28, entre deux îles, où il faillit de périr dans le port même. Ce détroit, dont il prit aussi possession en y laissant le nom et les armes du roi, reçut le nom de Hare-Sund, détroit des Lièvres, parce qu’il avait vu quantité de ces animaux dans une des îles voisines. Le 9 août, il fit voile vers l’ouest-sud-ouest, avec un vent de nord-ouest. Une grande île couverte de neiges, qu’il rencontra, sur la côte méridionale du grand détroit, fut nommée Snoeland. Le 20, il porta de l’ouest au nord ; mais l’épaisseur du brouillard lui déroba la vue de la terre, quoiqu’en cet endroit la largeur du détroit ne soit que de seize lieues. Enfin il entra dans la baie d’Hudson, qu’il nomma en latin Mare novum, Mer nouvelle, et Mare Christianeum, mer de Christian. Le premier de ces deux noms fut donné proprement à la partie septentrionale, et le second à la méridionale. La route de l’est-nord-ouest, qu’il s’efforça de tenir, le conduisit jusqu’au 63° 20′, où, se trouvant arrêté par les glaces, il fut obligé de passer l’hiver dans un port qu’il nomma Munken’s Vinter Haven, c’est-à-dire, le Port d’hiver de Munk, et la contrée voisine reçut le nom de Nouveau-Danemarck.

Ce port, où il était arrivé le 7 septembre, est à l’embouchure d’une rivière qu’il voulait reconnaître : mais il n’y fit pas plus d’une lieue et demie sans être arrêté par des rochers. Son impatience lui fit prendre avec lui quelques soldats, avec lesquels il tenta de pénétrer dans les terres. Après y avoir fait trois ou quatre lieues, il découvrit des traces humaines et d’autres preuves que le pays n’était pas sans habitans. Cependant, n’ayant rencontré aucun homme, il ne rapporta pour fruit de cette pénible course qu’une grande quantité de gibier qui servit à lui épargner ses vivres. Il fit une grosse provision pour l’hiver, ce qui ne l’empêcha point d’en éprouver toutes les rigueurs. Ses liqueurs, sans en excepter l’eau-de-vie, se gelèrent jusqu’au fond, et brisèrent tous leurs tonneaux et leurs vases. Les maladies, surtout le scorbut, attaquèrent l’équipage de ses deux vaisseaux, dont l’un était de quarante-huit hommes, et l’autre de seize. Ils se trouvèrent tous hors d’état de s’entre-secourir, et la mortalité devint presque générale. Au mois de mai 1620, ceux qui avaient survécu sentirent augmenter leurs douleurs. La disette se joignait à tant de misères, et les forces manquaient aux plus résolus pour tuer des animaux. Munk, réduit lui-même au dernier affaiblissement, se trouva seul dans sa hutte, si mal, qu’il n’y attendait plus que la mort. Cependant ayant repris courage, il sortit de sa hutte pour chercher ses compagnons : il n’en trouva que deux ; le reste était mort. Ces trois hommes s’encouragèrent mutuellement. Ils grattèrent la neige, sous laquelle ils trouvèrent, comme les rennes, des herbes et des racines qui les ranimèrent ; ensuite la pêche et la chasse lui donnèrent une nourriture plus forte. Le beau temps qui revint dans sa saison acheva de les rétablir, et leur rendit assez de courage pour entreprendre de repasser en Danemark. Ils abandonnèrent leur vaisseau, dont la manœuvre excédait les forces de trois hommes, et se livrèrent sur l’autre à la protection du ciel. Le port où ils avaient passé cet affreux hiver, reçut le nom de Johans Munck’s bay, c’est-à-dire, baie de Jean Munk. Après avoir eu beaucoup de peine à surmonter les glaces, ils arrivèrent au cap de Farewell, d’où ils entrèrent dans l’Océan. Une tempête leur fit revoir de fort près la mort. Cependant ils abordèrent le 25 septembre en Norwège ; et d’autres dangers qu’ils coururent dans le port ne les empêchèrent point d’y descendre heureusement.

Ils furent reçus en Danemarck comme des gens sortis du tombeau ; et le récit de leurs aventures n’ayant pu causer que de l’effroi, il ne se trouva personne qui osât prendre la même route qu’eux. Enfin Munk lui-même, à force de réfléchir sur les circonstances de son expédition, se crut assez instruit par ses propres fautes pour les éviter dans une seconde entreprise, et résolut de tenter encore une fois le passage du nord-ouest. Sa fortune ne suffisant point pour l’équipement d’un vaisseau, il trouva plusieurs personnes puissantes qui s’associèrent en sa faveur. Tout était prêt pour sa navigation, lorsqu’en prenant congé de la cour on lui parla de sa première entreprise ; et le roi, l’exhortant à bien faire, attribua la perte de son équipage à sa mauvaise conduite. Munk à qui ce reproche fut extrêmement sensible, répondit moins respectueusement qu’il ne l’aurait dû ; et le roi, oubliant là modération, le poussa du bout de sa canne. Un affront de cette nature perça le cœur du malheureux capitaine. Il se retira désespéré, se mit au lit, rejeta toute sorte de nourriture, et mourut peu de jours après. Telle fut la fin et la récompense d’un homme dont la baie d’Hudson conservera long-temps le nom dans ses ports et ses rivières.

C’est ici l’occasion de rappeler un voyage des Espagnols, entrepris en 1602 pour continuer la découverte des côtes au delà du cap de Mendocin, dernier terme de leurs navigations au nord. De trois vaisseaux qui furent employés à cette expédition, et qui s’avancèrent ensemble jusqu’au 38 ou 39° de latitude septentrionale, où ils trouvèrent un bon port, qu’ils nommèrent le Port de Monterey, l’un reprit de là sa route vers la Nouvelle-Espagne ; les deux autres continuèrent la leur jusqu'au 42° ; et l’un des deux ne passa point le cap Blanc de Saint-Sébastien, nom qu’ils donnèrent à un cap qu’ils trouvèrent à cette hauteur, un peu au delà du cap Mendocin, qu’on place à 41° 30′ de latitude. Mais le troisième, qui n'était qu’une frégate nommée les trois Rois, continua sa navigation ; et le 19 janvier 1603, Martin d’Aguilar, qui la commandait, trouva qu’à la latitude de 43°, la côte tournait au nord-est. Il vit à cette hauteur une rivière où un détroit très-navigable, dont les bords étaient couverts d’une grande quantité d’arbres ; mais la violence des vagues et la rapidité des courans ne lui ayant pas permis d’y entrer, il prit aussi le parti de retourner vers Acapulco, parce que ses instructions ne portaient pas qu’il allât plus loin au nord.

Mais il paraît que les Espagnols demeurèrent persuadés que la rivière communiquait à la mer du Nord. Après avoir différé quelque temps à vérifier cette conjecture par une politique facile à pénétrer, les entreprises des Anglais, des Hollandais et des Danois, qui pouvaient leur en dérober la gloire et les avantages par la mer du Nord, excitèrent enfin leur jalousie, et leur firent prendre, en 1640, la résolution d’achever ce qu’ils se flattaient d’avoir heureusement commencé par la mer du Sud. Il reste à la vérité quelques doutes sur l’authenticité de ce voyage, publié, pour la première fois à Londres dans un recueil périodique intitulé Mémoires des Curieux (feuilles des mois d’avril et de mai de l’année 1708). Joseph Nicolas Delisle le traduisit en français, et l’accompagna de deux savantes dissertations, pour concilier ce qu’il avait appris des découvertes des Russes avec la relation espagnole. Philippe Buache, qui avait dessiné les cartes de ces mémoires, publia aussi des considérations dans lesquelles il soutenait le même système que Delisle. La narration porte des caractères d’invraisemblance ; cependant des navigateurs habiles et des hydrographes très-instruits, ayant penché à la croire véritable, quoique défigurée en beaucoup d’endroits, on a pense qu’elle devait trouver place dans ce recueil.

« Les vice-rois de la Nouvelle-Espagne et du Pérou ayant été avertis par la cour d’Espagne que les différentes tentatives des Anglais, tant celles qui se firent sous le règne de la reine Élisabeth et du roi Jacques que celles du capitaine Hudson et du capitaine James, sous Charles 1er., avaient été renouvelées en 1639 par des marins de Boston, dans la Nouvelle-Angleterre, l’amiral de Fonte reçut ordre d’Espagne et des vice-rois d’équiper quatre vaisseaux de guerre, et partit du Callao de Lima, le 3 avril 1640, avec quatre vaisseaux.

» Le 7 avril, ayant fait deux cents lieues nous arrivâmes, dit l’amiral, près de Guayaquil, au port de Sainte-Hélène, où chaque équipage se pourvut abondamment d’une espèce de bitume ou de goudron d’une couleur obscure, tirant un peu sur le vert. C’est un excellent remède contre le scorbut et l’hydropisie. On s’en sert aussi pour espalmer les vaisseaux ; mais nous le primes pour remède : il sort de la terre en bouillonnant. »

Arrivé à Realejo, port très-sûr de la côte du Mexique, Fonte se munit encore de quatre chaloupes bonnes voilières. Du cap Blanc à la rivière de Los Reyes, située sous les 53° de latitude nord, il parcourut quatre cent cinquante lieues, dont il avait fait deux cent soixante dans un archipel qu’il nomma archipel de Saint-Lazare. Ses chaloupes précédaient d’un mille pour sonder la profondeur de l’eau et reconnaître les sables et les rochers.

Le 21 juin, l’amiral dépêcha un de ses capitaines à Pedro Bernardo, qui commandait le Rosaire, pour lui donner ordre de remonter une belle rivière, dont le courant est doux et l’eau profonde. Bernardo la remonta d’abord au nord, ensuite au nord-est, puis au nord, enfin au nord-ouest, où il entra dans un lac rempli d’îles, dans lequel il trouva une grande presqu’île bien peuplée, dont les habitans étaient d’un caractère doux et sociable. Il nomma ce lac Velasco, et y laissa son vaisseau. En remontant la rivière, il trouva partout quatre, cinq, six, sept et huit brasses d’eau. Les rivières, comme les lacs, fournissaient en abondance des saumons, des truites et des perches blanches, dont quelques-unes avaient deux pieds de long. Bernardo prit dans cet endroit trois longues chaloupes indiennes, appelées en langue du pays périagos, faites de deux gros arbres, et longues de cinquante à soixante pieds. Après avoir laissé son vaisseau dans le lac Velasco, il navigua dans ce lac, cent quarante lieues à l’ouest, et ensuite quatre cent trente-six à l’est-nord-est, jusqu’au 77° de latitude.

L’amiral, après avoir dépêché Bernardo pour découvrir la partie qui est au nord et à l’est de la mer de Tartarie, entra dans le Rio de los Reyes, qui se dirigeait à peu près au nord-est pendant soixante lieues. À marée basse, il trouva un canal navigable qui n’avait pas moins de quatre à cinq brasses de profondeur. La hauteur de l’eau dans les deux rivières, au temps de la marée, est presque la même : elle est de vingt-quatre pieds dans la rivière de los Reyes à la pleine et la nouvelle lune. Ils avaient avec eux deux jésuites, dont l’un accompagna le capitaine Bernardo dans sa découverte. Ces deux religieux s’étaient avancés jusqu’au 66° de latitude septentrionale dans leurs missions, et avaient fait des observations fort curieuses.

L’amiral reçut du capitaine Bernardo une lettre datée du 27 juin 1640, dans laquelle cet officier lui marquait qu’ayant laissé son vaisseau dans le lac de Velasco entre l’île Bernardo et la presqu’île Conibasset, il descendait une rivière qui sort du lac, et qui a trois cataractes dans l’espace de quatre-vingts lieues, après quoi elle tombe dans la mer de Tartarie, à 61 degrés ; qu’il était accompagné du jésuite et de trente-six naturels du pays, dans trois de leurs chaloupes, et de vingt matelots espagnols ; que la côte s’étendait vers le nord-est ; que les provisions ne pouvaient pas leur manquer, le pays étant abondant en toutes sortes de gibier, et la mer comme les rivières étant fort poissonneuse ; sans compter qu’ils avaient avec eux du pain, du sel, de l’huile et de l’eau-de-vie ; enfin, qu’il ferait tous les efforts possibles pour le succès de la découverte. Lorsque cette lettre fut apportée à l’amiral, il était arrivé dans une ville indienne, nommée Conasset, au midi du lac Bello. C’est un lieu fort agréable où les deux jésuites avaient passé deux ans dans leur mission. L’amiral entra dans le lac avec ses deux vaisseaux le 22 juin, une heure avant la haute marée, à quatre ou cinq brasses d’eau ; il n’y avait alors ni chute ni cataracte. En général, le lac Bello n’avait pas moins de six à sept brasses d’eau. Il a une petite cataracte, jusqu’à la moitié du flux, qui commence à entrer doucement dans le lac une heure et un quart avant la haute marée. L’eau de la rivière est douce au port de l’Aréna, à vingt lieues de l’embouchure ou de l’entrée de la rivière de los Reyes. Cette rivière abonde comme le lac en saumons, en truites saumonées, en brochets, en mulets, et deux autres espèces d’excellens poissons qui lui sont particulières. L’amiral assure que les mulets de la rivière de los Reyes et du lac Bello sont plus délicats que dans aucun autre lieu du monde.

Le 1er. juillet, l’amiral ayant laisse le reste de ses vaisseaux dans un très-bon port du lac Bello, sous une belle île, vis-à-vis de la ville de Conasset, entra dans la rivière de Parmentiers, à laquelle il donna ce nom, pour faire honneur à l’un de ses compagnons de voyage qui fit une exacte description de tout ce qui se présenta dans cette rivière et aux environs. « Nous passâmes, reprend-il ici, huit cataractes qui avaient en tout trente-deux pieds de hauteur perpendiculaire depuis le lac. Cette rivière coule dans un grand lac, que j’ai nommé le lac de Fonte, où nous arrivâmes le 6 juillet, et qui a cent soixante lieues de long sur soixante de largeur. Sa longueur s’étend de l’est-nord-est à l’ouest-sud-ouest. Il a vingt et trente, et même en quelques endroits, soixante brasses de profondeur. Il abonde en morues des meilleures espèces, larges et fort grasses. On y voit plusieurs grandes îles, et dix petites, remplies d’arbrisseaux, et couvertes d’une mousse qui croît jusqu’à six ou sept pieds de hauteur ; elle sert à nourrir en hiver une sorte de grands cerfs qui se nomment élans, et d’autres cerfs plus petits, tels que des daims, etc. Il s’y trouve d’ailleurs quantité d’oiseaux sauvages, tels que des coqs de bruyère, des gélinottes, des dindons, des perdrix, et diverses sortes d’oiseaux de mer, surtout du côté du sud. Une des grandes îles, qui est très-fertile et bien peuplée, produit d’excellens bois de charpente, tels que des chênes, des frênes, des ormes. Les sapins y sont fort hauts et fort gros.

Le 14 juillet, ayant quitté la pointe est-nord-est du lac de Fonte, nous passâmes un lac, que je nommai estrecho de Ronquillo, détroit de Ronquillo, et qui a trente-quatre lieues de longueur sur deux ou trois de largeur : sa profondeur est de vingt, vingt-six et vingt-huit brasses. Nous le passâmes en dix heures, par un vent frais, et pendant le temps d’une marée. Ensuite, tournant plus à l’est, nous trouvâmes insensiblement le pays plus mauvais, et tel qu’il est dans l’Amérique septentrionale et méridionale, depuis le 36e. degré de latitude jusqu’aux extrémités du nord et du sud. La partie occidentale diffère non-seulement en fertilité, mais aussi en température de l’air, au moins de 10 degrés : elle est plus chaude que celle de l’est, suivant la remarque des plus habiles Espagnols.

» Le 17, nous arrivâmes dans une ville américaine, dont les habitans dirent à Parmentiers, notre interprète, qu’il y avait un grand vaisseau peu éloigné de nous, dans un endroit où jamais on n’en avait vu jusqu’alors. Nous fîmes route vers ce vaisseau, et nous y trouvâmes seulement un homme âgé, avec un jeune homme. Cet homme était fort versé dans les mécaniques. Mon second contre-maître et mon canonnier, qui étaient Anglais, et qui avaient été faits prisonniers à Campêche, me dirent que le vaisseau était venu de la Nouvelles-Angleterre, d’une ville qui se nomme Boston. Le 30, le propriétaire du vaisseau et tout l’équipage étant revenus à bord, Shapely, leur capitaine, m’apprit que le propriétaire était major-général de la colonie de Massachuset, la plus grande de la Nouvelle-Angleterre. Je crus devoir le traiter comme un galant homme, en lui déclarant que, malgré l’ordre que j’avais reçu de saisir tous ceux qui cherchaient un passage au nord-ouest, et de l’est dans la mer du sud, je voulais bien le regarder, lui et ses gens, comme des marchands qui trafiquaient avec les naturels du pays pour se procurer des castors, des loutres et d’autres pelleteries. Là-dessus il m’envoya un présent de diverses provisions, dont je n’avais pas besoin. Je lui fis présent à mon tour d’une bague de diamans qui me coûtait douze cents piastres, et qu’il n’accepta qu’après s’être fait presser long-temps. Je donnai aussi au capitaine Shapely mille piastres pour ses cartes et ses journaux, un quartaut de bon vin du Pérou à Seymour Gibbons, propriétaire du bâtiment, et vingt piastres à chacun de leurs matelots, qui étaient au nombre de dix.

» Le 6 août, nous partîmes avec un très-bon vent, qui nous fit arriver, avec l’aide du courant, à la première cataracte de la rivière de Parmentiers. Le 11, ayant fait quatre-vingt-six lieues, je me trouvai le 16 à la côte méridionale du lac Bello, à bord de nos vaisseaux, devant la belle ville de Conasset, où nous trouvâmes nos gens en bon ordre. Ils avaient été traités avec beaucoup d’humanité pendant mon absence, et le capitaine Ronquillo y avait répondu par sa conduite. Le 20, un Américain m’apporta une lettre du capitaine Bernardo, en date du 1er. août, dans laquelle il m’apprenait qu’il était de retour de son expédition du nord, et m’assurait qu’il n’y avait point de communication de la mer Atlantique par le détroit de Davis, parce que les naturels du pays ayant conduit un de ses matelots à la tête de ce détroit, il l’avait vu terminé par un lac d’eau douce d’environ trente milles de circuit par les 80° de latitude septentrionale ; qu’il y avait vers le nord des montagnes prodigieuses ; qu’au nord-ouest du lac, la glace s’étendait en mer jusqu’à cent brasses de hauteur d’eau, et que cette glace pouvait être là depuis la création. du monde. Bernardo ajoutait, qu’il avait navigué de l’île Basset, à peu près au nord-est, jusqu’au 79°, où il avait remarqué que la terre s’étendait au nord, et qu’elle était couverte de glaces.

» Je reçus ensuite une seconde lettre de Bernardo, datée de Minhauset, par laquelle il me marquait qu’il était arrivé le 29 au port de l’Arena, après avoir remonté de vingt lieues le Rio de los Reyes, et qu’il y attendait mes ordres. Comme j’avais une bonne provision de gibier et de poisson, que Ronquillo avait fait saler en mon absence, et cent tonneaux de maïs, j’appareillai le 2 septembre, accompagné de plusieurs habitans de Conasset ; et le 5 du même mois, à huit heures du matin, je jetai l’ancre entre Porto de l’Arena et Minhauset, dans le Rio de los Reyes. Ensuite, descendant cette rivière, je me trouvai dans la partie du nord-est de la mer du Sud, d’où nous sommes retournés dans notre pays, bien persuadés qu’il n’y avait point de passage dans la mer du Sud par le nord-ouest. »

La malheureuse expédition de James ayant découragé les Anglais, leur ancienne ardeur passa aux négocians de leurs colonies, surtout à ceux de Boston, qui se crurent plus à portée de suivre le même dessein. On a vu dans la lettre de l’amiral que Seymour Gibbons, major-général de Massachuset, équipa un vaisseau, dont il donna la conduite au capitaine Shapely, qui partit de Boston en 1639, avec dix matelots. Shapely prit sa route par le détroit d’Hudson, et parvint à la côte occidentale de la baie de ce nom, où il fut rencontré l’année suivante par l’amiral de Fonte, qui était venu par la mer du Sud. Ce fait, ignoré alors en Angleterre, parce qu’on n’y travaillait plus à la recherche du passage par le nord-ouest, ne fut connu que par la lettre de l’amiral de Fonte. Mais Dobbs, dans le journal du voyage qu’il fit en 1744, assure que, suivant des informations prises en Amérique par l’ordre du chevalier Charles Wager, on a trouvé qu’il y avait alors une famille de Shapely qui demeurait à Boston ; ce qui donne beaucoup de poids à la lettre de l’amiral de Fonte. À la verité, on n’a su, ni d’Amérique ni d’Angleterre, ce que devint le vaisseau de Boston après la rencontre de l’amiral espagnol ; et cette ignorance fait juger à Dobbs qu’avec un si petit équipage, il peut avoir été surpris à son retour par les Esquimaux. L’écrivain de la Californie, vaisseau commandé par le capitaine Smith en 1746 et 1747, soupçonne que les gens de l’équipage de Shapely furent ces six matelots anglais, qui, suivant la relation de Jérémie, furent trouvés à l’embouchure de la rivière de Bourbon. Ce voyageur raconte avec la simplicité qui fait son caractère que les six Anglais avaient été laissés à terre par un vaisseau armé à Boston dans la Nouvelle-Angleterre ; il rapporte les circonstances de leur malheur. Étant arrivés fort tard à la rivière de Bourbon, où ils mouillèrent, leur capitaine envoya sa chaloupe à terre avec six hommes, pour y chercher un lieu d’hivernement ; mais le froid devint si rigoureux pendant la nuit, que les glaces qui descendaient de la rivière entraînèrent le vaisseau, dont on n’a jamais su le sort. L’écrivain ajoute que, si l’on savait l’année où les Français, commandés alors par Des Groseillers, arrivèrent à la baie d’Hudson, il serait aisé de combiner ces événemens ; qu’au reste il est vraisemblable que l’équipage de Shapely, ayant rencontré un fort mauvais temps dans la baie, comme il arrive ordinairement vers la fin d’août, y chercha le moyen d’hiverner avant son retour à la Nouvelle-Angleterre ; et qu’en effet les vents, qui furent si favorables à l’amiral de Fonte pour son retour à Conasset, durent être absolument contraires à Shapely pour Boston. Mais toutes ces conjectures se trouvent détruites par des dates constantes que Dobbs ne devait pas même ignorer, puisqu’elles se trouvent dans les historiens anglais comme dans les nôtres ; et l’apparition de Shapely dans une ville américaine qui répondait à la mer du Sud est un phénomène dont l’explication dépend encore de la découverte réelle du passage.

