Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome XVI/Troisième partie/Livre VII/Chapitre I

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LIVRE SEPTIÈME.

GUIANE ET CARACAS.


CHAPITRE PREMIER.

Guiane.

On comprend généralement sous ce nom une grande contrée de l’Amérique méridionale ; qui s’étend de l’embouchure de l’Amazone à celle de l’Orénoque, qui est baignée au nord et au nord-est par l’Océan atlantique, et qui dans l’intérieur est séparée des pays limitrophes ; au sud et au nord, par les deux grands fleuves que nous venons de nommer ; à l’ouest, par le Rio-Négro et le Cassiquiare. Elle forme donc un grande île dont la longueur est de 1,260 milles, et la largeur de 700.

Les côtes sont partout peu élevées, et si basses, même dans la plus grande partie, que la mer les couvre dans un espace de plusieurs lieues. Les caps ne s’aperçoivent qu’à une petite distance ; cependant les navires s’approchent de terre sans danger, parce que la régularité des sondes indique son voisinage avec assez d’uniformité. Les eaux de la mer, jusqu’à douze lieues au large, sont troubles à cause de la quantité de limon et de vase que les fleuves y portent.

Parmi les terres basses, celles où les eaux de la mer restent stagnantes se couvrent de mangliers ; les autres, inondées seulement par les eaux douces, portent des joncs, et servent d’asile aux caïmans, aux poissons et à toutes sortes de gibier aquatique. Ces dernières s’appellent savanes noyées. Les savanes sèches produisent des herbes excellentes pour le pâturage.

Le terrain des savanes noyées, composé de sable, de limon et de coquillages, paraît être en partie le produit de la mer qui, dans chaque inondation, y laisse un dépôt, et qui, en formant des dunes en plusieurs endroits, élève elle-même lentement la barrière qui doit un jour arrêter sa fureur. La mer rejette tantôt de la vase et tantôt du sable ; les mangliers rouges croissent aussitôt dans la vase, et lorsque les dunes de sables postérieurement formées interceptent l’eau de mer dont ils ont besoin, on les voit successivement mourir.

Quelques terrains isolés, qui s’élèvent au milieu des terres basses, paraissent avoir été anciennement des îles ; les atterrissemens successifs les ont enveloppés et réunis au continent. Mais à quatre et surtout à dix lieues de la mer, on rencontre des montagnes granitiques, quartzeuses ou schisteuses. Les roches calcaires sont inconnues dans la Guiane. Les petites montagnes qui bordent la côte, ordinairement à la distance d’une ou de deux lieues, suivent généralement une direction parallèle à celle de la côte ; tandis que plus avant dans l’intérieur, on ne trouve que des montagnes isolées, qui se présentent ordinairement comme des pyramides ou des tertres élevés. Les premières coupent le cours des rivières et donnent naissance à un nombre infini de chutes d’eau, dont l’élévation varie de vingt à cinquante pieds. Les plus hautes cimes de l’intérieur n’ont pas 300 toises d’élévation au-dessus du niveau de la mer. La chaîne ou le groupe le plus élevé n’est pas situé précisément aux partage des eaux qui tombent dans l’Océan ou qui se versent, soit dans l’Orénoque, soit dans l’Amazone. Les cimes les plus hautes sont plus au nord que celles où se trouvent les sources des rivières qui vont directement à la mer.

De ces montagnes sortent plusieurs fleuves dont les principaux sont l’Oyapok, le Maroni, le Surinam, l’Essequebo ; leurs embouchures sont larges et peu profondes ; leurs cataractes offrent rarement un aspect majestueux ; les fleuves moins considérables sont la Demerari, la Berbice, le Corentin, le Sinamari, l’Aprouague, l’Arouari, qui, pendant plusieurs années, servit de limite entre les Français et les Portugais.

Après avoir esquissé, ce tableau général de la Guiane, présentons l’histoire de sa découverte.