Il paraît si nécessaire de rapprocher par quelque liaison toutes les lumières qui peuvent servir mutuellement à se fortifier, que nous ne continuerons point les recherches du nord-ouest sans avoir rapporté celles qui furent reprises au nord-est dans l’intervalle. Les premières furent celles de Jean Wood, Anglais, qui, s’étant avancé en 1676, jusqu’au 76° de latitude, y fit un triste naufrage sur une côte qu’il prit mal à propos pour la partie la plus occidentale de la Nouvelle-Zemble. Exposons d’après lui-même les raisons qui lui avaient fait renaître l’espoir de découvrir un passage par cette route.

« La première, dit-il, était fondée sur le sentiment de Barentz. Cet habile Hollandais avait cru, comme on l’a rapporté, que, la distance entre la Nouvelle-Zemble et le Groënland n’étant que de deux cents lieues, il devait trouver une mer ouverte et libre de glaces, et par conséquent un passage, si du cap Nord il tenait la route au nord-est entre ces deux terres. Il était mort dans cette opinion, persuadé qu’à vingt lieues de la côte il n’y avait plus de glaces, et qu’ensuite on ne devait être arrêté par aucun obstacle. Il n’avait attribué le mauvais succès de ses entreprises qu’au malheur qu’il avait eu de suivre de trop près la côte de la Nouvelle-Zemble ; et s’il eût vécu, sa résolution était de recommencer le même voyage pour suivre ses nouvelles vues.

» Ma seconde raison, continue Wood, était une lettre écrite de Hollande, et publiée dans les Transactions philosophiques, où l’on assure que le czar Pierre ayant fait reconnaître la Nouvelle-Zemble, on s’était assuré que cette terre n’est point une île ; qu’elle faisait partie du continent de la Tartarie, et qu’au nord il y a une mer libre et ouverte. Ma troisième raison était tirée du journal d’un voyage de Batavia au Japon, publiée en Hollande. Le vaisseau qui entreprit cette route ayant fait naufrage sur la côte de Corée, presqu’île de la Chine, tout l’équipage tomba dans la servitude ; mais l’auteur de la relation se sauva au Japon, après seize ans d’esclavage, et rapporte que de temps en temps la mer jette sûr les côtes de Corée des baleines qui ont sur le dos des harpons anglais et hollandais : un fait de cette nature ne laisserait aucun doute du passage. La quatrième raison m’avait été fournie par Joseph Moxons, homme de mer anglais, qui avait entendu dire à des Hollandais dignes de foi qu’ils avaient été jusque sous le pôle, et que la chaleur y était égale à celle d’Amsterdam en été. Ma cinquième raison était fondée sur une relation du capitaine Golden, qui avait fait plus de trente voyages au Groënland. Il raconte qu’étant dans cette contrée, il alla avec deux vaisseaux hollandais à l’est de l’île d’Edges, et que, n’ayant point trouvé de baleines sur cette côte, les deux Hollandais résolurent d’aller plus loin au nord pour faire leur pêche entre les glaces ; qu’après une séparation de quinze jours ils revinrent le joindre, et l’assurèrent qu’ils avaient été jusqu’au 89e. degré de latitude, c’est-à-dire, à un degré du pole ; et que là ils avaient trouvé une mer libre et sans glaces, ouverte, profonde, et semblable à celle de Biscaye. Golden paraissant douter de ce récit, les Hollandais lui montrèrent les journaux des deux vaisseaux qui attestaient le même fait, et qui s’accordaient presque entièrement. Ma sixième raison fut un témoignage oculaire du même Golden : il m’assura que tout le bois que la mer jette sur les côtes du Groënland est rongé jusqu’à la moelle par des vers marins ; preuve incontestable qu’il vient d’un pays plus chaud, car tout le monde sait que les vers ne rongent point dans un climat froid : or, on ne peut supposer que ce bois vienne d’ailleurs que du pays d’Ieso ou du Japon, ou de quelque autre terre voisine. Enfin ma septième raison était tirée d’un journal publié dans les Transactions philosophiques, du voyage de deux vaisseaux qui, étant partis peu de temps auparavant pour la découverte du passage, avaient fait trois cents lieues à l’est de la Nouvelle-Zemble, et n’auraient pas manqué de suivre leur entreprise, si quelques différens qui survinrent entre les propriétaires de ces deux bâtimens et les agens de la compagnie des Indes orientales, dont l’intérêt n’était pas qu’elle réussît, ne l’eussent fait échouer. »

À ces motifs Wood avait joint d’autres argumens, fondés, dit-il, sur la raison et la nature ; mais qui, dans la réalité, annoncent une ignorance complète des plus simples notions de la physique ; c’est pourquoi nous épargnerons au lecteur l’ennui de les parcourir.

Quelques années auparavant, Wood avait fait une hypothèse sur le mouvement des deux poles magnétiques ; il se flattait de l’avoir découvert, et par conséquent la déclinaison de l’aiguille dans toutes les latitudes et les longitudes ; mais ayant la modestie de reconnaître que toutes ses expériences ne pouvaient lui donner la certitude qu’il aurait acquise sous le pole du monde, cette seule raison eut beaucoup de force pour lui, faire tenter la découverte du passage. Aussi, lorsqu’il eut exposé ses motifs à la cour, avec une carte du pole, dressée sur les relations de tous les navigateurs qui avaient entrepris la même recherche, il obtint sans difficulté la frégate le Speed-well, qui fut équipée aux frais du roi.

Il partit le 28 mai 1676. Son journal jusqu’au 29 de juin, jour de son naufrage, ne contient que des observations nautiques : mais il est terminé par quelques remarques qui ne méritent pas moins d’être recueillies que les précédentes.

Sa première idée fut de suivre sans exception le sentiment de Barentz, c’est-à-dire de porter droit au nord-est du-cap Nord, entre le Groënland et la Nouvelle-Zemble ; il gouverna donc dans cette direction, du moins suivant le compas, et non tout-à-fait suivant la droite route, parce qu’en cet endroit on trouve quelque variation à l’ouest. Trois jours après il reconnut comme un continent de glace, par le 76° de latitude, à la distance d’environ soixante lieues à l’est du Groënland. Il ne douta point que ce ne fût celle qui est jointe au Groënland, et, s’imaginant que, s’il allait plus à l’est, il pourrait trouver une mer libre, il rangea cette glace. Presqu’à chaque lieue il trouvait un cap de glace, et dès qu’il l’avait doublé, il ne découvrait point de glace au nord ; mais, après avoir porté au nord-est quelquefois l’espace d’une heure, il en découvrait de nouvelles qui l’obligeaient de changer sa direction. Cette manœuvre dura aussi long-temps qu’il rangea la glace, tantôt avec de grandes apparences de trouver une mer libre tantôt découragé par la vue de nouvelles glaces, jusqu’à ce qu’enfin il perdit tout espoir en apercevant la Nouvelle-Zemble et la glace qui s’y trouve jointe. Là, dit-il, il abjura l’opinion de Barentz, et toutes les relations publiées par les Hollandais et les Anglais. L’opinion à laquelle il s’attacha fut que, s’il n’y a point de terres au nord par le 80° de latitude, la mer y est toujours gelée ; et quand les glaces pourraient se transporter à 10° de plus au sud, il faudrait, ajoute-t-il, des siècles entiers pour les faire fondre. Celles qui bordent ce qu’il nomme le continent de glace n’ont pas plus d’un pied au-dessus de l’eau ; mais au-dessous elles ont plus de dix-huit pieds d’épaisseur : d’où il conclut que, dans la même proportion, les montagnes et les caps qui sont sur le continent de glace doivent toucher au fond, c’est-à-dire à la terre même.

Le naufrage de Wood forme une peinture intéressante, et contient aussi d’utiles observations. Il se trouvait le 29 juin au matin entre quantité de glaces. Tout ce jour le temps fut embrumé, et le vent à l’ouest. On se croyait à l’ouest-nord-ouest de la Nouvelle-Zemble ; erreur qui fut la source du mal. Le capitaine Flawes, qui avait suivi le Speed-well avec la pinque la Prospère, tira un coup de canon pour avertir qu’on touchait aux glaces. Cet avis faillit causer tout à la fois la perte des deux bâtimens, par le danger où ils furent de s’entrechoquer en s’efforçant de virer de bord ; mais le Speed-well fut le seul malheureux. Dans son mouvement il toucha sur un écueil, tandis que la pinque prit le large. Wood employa inutilement, pendant trois ou quatre heures, toutes les ressources de la navigation. Cependant, lorsqu’il n’attendait plus que la mort avec tout son équipage, il fut un peu consolé par la vue de la terre, que la brume lui avait dérobée jusqu’alors. Quelques-uns de ses gens, qu’il y envoya aussitôt dans la chaloupe pour chercher quelque moyen d’aborder, trouvèrent la côte inaccessible ; mais d’autres, plus hardis ou plus heureux, passèrent sur des monts de glace et de neige, et descendirent au rivage. Il en coûta la vie à deux ou trois hommes ; et la pinasse à laquelle on fit prendre le même chemin, chargée d’armes à feu et de provisions, fut renversée par une vague qui l’abîma dans les flots. Enfin la chaloupe étant revenue à bord, Wood eut la satisfaction d’y embarquer successivement tout ce qui lui restait de monde, à l’exception d’un seul matelot qui fut laissé pour mort, et de prendre terre au travers des glaces. Le vaisseau se brisa dès le jour suivant ; mais un vent de mer jeta sur la côte quantité de débris, entre lesquels il se trouva quelques tonneaux d’eau-de-vie et de farine, secours qui fut regardé comme une faveur du ciel. En effet, il servit pendant quelques jours à soutenir l’espérance des Anglais ; mais la seule qui pût leur rester était de revoir la pinque, qui pouvait s’être brisée comme eux. Dans le doute, Wood ne pensa qu’à sauver le plus de monde qu’il lui serait possible. « Je résolus, dit-il, de hausser de deux pieds la chaloupe, et d’y faire un pont des débris que nous avions rassemblés pour nous approcher de la Russie à voiles et à rames ; mais comme elle ne pouvait contenir que trente hommes, de soixante-dix que nous étions encore, la plupart furent alarmés de mon dessein, et quelques-uns complotèrent de la mettre en pièces pour courir tous la même fortune. Ils me proposaient d’entreprendre le voyage par terre ; je leur représentai que les provisions nous manquaient pour une si longue route, ainsi que les munitions pour nous défendre des bêtes féroces, et qu’avec ces secours même, s’ils nous étaient descendus du ciel, nous ne pouvions espérer de vaincre les difficultés du chemin, telles que des montagnes et des vallées inaccessibles, sans compter un grand nombre de rivières qui nous arrêteraient à chaque pas. Ainsi la terre et la mer nous refusaient également le passage ; et pour comble de malheur, le temps était si mauvais, que pendant neuf jours nous n’eûmes que des brouillards, de la neige et de la pluie. Nous étions réduits au dernier désespoir, lorsque, l’air s’éclaircissant le 8 juillet, nous découvrîmes avec une joie inexprimable la pinque du capitaine Flawes. Un grand feu que nous allumâmes aussitôt lui fit soupçonner notre infortune. Il nous envoya sa chaloupe, qui nous transporta successivement à bord ; mais, avant de m’embarquer, j’écrivis une courte relation de notre voyage et du malheur qui nous était arrivé ; je l’enfermai dans une bouteille de verre, et je la suspendis à un poteau, dans le retranchement où nous avions été menacés de trouver notre tombeau. La crainte d’être surpris par de nouveaux brouillards nous y fit laisser tout ce que nous avions sauvé du vaisseau. »

Le nom de Novaïa-Zembla, Nouvelle-Zemble, que les Russes ont donné à cette terre sauvage, signifie nouvelle terre dans leur langue. C’est, dit-il, la plus misérable portion du globe terrestre. Elle est presque généralement couverte de neige ; et dans les lieux où l’on n’en trouve point, ce sont des abîmes inaccessibles, où il ne croît qu’une sorte de plante basse et touffue, qui porte de petites fleurs bleues et jaunes. Après avoir creusé plusieurs pieds en terre, on n’y rencontre que de la glace aussi dure que le marbre ; phénomène unique, et qui tromperait beaucoup ceux qui s’imaginent qu’en hivernant sur cette côte on pourrait faire des caves sous terre, pour s’y mettre à couvert de la gelée. Dans tous les autres climats, la neige se fond plus tôt au bord de la mer : ici, au contraire, la mer bat contre des montagnes de neige, quelquefois aussi hautes que les plus hauts promontoires de France et d’Angleterre. Elle a creusé fort loin par-dessous ; ces grandes masses sont comme suspendues en l’air, et forment un spectacle affreux. Wood ne doute point que cette neige ne soit aussi ancienne que le monde. Il ne trouva rien dans le pays que de gros ours blancs et les traces de quelques bêtes fauves, avec de petits oiseaux semblables à l’alouette. À chaque quart de mille on rencontre un petit ruisseau dont l’eau, quoique fort bonne, ne lui parut que de la neige fondue qui découle des montagnes. Vers la mer, où ces ruisseaux tombent, on voit, dans les lieux qu’ils ont découverts, du marbre noir à raies blanches, et de l’ardoise sur quelques montagnes intérieures.

Wood donne le nom Speedill à la pointe où il fit naufrage. Elle est par le 74° 30′ de latitude, et le 63° de longitude à l’est de Londres. La marée porte directement à la côte ; nouvelle preuve, au jugement de Wood, qu’il n’y a point de passage par le nord. L’eau de la mer, près de la glace et de la terre, est la plus salée, la plus pesante et la plus claire qu’il y ait au monde. À quatre-vingts brasses d’eau, qui font quatre cent quatre-vingts pieds, on voit parfaitement le fond et le coquillage. Dans une si malheureuse expédition, le plus grand chagrin de Wood fut d’avoir perdu avec son vaisseau toutes ses recherches sur le pôle magnétique et sur les propriétés de l’aimant.

Après Wood, on met sur la scène une nation que ses avantages naturels auraient pu faire prétendre plus tôt à la même gloire. Il est certain que, par leur situation au nord de l’Europe, et par l’habitude de supporter le froid, qui est le principal obstacle à vaincre, les Russes ont toujours eu des facilités qui ne sont pas les mêmes pour d’autres navigateurs, et qui devaient en faire attendre une émulation moins tardive. Mais il n’est pas difficile de deviner les causes de cette lenteur avant le règne de Pierre-le-Grand, qui a commence le premier à les faire sortir de la barbarie. C’est à ce grand prince qu’on est redevable des efforts qu’ils ont faits sous le règne suivant pour reconnaître les bornes de la Tartarie au nord-est, et pour vérifier si cette vaste contrée n’était pas contiguë à l’Amérique. Delisle a donné une courte relation de leurs entreprises. Il n’y a rien à supprimer dans un mémoire si curieux, et l’auteur ayant eu beaucoup de part à ces expéditions par lui-même et par son frère, on croit devoir le faire parler dans ses propres récits.

« Ce fut, dit-il, à la fin de janvier 1725, que Beering, Danois de nation et fort habile marin, reçut de Pierre-le-Grand des ordres qui lui furent confirmés en plein sénat le 5 février, huit jours après la mort de ce prince, par l’impératrice Catherine. Beering employa cinq ans à son expédition, parce qu’il fut obligé non-seulement de se rendre par terre avec tout son monde à l’extrémité orientale de l’Asie, mais encore d’y faire transporter presque tout ce qui est nécessaire pour y construire deux bâtimens propres à faire sa recherche par mer. Il crut sa commission remplie lorsque, ayant suivi la côte orientale de l’Asie depuis le Kamtchatka jusqu’au 67° de latitude nord, il vit la mer libre au nord et à l’est, et que la côte tournait au nord-ouest ; et lorsqu’il eut appris des habitans qu’on avait vu arriver à Kamtchatka, il y avait déjà cinquante ans, un navire de la rivière de Léna.

» Cette navigation servit à déterminer plus exactement qu’on ne l’avait jamais fait la situation et l’étendue de la côte orientale de l’Asie, depuis le port de Kamtchatka par le 56° jusqu’au terme où le capitaine Beering s’était avancé. Il ne remarqua près de sa route que trois petites îles fort voisines des côtes ; mais, ayant appris à son retour au Kamtchatka qu’il y avait une terre à l’orient que l’on pouvait voir dans un temps clair et serein, il tenta d’y aller, après avoir fait réparer les dommages que son vaisseau avait soufferts d’une tempête. Cette seconde tentative fut inutile. Après s’être avancé d’environ quarante lieues à l’est, il fut assailli d’une nouvelle tempête venant de l’est-nord-est, et d’un vent entièrement contraire, qui le renvoya au port d’où il était parti. Il n’a pas fait depuis d’autres tentatives pour la recherche de cette terre prétendue.

» À son retour, il m’apprit de bouche, à Pétersbourg, ce qu’il n’a pas dit dans sa relation ; savoir, que dans son voyage le long de la côte orientale de l’Asie, entre le 50 et le 60°, il avait eu tous les indices possibles d’une côte ou d’une terre à l’est. Ces indices sont : 1o. de n’avoir trouvé, en s’éloignant de ces côtes, que peu de profondeur et des vagues basses, telles qu’on les trouve ordinairement dans les détroits ou bras de mer, bien différentes des hautes vagues qu’on éprouve sur les côtes exposées à une mer fort étendue ; 2o. d’avoir trouvé des pins et d’autres arbres déracinés qui étaient amenés par les vents d’est, au lieu qu’il n’en croît point dans le Kamtchatka ; 3o. d’avoir appris des gens du pays que le vent d’est peut amener les glaces en deux ou trois jours, au lieu qu’il faut quatre ou cinq jours de vents d’ouest pour les emporter de la côte nord-est de l’Asie ; 4o. que certains oiseaux viennent régulièrement tous les ans dans les mêmes mois, du côté de l’est, et qu’après avoir passé quelques mois sur les côtes de l’Asie, ils s’en retournent aussi régulièrement dans la même saison.

» Beering et son lieutenant observèrent au Kamtchatka deux éclipses de lune dans les années 1728 et 1729, qui me servirent à déterminer la longitude de cette extrémité orientale de l’Asie avec la précision que pouvait comporter la nature de ces observations, faites par des gens de mer avec leurs propres instrumens ; mais ces premières déterminations ont été confirmées par des observations fort exactes des satellites de Jupiter, qui furent faites ensuite dans le voisinage par mon frère et par des Russes exercés, qui étaient munis d’instrumens convenables.

» Après avoir acquis ces premières connaissances sur la longitude du Kamtchatka avec la carte et le journal du capitaine Beering, je m’en servis pour dresser une carte qui représentait l’extrémité orientale de l’Asie avec la côte opposée de l’Amérique septentrionale, afin de faire voir d’un coup d’œil ce qui restait encore à découvrir entre ces deux grandes parties du monde. J’eus l’honneur, en 1731, de présenter cette carte à l’impératrice Anne et au sénat dirigeant, pour exciter les Russes à la recherche de ce qui restait à découvrir ; ce qui eut son effet. L’impératrice ordonna que l’on fit un second voyage, suivant le mémoire que j’en avais dressé. J’indiquais dans ce mémoire trois différentes routes à suivre par mer pour découvrir ce qui restait d’inconnu. L’une devait se faire au midi du Kamtchatka, en allant droit au Japon ; mais on ne pouvait la suivre sans traverser la terre d’Ieso, ou plutôt les passages qui la séparent de l’île des États et de la terre de la Compagnie, découvertes par les Hollandais il y a plus d’un siècle. On pouvait découvrir, par ce moyen, ce qui était au nord de la terre d’Ieso, et la côte de la Tartarie orientale. L’autre route devait se faire directement à l’est du Kamtchatka, jusqu’à ce qu’on rencontrât les côtes de l’Amérique au nord de la Californie. Enfin je proposai, pour troisième objet, qu’on allât chercher les terres dont Beering avait eu de si forts indices dans son premier voyage à l’est du Kamtchatka. »

Cette expédition ayant été ordonnée, comme Delisle l’avait indiquée, Beering eut la commission d’aller chercher à l’est du Kamtchatka les terres dont il avait eu les indices dans son premier voyage. Il partit en 1741, mais il n’alla pas bien loin : une furieuse tempête, dont il fut assailli dans un temps fort obscur, l’empêcha de tenir la mer, et le fit échouer dans une île déserte, sous la latitude de 54°, à peu de distance du port d’Avatcha, d’où il était parti. Ce fut le terme des voyages et de la vie de cet habile navigateur, qui périt de misère et de chagrin avec la plus grande partie de son monde. Ceux qui purent échapper revinrent au Kamtchatka, dans une petite barque qu’ils avaient construite des débris de leur vaisseau. Cette île fut nommée l’île de Beering.

Ce fut Spanberg, navigateur allemand, qui eut le commandement du vaisseau envoyé à la recherche du Japon. Il partit du port de Kamtchatka en juin 1739, par un bon vent, qui lui fit faire vers le sud, dans l’espace de seize jours, près de 20° en latitude, jusqu’à la hauteur de 36 à 37° au travers de plusieurs îles. Il se crut arrivé à la côte du Japon par les 39 à 40° de latitude, c’est-à-dire, à la partie septentrionale ; il n’y fut pas mal reçu. Il alla jusqu’à Matsmaï, principal lieu, et l’un des plus méridionaux d’Ieso ; mais il ne descendit point à terre.

À l’égard de la troisième et principale route qu’on a tenue à l’est du Kamtchatka jusqu’à l’Amérique, ce fut Alexis Tchirikoff, capitaine russe, lieutenant du capitaine Beering au premier voyage, qui eut le commandement de cette expédition ; et le frère de Delisle, astronome de l’académie des sciences, s’embarqua avec lui, autant pour l’aider dans l’estime de sa route que pour faire d’exactes observations astronomiques dans les lieux où ils débarqueraient. Ils partirent le 15 juin 1741, du port d’Avatcha.

Le 26 juillet, après quarante-un jours de navigation, ils arrivèrent à la vue d’une terre qu’ils prirent pour la côte de l’Amérique, sous la latitude de 55° 36′. Ils avaient fait près de 62° en longitude ; et par conséquent ils étaient éloignés de 218° à l’orient du méridien de Paris.

Tchiricoff, ayant louvoyé pour s’approcher de terre, se détermina, au bout de huit jours, à détacher dans une chaloupe dix hommes armés, avec un bon pilote ; mais ils furent perdus de vue en arrivant à terre. On ne les revit plus, quoiqu’on tînt la mer pendant tout le mois d’août pour attendre leur retour. Enfin le capitaine, désespérant de les retrouver, et jugeant la saison trop mauvaise pour tenir plus long-temps la mer, prit le parti de s’en retourner. Dans sa traversée, il eut pendant plusieurs jours la vue de terres fort éloignées.

Ils approchèrent, le 20 novembre, fort près d’une côte montagneuse et couverte d’herbes ; mais ils n’aperçurent point de bois. Les rochers qui étaient sous l’eau et sur les bords de la côte ne leur permirent point d’y aborder ; mais étant entrés dans un golfe, ils y virent des habitans, dont plusieurs vinrent à eux, chacun dans un petit bateau, tel qu’on représente ceux des Groënlandais ou des Esquimaux. Ils ne purent entendre leur langage. La latitude de ce lieu fut observée de 51° 12′ ; et sa différence de longitude au port d’Avatcha, où ils retournèrent, fut déterminée de près de 12°.

Pendant tout le cours de ce voyage, qui avait déjà duré plus de trois mois, la plupart des gens de l’équipage avaient été attaqués du scorbut, et en étaient morts. Le capitaine Tchiricoff et Delisle n’en furent point exempts. Le second y succomba, et mourut le 22 octobre, une heure après être arrivé au port, d’où il était parti plus de quatre mois auparavant. Le capitaine, quoique extrêmement mal, eut le bonheur de se rétablir. Tel fut le succès de cette navigation.

Des Russes hasardèrent, en 1731, de s’embarquer à Okhotsk, et de tenir la même route que Beering avait suivie deux ans auparavant ; ils eurent plus de succès que lui, et leur découverte fut poussée plus loin. Lorsqu’ils furent arrivés à la pointe où ce capitaine avait été dans son premier voyage, et qui avait été son nec plus ultrà, ils gouvernèrent exactement à l’est, où ils trouvèrent une île et ensuite une grande terre. À peine étaient-ils à la vue de cette terre, qu’un homme vint à eux dans un petit bâtiment semblable à ceux des Groënlandais. Ils voulurent s’informer de quel pays il était ; mais tout ce qu’ils purent comprendre à ses réponses, fut qu’il était habitant d’un très-grand continent, où il y avait beaucoup de fourrures. Les Russes suivirent la côte du continent deux jours entiers, allant vers le sud, sans y pouvoir aborder, après quoi ils furent pris d’une rude tempête, qui les ramena malgré eux sur la côte du Kamtchatka.

Quoique, depuis le malheureux voyage du capitale James en 1631, les Anglais eussent paru fort refroidis pour les recherches du passage au nord-ouest, on ne peut douter que le désir de le découvrir n’ait eu presque autant de part que celui d’accroître leur commerce aux efforts qu’ils tentèrent dans l’intervalle pour s’établir dans la baie d’Hudson. Le voyage qu’ils y firent en 1668, sous la conduite de Des Groseillers, fut poussé à la hauteur de 79° dans la baie de Baffin ; et ce ne fut qu’après avoir employé la belle saison à la recherche du passage que le capitaine Gillam revint passer l’hiver dans la baie d’Hudson, pour y jeter les fondemens d’une colonie anglaise. La guerre dont cette baie devint l’occasion fit renoncer à tout autre soin ; mais à peine fut-elle terminée par la cession, qu’on vit partir le capitaine Barlow pour la découverte d’un passage. Il partit en 1719. On ne sait ce qu’il devint ; et quelques débris de vaisseau qui furent trouvés à 63° de latitude font juger qu’il fit naufrage à cette hauteur. Trois ans après, lorsqu’on eut perdu l’espérance de son retour, Scrogs n’en eut pas moins de hardiesse à suivre la même route. Son journal n’a pas été publié ; mais on en trouve l’extrait suivant dans la relation d’Arthur Dobbs.

Scrogs sortit de la rivière de Churchill dans la baie d’Hudson, le 22 juin 1722. À 62° de latitude, il lia quelque commerce avec les sauvages du pays, dont il reçut des côtes de baleine et des dents de morse. Ensuite, il fut jeté par le mauvais temps à 64° 56′, où il mouilla. L’air s’étant éclairci, il ne se trouva qu’à trois lieues de la côte du nord, où il donna au cap qu’il voyait à l’est-nord le nom de Whalebone-point, pointe des côtes de baleine. Il découvrit en même temps plusieurs îles, et la terre au sud-ouest. L’île la plus méridionale, où il aperçut quantité de baleines noires et plusieurs blanches, reçut de lui le nom de cap Fullarton. Il avait avec lui deux Américains septentrionaux, qui avaient passé l’hiver à Churchill, et qui lui avaient parlé d’une riche mine de cuivre située sur la côte, dont on pouvait approcher si facilement, qu’ils promettaient de conduire la chaloupe presqu’à côté de la mine. Ils avaient même apporté quelques morceaux de ce cuivre à Churchill, et tracé le plan du pays avec du charbon sur du parchemin. Ce que le capitaine anglais visita lui parut assez conforme au plan de ces deux Américains. L’un des deux lui demanda pour récompense de ses services de le laisser sur cette côte, où il n’était qu’à trois ou quatre journées de sa patrie. Scrogs lui refusa cette faveur, et fit route au sud-est. Le 15, il traversa le Wellcome, à 64° 15′. Il vit encore quantité de baleines, mais il ne rencontra point de glaces à cette hauteur. La terre du Whalebone-point s’étendait de l’ouest au sud ; et quelques hommes qu’il envoya sur la côte rapportèrent qu’ils n’avaient rien vu qui les empêchât de pénétrer plus loin. La sonde leur fit trouver dans cette mer depuis quarante jusqu’à soixante-dix brasses.

Arthur Dobbs, à qui l’on a obligation de cet extrait, avait pris fort à cœur la découverte. En 1737, il se lia fort étroitement avec Middleton, officier de mer, qui lui fournit, dans plusieurs lettres dont les extraits ont été publiés quantité de faits qui paraissent concluans pour la réalité du passage. Entre ces faits on trouve que Lovegrow, un des facteurs du fort Churchill, qui avait été souvent à Whale-cove par le 62° 30′, assurait que toute cette côte n’offre que des terres entrecoupées et des îles, et qu’ayant abordé à l’une de ces îles, il avait vu la mer ouverte vers l’ouest. Wilson, autre facteur, que la Compagnie avait envoyé à Whale-cove pour le commerce des côtes de baleine, déclara qu’ayant eu la curiosité de s’avancer entre les îles voisines, il avait trouvé que l’ouverture s’élargissait vers le sud-ouest, et qu’à la fin elle devenait si large, que ni d’un côté ni de l’autre on ne voyait plus la terre.

Dobbs, convaincu par des faits si bien attestés, et par ses propres informations, qu’il y avait beaucoup d’apparence de trouver un passage dans le Wellcome, mit tout en œuvre pour faire employer Middleton à cette recherche.

Le capitaine Middleton s’étant rendu à la rivière de Churchill, n’en put sortir avant le 1er. juillet. Le 3, à cinq heures du matin, il découvrit trois îles à 61° 40′. Le 4, il vit Brook Cobham, par les 63° de latitude et les 93° 40′ de longitude ouest de Londres. Cette île était couverte de neige. Le 6 au matin, Middleton découvrit un cap à 63° 20′ de latitude, et 93° de longitude de Londres. La sonde y fit trouver depuis trente-cinq jusqu’à soixante-douze brasses de profondeur. À cinq heures le courant tourna au nord-nord-est : la marée venait de nord-nord-est.

Le 8, à 63° 32′ de latitude, on rencontra une baleine blanche et quelques phoques. On vit beaucoup de glaces au nord, et la côte en était bordée pendant plusieurs lieues. La profondeur se trouva de soixante à quatre-vingt-dix brasses, et la terre était à sept ou huit lieues au nord-ouest. Le 10, à 64° 51′ de latitude et 88° 34′ de longitude, on trouva le Wellcome, dont la côte orientale est basse et unie. Toute la largeur du Wellcome, qui est de douze lieues, était remplie de glaces. Le vaisseau y demeura pris jusqu’au 12. Le 13, on s’avança au travers des glaces vers le cap Dobbs, au nord-ouest du Wellcome, par les 65° 12′ de latitude, et 85° 6′ de longitude de Londres. On vit au nord-ouest de ce cap une belle ouverture ou rivière dans laquelle on entra pour y mettre le vaisseau à l’abri des glaces jusqu’à ce qu’elles fussent dissipées dans le Wellcome.

L’embouchure de cette rivière n’a pas moins de sept ou huit lieues de large pendant la moitié de cet espace ; après quoi elle se rétrécit à quatre ou cinq. On jeta l’ancre à la rive du nord, au-dessus de quelques îles, par trente-quatre brasses d’eau. La marée avançait, dans la moindre largeur, de cinq lieues en une heure ; le reflux emportait beaucoup de glaces. Vis-à-vis du mouillage, on avait depuis quatorze jusqu’à quarante-quatre brasses d’eau au milieu du canal. Le lendemain, plusieurs Esquimaux vinrent à bord ; mais ils n’avaient de propre au commerce que leurs vieux habits de peau et quatre-vingt pintes d’huile de baleine. On continua de monter l’espace de quatre lieues au-dessus de plusieurs îles, et l’on mouilla par seize brasses d’eau dans une anse entre ces îles et la rive du nord, pour se garantir des glaces qui allaient et qui venaient avec la marée. Ce lieu fut nommé sound Savage. La rivière était pleine de glaces au-dessus et au-dessous du vaisseau.

Le 15, on envoya le lieutenant avec neuf hommes et des provisions pour quarante-huit heures dans une chaloupe à huit rames pour visiter la rivière. Il revint le 17. Son rapport fut qu’il était monté au travers des glaces le plus loin qu’il avait pu ; que plus haut elles tenaient toute la largeur d’une rive à l’autre, et qu’il y avait en cet endroit soixante-dix à quatre-vingts brasses de profondeur. Le 16, Middleton étant allé à terre, visita quelques îles, qu’il trouva stériles et nues, à l’exception d’un peu d’herbe fort basse, et de mousse dans les vallées. Il fit jeter des filets qu’on retira sans poisson. Plusieurs de ses gens furent attaqués du scorbut, et la moitié fut bientôt hors d’état de servir. Dans l’endroit où le lieutenant avait été, la marée venait du sud, et montait treize pieds dans le temps des basses eaux. Quelques Indiens que l’on avait amenés de Churchill n’avaient aucune connaissance du pays où l’on était.

Le 18 on entra dans une petite baie, où l’on mouilla par neuf brasses et demie d’eau. Middleton remonta la rivière dans la chaloupe avec huit hommes et deux Indiens. À huit heures du soir, il crut avoir fait quinze lieues. La marée montait à douze pieds, et le flux venait du sud-sud-est. Les Indiens tuèrent une bête fauve. Pendant la nuit on entendit des cris extraordinaires, tels que les sauvages en font lorsqu’ils aperçoivent des étrangers. Le 19, à deux heures du matin, l’on entra dans une rivière, ou un sound, qui avait six ou sept lieues de large, mais dont Middleton ne put reconnaître la profondeur. Elle était si chargée de glaces, qu’il fut impossible d’avancer plus loin. Le pays était fort élevé des deux côtés. Middleton monta sur une des plus hautes montagnes, vingt-quatre lieues au-dessus du sound Savage où était le vaisseau, qu’il découvrit même de ce lieu. Il observa que le cours de la rivière était nord-quart-d’ouest ; mais elle paraissait plus étroite en montant, et remplie de glaces. Cet endroit fut nommé Deer sound, anse des bêtes fauves, parce que ses Indiens y en avaient tué. Le pays est non-seulement montagneux et stérile, mais entrecoupé de rocs, dont la pierre ressemble au marbre. Dans les vallées , on voit quantité de lacs, un peu d’herbe, et quantité d’animaux de la grandeur d’un petit cheval.

Le capitaine étant revenu à bord le 20, descendit le 21 la rivière où le vaisseau était à l’ancre, et ne la trouva pas moins embarrassée de glaces. À quatre lieues de l’embouchure, il monta sur une haute montagne, d’où il vit le Wellcome encore chargé de glaces. Le 22 elles étaient fort épaisses dans la rivière au-dessus et au-dessous de lui ; et chaque marée en amenait de nouvelles lorsque le vent venait du Wellcome. Le lieutenant remonta la rivière dans une chaloupe à six rames. Il revint le 25, après avoir sondé la rivière entre les îles du côté de Deer-sound, et l’avoir trouvée remplie de glaces. Le 26 il descendit la rivière avec le contre-maître, pour observer si la glace s’était dispersée à l’embouchure et dans le Wellcome.

Le sound-Savage est à 89° 28′ de longitude occidentale. La variation y est de 35°. L’entrée de la baie , nommée Wager, est à 65° 23′ de latitude, et le Deer-sound à 65° 55′. Le cours du Sound savage est nord-ouest du compas.

Le lieutenant et le contre-maître revinrent le 27. Ils avaient été entraînés par les glaces et par la marée à six ou sept lieues ; et quoique la rivière fût tout engagée de glaces, ils les avaient trouvées plus minces en entrant dans le Wellcome. Le 28 ils remontèrent la rivière pour chercher quelque autre entrée dans le Wellcome, parce qu’en la montant le 24, ils avaient vu quantité de baleines noires et d’autres poissons qu’on ne voyait point dans l’endroit où le vaisseau était à l’ancre, ni plus bas. Middleton les chargea aussi de visiter le Deer-sound, et toute autre ouverture, pour découvrir si la marée entrait de quelque autre côté que celui par lequel on était venu. Ils avaient le temps de faire toutes ces recherches jusqu’à ce que les glaces fussent dispersées à l’embouchure de la rivière et dans le Wellcome.

La chaloupe fut envoyée le 29 avec huit malades et plusieurs autres qui étaient attaqués du scorbut, dans une petite île où l’on avait vu quantité d’oseille et de cochléaria. Middleton monta sur une des plus hautes montagnes, et jugea les glaces de la rivière plus épaisses vers l’embouchure qu’au-dessus. Le 30 il vit les glaces fermes partout au-dessous de lui, jusqu’à huit ou dix lieues au-dessus ; mais la mer lui parut assez nette hors de la baie. Le 31 on vit arriver quantité de nouvelles glaces qui venaient du Wellcome, et qui remplirent presque toute la baie.

Le lieutenant et le contre-maître, qui revinrent à bord le 1er. août, après quatre jours d’absence, rapportèrent qu’ils s’étaient avancés dix ou douze lieues au-dessus de Deer-sound ; qu’ils y avaient vu quantité de baleines noires, et qu’ayant visité toutes les ouvertures, ils avaient toujours trouvé que le flux venait du côté de l’est ou de l’embouchure de la rivière de Wager. On leva l’ancre le 2 ; on sortit du sound-Savage ; et le 4, à dix heures du soir, on se trouva hors de la rivière à la faveur du reflux par lequel on avait été entraîné l’espace de cinq lieues par heure. Il ne se trouva plus de glace lorsqu’on fut sorti de la rivière, et le temps étant fort calme, Middleton fit mettre la pinasse en avant pour remorquer le bâtiment. On était à 65° 38′ de latitude, et 87° 7′ de longitude de Londres ; la variation de 38°. On entra dans un détroit de treize lieues de large au nord-ouest de la baie de Wager. L’entrée du Wager est à 65° 24′, et 88° 37′ de longitude ; on se trouva le 5 à 66° 14′ de latitude et 86° 28′ de longitude. Le détroit n’y avait plus que huit ou neuf lieues de large. Le 17 on se vit enfermé de glaces. La côte de sud-est était basse, et la longueur d’environ sept lieues. À la pointe du nord-est de la côte, on voyait un pays montagneux, qui ressemblait à une partie de la côte du détroit d’Hudson. La sonde fit trouver depuis vingt-cinq jusqu’à quarante-quatre brasses de profondeur, et la variation était de 40°. La marée venait de l’est-quart-nord du compas ; son courant était très-fort ; et dans certains endroits on apercevait des tourbillons et des espèces de barres. Le 6 elle venait de l’est-quart-sud. On vit à deux heures la pointe de la côte à quatre ou cinq lieues du vaisseau. Le flux vint de l’est à trois heures. À quatre heures, on vit un beau cap à l’ouest-quart-nord, éloigné de six ou sept lieues. La côte s’étendait de l’est-quart-nord au nord-quart-ouest, Middleton en conçut beaucoup de joie, dans l’opinion que c’était la pointe septentrionale de l’Amérique ; et cette raison la lui fit nommer cap Hope, cap d’Espérance. On manœuvra toute la nuit au travers des glaces pour s’en approcher. Le lendemain, lorsque le soleil eut dissipé les brouillards, on vit la terre autour du vaisseau depuis la basse côte jusqu’à l’ouest-quart-nord ; elle semblait se joindre à la côte de l’ouest et former une baie profonde. Middleton, pour s’en assurer, fit continuer la route au fond de la baie jusqu’à deux heures. Enfin, dans le cours de l’après-midi, lorsque tout le monde eut reconnu que ce n’était qu’une baie dans laquelle on ne pourrait avancer que de six ou sept lieues plus loin, et qu’ayant sondé plusieurs fois la marée, on n’eût trouvé partout que de basses eaux, on conclut qu’on avait passé l’ouverture par où la marée entrait du côté de l’est. La variation se trouvait ici de 50°. Cette baie, qui fut nommée Repulse bay, n’a pas moins de six ou sept lieues de large au fond. La terre, qui s’étend de là au détroit glacé vers l’est, est fort élevée. La sonde portait depuis cinquante jusqu’à cent cinq brasses. On sortit de la baie par l’est, et les glaces y étaient en abondance.

Le 8, à dix heures du matin, le capitaine se mit dans la chaloupe avec l’écrivain, le canonnier et le charpentier, pour chercher d’où le flux venait dans cette baie. Il revint à bord vers neuf heures et demie du soir : il avait fait environ quinze lieues pour monter sur une haute montagne qui dominait sur le détroit d’un côté, et de l’autre sur la baie de l’est ; il avait vu le passage par où la marée entrait. La moindre largeur de ce détroit est de quatre à cinq lieues, et la plus grande de six ou sept : il renferme quantité de grandes et de petites îles, et sa longueur est de seize ou dix-huit lieues. Il s’étend au sud-ouest ; il était rempli de glaces qui tenaient partout aux îles et aux bas-fonds. Middleton vit un pays fort élevé, à quinze ou vingt lieues au sud, qu’il jugea devoir s’étendre jusqu’au cap Comfort, et jusqu’à la baie qui est entre ce cap et le Portland de Wilson, partie des terres septentrionales de la baie d’Hudson. Comme les glaces n’étaient pas encore ouvertes, il fut résolu dans le conseil de sonder l’autre côté du Wellcome, depuis le cap Dobbs jusqu’au Brook-Cobham, pour y chercher quelque ouverture, et de retourner ensuite en Angleterre.

On partit le 9 à huit heures du matin. La sonde donna trente-cinq brasses à une lieue de la côte, à six du cap Hope, et à trois de la pointe. On rasa la côte du sud-est à la distance de trois lieues : le côté de l’ouest était couvert de glaces ; à quatre heures après midi, on vit le cap Dobbs. Le 10, à huit heures, on avait soixante-six à soixante-dix brasses, par 64° 10′ de latitude, et 88° 56′ de longitude. La largeur du Wellcome y était de seize ou dix-huit Heues ; on alla jusqu’à 64° de latitude, et 90° 53′ de longitude. On s’approcha de la côte autant qu’il fut possible, pour découvrir quelque ouverture dans les terres. La route fut continuée à la vue de la côte au nord du cap Hope ; à quatre heures après midi, ayant quitté la côte pour sonder, on trouva trente-quatre à vingt-huit brasses, et trente à quarante vers huit heures.

Le 12, à quatre heures, on mit à la voile, et vers neuf heures on se trouva devant le cap, à neuf ou dix lieues à l’est du Brook-Cobham. La sonde donnait soixante à quarante-neuf brasses ; on était alors par le 63° 14′ de latitude, et par le 92° 25′ de longitude de Londres. Middleton assure qu’en rasant toute la côte du Wellcome, depuis le détroit glacé jusqu’à cet endroit, il avait trouvé partout que c’était un continent, quoiqu’on y rencontre des baies assez profondes et plusieurs petites îles. Ce cap et l’autre, situés à 64° de latitude, renferment une très-profonde baie ; on rencontre le long de la côte quantité de baleines noires.