L’intérieur de la Guiane n’est pas aujourd’hui plus fréquenté, ni peut-être mieux connu qu’il ne l’était il y a deux siècles. Quelques missionnaires y ont tourné leurs courses évangéliques, mais avec si peu d’ordre dans leurs observations, qu’ils n’y a presque aucune lumière à recueillir de leurs journaux : ils nomment des lieux dont ils ne marquent point la position ; ils avancent au hasard sans jeter les yeux autour d’eux. On fait deux cents lieues avec les PP. Grillet et Béchamel, et l’on ne rapporte que la fatigue de les avoir suivis. D’autres, dont on retrouve quelques relations fort courtes dans le Recueil des Lettres édifiantes, se bornent au récit de leurs missions, et se croient quittes en nommant quelques églises qu’ils ont formées dans les terres, sans nous en apprendre la situation.

La relation la plus propre à exciter la curiosité sur la Guiane est celle du célèbre et infortuné Walter Raleigh, qui entreprit, en 1595, de pénétrer dans cette région, que l’on appelait le pays de l’or, et dans lequel se trouvait, disait-on, le fameux el Dorado, objet des recherches de tous les aventuriers dans le seizième siècle. Raleigh se proposa de découvrir la Guiane en remontant les bouches de l’Orénoque. Il se rendit en conséquence à la Trinité, l’une de ces îles, et cacha soigneusement son dessein aux Espagnols, maîtres du pays, dont il craignait avec raison la jalousie tyrannique, et contre lesquels il méditait une vengeance légitime. L’année précédente, Berréo, gouverneur de Saint-Joseph, capitale de la Trinité, avait enlevé huit hommes au capitaine anglais Whidon, qui était venu relâcher dans l’île. Raleigh, quelques jours après son arrivée, fut joint par deux autres navires de sa nation, commandés par les capitaines Gifford et Keymis, et se trouva en état de prendre le fort de Saint-Joseph, et de faire prisonnier le gouverneur Berréo. Il fut aidé, il est vrai, par des caciques de l’île, qui se joignirent à lui comme à l’ennemi naturel des Espagnols, leurs ennemis. Il avait encore un autre but en se rendant maître de la personne de Berréo. Il savait que cet Espagnol avait fait une tentative pour entrer dans la Guiane, et il voulait en tirer les lumières qui pouvaient lui être utiles pour le même projet. Il en apprit peu de chose. Berréo s’était conduit de manière à révolter tous les caciques et habitans du pays. Il avait ravagé quelques provinces, et avait été obligé de revenir bientôt sur ses pas ; cependant il avait acquis quelques connaissances dont il était redevable au cacique Carapana, le seul qui eût témoigné quelque inclination pour les Espagnols. Berréo, qui n’avait pas perdu l’espérance d’y retourner, fit tout ce qu’il put pour décourager Raleigh et lui montrer le danger de son entreprise. Il lui représenta que ses vaisseaux ne pourraient entrer dans l’Orénoque, ou qu’ils y seraient arrêtés par les sables et les bas-fonds, dont les canots de Berréo étaient un témoignage certain, puisque, tirant à peine douze pieds d’eau, ils touchaient souvent le fond ; que les habitans éviteraient sa rencontre, et se retireraient dans les terres ; que s’il les faisait poursuivre, ils brûleraient leurs habitations.il ajouta que, l’hiver approchant, les inondations allaient commencer ; qu’on ne pourrait profiter de la marée ; qu’il ne fallait point espérer des provisions suffisantes par le secours des petites embarcations ; enfin que tous les caciques des frontières refuseraient de commercer avec lui, parce qu’à l’exemple de tant d’autres peuples, ils se croiraient menacés de leur destruction par les Européens.