Devant Brook-Cobham on avait vingt à quarante brasses d’eau, à quatre lieues de distance à l’est-nord-est. Le 13, Middleton envoya faire de l’eau dans une île qui est à trois lieues du continent, et qui a sept lieues de long sur trois de large, presque toute d’une pierre blanche et dure, semblable à du marbre. La chaloupe, qui en revint le 14, apporta une bête fauve et un ours blanc tué par les Indiens du bord ; ils avaient vu dans l’île quantité de cygnes et de canards. Le 15 on accorda la liberté à deux des Indiens qui souhaitaient d’être laissés dans ce lieu, où ils n’étaient pas éloignés de leur patrie : Middleton leur fit donner une petite barque qui fut chargée de poudre et de plomb, de provisions, de haches, de tabac et de quincaillerie. Ceux qui les avaient conduits dans l’île avaient observé que la marée y monte souvent à vingt-deux pieds. Un autre Indien, curieux de voir l’Europe, fut gardé à bord ; et le même jour Middleton fit route pour l’Angleterre. Quelque soin qu’il eût apporté à ses observations, son voyage ne répondit point aux grandes espérances qu’on en avait conçues. Non-seulement il n’avait pas découvert le passage, mais il n’avait pu se mettre en état d’expliquer les hautes marées qu’il avait observées dans le Wellcome ; et c’était sur ce point qu’on attendait un éclaircissement. Des détroits gelés, des ouvertures inconnues ne pouvaient servir à la décision, et ne faisaient que suspendre la difficulté. Il restait toujours à trouver d’où venaient ces fortes marées, par quelque ouverture qu’elles pussent entrer : et les partisans du passage soutenaient qu’elles ne pouvaient être expliquées sans la supposition d’un océan de l’autre côté. Ainsi, loin d’aider à sortir de ce labyrinthe, Middleton semblait en avoir multiplié les détours. Il fallait une autre expédition pour tirer quelque fruit de la sienne : elle s’est faite, et c’est ce qui reste à rapporter. Comme les Anglais y ont employé tous leurs efforts, et qu’elle peut passer pour le résultat des connaissances rassemblées depuis deux siècles, tout ce qu’on a lu jusqu’ici n’en est proprement que l’introduction.

On supposa comme incontestable, par la raison et l’expérience, qu’il n’y avait rien à se promettre du côté du détroit de Davis ; et qu’au contraire il devait rester beaucoup d’espérance au nord-ouest de la baie d’Hudson. Dobbs publia un nouvel ouvrage, où tous les argumens favorables à cette opinion furent soigneusement recueillis. À l’objection que les golfes qui promettaient le plus avaient été visités, et qu’on n’y avait trouvé que des baies et des rivières, il répondit qu’ils n’avaient pas été visités tous ; et que, si l’on en avait reconnu un grand nombre sans y avoir trouvé le passage, il n’en était que plus probable qu’il existait dans quelque autre, parce qu’il en paraissait plus impossible que des masses d’eau, qui font monter si haut les marées dans ces rivières et ces baies, n’eussent pas de communication avec quelque autre océan. Enfin tout fut réduit à ce dilemme : le passage existe, ou il n’existe pas. S’il existe, tout le monde convient que l’avantage extrême qu’il y aurait à le découvrir ne permet pas d’abandonner cette recherche ; s’il n’existe pas, la recherche est inutile ; mais on doit convenir aussi qu’elle est nécessaire pour s’assurer de son inutilité.

Les argumens de Dobbs eurent tant de poids pour la nation anglaise, que le gouvernement même, après une mûre délibération, résolut d’encourager l’entreprise, et promit un prix de vingt mille livres sterling pour la découverte ; sur ce seul principe, que le gain devait être immense dans le cas du succès, et les pertes bornées dans la plus désavantageuse supposition. On ouvrit une souscription de dix mille livres sterling, qui parurent suffire pour les frais, et qui furent divisées en cent actions : elle fut aussitôt remplie. Il se forma un comité de personnes riches qui achetèrent deux vaisseaux, et qui suppléèrent de leurs propres fonds au défaut du capital pour hâter leur départ, dans la crainte de manquer la saison. Enfin, pour animer l’équipage, on ajouta aux appointemens, qui étaient déjà considérables, des primes en cas de succès, proportionnées au rang et aux services, et toutes les prises qui pourraient se faire sur la route. Des deux vaisseaux, l’un, qui était de quatre-vingts tonneaux, fut nommé le Dobbs ; l’autre, de cent quarante tonneaux, prit le nom de la Californie. On choisit pour commandans les capitaines Guillaume Moore et François Smith.

Les instructions du comité méritent l’attention de ceux qui cherchent à s’instruire.

« Vous partirez ensemble, avec toute la diligence possible ; arrivés au sud du cap Farewell en Groënland, vous éviterez les glaces, et vous gouvernerez vers l’entrée de la baie d’Hudson, entre les îles de la Résolution et celles de Button. En cas de séparation, votre premier rendez-vous sera aux Orcades ; mais si le temps vous permet de suivre votre route, vous ne vous y arrêterez pas plus de quarante heures. Le second sera à l’est des îles de la Résolution, au cas que les glaces ne soient pas assez dispersées à l’entrée du détroit. Mais si le passage est libre, vous n’y attendrez qu’un jour ou deux, à moins que ce ne soit le temps des hautes marées ; car, dans ce cas, vous ferez mieux d’attendre la diminution des courans, qui sont alors trop rapides. En passant le détroit, rasez de près la côte du nord jusqu’à ce que vous ayez passé les îles Savage, et tenez toujours une distance raisonnable l’un de l’autre, afin que, s’il arrivait quelque accident dans les glaces, vous puissiez entendre réciproquement vos canons ou vos cloches, et vous prêter du secours.

» Dans le détroit, votre plus proche rendez-vous, en cas de séparation, sera l’île de Diggs, ou Cary Swans’ nest. Celui qui y arrivera le premier n’attendra l’autre que pendant deux jours, et si le dernier n’y arrive pas, il élèvera une perche ou un monceau de pierre du côté du principal cap, où il laissera une lettre pour avertir l’autre de son passage et de son départ. Quand vous aurez découvert Cary Swans’ nest, si le vent est contraire, vous mouillerez pour une marée ou deux, et vous observerez avec beaucoup de soin la direction, la rapidité, la hauteur et le temps de la marée. Mais si le vent est favorable pour ranger une partie de la côte du nord-ouest, depuis Pistol-Bay, par le 62° 30′, jusqu’au détroit de Wager, fixez alors votre plus proche rendez-vous, ou au Deer-sound, si vous vous déterminez à pousser vers ce passage ; ou à l’île de Marbre, au cas que le vent soit favorable et la mer sans glaces.

» À toutes les terres que vous rencontrerez, examinez bien sur la côte le temps et la direction de la marée. Si vous rencontrez quelque flux venant de l’ouest, et que vous trouviez quelque belle ouverture sans glaces, vous y entrerez, quoique avec beaucoup de précautions, en vous faisant précéder de votre chaloupe ; et vous ne tarderez pas alors à visiter le détroit de Wager ou Pistol-Bay. Mais si vous commencez par le détroit de Wager, et qu’à votre dernier rendez-vous les deux vaisseaux se trouvent au Deer-sound, puisque après il n’y en a plus d’autre, vous pousserez alors directement vers le golfe de Ranking, en tenant le grand canal au nord des îles où il passe, et vous y observerez de même la direction, la hauteur et le temps de la marée. Si vous la trouvez avancée, ou que le flux vienne du côté de l’ouest ou du sud-ouest, vous entrerez alors hardiment dans l’ouverture, que vous suivrez jusqu’à tel point de l’est où elle puisse vous conduire. Cependant, si le passage est étroit, vous aurez soin de tenir toujours votre chaloupe de l’avant, avec la sonde, et vous observerez les marées, la profondeur, la salure de l’eau et la variation de l’aiguille ; vous marquerez sur votre carte la latitude de tous les caps, et la situation des pays à l’égard de vos vaisseaux, et vous tâcherez de vous assurer de quelques bons ports, où vous puissiez vous mettre à couvert des tempêtes et des vents.

» Si vous rencontrez le flux, et qu’après avoir passé la partie étroite du détroit de Wager, vous tombiez dans une mer ouverte et sans glaces, vous pourrez alors vous croire assurés d’un passage libre, et passer hardiment au sud-ouest, ou plus ou moins vers le sud ou l’ouest, selon la situation du pays, en gardant l’Amérique à vue à bâbord ; et si vous entrez ensuite dans quelque ouverture, en voyant la terre des deux côtés, vous aurez grand soin d’observer la marée, si elle vient au-devant de vous ou si elle vous suit, pour juger si vous êtes entrés dans une baie, ou si c’est un passage entre des terres entrecoupées ou des îles ; et, selon le cas, vous pousserez plus loin, ou vous retournerez sur vos pas pour avancer plus à l’ouest.

» Après avoir poussé jusqu’à 62° de latitude au-delà du détroit de Wager, si vous rencontrez une marée qui vienne du sud-ouest, vous pourrez vous croire sûrs alors d’avoir passé le cap le plus septentrional du nord-ouest de l’Amérique, et vous pourrez hardiment faire route au sud jusqu’à 50° pour hiverner, avec le soin de continuer toujours vos observations sur les rochers et les bas-fonds que vous rencontrerez dans votre passage, et de marquer les latitudes de tous les caps dans vos cartes, et les longitudes calculées sur le parallèle où vous vous trouverez.

» Si vous jugez à propos de commencer par faire un essai dans Pistol-bay, ou au golfe Ranking proche l’île de Marbre, que vous y trouviez la marée venant de l’ouest ou du nord-ouest, et que l’ouverture s’étende vers l’ouest, vous y suivrez la même instruction que pour le détroit de Wager, parce que l’un et l’autre de ces deux détroits doivent aboutir à 62° ; et généralement, partout où vous observerez que la marée vient de l’ouest, vous pourrez être sûrs de trouver un passage large et ouvert, puisqu’il doit être certain alors que vous n’êtes plus loin de l’Océan, qui fait monter si haut ces marées au nord-ouest de la baie.

» Si vous vous trouvez en pleine mer après avoir passé une de ces ouvertures, et que, sans rencontrer aucun obstacle, vous puissiez gagner environ les 50° de latitude, vous y passerez l’hiver, au cas que la saison vous empêche d’aller plus avant ; mais si le, temps et le vent le permettent, vous pousserez au sud jusqu’aux 40° au moins, sûrs d’y trouver un climat plus chaud et plus agréable pour l’hiver ; ce qui vous confirmera la réalité de votre découverte. En ce cas, vous choisirez pour votre séjour une rivière navigable, ou quelque bon port, dans lequel vous n’ayez rien à redouter des habitans ; car si vous aviez quelque chose à craindre d’eux, il vaudrait mieux passer l’hiver dans un port de quelque île déserte, mais fertile et remplie de bois, à une distance convenable du continent. Surtout ne négligez point d’y établir des corps-de-garde et des sentinelles, comme vous feriez dans un pays ennemi.

» Si vous rencontrez quelques sauvages en passant par le détroit d’Hudson, vous ne perdrez point le temps à trafiquer avec eux, et vous leur ferez quelques présens de quincaillerie. Si vous en rencontrez après avoir passé la baie, vous leur ferez aussi des présens ; mais vous ne refuserez point de négocier, et vous tâcherez de leur laisser une bonne opinion de vous en leur donnant pour leurs fourrures quelque chose de plus qu’ils ne reçoivent de la Compagnie, et leur laissant le choix de vos marchandises d’échange pour vous assurer de leur amitié. Cependant vos observations sur les marées ne doivent pas souffrir de ce commerce.

» Si, passant ces pays entrecoupés au nord-ouest de la baie, vous sortez plus méridionalement qu’au 60°, et que vous rencontriez ensuite quelques autres nations plus civilisées que les Esquimaux, vous tâcherez de gagner leur amitié par de bons présens, et vous ne refuserez aucun trafic. Vous leur ferez entendre qu’au printemps prochain, lorsque vous retournerez dans leur pays, vous serez charmés d’ouvrir un commerce dont ils tireront de grands avantages, et de lier avec eux une alliance perpétuelle. Mais ne vous arrêtez dans leurs ports qu’autant que la saison et le vent ne vous permettront pas de passer plus loin. Dans les lieux inhabités où vous arrêterez, vous prendrez possession du pays au nom de sa majesté britannique, comme premier possesseur, en y élevant un monument de bois ou de pierre, avec une inscription, et en donnant des noms aux ports, aux rivières, aux caps et aux îles. Mais si vous rencontrez des habitans tout-à-fait civilisés, et vivant dans des demeures fixes, gardez-vous bien de leur donner de l’ombrage par des prises de possession, à moins qu’à votre retour ils ne vous cèdent volontairement quelque terrain pour l’exercice habituel de votre commerce. Vous n’emmenerez de force aucun habitant ; mais si quelqu’un s’offre de partir avec vous pour servir d’interprète à l’avenir et pour entretenir l’amitié, vous ne refuserez point de le prendre à bord.

» Si vous prenez le parti de laisser quelques-uns de vos gens dans ces pays, vous aurez soin de leur donner une bonne provision de quincaillerie, pour les mettre en état de cultiver l’amitié des Indiens par des présens, et vous leur donnerez aussi des semences de toutes sortes de fruits, de légumes et d’arbres qui ne croissent point naturellement dans ces terres. Vous leur laisserez du papier, des plumes et de l’encre, pour tenir compte de leurs observations sur les propriétés du pays.

» Lorsque vous aurez passé les terres entrecoupées, si vous rencontrez encore des baleines blanches, et qu’en août et septembre elles dirigent leurs courses au sud-ouest, ce sera pour vous une preuve d’un passage navigable à l’Océan occidental, où ces poissons vont alors se rendre.

» Si vous avancez un peu au sud, depuis 60 jusqu’à 50°, et que vous touchiez à quelque port où les habitans demeurent dans des villes et des villages, vous vous conduirez avec beaucoup de précaution. Quelque amitié qu’ils vous fassent, vous vous garderez bien de vous mettre en leur pouvoir. Au contraire, s’ils vous menacent de quelque hostilité, vous n’y aborderez point, et vous vous éloignerez de la côte, sans leur faire entrevoir néanmoins aucune marque de crainte. S’ils viennent vous attaquer, vous commencerez par les effrayer du bruit de votre grosse artillerie, et vous ne tuerez personne, si vous n’y êtes forcé pour votre propre défense. Alors vous quitterez la côte, en poussant au sud, jusqu’à ce que vous ayez rencontré des peuples d’un naturel plus humain. Si vous rencontrez des nations puissantes qui commercent avec des vaisseaux de charge et de force, et qui vous fassent un mauvais accueil, vous éviterez la côte dans les mers libres ; mais si vous vous trouviez entre des îles avec trop de difficulté à vous garantir de l’insulte des habitans, ou à pénétrer plus loin pour achever la découverte, alors si la saison n’était pas trop avancée, vous reviendriez en Angleterre pour faire votre rapport qui prouverait assez visiblement que vous auriez pénétré dans quelque océan différent des nôtres. C’est le seul moyen de prévenir les accidens qui pourraient vous arriver pendant l’hiver et nous faire perdre le fruit de vos découvertes.

» Si vous poussez votre route au sud, jusqu’à pouvoir passer l’hiver dans un pays chaud, vous choisirez quelque île qui ne soit pas fréquentée par les peuples du continent, pour y mettre vos vaisseaux à couvert. Si cette île est fertile, vous occuperez, à l’entrée du printemps, les gens de vos équipages à préparer un espace de terre dont vous ferez un jardin. Vous y sèmerez de toutes les graines que vous y aurez portées, soit pour l’usage des habitans, s’il s’en trouve dans l’île, soit pour les besoins futurs de ceux qu’on y pourra renvoyer d’ici. Vous y laisserez aussi les différentes espèces d’animaux domestiques qui vous resteront à bord, surtout des poules et des pigeons ; et vous aurez grand soin d’observer les arbres et les plantes qui ne ressembleront point aux nôtres. Si vous hivernez sur la côte occidentale de l’Amérique, près du cap Blanc, vers le 42° de latitude, tâchez de poursuivre votre découverte au sud, d’abord après l’équinoxe de mars, si le temps vous le permet, jusqu’à ce que vous touchiez au 40°. Là, il ne pourra vous rester aucun doute du succès.

» En retournant au nord-est, comme vous aurez l’été devant vous, rien ne vous obligera de forcer de voiles, et vous examinerez bien toute la côte nord-ouest de l’Amérique. Vous ferez surtout des observations exactes sur les rivières, les baies, les promontoires, etc. Vous ferez des cartes sur lesquelles vous marquerez la situation des pays, et les vues telles que vous les aurez de vos vaisseaux ; vous tiendrez compte des marées, des sondes et de la variation de la boussole. Vous conclurez des alliances avec les habitans du pays, et vous établirez avec eux un commerce utile pour nous, mais équitable pour eux, en réglant nos marchandises sur l’évaluation des leurs. Ce soin vous occupera pendant les mois d’avril, mai et juin ; de sorte que vous pourrez vous retrouver par le 62° vers la fin de juillet. Vous repasserez ensuite la baie et le détroit au commencement d’août.

» Si les vaisseaux se séparent après leur dernier rendez-vous, près du Deer-sound ou de l’île de Marbre, chacun s’efforcera par lui-même de découvrir le passage, sans attendre l’autre ; et le rendez-vous pour se rejoindre sera à quelque île ou port, par le 40° de latitude, derrière la Californie, Si l’un ou l’autre peut hiverner près de cette île, et plus au nord que le 54°, le capitaine tâchera d’engager quelque Indien, par des récompenses, à traverser le pays, soit vers la rivière de Churchill ou le fort d’York, soit vers la rivière de Nelson, avec des lettres pour l’amirauté et le secrétaire de la Compagnie. Il expliquera ses découvertes jusqu’à ce jour, et promettra une récompense à celui qui voudra se charger d’amener l’Indien en Angleterre, de peur que la découverte ne soit supprimée au comptoir, dans la supposition où quelque malheur empêcherait le vaisseau de revenir au printemps.

» Si, par quelque accident imprévu, les vaisseaux ne peuvent avancer au delà, ou à l’ouest de Pistol-bay, ou du détroit de Wager, ni vers le sud au delà du 58 ou 60°, et qu’ils ne trouvent point d’ouverture ni de passage, à l’ouest ou au sud-ouest, parmi ces terres entrecoupées et ces îles ; ou, qu’après avoir passé ces terres entrecoupées ils ne rencontrent point de marée qui vienne de l’ouest, alors, après avoir fait les tentatives nécessaires, de l’avis du conseil ou du plus grand nombre, vous reviendrez droit à Londres, sans hiverner dans aucun port ou baie, pour ne pas jeter les actionnaires dans une dépense inutile.

» Si vous rencontrez quelques Esquimaux au delà du détroit de Wager ou de Pistol-bay, vous tâcherez d’apprendre d’eux, par des signes, où est la mine de cuivre ; et si, parvenant à découvrir le passage, vous y pouviez hiverner, vous ne manqueriez point, à votre retour, quand vous serez vers le 60°, de faire des recherches plus exactes pour la découverte de cette mine. Si vous la trouvez, vous emporterez avec vous quelques morceaux de ce minéral pour en faire ici l’essai.

» Vous aurez soin, de tenir des minutes exactes de toutes les délibérations, et de les faire signer de trois au moins des personnes du conseil, avant que l’assemblée se sépare. Vous ferez faire des copies de toutes vos opérations, qui seront scellées aussi du cachet de trois personnes du conseil, et envoyées par la poste, à votre retour, de tel endroit de l’Angleterre ou de l’Irlande où vous puissiez aborder, ou même plus tôt, si l’occasion s’en présente, par les vaisseaux de la baie d’Hudson, au sieur Samuel Smith, secrétaire du comité du nord-ouest. »

Les deux vaisseaux destinés pour la découverte du passage descendirent de Londres à Gravesend ; et dans le même temps Henri Ellis, qui arrivait d’Italie, les ayant rencontrés et les voyant prêts à mettre à la voile, témoigna quelque chagrin d’avoir manqué l’occasion de partir avec eux pour une si glorieuse expédition. Son mérite, qui était connu, fit parvenir ses regrets jusqu’au comité. On l’envoya chercher avec un empressement qui le flatta. « Mon chagrin, dit-il lui-même, fut bientôt changé en une joie fort vive lorsque je me vis proposer un commandement sur l’un ou l’autre des deux vaisseaux. La curiosité de voir un pays tout nouveau pour moi, jointe aux avantages, et surtout à l’honneur que j’espérais de cette entreprise, m’inspirèrent un désir ardent d’y contribuer ; mais, quoique assez accoutumé à la vie marine, je refusai le commandement qui m’était offert, dans des mers et sous un climat dont je n’avais pas la moindre expérience. On convint, sur mon refus, que je ferais le voyage en qualité d’agent du comité, sans autres fonctions que celles qui me seraient expliquées par des instructions immédiates. Les principaux articles portaient que je serais chargé de lever des plans de tous les pays nouvellement découverts ; de marquer les situations et les distances des caps, les sondes, les rochers et les bas-fonds ; d’assister aux observations, lorsqu’il serait question de constater le temps, la hauteur, la force et la direction des marées ; de faire mes observations sur les différens degrés de salure de l’eau marine ; d’observer les variations de la boussole ; d’examiner la nature des terres, et de recueillir tout ce que je pourrais de métaux, de minéraux et d’autres curiosités naturelles. Je ne dois pas oublier une circonstance qui m’affligea beaucoup ; c’est que je n’eus pas un moment pour faire mes préparatifs ; dix-huit heures après les conventions, je fus obligé de me rendre à bord. »

Ellis s’embarqua sur la galiote le Dobbs. La relation dont on va lire l’extrait est son ouvrage. Il justifie le titre d’agent de comité du nord-ouest par la sagesse de son style autant que par un grand nombre de judicieuses observations qui le distinguent du commun des voyageurs.