Ces difficultés, quoique exagérées par un ennemi jaloux, n’étaient que trop réelles, comme Raleigh l’éprouva dans la suite ; mais il était bien éloigné de les croire insurmontables. Son imagination d’ailleurs était remplie de tout ce qu’il avait entendu raconter de la Guiane, de cette ville de Manoa, connue des Espagnols sous le nom d’el Dorado, et visitée par quelques voyageurs de cette nation ; du voyage de Jean Martinez, qui, disait-on, avait découvert le premier cette capitable du nouvel empire des incas. Ce Martinez rapportait qu’il avait passé sept mois dans cette ville, où il avait été reconnu pour Espagnol ; que cependant il avait été bien reçu ; mais qu’on ne lui avait permis d’aller nulle part sans garde, et sans avoir les yeux couverts ; qu’enfin, ayant obtenu la liberté de partir avec beaucoup d’or, il avait été volé par les Américains à l’embouchure de l’Orénoque, et qu’il n’avait sauvé que deux bouteilles remplies d’or qu’ils avaient crues pleines de liqueurs. S’étant ensuite rendu à Portoric, Martinez y était mort : en mourant, il s’était fait apporter son or et la relation de ses voyages ; il avait donné l’or à l’église pour fonder des messes, et sa relation à la chancellerie de Portoric. Enfin Raleigh n’ignorait par les voyages de Pedro d’Orsua, de Jérôme d’Ortal, de Pédro Hernandez de Serpa, et de Gonzales Ximenès de Cazada, entrepris pour vérifier la découverte de Martinez. C’était sur ces fondemens qu’il était parti d’Angleterre, et qu’il assure « que celui qui conquerra la Guiane possédera plus d’or et régnera sur plus de peuples que le roi d’Espagne et l’empereur des Turcs. » Il répète plusieurs fois que ce qu’il entend par la Guiane est l’intervalle entre l’Amazone et l’Orénoque, à trois cents lieues, ou neuf cents milles des côtes de la mer du Nord.

Vraies ou chimériques, toutes ces preuves rendirent l’Anglais si sourd aux objections de Berréo, qu’il se hâta de faire partir Gifford, son vice-amiral, et le capitaine Galfied, pour reconnaître l’embouchure de la rivière de Capouri. Il y avait envoyé auparavant Whidon et Douglas, qui n’y avaient pas trouvé moins de neuf pieds d’eau ; mais c’était avec le flux ; et la marée ayant baissé avant qu’ils eussent franchi les bas-fonds, ils avaient abandonné leur entreprise. Un autre officier, chargé de sonder la baie de Guanipa ou Amana, pour chercher le moyen d’y passer avec des vaisseaux, n’y trouva pas plus de facilité, et n’osa se hasarder fort loin dans la baie, parce qu’il apprit de son guide américain que ce lieu était sans cesse infesté par les Cannibales, qui ne manqueraient pas de tomber sur lui avec leurs flèches empoisonnées.

Gifford et Galfied, ayant trouvé dans la rivière de Capouri cinq pieds d’eau après le reflux, Raleigh fit faire des bancs pour la rame, en commençant à craindre pour King, qu’il avait envoyé à Guanipa ; il le fit suivre par Douglas, avec un vieux cacique de la Trinité, qui lui servit de pilote. Ils reconnurent enfin qu’on pouvait entrer dans le Capouri par quatre endroits, tous également commodes. La galéasse fut équipée avec trois chaloupes qui portaient des provisions pour un mois. Raleigh et quelques officiers s’y embarquèrent avec cent hommes. Arouacan, leur pilote, était un Indien de la rivière de Baiénua, au sud de l’Orénoque, entre ce fleuve et celui des Amazones : il avait promis de les conduire à l’Orénoque ; mais, s’ils n’avaient pas eu d’autres secours, ils auraient erré sans fin dans toutes ces rivières comme dans un labyrinthe. Raleigh doute qu’il y ait dans l’univers un tel amas d’eaux entrelacées les unes dans les autres. Lorsqu’il croyait avoir trouvé la route à la faveur de la boussole et des hauteurs du soleil, il ne faisait que tourner autour d’une infinité de petites îles, toutes remplies d’arbres si hauts et si touffus, qu’ils troublaient également la vue et la navigation. Il nomma une de ces rivières ou de ces canaux Redross, c’est-à-dire croix rouge, parce qu’il jugea qu’aucun chrétien n’y était entré avant lui : là il découvrit un petit canot qui portait quelques Indiens ; et la galéasse les joignit avant qu’ils pussent se dérober dans les détours. D’autres Indiens, qui se présentaient sur le rivage, semblaient observer la conduite des Anglais ; et, ne voyant aucune marque de violence, ils s’avancèrent au bord de l’eau en demandant à traiter. Raleigh fit aussitôt gouverner vers eux ; mais pendant qu’il leur offrait ce qu’ils avaient désiré, son pilote indien, s’étant un peu écarté pour reconnaître le pays, rencontra un cacique qui voulut le tuer, pour avoir introduit des étrangers dans leurs terres, et il n’eut pas peu de peine à se sauver par la fuite. Les Indiens qui habitent ces îles sont les Tinitives, dont on distingue deux espèces, les Ciaouaris et les Oouraouaris.

L’Orénoque se divise en seize bras à son embouchure, neuf qui courent au nord, et sept au sud : les derniers forment des îles considérables. Du bras le plus septentrional au plus méridional, Raleigh ne compte pas moins de cent lieues ; ainsi, conclut-il, l’embouchure de ce fleuve surpasse en grandeur celle du fleuve des Amazones. Les Tinitives ont leurs habitations dans des îles qui sont formées par cette multitude de bras : ces Indiens, divisés en deux peuples, ont chacun leur cacique, qui sont continuellement en guerre ; ils ont leurs habitations sur terre en été ; mais pendant l’hiver ils demeurent sur des arbres, où leurs petites cabanes, pratiquées avec une admirable industrie, les garantissent des grandes inondations de l’Orénoque, qui, depuis mai jusqu’en septembre, monte d’environ vingt pieds au-dessus des terres. Cette incommodité ne leur permet guère de semer ; ils font un pain de moelle de palmier, auquel ils joignent pour nourriture leur pêche, leur chasse et divers fruits de leurs arbres. Les Cuparis et les Macuréos, deux nations qui habitent les bords de l’Orénoque, ne sont pas moins renommés par leur adresse et leur courage. Avant l’arrivée des Espagnols, ils faisaient une guerre continuelle à leurs voisins ; mais l’intérêt commun a réuni tous ces peuples contre leurs plus dangereux ennemis. Raleigh fut frappé d’un de leurs usages. À la mort de leurs caciques, ils commencent le deuil par de grandes lamentations ; mais ils n’enterrent pas leurs corps ; ils les laissent pourir, et lorsque les chairs sont entièrement consumées, ils prennent le squelette, qu’ils ornent de ses plus précieux joyaux, avec des plumes de diverses couleurs aux bras et aux jambes, et le gardent suspendu dans sa cabane. Les Arouacas, qui habitent la rive méridionale de l’Orénoque, réduisent en poudre le squelette de leurs parens morts, et brûlent cette cendre dans une liqueur qu’ils avalent.

En quittant le Ciaouris, Raleigh tomba dans le grand lit de l’Orénoque, qu’il était question de remonter ; mais, après quatre jours de navigation, il échoua vers le soir dans un lieu si dangereux, qu’en travaillant à soulager la galéasse de son lest, il faillit y perdre soixante hommes ; enfin, l’ayant remise à flot, il continua plus heureusement sa route pendant trois jours, et le quatrième son pilote indien le fit entrer dans l’Amano, grande rivière, dont les eaux semblaient descendre paisiblement sans aucun détour ; mais le cours en était si rude, qu’on n’y pouvait avancer qu’à force de rames. Les matelots eurent besoin des plus vives exhortations de leur chef pour soutenir un travail si continuel ; la chaleur était extrême, et les branches des arbres qui bordaient les deux rives causaient une autre peine aux rameurs. Cet obstacle dura si long-temps, que, les vivres commençant à manquer, il devint fort difficile à Raleigh de contenir ses gens. Cependant il leur représenta que, le pilote promettant dans peu de jours une route plus facile et des provisions en abondance, il y avait moins de risque à continuer leur navigation qu’à retourner en arrière : d’ailleurs ils ne manquaient pas de fruits sur le bord de la rivière, ni de poisson et de gibier, sans compter que les fleurs et les plantes dont les terres étaient couvertes semblaient confirmer toutes les promesses du pilote.