Les vaisseaux mirent à la voile le 31 mai 1746. On supprime ici les accidens ordinaires dans un voyage de long cours, tels que le danger auquel le Dobbs fut exposé par le feu ; il n’arriva rien de plus remarquable jusqu’au 27 juin, où les deux vaisseaux se virent séparés par les glaces, vers le 58° 30′ de latitude, à l’est du cap Farewell. Mais l’habileté des pilotes les ayant rapprochés dès le même jour, ils eurent ensuite à traverser une prodigieuse quantité de bois flottant. C’étaient de grosses pièces, qu’on aurait prises pour du bois de charpente, et qui, se présentant de toutes parts, firent chercher à Ellis la cause d’un spectacle si singulier. Toutes les relations, dit-il, qu’on a du Groënland, des côtes du détroit de Davis et de celles du détroit d’Hudson, quoique assez opposées sur divers points, s’accordent toutes à nous assurer qu’il ne croît point de bois de cette grosseur dans toutes ces contrées ; d’où l’on doit conclure que, de quelque part qu’il puisse venir, ce n’est pas des lieux qu’on vient de nommer. Quelques-uns supposent qu’il arrive des côtes de la Norwége ; et d’autres le font venir de la côte orientale du pays de Labrador.Mais Ellis rejette ces deux sentimens : d’un côté les vents du nord-ouest qui dominent dans ces parages l’empêcheraient d’arriver de Norwége ; et de l’autre les courans impétueux qui sortent des détroits de Davis et d’Hudson, en tendant vers le sud, l’arrêteraient an passage et ne lui permettraient jamais de venir de la côte d’Amérique dans ces mers. L’explication d’Egède, qui avait passé plusieurs années dans la colonie danoise établie à l’ouest du Groënland, paraît plus plausible au voyageur anglais. Egède avait vu, sur la côte orientale de ce pays, par le 61°. de latitude, des bouleaux, des ormes, et d’autres espèces d’arbres, de dix-huit pieds de haut, et de la grosseur de la cuisse. Il avait observé que, dans la Norwége comme dans le Groënland, la côte orientale est plus chaude que l’occidentale, et que par conséquent les arbres y croissent plus aisément, et deviennent plus gros ; ce qui porte à croire que ce bois flottant vient du Groënland.

Le 5 juillet, les Anglais des deux vaisseaux commencèrent à découvrir ces montagnes de glace qu’on trouve en tout temps proche du détroit d’Hudson. Elles sont d’une grosseur si monstrueuse, qu’on leur attribue ici jusqu’à quinze ou dix-huit cents pieds d’épaisseur. Plusieurs voyageurs ont tenté d’expliquer comment elles se forment ; et le nôtre embrasse le sentiment du capitaine Middleton. Ce pays, lui fait-il dire, est fort élevé le long des côtes de la baie de Baffin, du détroit d’Hudson, etc. ; il l’est de cent brasses, ou plus, proche de la côte. Ces côtes ont quantité de golfes, dont les cavités sont remplies de neige, de glace, et gelées jusqu’au fond, par un froid dont le règne est continuel. Les glaces s’y accumulent pendant quatre, cinq ou six ans, jusqu’à ce qu’une espèce de déluge terrestre, qui arrive communément à ces périodes, les détache et les entraîne dans le détroit ou dans l’Océan, où elles suivent la direction des vents variables et des courans pendant les mois de juin, de juillet et d’août. Ces montagnes augmentent en masse plutôt qu'elles ne diminuent, parce qu’à l’exception de quatre ou cinq points de leur circonférence, elles sont entourées de glaces plus minces, à la distance de plusieurs centaines de lieues, et que, le pays étant d’ailleurs couvert de neige pendant toute l’année, l’eau y est presque toujours extrêmement froide dans le cours des mois d’été. Les glaces plus minces, qui remplissent presque entièrement les détroits et les baies, et qui hors de là couvrent l’Océan, le long de la côte, jusqu’à plusieurs lieues, ont de quatre à dix brasses d’épaisseur, et refroidissent tellement l’air, qu’il se fait un accroissement continuel aux montagnes de glace, par l’eau de la mer qui ne cesse point de les arroser, et par les brouillards humides, qui, ne discontinuant presque point, tombent en forme de petite pluie, et se congèlent en tombant sur la glace. Ces montagnes ayant beaucoup plus de profondeur dans l’eau que de hauteur sur la surface de la mer, la force des vents ne peut avoir beaucoup d’effet pour les mouvoir ; quoique soufflant du nord-ouest pendant neuf mois de l’année, il les pousse vers un climat plus chaud. Leur mouvement est si lent, qu’il leur faut des siècles entiers pour faire cinq ou six cents lieues vers le sud. Elles ne peuvent donc se dissoudre que lorsqu’elles sont arrivées vers le 50°. de latitude, où elles s’élèvent peu à peu, en devenant plus légères, à mesure que le soleil consume et fait évaporer la partie exposée à ses rayons. Égède ne les croit que des morceaux de glace de la côte, qui tombent dans la mer, et qui s’y accumulent par degrés.

Le 8 juillet, les deux vaisseaux touchèrent aux îles de la Résolution. Un brouillard épais, qui leur en avait dérobé la vue, les aurait exposés à se briser sur la côte, si le temps ne s’était éclairci. Ils passèrent aux îles Savage, où ils virent paraître pour la première fois des petits canots remplis d’Esquimaux. Le 13 ils rencontrèrent quantité de glaces de cinq à dix brasses d’épaisseur, qu’ils ne passèrent point sans danger, du moins celles qui étaient serrées les unes contre les autres ; sur quoi l’on observe que rien n’est en effet si dangereux que de choquer avec beaucoup de force contre un grand glaçon, qui, lorsqu’il n’est pas brisé par le choc, fait le même effet que le contre-coup d’un rocher. Aussi les navires destinées aux mers glaciales sont extrêmement forts en bois, surtout de l’avant ; et cette précaution même ne suffit pas toujours pour les garantir. Il est fort aisé de s’apercevoir de l’approche de ces glaces : la température de l’air change dans l’instant ; c’est-à-dire que, de chaud qu’il était, il devient extrêmement froid. D’ailleurs elles s’annoncent ordinairement par des brouillards très-épais, mais si bas, que souvent ils ne s’élèvent pas au-dessus des mâts du vaisseau. Il est ordinaire aussi de voir la glace élevée par la réfraction de l’air de six degrés pour le moins au-dessus de l’horizon ; ce qui la fait découvrir de fort loin. On est quelquefois obligé de s’amarrer aux gros glaçons pour se dégager des petits, qui cèdent plutôt aux vents et aux courans. Il se trouve sur ces grosses masses des creux remplis d’eau fraîche, qui forment comme de petits lacs, où les équipages ne manquent point de remplir leurs tonneaux ; mais ils se gèlent presque toutes les nuits, surtout lorsque le vent vient du nord. Le 18 on eut beaucoup d’éclairs et de tonnerre, phénomène toujours rare dans ces mers, et dont Ellis attribue la rareté aux aurores boréales, qui, n’y étant pas moins fréquentes en été qu’en hiver, enflamment et dispersent les vapeurs. Après beaucoup d’embarras pour traverser les glaces, on trouva la mer nette, le 30, devant l’île de Salisbury, presqu’à l’entrée occidentale du détroit d’Hudson. Ellis conseille, pour éviter les glaces dans ce détroit, de diriger la route fort près de la côte nord. Il a constamment observé que ce côté est beaucoup moins embarrassé que le reste du détroit ; ce qu’il n’attribue pas moins aux courans partis des grandes ouvertures de la côte nord qu’aux vents qui soufflent ordinairement de ce côté.

Le 2 août on doubla le cap Diggs. Le 11 on côtoya la terre qui est à l’est du Wellcome, par le 64°. Le vent n’ayant pas permis de suivre long-temps la côte, on ne fit que louvoyer jusqu’au 19, où la première terre qui se présenta fut l’île de Marbre. Ellis se mit dans une barque longue pour faire ses observations. Il vit plusieurs ouvertures considérables à l’ouest de cette île ; le flux venait du nord-est, le long de la côte.

La saison étant déjà trop avancée pour le grand objet de l’entreprise, on prit, à la pluralité des voix, la résolution de passer l’hiver dans la baie d’Hudson. Pour le choix du quartier, tous les avis s’accordèrent en faveur du port de Nelson, comme celui qui se trouvait le plus tôt dégagé des glaces au printemps, et qui offrait d’ailleurs en abondance du bois, du gibier, et tout ce qui était nécessaire à la conservation de l’équipage. Mais on ne prévoyait pas que le gouverneur, oubliant ce qu’il devait à l’intérêt national, et ne consultant que celui de sa Compagnie, emploierait tous ses efforts pour causer la perte des deux vaisseaux. Une tempête, qu’ils essuyèrent le 25 août, ne les empêcha point d’arriver le 26 à l’embouchure du bras méridional de la rivière des Haies. Dans le dessein de gagner un mouillage, situé à sept lieues du fort d’York, ils continuèrent leur route, après avoir fait élever des marques propres à les conduire par-dessus des bas-fonds. La Californie passa fort heureusement, mais le Dobbs échoua sur le sable, et le gouverneur se hâta d’envoyer une chaloupe pour abattre toutes les marques. C’était néanmoins la seule ressource qui pût sauver la galiote. En vain lui fit-on représenter l’indignité de cette action ; les marques furent abattues ; et ses gens n’en dissimulèrent point le motif. Cependant la galiote fut remise à flot, et parvint à mouiller près de la Californie ; mais ce début fit pressentir aux deux équipages ce qu’ils avaient à craindre de la part du gouverneur. Dès le jour suivant il joignit les menaces à la perfidie. Ensuite, voyant qu’elles ne servaient qu’à faire abandonner aux deux vaisseaux le dessein d’hiverner au port de Nelson, et qu’ils paraissaient chercher un autre poste dans la rivière des Haies, il revint à l’artifice. « Tout fut employé, dit Ellis, pour nous persuader de mettre nos vaisseaux au-dessous du fort dans un lieu ouvert à la mer, où, suivant toute apparence, ils auraient été bientôt mis en pièces par les flots ou par les glaces. Il était si résolu de nous faire périr, qu’après avoir vu ses propositions rejetées, il envoya bien loin dans les terres tous les Indiens du pays dont la principale occupation est de tuer et de vendre des bêtes fauves et des oies pour nous priver inhumainement de ce secours. »

Malgré l’appréhension d’un triste avenir, les deux vaisseaux remontèrent la rivière des Haies le 3 septembre, et cherchèrent une anse pour s’y mettre à couvert. Ils en trouvèrent une cinq lieues au-dessus du fort d’York. Le temps fut employé jusqu’au 12 à les décharger. On commença par creuser un grand trou en terre, pour y garantir de la gelée la bière et les autres liqueurs ; ensuite, dans l’impossibilité de passer l’hiver à bord, chacun s’occupa de tout ce qui regardait sa conservation. Ces exemples de l’industrie humaine font toujours une peinture intéressante.

« Une partie des équipages fut d’abord employée à couper du bois pour le chauffage, et l’autre à bâtir des cabanes, peu différentes de celles du pays. Nous les fîmes d’arbres équarris d’environ seize pieds de long, inclinés les uns contre les autres, de sorte que, se touchant au sommet de la cabane, et se trouvant écartés par le bas, ils représentaient assez le toit d’une maison rustique. Nous remplîmes les intervalles d’un madrier à l’autre, de mousse fort pressée, que nous enduisîmes de terre glaise. Nous y fîmes des portes basses et étroites, un foyer au milieu, et directement au-dessus, un trou pour le passage de la fumée. Ces cabanes se trouvèrent fort chaudes.

» Il en fallait une plus grande pour la demeure des capitaines et des officiers. On choisit un lieu commode, et qui n’était pas même sans agrément ; ce fut une petite éminence entourée d’arbres, à demi-lieue de la rivière, et presqu’à même distance des vaisseaux. Nous avions devant nous, à quatre cents pas, un joli bassin d’eau nommé la Crique des Castors, qui formait la perspective d’un grand canal ; des bois de haute-futaie nous garantissaient des vents de nord et de nord-est. Je traçai le plan de l’édifice : il devait avoir vingt-huit pieds de long sur dix-huit pieds de large, et deux étages, l’un de six pieds de haut, et l’autre de sept. Les capitaines et quelques-uns des principaux officiers devaient occuper l’étage supérieur ; le reste était pour les officiers subalternes et les domestiques. J’avais ordonné la porte au milieu du frontispice, de cinq pieds de haut sur trois de large, et quatre fenêtres en haut, une dans la chambre de chaque capitaine, les deux autres aux deux extrémités, pour éclairer le passage et les petites chambres des officiers. Le faîte du toit ne devait être élevé que d’un pied au-dessus des murs, pour rendre l’écoulement des eaux plus facile, et pour tenir la maison plus chaude. Un poêle placé au milieu de l’édifice devait y répandre une égale chaleur. On abattit un grand nombre d’arbres ; on les mit en œuvre ; on scia des planches. Les murs furent composés de grosses poutres rangées l’une sur l’autre, avec de la mousse pour remplir les vides : elles furent clouées. En un mot la maison se trouva élevée, couverte et presque achevée le premier jour de novembre. »

» L’air était très-froid, quoiqu’en comparaison des autres hivers, le commencement de cette saison n’eût pas été rigoureux : elle ne s’était déclarée à la fin de septembre que par des pluies entremêlées de gros flocons de neige, et par des gelées de nuit, qui ne répondaient point à ces terribles relations qui font l’effroi des lecteurs. Le 5 octobre, l’anse eut beaucoup de glaces. Elle fut tout-à-fait prise le 8. On eut jusqu’au 30 tantôt de la gelée, tantôt un temps assez doux. Le 31, la rivière était prise entièrement, et les deux équipages commencèrent à juger des hivers de la baie d’Hudson. Le 2 novembre, on ne put se servir de l’encre qui gelait au coin du feu, et la bière, qu’on avait réservée en bouteilles, se trouva gelée en masse, solide, quoiqu’elle fût enveloppée d’étoupes et tenue dans un lieu fort chaud. Le 6 on sentit un froid insupportable. Alors les équipages furent distribués dans les cabanes, et les officiers prirent possession de leur édifice. Il fut baptisé, à la manière des marins, sous le nom d’Hôtel de Montaigu. On crut devoir cet honneur au duc de ce nom, qui s’était vivement intéressé au succès de l’entreprise.

» Nous commençâmes, raconte Ellis, à prendre nos habillemens d’hiver. C’était une robe de peau de castor, qui allait jusqu’aux talons, avec une fourrure en dedans, deux vestes dessous, un bonnet et des mitaines de la même peau, doublés de flanelle, une paire de bas esquimaux par-dessus les nôtres, c’est-à-dire, de peau et montant jusqu’au milieu de la cuisse, avec des souliers de peau d’élan préparée, dans lesquels nous portions encore deux ou trois paires de gros chaussons. Une paire de souliers à neige rendait cet habillement complet : ils ont environ cinq pieds de long sur un pied de large. C’est proprement la mode des Indiens du pays, qui l’ont communiquée aux Anglais ; et rien n’est effectivement plus propre à les garantir de la rigueur du climat. À l’exception d’un petit nombre de jours, nous pouvions tenir tête, avec cette défense, au plus grand froid de l’hiver.

» La chasse des lapins et des perdrix étant notre principale ressource, tout le monde s’employait à cet exercice. Pour celle des lapins, on coupa quantité d’arbrisseaux et de buissons dont on fit des haies de deux pieds de haut, en laissant de distance en distance de petits trous pour leur passage : on mit dans chaque trou un fil d’archal, dont le bout était attachée à l’extrémité d’une longue perche ; de sorte que le lapin qui se prenait dans le trou ne commençait pas plus tôt à se débattre, que la perche s’élevait et le soutenait étranglé à deux ou trois pieds de terre. Cette méthode était d’un double avantage ; non-seulement elle nous fournissait beaucoup de gibier, mais elle le garantissait aussi de divers animaux qui nous l’auraient enlevé. »

Les fortes gelées avaient commencé avec le mois de novembre : elles continuèrent jusqu’à la fin du mois, avec cette différence qu’elles étaient plus ou moins vives, suivant les variations du vent. Le vent d’ouest ou du sud les rendait assez supportables ; mais elles devenaient terribles lorsqu’il tournait au nord-ouest ou au nord. Souvent elles étaient accompagnées d’une espèce de neige aussi menue que du sable, que le vent emportait en forme de nuée d’une plaine à l’autre. Il est dangereux de s’y trouver exposé, parce qu’elle est ordinairement d’une épaisseur qui ne permet de rien voir à vingt pas. Elle ne laisse pas non plus la moindre trace de chemin. Cependant Ellis avoue que cet énorme froid ne se fait sentir que quatre ou cinq jours par mois. C’est toujours au temps de la nouvelle et de la pleine lune, qui a généralement une forte influence sur le temps dans cette contrée. Les tempêtes y sont alors effroyables, surtout avec le vent du nord-ouest, qui règne assez ordinairement en été, mais presque sans cesse en hiver. Avec les autres vents, quoique les gelées soient aussi très-fortes, il fait souvent beau ; et comme ils varient beaucoup, l’air est presque toujours assez tempéré pour la promenade et pour la chasse. Les équipages commencèrent vers la fin de décembre à tirer des deux vaisseaux diverses provisions dont ils avaient fait peu d’usage au commencement de l’hiver. Ils se servaient, pour les transporter sur de petits traîneaux, des chiens du pays, qui ressemblent assez à nos mâtins, mais qui n’aboient jamais, et qui ne font que gronder lorsqu’on les irrite. Ils sont naturellement dociles. Les Anglais, qui en tirent beaucoup d’utilité, les nourrissent comme leurs domestiques.

Les fatigues de l’hiver ne diminuant point l’attention des Anglais pour leur entreprise, ils tinrent, avant la fin de décembre, un grand conseil, où l’on proposa d’élever et de garnir d’un pont la chaloupe, pour l’employer à la découverte. Cette ouverture fut applaudie. Il parut même étonnant que, dans les anciens voyages, on n’eût pas conçu qu’il était trop dangereux de faire avec les vaisseaux des recherches près de la côte, dans une mer orageuse, par des temps variables et des brouillards fort épais, entre des glaces, des terres entrecoupées, des îles, des rochers et des bancs de sable, sans connaître les ports, les marées, les courans, ni la direction des côtes. On s’exposait infiniment moins avec une petite embarcation qui pouvait raser partout la côte, du moins à peu de distance, et qui ne risquait rien à s’engager entre les rochers, ni à passer par les bancs de sable, où des vaisseaux d’une certaine profondeur étaient dans un péril continuel de se perdre. D’ailleurs, en supposant la chaloupe échouée, on était sûr de pouvoir la mettre à flot ; et quand elle serait venue à périr, le vaisseau était toujours une retraite certaine pour l’équipage. Ellis assure que cette seule idée de connaître une ressource dans le besoin, augmenta le courage des Anglais, et leur donna même une espèce de témérité dans tous les dangers. La chaloupe devint si précieuse, qu’on résolut aussitôt de la tirer à terre, sur le bord de l’anse, et de bâtir au-dessus une cabane, qui fut couverte de voiles avec un foyer au centre, pour la conserver en état de recevoir un pont au retour du printemps. Cette occupation dura sans relâche pendant trois ou quatre mois qu’on eut encore à passer dans les souffrances.

Le mois de mars donna successivement tous les temps qui sont propres au pays dans le cours de l’année ; c’est-à-dire qu’on eut des jours tantôt extrêmement, chauds, tantôt aussi froids qu’en hiver. La neige fondit partout où le soleil faisait tomber ses rayons, et vers la fin du mois l’herbe commençait à pousser dans les lieux exposés au sud. Insensiblement les rivières et les plaines se couvrirent d’eau, et l’on craignit à la fin que, les glaces se rompant tout d’un coup, l’anse même ne mît pas les vaisseaux bien à couvert. Ellis donne l’explication de ce danger. Lorsque les chaleurs devancent la saison dans les pays qui bordent la baie d’Hudson, les neiges fondent dans les parties méridionales ; et les eaux, formant des torrens rapides, rompent les glaces avant qu’elle soient entièrement amollies. Ces flots s’écoulent jusqu’à ce qu’ils rencontrent quelque résistance qui soit capable de les arrêter ; mais, s’accumulant bientôt, ils rompent tout obstacle par leur poids ; ils inondent les terres voisines, ils emportent les arbres, les rivages même, et tout ce qui s’oppose à leur violence. C’est ce qu’on nomme un déluge, et ce qui rend fort dangereux pour un vaisseau tous les mouillages d’hiver qui ont un courant. Mais le mois d’avril s’annonça d’une manière qui délivra les Anglais de cette crainte. Le vent se mit peu à peu au nord-est, et leur amena, avec beaucoup de neige et de grêle, une assez forte gelée. Ensuite, l’air s’étant fort adouci le 18, ils eurent une pluie douce, d’autant plus agréable qu’ils n’en avaient pas eu depuis six mois. Les oiseaux du pays reparurent avec quantité d’autres de toutes les espèces communes dans les pays septentrionaux. Ellis ne nomme point celle qui passait souvent en volées nombreuses, « noirâtre, dit-il, et fort laide en apparence, mais qui compensait par son ramage le désagrément de sa figure. » Enfin la chaleur arriva le 6 mai, et l’anse était déjà dégagée des glaces qui s’étaient perdues peu à peu, quoique la rivière fût encore prise.

La chaloupe, à laquelle on avait travaillé depuis l’adoucissement de l’air, était achevée. Elle fut mise à l’eau ; et les deux équipages, concevant les plus grandes espérances des recherches qu’elle allait faciliter, lui donnèrent le nom de la Résolution. Le 16 les glaces de la rivière des Haies furent emportées par le courant. On mit aussitôt les deux vaisseaux en état de descendre la rivière avec le secours des hautes marées, qui les garantirent des sables. Cependant ils furent arrêtés par d’autres obstacles jusqu’au 24 juin, qu’étant arrivés jusqu’à l’embouchure de la rivière, ils firent voile vers le nord ; quantité de glaces dont ils furent accompagnés jusqu’au nord du cap Churchill ne les empêchèrent point de passer avant le dernier jour du mois l’île de Centry, qui est par le 61° 40′ de latitude.