Cet Indien, sur le visage duquel Raleigh croyait remarquer souvent de l’embarras, lui proposa de faire entrer à droite les canots dans une rivière qui les conduirait promptement à quelques habitations des Arouacas, où l’on trouverait toutes sortes de rafraîchissemens, et de laisser la galéasse à l’ancre, en assurant qu’on pouvait être de retour avant la nuit. Il était midi. Cette ouverture fut si bien reçue, que Raleigh se chargea lui-même de la conduite des canots, et ne prit aucune provision, dans la confiance que les secours ne pouvaient être éloignes. Cependant, après avoir ramé l’espace de trois heures sans voir aucune apparence d’habitation, ses défiances augmentèrent. On rama trois autres heures avec aussi peu de succès, et les soupçons devinrent si vifs, que tous les Anglais des canots, se croyant trahis parlaient déjà de vengeance. En vain Raleigh s’efforça de leur faire comprendre que le châtiment d’un traître ne changerait rien à leur situation, ou ne les rendrait que plus misérables. La colère et la faim ne leur laissaient sentir que le mal présent, lorsque enfin une lumière qu’ils aperçurent, et quelque bruit qu’ls crurent entendre, les rappelèrent à des sentimens plus modérés. C’était en effet une habitation des Arouacas, où ils n’arrivèrent néanmoins qu’après minuit. Ils y trouvèrent peu de monde, parce que le cacique de la bourgade était allé en traite à l’embouchure de l’Orénoque avec un grand nombre de ses Indiens ; mais les cabanes étaient remplies de provisions dont les Anglais chargèrent leurs canots.

Ils retournèrent sans peine à leur galéasse. Les bords de la rivière, dont leurs souffrances semblaient leur avoir dérobé les agrémens, leur parurent alors d’une rare beauté. Ils découvrirent une charmante vallée d’environ vingt milles de longueur, et remplie de différentes espèces de bestiaux. Le gibier n’y était pas moins abondant, et la rivière continuait de leur fournir d’excellent poisson. Ils se crurent désormais à couvert de la faim dans une contrée si riche ; mais il s’y trouve de monstrueux serpens. Un jeune nègre, qui voulut passer à la nage sur une des rives, fut dévoré en y arrivant.

Le même jour, les Anglais virent paraître quatre canots qui descendaient la rivière où ils étaient rentrés. Raleigh fit ramer après eux. Deux prirent la fuite vers le rivage, d’où ceux qui les montaient s’échappèrent dans les bois, et les deux autres suivirent si légèrement le cours de l’eau, qu’il fut impossible de les joindre ; mais Raleigh, ne se bornant point à se saisir des deux premiers canots et des provisions qu’on y trouva, fit chercher les fugitifs. On en prit quelques-uns à peu de distance. C’étaient des Arouacas qui avaient servi de pilotes à trois Espagnols échappés plus heureusement, entre lesquels il y avait un raffineur d’or. En vain Raleigh mit une partie de ses gens à terre pour suivre leurs traces ; mais il retint un des pilotes dont l’intelligence et la fidélité lui devinrent fort utiles. Entre plusieurs connaissances, il tira de lui celle de divers endroits où les Espagnols venaient chercher de l’or. Elle lui servit peu, parce que l’inondation ne lui permit pas d’en faire l’expérience. Il ne la communiqua pas même à ses gens, de peur que le chagrin de manquer une si belle occasion de s’enrichir ne refroidît entièrement leur courage. Les eaux croissent avec tant de promptitude et d’impétuosité dans cette province, que le soir elles sont de la hauteur d’un homme dans des lieux où l’on passait le matin presqu’à sec ; et ces débordemens sont fort ordinaires à toutes les rivières qui se jettent dans l’Orénoque.

L’Arouaca que Raleigh avait reconnu pour pilote parut craindre que son sort ne fut d’être mangé vif. « Car telle était, dit Raleigh, l’idée que les Espagnols donnaient de ma nation à tous ces peuples ; mais il se désabusa bientôt comme tous les autres Indiens avec lesquels nous eûmes à traiter, lorsqu’il eut reconnu notre caractère et nos usages. L’effet de cette imposture retomba sur nos ennemis, dont notre humanité fit sentir plus que jamais les injustices et les violences. Aucun de mes gens ne toucha jamais aux femmes du pays, pas même du bout du doigt. À l’égard des denrées, on n’en prenait point sans avoir satisfait ceux qui venaient les offrir. Enfin, pour n’avoir rien à me reprocher, je ne quittais jamais une habitation sans demander aux Indiens s’ils avaient quelque plainte à faire de mes gens ; je les contentais avant mon départ, et je faisais châtier le coupable. Les deux canots même que j’avais fait enlever furent rendus aux Arouacas, et le pilote ne fut emmené qu’après avoir consenti volontairement à me suivre. Les Espagnols lui avaient donné le nom de Martin. »