Ce fut le premier juillet que la Résolution, chargée de provisions nécessaires à dix hommes pour deux mois, fut employée à sa destination. Le capitaine Moore et Ellis s’y embarquèrent avec huit hommes pour visiter les ouvertures des côtes, après être convenus d’un rendez-vous à l’île de Marbre, où leur vaisseau devait attendre. Ici, comme dans les autres courses de la Résolution, le journal change ; et, pour éviter la confusion, cette différence nous oblige de faire parler Ellis.

« Nous prîmes, dit-il, vers la côte, où pendant la nuit nous amarrâmes aux glaces. Le lendemain nous eûmes à traverser quantité de gros glaçons qui joints aux bas-fonds et aux rochers, rendaient le passage fort dangereux. Les Esquimaux des côtes, qui sont au nord des établissemens de la Compagnie, se montrèrent quelquefois en troupes de quarante ou cinquante, sur les hauteurs des îles, avec des signes par lesquels ils semblaient nous appeler ; mais nos vues n’ayant point de rapport au commerce, nous nous avançâmes sans leur répondre jusqu’à l’île Knight, par le 62° 2′, où nous passâmes la nuit à l’ancre. La haute marée y montait de dix pieds. Le 3 nous fîmes beaucoup d’efforts pour nous approcher de la côte occidentale où nous avions découvert une ouverture fort large. Le mauvais temps, et la grosseur des glaçons dont nous étions environnés de toutes parts nous forcèrent de retourner à l’île Knight. La mer beaucoup plus calme et l’air plus serein nous laissèrent voir plusieurs îles le 5, telles que Biby, Merry, John, etc., qui sont remplies de rochers sans arbres, et sans autre herbe qu’un peu de cochléaria, avec quelques plantes communes dans le Groënland et la Laponie. Ces îles, et généralement toutes celles de la côte, offrent des monceaux de pierres dont on ignore l’origine et l’usage, quoiqu’ils soient connus des navigateurs anglais depuis qu’ils visitent cette contrée.

Le 5 nous nous avançâmes au sud de l’île Biby, dans l’espoir d’entrer par l’ouverture dont nous avions tenté inutilement d’approcher. Nous ne fûmes pas plus heureux. Des glaçons d’une immense étendue que les flots y poussaient, et qu’ils faisaient sortir alternativement, nous firent juger cette entreprise impossible. Après avoir poussé au nord jusqu’au 62° 12′, nous primes au nord-ouest ; et, traversant quantité de bancs entre plusieurs îles fort basses, nous entrâmes dans la baie de Nevill, que nous reconnûmes pour la même où nous avions vainement tenté de passer du côté méridional de l’île Biby. Elle est couverte de cette île, qui en est à cinq lieues au sud-est ; elle est spacieuse, et nous nous convainquîmes qu’elle se termine par une rivière assez large qui descend de l’ouest. Le continent qui l’environne s’élève en pente douce, et n’offre que des rochers bas et unis couverts de mousse, avec peu de plantes.

« Le 8, nous entreprîmes de visiter la côte du Nord ; mais, en repassant les bancs de sable, nous fûmes jetés par la marée sur une chaîne de rochers, où nous crûmes notre perte inévitable. Dans cette dangereuse situation, nous dûmes notre salut aux Esquimaux de cinq ou six canots, qui s’approchèrent de nous avec des côtes de baleine. Ils parurent fort touchés de notre malheur ; et loin d’en tirer le moindre avantage, ils nous rendirent d’importans services. Non-seulement ils ne s’éloignèrent point jusqu’à ce que la marée nous eût remis à flot, mais un vieillard qui paraissait connaître ces écueils, se mit devant nous avec son canot, et nous servit de guide sur tous les bas-fonds. Ainsi tout ce qu’on lit du caractère de ces peuples dans les relations françaises, et dans quelques-unes des nôtres, ne s’accorde point avec le témoignage que nous sommes obligés de rendre à leur humanité.

» Nous n’eûmes pas moins d’admiration pour leur industrie. Au défaut de fer, leurs arcs, leurs flèches et leurs harpons sont garnis de dents, d’os ou de cornes d’animaux marins, dont ils se font même des haches, des couteaux et d’autres ustensiles. On aurait peine à se figurer avec quelle adresse ils savent tirer parti de matériaux si peu convenables à ces usages. Leurs aiguilles sont de la même matière ; elles servent à coudre fort proprement leurs habits, qui ne diffèrent point de ceux des habitans de la baie d’Hudson. Cette ressemblance, et celle de leurs langues et de leurs usages, peuvent faire conclure qu’ils sont originairement d’une même nation ; mais ceux dont je parle sont généralement plus industrieux, plus affables et mieux policés. Leurs femmes ne garnissent point leurs bottines de fanons de baleine comme celles des autres Esquimaux. Les bonnets diffèrent aussi pour les deux sexes : ils sont composés d’une peau de queue de buffle, qui leur pend sur le visage, et qui leur donne réellement un aspect terrible, mais qui leur est d’une extrême utilité contre diverses sortes de mouches dont ils ne peuvent se garantir autrement. Cette coiffure qu’on voit à leurs enfans mêmes, pendant que leurs mères les portent sur le dos, donne l’air barbare aux plus doux et aux plus pacifiques de tous les humains. Lorsqu’ils se mettent en mer pour la pêche, ils emportent avec eux, dans leur canot, une vessie pleine d’huile, dont ils boivent par intervalles, avec autant de délices que nos marins boivent de l’eau-de-vie. Nous avons quelquefois vu qu’après avoir vidé leur vessie, ils la tiraient voluptueusement entre leurs lèvres. C’est apparemment l’expérience qui leur a fait reconnaître les effets salutaires de cette huile dans un climat qui n’est jamais sans rigueur. On s’est persuadé en Europe que ces peuples vivent sous terre pendant l’hiver ; mais c’est une tradition absolument fausse, et démentie par tous ceux qui ont visité leur pays. La plus grande partie n’est qu’une chaîne de rochers ; et, quand le terrain de quelques vallées aurait assez de profondeur, il est constamment gelé, aussi dur que le rocher même, et peu propre par conséquent aux habitations souterraines.

» Après avoir reconnu que nous devions la vie aux Esquimaux, nous gouvernâmes vers l’est ; et le 9 juillet nous mouillâmes devant l’île des Morses, ainsi nommée de la multitude de ces animaux qu’on y rencontre toujours. Comme c’est la plus orientale de celles dont nous nous étions approchés, et la moins visitée des sauvages, parce qu’elle est la plus écartée de leurs routes, il ne faut pas chercher d’autre cause de ce prodigieux nombre de morses, qui s’assemblent dans un lieu si désert pour y faire leurs petits. La même raison sans doute y amène d’immenses volées d’oiseaux de mer.

» Le 10, nous rasâmes la côte entre quantité de gros glaçons qui flottaient autour de nous, et nous arrivâmes à Whale-Cove par le 62° 30′ de latitude. Une baie que nous découvrîmes à l’ouest nous offrit plusieurs petites îles, d’où nous vîmes bientôt venir vers nous quelques sauvages. Nous observâmes que l’abondance de la pêche leur faisait choisir ordinairement les îles les plus désertes, pour y fixer leur demeure pendant l’été. Le capitaine ayant souhaité de descendre dans une des îles, je l’accompagnai avec deux hommes dans une petite chaloupe qui ne nous servait qu’à cet usage. À peine fûmes-nous à terre, que nous nous vîmes environnés d’une vingtaine d’Esquimaux, presque tous femmes ou enfans, qui se promenaient paisiblement sur la côte pendant que les hommes étaient à la pêche. Le dessein du capitaine était de monter sur les hauteurs de l’île, pour y découvrir de cette élévation quelque nouvelle ouverture : les Esquimaux n’y mirent aucun obstacle ; mais, après d’inutiles observations qui nous convainquirent pourtant que la marée de la baie venait de l’est, nous retournâmes à bord.

» Le 11, ayant remis à la voile, nous arrivâmes le même jour près d’une pointe, à 62° 47′ de latitude, d’où nous découvrîmes une large ouverture qui s’étendait vers l’ouest, et que je nommai la baie de Corbet. Cependant deux raisons nous ôtèrent l’envie d’y entrer : l’une, que la marée y venait de l’est ; et l’autre, que le capitaine Moore crut voir le fond de la baie. Nous y fîmes quelque trafic avec les Esquimaux, qui sont ici fort nombreux, et nous recueillîmes quantité d’eau fraîche dans les cavités des rochers, où elle s’amasse par la fonte des neiges. Enfin nous retournâmes à nos vaisseaux, que nous trouvâmes le 13 à l’ancre, dans une assez bonne rade, entre l’île de Marbre et le continent. Pendant notre absence, Smith, capitaine de la Californie, avait entrepris de visiter la baie de Ranking, qui était à quatre lieues de leur mouillage vers l’ouest. Trente lieues qu’on y fit par différentes routes apprirent non-seulement que cette ouverture se termine en baie, mais qu’elle est remplie de rochers et de bancs de sable. Le jour même de notre retour, les deux chaloupes furent envoyées à la découverte le long de la côte, entre le cap Jalabert, par le 64° 15′ de latitude ; et le cap Fallerton, par le 64° 15′. »

Ellis étant rentré à bord, les deux vaisseaux levèrent l’ancre le 14, et la route fut dirigée vers le nord. Tout le jour suivant on eut à traverser des glaçons épais, qui, fermant enfin le passage, obligèrent les Anglais de s’amarrer aux plus gros. La mer fut libre le 16 ; mais on se vit bientôt arrêté par quantité de rochers et de sables, qui s’étendent fort loin en mer, et que la marée laisse à sec. Les glaces étant revenues le 18, on fut réduit à louvoyer avec beaucoup de difficulté, quoique avec l’apparence de retrouver plus facilement par cette voie les deux chaloupes, pour lesquelles on n’était pas sans inquiétude. Les deux vaisseaux se séparèrent même pour les chercher.

Ellis s’approcha de terre dans la pinasse par le 64° de latitude, sous un cap auquel il donna le nom de cap Fry, à l’honneur du chevalier Fry, un des chefs du comité. Dans son passage il rencontra un grand nombre de baleines qui se débattaient contre la côte ; ce qui ne l’empêcha point de faire sonder la marée. Il trouva que le flux venait du nord, et qu’il montait sur la côte environ dix pieds. La côte est d’une pente douce ; mais elle s’élève beaucoup. À quelque distance, les collines paraissaient rougeâtres et fort unies, mais absolument stériles. Dans les vallées, le terrain est noirâtre, et produit une herbe assez longue, mêlée de quelques plantes, dont les unes portent des fleurs jaunes, d’autres des fleurs bleues et rouges, surtout une sorte de vesce, qui croît en abondance sur le bord des étangs. Ellis remarqua aussi plusieurs lits de sable couverts d’une herbe de fort bon goût, qui ressemble à du mouron, et d’une grande quantité de cochléaria un peu différent pour la forme, et d’un goût plus piquant que le nôtre. Il vit aussi plusieurs troupes de bêtes fauves qui broutaient sur les collines. À son retour, il observa dans le passage que l’eau était extrêmement trouble, chargée de ce que les marins nomment pâture de baleines, et de petites parties d’une espèce de gelée noire, à peu près de la grosseur de nos plus fortes mouches. L’algue marine est ici d’une prodigieuse longueur. Ellis croit ces remarques d’autant plus singulières que , dans un climat si rigoureux, on voit peu de végétaux sur les côtes.

Lorsqu’il fut rentré à bord, on mit à la voile pour chercher les deux chaloupes, sans lesquelles on ne pouvait espérer de pousser plus loin les découvertes. La saison commençait à s’avancer ; et depuis trois jours de séparation, les deux vaisseaux ne s’étaient pas encore rejoints. Cependant ils se rencontrèrent le lendemain. Le conseil, après une longue délibération, résolut alors que les chaloupes ne seraient attendues que jusqu’au 28, et que dans l’intervalle l’un des deux vaisseaux ferait route au sud jusqu’au 64° et l’autre au nord jusqu’au 65. Entre diverses mesures qu’on prit pour retrouver les chaloupes, les pinasses des deux vaisseaux furent dépêchées, avec ordre d’élever au cap Fry une perche au pied de laquelle on enterrerait une lettre qui contiendrait des instructions, et d’amarrer à demi-lieue de la côte un gros tonneau dans l’endroit où l’on jugea que les chaloupes devaient passer. Ce tonneau portait aussi sous un pavillon une lettre où le cap Fry leur était donné pour rendez-vous.

Avec ces précautions, le Dobbs fit route au nord, et la Californie au sud. Ellis descendit à terre avec six hommes, par le 65° 5′, sur la côte occidentale du Wellcome, pour examiner la marée. Il trouva, dit-il, qu’elle venait encore du nord. Les terres diffèrent peu de celles du cap Fry, excepté qu’elles paraissent plus élevées. Il rencontra ici, comme sous ce cap, quantité de baleines noires : sur quoi il observe qu’on y pourrait établir une pêche d’autant plus avantageuse pour sa nation, que le Wellcome est moins embarrassé de glaces que le détroit de Davis ou les côtes du Spitzberg, et que l’eau y est moins profonde ; « deux points, dit-il, d’une extrême importance, et reconnus tels par ceux qui connaissent la nature de cette pêche. » Il retourna le même jour à bord.

Le 26, le Dobbs, ayant repris la route du cap Fry, eut la satisfaction d’y trouver la Californie avec les deux chaloupes, qu’elle avait rencontrées par le 64° 10′. Les officiers de ces deux chaloupes rapportèrent qu’à 64° de latitude, et 82 de longitude, ils avaient trouvé, le long de l’île de Marbre, une ouverture dont l’entrée avait trois ou quatre lieues de large ; mais que, s’y étant avancés l’espace de huit lieues, ils lui en avaient trouvé six ou sept de largeur ; que jusque-là leur route avait été nord-nord-ouest à la boussole, et que de là il avait fallu tourner plus à l’ouest ; qu’ayant poussé dix lieues plus loin, ils avaient trouvé que ce bras de mer se rétrécissait jusqu’à quatre lieues ; qu’ensuite ils avaient remarqué que les côtes recommençaient à s’ouvrir ; mais qu’ils avaient perdu courage en voyant que l’eau, de salée, profonde et transparente qu’ils l’avaient eue jusqu’alors, avec des côtes escarpées et des courans fort rapides, devenait plus douce, plus trouble et moins profonde.

Ces lumières, quoique imparfaites, parurent fort importantes à Ellis. Gardons-nous de supprimer ses réflexions. « Il est très-vraisemblable, dit-il, que cette ouverture a de la communication avec quelque grand lac du continent, qui en a peut-être avec le grand Océan occidental. Une des circonstances que les officiers des chaloupes observèrent en montant, c’est que le courant du reflux était plus fort que celui de la Tamise, pendant dix heures des douze, quoique dans une eau de plusieurs lieues de large. Le flux, survenant ensuite, arrêtait tout-à-fait l’eau pour les deux dernières heures. En second lieu, quoiqu’on ne puisse assurer positivement qu’il se trouve un passage en cet endroit, je crois pouvoir dire avec vérité qu’aucune apparence n’y est contraire. Il est vrai que le changement de l’eau salée en eau douce paraît faire conclure, à la première vue, contre le passage ; mais si par hasard cette eau n’avait été douce qu’à sa surface, cette conclusion aurait peu de force, puisqu’on était alors dans la saison des fontes des neiges, dont les eaux découlaient de toutes les parties des terres ; et que par conséquent il n’était pas plus étrange de trouver la surface de la mer adoucie qu’il ne l’est de voir la même chose, après les mois pluvieux, dans la mer Baltique et sur les côtés occidentales d’Afrique. Enfin, quoiqu’il soit certain que le courant de la marée venant de l’ouest est une preuve directe et incontestable de la réalité d’un passage à quelque autre océan, il ne s’ensuit pas que le courant venant de l’est soit une preuve du contraire, puisqu’on sait que, dans le détroit de Magellan, les marées des deux océans se rencontrent de même. D’ailleurs de fortes raisons font prévoir que la même chose doit arriver, si l’on parvient jamais à la découverte d’un passage au nord-ouest. »

Les deux vaisseaux se trouvaient si proches du détroit de Wager, qu’avec la certitude qu’on avait d’un autre côté que, dans le Wellcome, la marée ordinaire vient du nord, les deux capitaines se crurent obligés de faire toutes les recherches possibles sur ce détroit ; c’est-à-dire, de vérifier si c’est en effet un détroit, ou si ce n’est qu’une rivière d’eau douce. Ils ne purent y entrer que le 29. Ce qu’on nomme le détroit de Wager est situé, par cette dernière observation, à 65° 33′ de latitude, et 88° de longitude de Londres. À son entrée il a au nord le cap de Montaigu, et au sud le cap de Dobbs : sa partie la plus étroite est à cinq lieues ouest de ce dernier cap, et n’a pas moins de cinq lieues de large. Le courant de la marée y a toute l’impétuosité des eaux d’une écluse. Ellis assure que celui des hautes marées parcourt huit à neuf lieues dans une heure. « Quand nous fûmes arrivés, dit-il, à ce dangereux endroit, nous ne fûmes plus maître de nos vaisseaux, et le courant fit faire quatre ou cinq tours à la Californie, malgré les efforts de l’équipage pour l’arrêter. On fut étonné de l’agitation de la mer ; elle bouillonne, elle forme des tourbillons avec autant d’écume qu’un amas de torrens rompus par quantité de rochers ; ce qui ne paraît venir néanmoins que de ce que le canal est ici fort étroit à proportion de la masse énorme d’eau qu’il reçoit. Quantité de gros glaçons venant du Wellcome y entrèrent avec nous, et quoique nous fussions déjà fort avancés, ils furent tantôt poussés bien loin devant nous, tantôt rejetés en arrière par l’action irrégulière des courans. Nous passâmes environ trois heures dans cette violente situation ; mais ayant enfin passé l’anse Savage, où le canal devient plus large et la marée plus rapide, nous nous y trouvâmes plus à l’aise. Cette anse est formée par une chaîne de petites îles qui s’étendent le long de la côte septentrionale. »

Le 30 juillet on passa le Deer-sound ; ensuite on découvrit bientôt une retraite sûre pour les vaisseaux entre plusieurs îles fort élevées et remplies de rochers qui les peuvent mettre à couvert de tous les vents. Cet endroit fut nommé le port de Douglas, à l’honneur de deux actionnaires. On y amarra les deux bâtimens sur quinze à dix-huit brasses d’eau ; et dans un conseil on délibéra sur la manière la plus prompte de reconnaître avec certitude si le canal où l’on se trouvait était une rivière, un détroit ou une baie. La conclusion fut que les vaisseaux se retireraient au port Douglas ; et que dès le lendemain les deux chaloupes entreprendraient cette recherche. Cependant on résolut aussi que, pour ne pas retenir les vaisseaux plus long-temps qu’ils ne pouvaient l’être sans danger, ils feraient route pour l’Angleterre le 25 août, si les deux chaloupes n’étaient pas revenues pour ce terme.

Les capitaines, se chargeant eux-mêmes de l’entreprise, mirent à la voile le 31 juillet, chacun dans la chaloupe de son vaisseau, accompagnés de quelques officiers et d’un nombre suffisant de matelots. C’est dans les termes d’Ellis qu’on présente une expédition à laquelle il eut la principale part.

« Nous tînmes avec un vent frais la route du nord-ouest à l’ouest, jusqu’à ce que la largeur du canal se trouvât diminuée de dix lieues à une. Alors, vers le soir, nous fûmes alarmés par un bruit affreux qui ressemblait à celui d’une prodigieuse chute d’eau, sans aucune marque qui pût nous faire découvrir d’où il venait. On prît aussitôt le parti de jeter l’ancre et d’envoyer quelques hommes à terre. Je me mis du nombre. Mais, en arrivant à la côte, nous la trouvâmes hérissée de rochers et fort escarpée. L’obscurité de la nuit, qui nous la déroba presque aussitôt, nous força de retourner à bord. Cependant je puis dire qu’en peu d’instans nous eûmes le plus terrible spectacle qu’on puisse jamais s’imaginer. Des rochers immenses, qui semblaient brisés dans leurs masses, pendaient de toutes parts sur nos têtes. Dans plusieurs endroits, des cascades d’eau tombaient d’une crevasse à l’autre ; d’un autre côté on apercevait des glaçons d’une grosseur et d’une longueur démesurées, rangés les uns à côté des autres comme les tuyaux de grandes orgues. Mais rien ne nous causa tant d’effroi que de gros morceaux de rocs brisés que nous vîmes à nos pieds, et qui, détachés de leurs sommets par la force du froid, avaient roulé jusqu’à nous avec une violence inexprimable.

» Nous passâmes la nuit dans une mortelle inquiétude, et dès la pointe du jour nous retournâmes promptement à terre, où nous ne fûmes pas long-temps sans découvrir que le bruit que n’avions pas cessé d’entendre avait été causé par la force de la marée qui se trouvait arrêtée dans un passage fort étroit. La masse d’eau était prodigieuse et sa rapidité surprenante. Quoique nous fussions à cent cinquante lieues de l’entrée du canal, les eaux étaient transparentes et fort salées. La marée montait ordinairement de quatorze pieds et demi ; et dans la pleine et la nouvelle lune, la haute marée était à six heures. Nous vîmes distinctement que le canal s’ouvrait de cinq à six lieues derrière la cataracte, et s’étendait de plusieurs lieues à l’ouest. Ce fut alors que nous conçûmes de grandes espérances pour le passage. La première difficulté était de passer la cataracte ; niais l’ayant tenté, nous y trouvâmes moins de danger qu’on ne se l’était imaginé. J’en voulus courir les premiers risques, et je la passai dans un petit canot pendant sa plus grande force. Bientôt nous fûmes assures qu’on pouvait la passer sans péril. À demi-flux, les eaux inférieures étaient de niveau avec les supérieures, comme à demi-reflux celles d’en haut l’étaient avec celles du dessous ; et dans ces deux positions le passage était facile.

» Nous vîmes paraître ici trois Indiens qui nous abordèrent avec leurs canots, et dont les usages ne différaient point de ceux des autres ; mais leur taille était beaucoup moins haute, et nous remarquâmes avec étonnement qu’à mesure que nous avancions vers le nord, tout diminuait en grandeur. Les arbres mêmes ne devinrent à la fin que des arbrisseaux. Enfin, au-delà des 67° de latitude, nous ne vîmes plus de vestiges d’hommes. Ces Esquimaux nous parurent un peu timides, et nous étions vraisemblablement les premiers Européens qu’ils eussent vus ; mais, encouragés par nos caresses, ils entrèrent en commerce avec nous. On leur fit entendre que nous avions besoin de gibier, qu’ils appellent tekto dans leur langue : ils retournèrent promptement à la côte, d’où nous les vîmes revenir avec une bonne provision de diverses sortes de viandes séchées au feu, et quelques pièces fraîches de chair de bison. Nous eûmes à bon marché tout ce qu’ils avaient apporté.

» Le second jour d’août, nous passâmes la cataracte, au-dessus de laquelle la marée ne montait que de quatre pieds. Les deux côtés étaient fort escarpés, et nous ne trouvâmes point de fond avec une sonde de cent quarante brasses. On vit des baleines blanches et des morses. Mais nos gens n’en furent pas moins découragés par le goût de l’eau qui était presque douce. Pour moi, toujours persuadé que cette douceur n’était qu’à la surface, j’entrepris d’en convaincre tout le monde par une expérience fort simple. Une bouteille que je fis boucher soigneusement fut plongée à la profondeur de trente brasses, où, le plongeur ayant arraché le bouchon, elle se remplit d’eau, que nous trouvâmes aussi salée que celle de l’Océan atlantique, et nos espérances se ranimèrent. Mais ces flatteuses idées durèrent peu. Le 3, vers la nuit, les eaux tombèrent si subitement, que, pour découvrir le lendemain la cause, de cette étrange aventure, nous prîmes le parti de mouiller. À peine fit-il jour, qu’étant descendus à terre, nous montâmes sur des hauteurs qui n’étaient pas éloignées de la côte, et nous découvrîmes avec beaucoup de regret que ce prétendu détroit était terminé par deux petites rivières qui n’étaient pas même navigables, dont l’une venait d’un grand lac situé au sud-ouest, à quelques lieues de nous. Ainsi toutes nos espérances s’évanouirent à la fois, et notre seule consolation fut d’avoir levé tous les doutes sur la nature d’un golfe qui pouvait éterniser les disputes.

» Pendant vingt-quatre heures que nous passâmes sur cette plage, il nous vint plusieurs canots remplis d’Indiens qui nous apportèrent de la chair de bison et de saumon séchée. Nous achetâmes avec ces provisions plusieurs de leurs habits et de leurs arcs. Mais en vain nous efforçâmes-nous par nos signes de tirer d’eux quelque instruction sur la mine de cuivre et sur l’existence d’un autre océan du côté de l’ouest. Je leur traçai un dessin de la côte auquel ils ne comprirent rien, non plus qu’à nos questions. Il y avait entre eux un homme d’assez bonne mine, qui, sans être différemment vêtu, paraissait d’une nation différente, jusqu’à nous faire juger que les autres ne l’avaient amené que pour lui donner la satisfaction de nous voir. Moore s’imagina que ce pouvait être quelque prisonnier tombé entre les mains de ces sauvages ; et, faisant réflexion à l’envie extrême qu’ils marquaient de nous vendre tout ce qu’ils avaient apporté, il se flatta de pouvoir acheter cet homme, dans l’espérance d’en tirer quelques lumières qui auraient pu nous conduire plus loin. On leur offrit quantité de marchandises, avec des signes qu’ils parurent entendre ; mais ils s’obstinèrent à rejeter toutes nos offres. Nos barques levèrent l’ancre le 4 pour retourner vers les deux vaisseaux. Un vent très-impétueux nous fit perdre un homme qui fut emporté d’un coup de voile ; mais nous repassâmes heureusement la cataracte, et le 7 nous rejoignîmes nos bâtimens. »

Dans le chagrin d’être revenu sans succès, Thompson, chirurgien du Dobbs, insinua au conseil des doutes qui semblèrent mériter de l’attention. Le temps ayant été fort couvert et la mer très-haute, pendant que les deux barques, à leur retour, passaient assez loin de la côte du nord, était-il impossible qu’on eût passé devant quelque ouverture sans l’avoir remarquée, surtout sur une côte fort élevée, et dont les montagnes sont même doubles en plusieurs endroits, et séparées par de grands intervalles ? Ellis ne combattit point cette idée. « Cependant, dit-il, j’étais agité par des motifs différens, qui étaient plutôt les marées extrêmement hautes que nous avions observées ; car la marée, au port de Douglas, montait de seize pieds et demi perpendiculaires, tandis que, suivant le témoignage de Middleton, elle ne montait que de dix pieds au Deer-sound, quoique situé de huit où dix lieues plus près du Wellcome. D’ailleurs, le temps des hautes eaux arrivant plus tôt à la cataracte, quoique plus avancée de quatre-vingt-dix lieues vers l’ouest, j’avais peine à concilier ces circonstances, sans supposer à cet endroit quelque communication avec un autre océan. Ainsi mes propres réflexions eurent plus de force que les doutes du chirurgien pour me faire prendre parti en sa faveur. Nous joignîmes nos argumens au conseil. Les contestations furent vives, et finirent par la résolution de renvoyer une des chaloupes pour visiter de plus près la cote du nord. Ce fut la Résolution, c’est-à-dire celle du Dobbs, que le conseil chargea de cette recherche.

» Dans la même séance, ajoute Ellis, je fis valoir quantité de fortes raisons pour établir qu’il devait se trouver du côté du nord, dans une baie que Middleton a nommée Repulse-Bay, un passage à quelque autre océan. J’observai, par exemple, qu’à mesure qu’on avançait vers le nord, les marées étaient toujours plus hautes, et qu’elles arrivaient toujours plus tôt ; que de même la salure et la transparence de l’eau semblaient augmenter dans le Wellcome ; de sorte qu’on voyait le fond de la mer à la profondeur de douze à quatorze brasses ; que sans cesse on rencontrait une prodigieuse quantité de baleines sur les côtes, et qu’on y avait souvent remarqué que les vents de nord-ouest y causaient les plus hautes marées. De toutes ces preuves je conclus que l’un de nos deux vaisseaux devait partir incessamment pour la recherche de ce passage tandis que l’autre continuerait la sienne, et dans le parage où nous étions, et vers le sud, où l’on n’avait point encore pénétré. Mais plusieurs membres du conseil s’étant vivement opposés à ma proposition, elle fut rejetée à la pluralité des voix. »

Le 13, Ellis, Thompson et le premier contremaître partirent sur la Résolution pour chercher des ouvertures sur la côte du Nord. Ils rencontrèrent dans leur passage quantité de baleines noires, et surtout un prodigieux nombre de morses. Vers minuit, se trouvant comme enfermés entre la côte et les îles qui la couvraient, ils jetèrent la sonde, qui ne leur donna que la profondeur de trente brasses. La diminution de l’eau qui continuait toujours les fit mouiller sous une île. Le 14 ils allèrent à terre où, montant sur les hauteurs, ils découvrirent une ouverture qui s’étendait de plusieurs lieues au sud-ouest ; mais ils reconnurent en même temps que plusieurs lits de pierre qui la traversaient d’une rive à l’autre, et qui se montraient même en marée basse, ne leur permettaient pas d’avancer beaucoup plus loin. Au nord de cette ouverture, ils en virent une autre qui se terminait de même à trois lieues de son embouchure. Rien ne s’offrant au-delà, ils retournèrent le même jour à bord.

La saison n’était pas si avancée qu’elle ne laissât le temps de tenter encore quelques recherches. On prit unanimement la résolution suivante, qui mérite d’être rapportée dans les termes du conseil, parce qu’au jugement d’Ellis, elle contient plusieurs faits évidens et décisifs qui prouvent la réalité du passage.

« Au conseil tenu à bord du Dobbs, dans le port de Douglas, le 14 août 1747. Après avoir fait d’exactes recherches sur l’ouverture appelée communément rivière ou détroit de Wager, nous déclarons l’avoir trouvée entièrement bouchée de toutes parts, et sans communication avec aucun autre endroit que le Wellcome, et nous avons jugé par les marées extraordinaires, par l’étendue considérable, la profondeur et la salure des eaux, même à cinquante lieues de son embouchure, qu’elle doit être un bras du Wellcome. D’un autre côté, ayant trouvé que la marée monte extraordinairement sur la côte occidentale du Wellcome, principalement ici, ne sachant point encore d’où ces grandes eaux y arrivent, excepté que, dans tous les parages où nous avons observé la marée, nous avons trouvé qu’elle suit le cours de la côte en venant du nord, et que les eaux les plus hautes sont causées par les vents du nord-ouest. Voulant néanmoins savoir d’où elle vient, et jugeant que la connaissance de sa direction sur la côte orientale du Wellcome pourrait nous fournir quelques lumières, nous avons résolu de poursuivre nos recherches, autant que les vents et le temps nous le permettront, sur la côte opposée, de même qu’à Cary-Swan’s-nest, et partout ailleurs où nous pourrons espérer quelques lumières pour la découverte d’un passage nord-ouest. En foi de quoi chacun de nous a signé son nom. »

Le 15 août l’ancre fut levée, et les deux vaisseaux sortirent du port de Douglas. En entrant dans le Wager, ils rencontrèrent dans sa partie la plus étroite une marée très-violente qui les y arrêta plusieurs heures, quoique la sonde portât plus de huit brasses. Le 17, à leur arrivée dans le Wellcome, Ellis, et Metcalf, second contre-maître, s’embarquèrent ensemble pour exécuter la dernière résolution du conseil. La nuit étant tombée avant qu'ils pussent gagner la côte, et la marée commençant à se retirer, ils se virent obligés d’attendre la marée suivante. Dans l’intervalle, leur vaisseau, qui était resté en pleine mer, tira un coup de canon à chaque demi-heure ; mais, entraînés par le reflux ou par le vent à plusieurs lieues vers le nord, ils furent bientôt hors de la portée du bruit ; cependant leurs recherches commencèrent à la pointe du jour. La marée leur venait du nord, et montait d’environ quinze pieds. Les hautes marées de la pleine et de la nouvelle lune arrivaient un peu avant trois heures, un peu plus tôt qu’en pleine mer, sur la côte opposée.

« Après avoir fini nos recherches avec une ardeur qui nous avait emportés, nous commencâmes, dit Ellis, à sentir l’embarras que nous aurions à rejoindre, le vaisseau. Depuis que nous l’avions perdu de vue, il nous était impossible de savoir avec certitude par où nous devions le suivre. Le vent était fort impétueux, le temps obscur et chargé de neige. Notre barque était petite et profonde, la plupart de nos gens affaiblis par le scorbut ; en un mot, notre situation, était déplorable. Je m’efforçai d’encourager tous mes compagnons, en leur représentant que le meilleur parti était de remettre en mer pour chercher notre vaisseau, et que nous ne pouvions, sans une folle témérité, nous arrêter sur cette côte affreuse où nous n’avions pas vu la moindre trace d’hommes ni d’animaux, pas le moindre asile, ni même une goutte d’eau douce. On se laissa persuader. Je fis remettre aussitôt en mer, pour écarter les tristes réflexions sur les dangers qui nous menaçaient. Le vent ne fit qu’augmenter ; et la mer étant fort haute, nous prîmes tant d’eau, qu’il fallut travailler sans relâche à vider la chaloupe. Nous fîmes environ douze lieues en cet état. Enfin nous aperçûmes les deux vaisseaux, et nos travaux redoublèrent pour nous rendre à bord. Un moment plus tard, nous perdions toute espérance : à peine fûmes-nous arrivés, que, le vent ayant pris une nouvelle force, la mer s’éleva aux nues, et l’air devint si sombre, qu’on ne découvrait ni les vaisseaux ni la côte. Cet orage, qui venait du sud, nous arrêta dans le Wellcome jusqu’au 19 ; mais le vent ayant changé, nous mîmes à la voile aussitôt pour faire route vers le sud. Il continua de nous favoriser jusqu’au 21. Cependant nous passâmes à peu de distance de Cary-Swan’s-nest, sans en examiner les marées ; observation néanmoins qu’on avait jugée nécessaire au dernier conseil. À la vue du beau temps, qui semblait promettre quelque durée, on assembla le conseil à bord de la Californie, où l’on se détermina sur-le-champ à reprendre la route d’Angleterre. »

Telle fut la fin d’une expédition dont on avait conçu de si grandes espérances dans toute l’Europe, et surtout dans les pays maritimes, où l’on connaît mieux qu’ailleurs la nature et l’importance de ces entreprises. En regrettant qu’elle n’ait pas eu plus de succès, Ellis se console par l’idée qu’elle n’est pas tout-à-fait infructueuse. « Si nous n’avons pas trouvé de passage au nord-ouest, il est certain, dit-il, que, loin d’en avoir découvert l’impossibilité, ni rien qui combatte la réalité de son existence, nous avons rapporté en sa faveur des preuves fondées sur l’évidence, telles du moins qu’on peut l’exiger dans une recherche de cette nature, c’est-à-dire sur des faits incontestables et sur des expériences bien constatées, qui viennent concurremment à l’appui de la possibilité. »

On ne s’arrêtera point à suivre les deux vaisseaux dans leur retour par une route connue, qui ne peut plus offrir que des observations et des événemens ordinaires. Il suffit de remarquer qu’ils arrivèrent dans la rade d’Yarmouth le 14 octobre 1747, après un voyage de quatorze mois et dix-sept jours.

C’est un fait reconnu sans exception, que dans tous les pays de peu d’étendue, soit îles ou presqu’îles, il ne se trouve jamais de gros arbres, et qu’on n’y voit que des bois taillis ou des arbrisseaux.

Ellis, après avoir longuement disserté pour démontrer que le passage existe, ajoute qu’il y a plusieurs passages différens qui communiquent les uns avec les autres. Fox a soutenu que la mer y devait être ouverte comme au cap Finnmark en Norvége ; et ses raisons subsistent encore.

Où le passage est-il donc situé ? Ellis, retenu par l’exemple de plusieurs personnes célèbres, qui se sont trompées plus d’une fois sur ce point, n’ose donner que le nom d’espérance à ses conjectures. Premièrement, il en a conçu de grandes sur ce qu’on lui a dit d’un golfe considérable, qu’il a nommé Chesterfield par le 64°. Ceux qui avaient fait dans ce lieu, des observations sur la marée, lui rapportèrent que le reflux y venait de l’ouest avec beaucoup de rapidité pendant huit heures, et qu’il ne remontait que pendant deux heures, avec un mouvement incomparablement plus faible. Ils ajoutèrent qu’à quatre-vingt-dix lieues de l’embouchure, l’eau, quoique plus douce que celle de l’Océan, avait néanmoins un degré considérable de salure. S’il n’y avait point de passage dans ce golfe, et que l’eau, descendant pendant huit heures, à raison de six lieues par heure, ne montât que pendant deux heures, à raison de deux lieues pour chacune, elle aurait dû se trouver parfaitement douce ; car, l’eau salée ne montant que pendant deux heures, il n’en aurait pas dû descendre après deux heures de reflux, quand il aurait été aussi faible que le flux ; mais, comme il était beaucoup plus rapide, l’eau devait être douce, même avant les deux heures. Il est certain que, si l’on y avait vu venir la marée de l’ouest, il n’aurait rien manqué à la preuve du passage ; mais elle y venait de l’est ; ce qui ne prouve rien néanmoins contre lui, puisqu’on lit dans la relation de Narborough que la marée venant de l’est monte à la moitié du détroit de Magellan, où elle rencontre une autre marée qui vient de l’ouest ou de la mer Pacifique.

Un second endroit où l’on peut espérer de découvrir le passage est Repulse-bay. Les raisons qui doivent entretenir cette espérance sont aussi la profondeur, la salure et la transparence de l’eau, jointes à la hauteur des marées qui viennent de ce parage. Ellis, toujours renfermé dans les bornes qu’il s’impose, regarde la baie d’Hudson comme un labyrinthe où l’on entre par le détroit du même nom. Ce qu’on y cherche, dit-il, est une issue de l’autre côté. On se flatte du succès en allant comme à tâtons d’un essai à l’autre ; méthode extrêmement pénible, et qui demande une patience infatigable. Cependant, si l’on erre dans ce labyrinthe, ce n’est pas sans guide : la marée, comme un autre fil d’Ariane, semble y conduire un voyageur par tous les degrés, et doit l’en faire sortir. Or, comme elle monte considérablement dans le Repulse-Bay, et qu’elle y entre du côté du nord, on a toutes les raisons du monde d’y tenter de nouvelles recherches.

Enfin le zélé Anglais concluait par ce raisonnement, qui lui paraît décisif. Depuis une longue suite d’années qu’on se flatte de trouver un passage au nord-ouest, et qu’on a fait quantité d’expéditions pour le chercher, on n’est pas encore parvenu à le découvrir ; mais jusqu’à présent on n’a fait aucune découverte qui puisse combattre avec quelque force les argumens par lesquels on en prouve la réalité ; et toutes les connaissances qu’on s’est procurées par tant d’entreprises servent au contraire à la confirmer.

Le voyage du capitaine Phips au pôle, en 1773, ne réussit pas mieux que les autres. Laissons parler l’auteur.

« La découverte d’un passage au nord-est n’occupait plus les navigateurs, et l’on ne pensait point à acquérir des lumières sur ce point de géographie, très-important par ses conséquences pour un peuple maritime et commerçant ; depuis 1615, on avait cessé toutes les recherches sur cet objet, lorsqu’en 1773 le comte de Sandwich, en conséquence d’une demande que lui avait adressée la société royale de Londres, présenta au roi le projet d’une expédition dont le but était d’examiner jusqu’où la navigation vers le pôle boréal était praticable ; sa majesté voulut bien ordonner qu’on l’entreprît sur-le-champ, et elle accorda tous les encouragemens et tous les secours qui pouvaient en assurer le succès.

» Dès que j’entendis parler de cette résolution, j’offris mes services à l’amirauté, et on me fit l’honneur de me charger de la conduite de cette entreprise. Ce voyage demandant un soin particulier dans le choix et l’équipement des vaisseaux, on désigna le Race-horse et la Carcasse, comme étant les plus forts, et par conséquent les plus propres pour les mers où il fallait naviguer. Comme il était probable que cette expédition ne pourrait pas s’achever sans rencontrer beaucoup de glaces, il fallut les renforcer et y faire d’autres préparations ; on les remit donc sur le chantier. L’équipage du Race-horse fut fixé à quatre-vingt-dix hommes ; on nomma une plus grande quantité d’officiers, et on enregistra des hommes faits à la place des mousses qu’on embarque ordinairement.

» On me permit de recommander à l’amirauté les officiers que j’aurais envie de prendre avec moi ; et pendant le voyage j’ai eu le bonheur de reconnaître, par les grands secours que m’ont procurés leur expérience et leurs lumières, que je ne m’étais pas trompé dans la bonne opinion que j’avais conçue d’eux. Deux maîtres de bâtiment groënlandais furent employés comme pilotes dans chaque vaisseau. Le Race-horse embarqua de nouvelles pompes doubles, qui furent trouvées très-bonnes. Nous nous sommes servis aussi, avec le plus grand succès, de l’appareil du docteur Irving pour dessaler l’eau de la mer. Chaque bâtiment reçut un surcroît de liqueurs fortes, et on laissa à la discrétion des commandans le soin de distribuer ce surplus, lorsque des fatigues extraordinaires ou la rigueur du temps le rendraient nécessaire. On embarqua d’ailleurs sur chacun des bâtimens du vin pour en servir aux malades. Nous prîmes à bord de gros habits de rechange, pour en donner aux matelots lorsque nous serions arrivés dans ces latitudes avancées, où les premiers navigateurs nous avaient appris que nous éprouverions un froid excessif. L’amirauté prévit que l’un des vaisseaux, et peut-être les deux, seraient sacrifiés dans ce voyage ; c’est pourquoi on donna au Race-horse et à la Carcasse, un assez grand nombre de canots, et d’une grandeur assez considérable, pour qu’à tout événement les équipages pussent se sauver. En un mot, on nous accorda tout ce qui pouvait servir au succès de l’expédition et contribuer à la sûreté, à la santé et au bien-être de ceux qui l’entreprenaient.

» Le bureau des longitudes engagea M. Israël Lyons à s’embarquer avec nous pour faire des observations astronomiques, et lui fournit tous les instrumens nécessaires pour les observations et les expériences. La société royale eut la bonté de me donner des instructions sur les recherches que j’aurais occasion de faire sur la physique. Indépendamment des lumières que je dois à ces corps savans, plusieurs particuliers ont bien voulu me communiquer leurs idées ; et c’est avec plaisir que je cite ici M. d’Alembert. Il m’a envoyé un petit mémoire qui, pour la précision, l’élégance, le choix des objets intéressans qu’il me recommandait d’examiner, aurait fait honneur à tout écrivain dont la réputation ne serait pas déjà établie sur des fondemens aussi solides que celle de ce savant philosophe. J’ai reçu d’amples instructions de M. Banks pour les objets d’histoire naturelle, et c’est à l’aide de ses lumières que j’ai décrit les productions du Spitzberg. C’est un plaisir pour moi de pouvoir, à cette occasion, m’honorer de l’amitié qui m’attache depuis si long-temps à lui. »

Ici commence le journal nautique de Phips, dont la sécheresse rebuterait tous les lecteurs, et qui ne contient d’ailleurs rien de remarquable. Il s’avança jusqu’au 80e. degré, et c’est vers cette latitude qu’il lui arriva la même chose qu’à Heemskerck : son vaisseau fut surpris par les glaces, et resta long-temps dans cette situation. Il faut l’entendre lui-même.

« Le 30 juillet, le temps était entièrement calme et d’une clarté remarquable. Je découvris beaucoup de glaces au nord-est parmi les îles ; mais il y avait aussi une eau profonde entre les glaçons, ce qui me fit espérer que, lorsqu’il s’élèverait une brise, je pourrais percer au nord par ce côté.

» Nous avançâmes un peu au nord et à l’est. À midi, suivant une observation, nous étions par le 80° 31′ de latitude ; à trois heures de l’après-midi, nous étions au 18° 48′ de longitude est, parmi les îles et dans les glaces, sans apparence de trouver une ouverture. Entre onze heures du soir et minuit, j’envoyai le maître dans un canot au milieu des glaces, pour voir si la Carcasse pourrait les traverser, et si le Race-horse, en forçant de voiles, viendrait enfin à bout de s’ouvrir plus loin un passage. Je lui ordonnai en même temps, s’il pouvait gagner la côte, de gravir sur les montagnes, afin de découvrir si l’on apercevait les extrémités de la glace à l’est et au nord. À cinq heures du matin, la glace nous environnant de toutes parts, nous mîmes dehors nos ancres à glace, et nous amarrâmes le long d’une des grandes masses. Le maître revint entre sept et huit heures, accompagné du capitaine Lutwidge, qui l’avait joint à terre. Ils avaient monté tous deux sur une haute montagne, d’où leur vue s’étendait à l’est et au nord-est l’espace de dix ou douze lieues, sur une plaine continue de glace unie, et qui n’avait d’autres bornes que celles de l’horizon : ils découvrirent une terre qui s’étendait au sud-est, et qui est marquée dans les cartes hollandaises sous la forme de plusieurs îles ; ils remarquèrent que la grande masse de glace que nous avions côtoyée de l’ouest à l’est était jointe à ces îles, et que de là elle touchait à ce qu’on appelle la terre nord-est. La glace avait gagné de l’étendue et de la solidité pendant leur voyage ; en revenant, ils furent obligés souvent de traîner leurs canots sur cette glace pour arriver à d’autres ouvertures. Le temps était d’une sérénité et d’une douceur extrêmes ; il est rare de voir un ciel aussi clair. La scène qui s’offrait à nos yeux était très-pittoresque : les deux vaisseaux se trouvaient en calme dans une grande baie : on apercevait, entre les îles qui la formaient, trois ouvertures et quelques courans d’eau. Cette baie était partout entourée de glace, aussi loin que pouvait s’étendre la vue ; il n’y avait pas un souffle d’air ; la mer était parfaitement unie ; la glace était couverte de neige, basse, et partout égale, si l’on en excepte un petit nombre de morceaux brisés près des bords ; les mares d’eau qu’on découvrait au milieu de ces gros morceaux de glace étaient recouvertes aussi d’une glace plus légère et plus récente.

» Le 31, à neuf heures du matin, ayant une petite brise de l’est, nous poussâmes au large pour forcer le passage au travers la glace. À midi, cette glace était si dure et si bien fermée, que, ne pouvant continuer notre route, nous amarrâmes une seconde fois sur la glace. La Carcasse nous suivit, et fut arrêtée par la même masse que nous. Cette glace avait plus de vingt-quatre pieds d’épaisseur à une extrémité, et vingt-un pieds à l’autre. Nous eûmes calme la plus grande partie du jour ; le temps fut très-beau ; la glace, qui s’étendait et s’affermissait de plus en plus, entourait de tous côtés les deux bâtimens. On ne découvrit d’ouverture nulle part, excepté un trou d’environ un mille et demi de large. Nous complétâmes nos provisions d’eau : l’équipage joua et s’amusa tout le jour sur la glace. Les pilotes se trouvant beaucoup plus au nord qu’ils n’avaient jamais été, et, la saison s’avançant, ils commencèrent à s’alarmer sur notre situation.

» Le premier août, la glace faisait sans cesse des progrès ; il ne restait pas alors la plus petite ouverture. Le Race-horse et la Carcasse étaient à moins de deux longueurs de vaisseaux l’un de l’autre, séparés par la glace, et n’ayant pas d’espace pour virer. La glace était la veille unie partout, et presque au niveau de la surface de la mer ; mais alors les morceaux s’étaient empilés les uns sur les autres, et formaient en beaucoup d’endroits une espèce de montagne plus haute que la grande vergue. À midi, notre latitude, mesurée par deux observations, était de 80° 17′.

» Le 2, temps pluvieux ; brume épaisse ; vent frais de l’ouest ; les glaces autour du vaisseau étaient un peu plus flottantes que la veille ; mais à chaque instant elles venaient se choquer et s’arrêter contre nos bâtimens ; de sorte que, sans un vent frais de l’est ou du nord-est, il n’y avait aucune probabilité que nous pussions jamais en sortir. On n’apercevait pas un seul endroit où la mer fût ouverte, si ce n’est un petit coin vers la pointe occidentale de la terre nord-est. Les Sept-Îles, la terre nord-est et la mer glacée formaient presque un bassin ; l’on n’y voyait que quatre pointes ouvertes, par où la glace pût s’écouler, si un vent favorable venait par hasard à la rompre.

» Le 3, le temps fut très-beau, clair et calme ; nous remarquâmes que les vaisseaux avaient dérivé fort loin à l’est ; la glace était beaucoup plus dure que les jours précédens, et le passage par où nous étions venus de l’ouest, fermé ; nous ne voyions la mer ouverte d’aucun côté. Les pilotes ayant témoigné le désir de reculer, s’il était possible, les deux équipages se mirent à l’ouvrage à cinq heures du matin pour couper un passage à travers la glace, et touer les deux vaisseaux à l’ouest à travers les deux petites ouvertures. Nous trouvâmes que la glace était très-profonde, et nous en sciâmes quelquefois des pièces qui avaient douze pieds d’épaisseur. Ce travail dura tout le jour, mais sans aucun succès ; malgré tous nos efforts, nous ne remorquâmes pas les bâtimens à plus de neuf cents pieds à l’ouest à travers la glace, et en même temps un courant les avait fait dériver fort loin au nord-est et à l’est, ainsi que la masse de glace à laquelle ils étaient pris : ce même courant avait d’ailleurs chassé de l’ouest, entre les îles, les glaces flottantes ; elles y étaient entassées et aussi fermes que la grande masse.

» Le 4, calme plat jusqu’au soir, lorsque nous conçûmes quelque espérance d’un petit vent qui s’éleva à l’est ; mais il ne dura pas long-temps, et il ne nous fut d’aucun avantage. Le vent était alors au nord-ouest avec une brume très-épaisse, le vaisseau chassait à l’est. Les pilotes semblaient craindre que la glace ne s’étendît très-loin au sud et à l’ouest.

» Le 5, comme il devenait à chaque instant moins probable que l’on pût dégager les vaisseaux, et que la saison était déjà fort avancée, il fallait se hâter de prendre une résolution sur les moyens qu’on emploîrait pour sauver les équipages. La position des bâtimens nous empêchait de découvrir quel était l’état de la glace à l’ouest ; ce qui devait en grande partie influer sur le parti qui nous restait à prendre. J’envoyai un officier et deux pilotes sur une île qui était à environ deux milles, et que j’ai appelée dans les cartes île de Walden ; je les chargeai d’examiner attentivement si la mer était ouverte de quelque côté.

» Le 6, M. Walden et les deux pilotes revinrent le matin, et rapportèrent que la glace, quoique fermée entièrement tout autour de nous, était ouverte à l’ouest le long de la pointe par où nous étions venus. Ils ajoutèrent que, lorsqu’ils étaient sur l’île, ils avaient eu un vent très-frais de l’est, quoique nous eussions eu presque calme tout le jour à l’endroit où étaient les vaisseaux. Cette circonstance affaiblit considérablement les espérances que nous avions conçues jusqu’alors de pouvoir sortir de la baie au premier vent d’est. Nous étions dans une cruelle alternative ; fallait-il attendre patiemment qu’un bon vent poussât les vaisseaux en pleine mer ? ou bien fallait-il sauver nos équipages dans les canots ? Le Race-horse et la Carcasse avaient dérivé jusque dans un bas-fond, où nous n’avions que quatorze brasses d’eau. Si la glace qui s’était attachée aux vaisseaux venait à prendre fond, ils étaient infailliblement perdus, et il est probable qu’ils auraient chaviré. Nous ne devions pas abandonner trop précipitamment l’espoir de les dégager. Comme nous n’avions point de havre ni de port pour les y retirer, si on les laissait pendant l’hiver dans l’endroit où ils se trouvaient, il n’y avait point d’apparence qu’ils pussent encore servir au printemps. Nous avions trop peu de provisions pour essayer de passer l’hiver dans ces régions ; en supposant, ce qui nous semblait impossible, que nous pussions nous réfugier sur les rochers les plus proches, et y dresser des huttes ou cabanes, nous étions dans des parages qui ne sont pas fréquentés par les navigateurs ; les mêmes difficultés, par conséquent, subsisteraient toujours l’année suivante, sans avoir les mêmes ressources ; le reste des équipages, suivant toute apparence, serait malade à cette époque ; nous n’aurions plus de provisions ; la mer ne serait pas si ouverte, parce que le temps avait certainement été plus clair cette année qu’il ne l’est ordinairement. En effet, nous ne pouvions pas espérer que, même avec toutes les commodités possibles, une grande partie de nos gens pût survivre aux maux que nous aurions à souffrir dans un pareil hiver ; d’où l’on peut juger du peu d’espoir qui nous restait dans l’état où nous nous trouvions. D’un autre côté, l’entreprise de traîner les canots à une si grande distance sur la glace, et d’y embarquer les deux équipages, ne présentait pas des difficultés moins effrayantes ; et, en restant plus long-temps dans cet endroit, nous nous exposions à y être bientôt surpris par le mauvais temps qui s’approchait. Le temps du séjour des Hollandais dans ces mers n’est pas fixe : si les ports ne sont point embarrassés de glaces, ils y restent jusqu’au commencement de septembre ; mais, lorsque les glaces commencent à flotter, ils les quittent aussitôt. J’assemblai les officiers des deux équipages, et je les informai du dessein ou j’étais de préparer les chaloupes pour nous sauver. Je les fis mettre dehors, ainsi que les canots, et nous prîmes toutes les précautions qui dépendaient de nous pour les renforcer et les rendre plus solides. Ces préparatifs devaient prendre quelques jours. L’eau diminuant, et les vaisseaux dérivant fort vite au nord-est vers les rochers, je fis faire des sacs de toile où chacun pût mettre du pain, en cas que nous fussions obligés de nous sauver tout à coup dans les chaloupes. J’envoyai aussi un matelot au nord, et la Carcasse en envoya un autre à l’est, afin qu’en sondant partout où ils trouveraient des crevasses dans la glace, nous fussions avertis du danger avant que les vaisseaux, ou la glace à laquelle ils étaient attachés, prissent fond. Dans ces cas, quelques minutes auraient suffi pour les mettre en pièces ou les couler à fond. Le temps était mauvais ; la plus grande partie du jour fut brumeuse et un peu froide.

» Le 5, le matin, je descendis sur la glace avec la chaloupe, à laquelle on avait mis des patins ; elle glissait plus aisément que je ne l’aurais imaginé, et on la traîna l’espace d’environ deux milles. Nous retournâmes ensuite à bord pour dîner. Trouvant que la glace était un peu plus ouverte près des vaisseaux, je voulus tenter de la faire marcher. Le vent soufflait, mais faiblement. Nous mîmes les voiles dehors, et nous fîmes environ un mille à l’ouest. Ils remuaient, il est vrai, mais très-lentement, et ils n’étaient pas beaucoup plus loin à l’ouest qu’auparavant. Cependant je fis mettre toutes les voiles dehors, afin de forcer le passage, si la glace venait à se rompre. Malgré les fatigues et les peines qu’essuyèrent les équipages en traînant la chaloupe, ils se comportèrent très-bien et sans murmurer ; les matelots semblaient contens de quitter les vaisseaux ; cette idée ne les épouvantait plus, et ils avaient une entière confiance en leurs officiers. En faisant tous les efforts imaginables, les chaloupes ne pouvaient pas arriver au bord de l’eau avant le 14 ; et si, à cette époque, les vaisseaux n’avaient point changé de position, j’aurais été blâmable de rester plus long-temps à bord. En attendant, je résolus de conduire les deux entreprises à la fois, de traîner sans cesse les chaloupes, sans omettre aucune occasion d’ouvrir un passage au vaisseau à travers les glaces.

» Le 8, à quatre heures et demie du matin, je chargeai deux pilotes et trois matelots d’aller examiner l’état de la glace à l’ouest, et juger s’il y avait encore quelque espérance de dégager les vaisseaux. Ils revinrent à neuf heures m’annoncer qu’elle était solide et très-dure, et comme partagée en grandes plaines. Entre neuf et dix, je quittai le vaisseau avec l’équipage qui allait traîner la chaloupe : on la tira l’espace de plus de trois milles. Le temps étant brumeux, et nos gens ayant beaucoup travaillé, je crus qu’il était à propos de retourner à bord entre six et sept heures du soir. Sur ces entrefaites, les vaisseaux avaient été entraînés à quelques toises avec la glace à laquelle ils étaient pris, et la masse s’était un peu rompue. À l’ouest, il y eut la nuit un petit vent et une brume épaisse ; de sorte que je ne pus pas juger quel était précisément l’espace que les vaisseaux et les glaces avaient parcouru ; mais la saison était si avancée, la délivrance des vaisseaux si incertaine, et la situation de l’équipage si critique que, malgré la lueur d’espérance que ce mouvement nous laissait entrevoir, je ne crus pas qu’il fût prudent de cesser de traîner les chaloupes sur la glace.

» Le 9, brume épaisse le matin. Nous vînmes à bout de mouvoir un peu les vaisseaux dans de très-petites ouvertures. Lorsque le temps s’éclaircit, l’après-midi nous fûmes agréablement surpris de voir que le Race-horse et la Carcasse avaient été entraînés à l’ouest beaucoup plus loin que nous ne nous y attendions. Nous fîmes de grands efforts tout le jour ; et nous gagnâmes, à force de travail, un peu de chemin à travers la glace, qui d’ailleurs commençait à fendre et à se rompre. Nous dépassâmes les chaloupes, que l’on continuait de faire glisser à bras ; je les envoyai chercher, et nous les prîmes à bord. Entre trois et quatre heures du matin, le vent souffla de l’ouest, et il tomba de la neige en abondance. L’équipage était trop fatigué ; nous fumes obligés de cesser la manœuvre pendant quelques heures. Le chemin que les vaisseaux avaient parcouru au travers des glaces, était cependant un événement favorable ; le courant qui avait rompu la glace pouvait, en changeant de direction, nous faire perdre en un instant cet avantage, comme il nous l’avait fait gagner. Lorsque nous étions au fond de la baie, et sous la haute terre, nous avions éprouvé le peu d’efficacité du vent d’est ; mais, comme nous nous étions frayé un passage au milieu d’une aussi grande quantité de glaces, notre espoir se ranima, et nous crûmes qu’enfin un bon vent qui soufflerait de ce côté suffirait pour nous tirer du danger.

» Le 10, le vent s’élevant au nord-nord-est le matin, nous mîmes toutes les voiles pour que les bâtimens fussent en état de passer à travers un grand nombre de glaçons énormes. Ils éprouvèrent plusieurs fois des chocs très-violens, et un de ces chocs brisa la verge de notre seconde ancre. Sur le midi, nous avions traversé toutes les glaces et nous étions en pleine mer. Je gouvernai au nord-ouest pour découvrir la glace, et je reconnus que la grande masse était dans l’état où nous l’avions laissée. À trois heures du matin le vent souffla de l’est, et nous portâmes à l’ouest entre la terre et la glace, que nous voyions très-distinctement. Le temps était brumeux.

» Le 11, nous mouillâmes dans le port de Smeerenberg, afin de rafraîchir les équipages après tant de fatigues. Nous y trouvâmes quatre des bâtimens hollandais que nous avions laissés derrière nous en allant au nord, et sur lesquels j’avais compté pour nous ramener en Angleterre, en cas que nous fussions obligés d’abandonner les vaisseaux. Dans ce canal, près de la côte, il y a un bon mouillage ; il est à l’abri de tous les vents. L’île près de laquelle nous étions à l’ancre est appelée île Amsterdam ; le promontoire d’Hackluyt forme sa pointe la plus occidentale. C’est ici que les Hollandais avaient coutume autrefois de fondre leur lard de baleine, et l’on y voit encore les restes de quelques baraques qu’ils avaient construites. Ils entreprirent une fois d’y former un établissement, et ils y laissèrent pendant l’hiver quelques hommes qui y périrent tous de froid. Les bâtimens hollandais se rendent toujours à cet endroit dans la dernière saison de la pêche de la baleine.

» La côte de cette partie du Spitzberg est généralement composée d’un calcaire compacte qui a la consistance et l’apparence du marbre. Nous n’y avons aperçu aucune trace de minéraux, et pas les moindres vestiges de volcans éteints ou subsistans. Nous n’y avons vu ni insectes ni aucune sorte de reptiles, pas même le ver commun. Nous n’avons découvert ni sources ni rivières ; l’eau, qui y est en grande abondance provient uniquement de la fonte des neiges sur la montagne. Il n’y a eu ni tonnerre ni éclairs pendant le temps que nous avons été dans ces parages. Frédéric Martens, à qui l’on doit une relation de ce pays, qui est ordinairement exact dans ses descriptions, et fidèle dans ses observations, dit que le soleil à minuit ressemble à la lune ; mais je ne puis pas certifier le même fait. Lorsque le temps était clair, cet astre avait la même apparence à minuit que dans les autres temps, et je n’y ai aperçu d’autre différence que celle qui résultait du différent degré de hauteur où il se trouvait. La vivacité plus ou moins grande de sa lumière paraît dépendre, ici comme ailleurs, de l’obliquité de ses rayons. Le ciel était ordinairement chargé de brouillards bancs et épais ; de sorte que je ne me ressouviens pas, dans les temps les plus clairs, d’avoir jamais vu le soleil et l’horizon sans nuages. Avant même de découvrir la glace, nous apercevions près de l’horizon une lueur brillante que les marins appellent le clignotement de la glace ; ce qui nous annonçait que nous en approchions.

» Le bois flottant qu’on rencontre sur ces mers a fait naître diverses conjectures sur sa nature et sur le lieu où il croît. Tout celui que nous avons vu, si l’on en excepte les douves de tonneau qu’aperçut le docteur Irving sur l’île basse, était de sapin et n’était point rongé par les vers. Je n’ai pas eu occasion de déterminer de quelle terre il venait.

» La glace a été le principal objet de notre attention pendant que nous étions dans ce climat. Nous avons toujours trouvé une grosse houle près des bords ; mais quand nous sommes entrés parmi les glaces flottantes, la mer était calme. Les espaces où la glace n’était pas encore formée, ainsi que les fentes entre de grands morceaux et les parties enfermées par les glaces, étaient tranquilles. Lorsque le vent soufflait contre les glaces, alors des glaçons flottans s’accumulaient les uns sur les autres, et les bords des masses étaient raboteux et composés de gros morceaux empilés. Je crois que cela vient de ce que la mer, poussant de petits morceaux de glace sur la grande masse qui se forme la première, ajoute sans cesse à sa hauteur et à ses inégalités. Pendant que nous fûmes embarrassés parmi les Sept-Îles, au nord-est du Spitzberg, nous eûmes souvent occasion d’observer la force irrésistible des grandes masses de glaces flottantes. Nous en avons vu souvent des morceaux de plusieurs acres en carré se former entre deux morceaux beaucoup plus gros ; ces trois morceaux s’accrochaient bientôt et marchaient ensemble ; ceux-ci se joignaient ensuite à d’autres, et formaient peu à peu de petites montagnes : toute la baie aurait été remplie dans un instant de glaces, dont les différentes masses n’auraient pas pu se remuer, si le courant n’avait pris une direction à laquelle nous ne nous attendions point, et n’eût nettoyé la baie.

» Les raffales fréquentes et très-violentes que nous eûmes au mois de septembre m’ont confirmé dans l’opinion où j’étais déjà que nous étions partis d’Angleterre au temps le plus favorable qu’on pût choisir. Ces raffales sont aussi ordinaires au printemps qu’en automne ; il est donc probable que, si nous avions mis à la voile plus tôt, nous aurions eu, en allant, le temps aussi mauvais qu’il l’a été à notre retour. Comme il était absolument nécessaire d’embarquer des provisions et des munitions de réserve, les vaisseaux tiraient tant d’eau, que, dans les raffales violentes, nous aurions été contraints vraisemblablement de jeter à la mer les canots et plusieurs de nos provisions, ainsi que nous l’avons éprouvé dans notre retour, quoique la consommation que nous avions faite eût allégé les bâtimens. De pareils accidens auraient empêché la réussite du voyage. Outre que nous appareillâmes dans une saison avantageuse, et que le temps fut beau, nous eûmes d’ailleurs l’avantage de gagner le 80° de latitude sans voir de glace, et cependant les vaisseaux groënlandais la rencontraient ordinairement au 73 ou 74°. Enfin, si la navigation au pôle était praticable, il y avait la plus grande probabilité de trouver, après le solstice la mer ouverte au nord, parce qu’alors la chaleur des rayons du soleil a produit tout son effet, et qu’il reste d’ailleurs une assez grande portion d’été pour visiter les mers qui sont au nord et à l’ouest du Spitzberg.

» Le 24 septembre nous eûmes connaissance du phare d’Orfordness, sur la côte de Suffolk, et le lendemain nous entrâmes dans la Tamise. »