Ce fut sous sa conduite que les Anglais continuèrent leur route. Quinze jours de navigation, pendant lesquels ils ne furent pas exposés à d’autre danger que celui des sables, les ramenèrent à la vue de l’Orénoque. Raleigh ne donne point le nom de plusieurs rivières dans lesquelles il s’engagea successivement, et ne tient pas un meilleur compte des hauteurs ; mais dans le lieu où il se représente ici, il avait à l’est la province de Carapana, qui était alors occupée par des Espagnols. Les Indiens de trois canots, qu’il se félicita d’avoir rencontrés, l’abordèrent sans crainte, après avoir su qu’il n’était pas de cette odieuse nation ; et, lui voyant jeter l’ancre, ils lui promirent de revenir le lendemain avec leur cacique. Il se trouva dans ce lieu une infinité d’œufs de tortue, qui furent un rafraîchissement fort agréable pour les Anglais. Le jour suivant ils virent arriver le cacique qu’on leur avait annoncé, avec une suite de quarante Indiens. Sa bourgade, qui n’était pas éloignée, se nommait Toparimaca. Il apportait aux Anglais diverses sortes de provisions, pour lesquelles ils lui firent boire du vin d’Espagne, dont il ne cessait point d’admirer le goût, Raleigh lui ayant demandé une route courte et sûre pour la Guiane, il offrit alors aux Anglais de les conduire à sa bourgade, avec promesse de leur donner un secours que la fortune avait réservé pour eux. En y arrivant, il leur fit présenter une liqueur si forte, qu’elle les enivra presque tous. « Elle est composée, dit Raleigh, de poivre de l’Amérique, et du suc de plusieurs herbes, qu’on laisse clarifier dans de grands vases. » Le cacique et les Indiens s’enivrèrent aussi.

Après cette fête, le cacique fit paraître devant les Anglais le secours qu’il avait vanté. C’était un Indien fort âgé, dont ils ne prirent pas une fort haute opinion sur sa figure, mais qui connaissait parfaitement toutes les parties de l’Orénoque, et sans lequel en effet ils ne se seraient jamais garantis des sables, des rochers et des îlots qu’on ne cesse point d’y rencontrer. Raleigh le reçut comme un présent du ciel.

Dès le jour suivant, les Anglais éprouvèrent l’habileté de ce nouveau guide par le conseil qu’il leur donna de profiter d’un vent d’est qui leur épargna le travail des rames. L’Orénoque, suivant Raleigh, est assez exactement est et ouest, depuis son embouchure jusqu’aux environs de sa source. En suivant son cours depuis Toparimaca, les Anglais auraient dû pénétrer en plusieurs endroits du Popayan et de la Nouvelle-Grenade. Pendant le premier jour, ils suivirent un bras du fleuve, qui a sur la gauche l’île d’Assapana, longue de vingt-cinq milles, sur cinq de large, et le grand canal au delà. Sur la droite du même bras est l’île de Jouana, fort grande aussi, et séparée de la terre, du même côté, par l’Arrarropana, second bras du fleuve. Toutes ces eaux sont navigables pour les plus gros bâtimens ; et l’Orénoque, en y comprenant les îles, n’a pas moins de trente milles de large en cet endroit. Au-dessus d’Assapana on trouve l’Aropa, autre rivière qui vient se jeter du nord dans l’Orénoque. Les Anglais mouillèrent au delà, et du même côté, près de l’île d’Occaouéta, longue de six milles et large de deux. Raleigh mit à terre ici, sur la rive du fleuve, deux Indiens de la Guiane, qu’il avait pris, avec son nouveau pilote, à Toparimaca, avec ordre de prendre les devans pour annoncer son arrivée au cacique de Purimac, vassal de Topia-Ouari, dans la province d’Arromaja : mais, Purimac étant assez éloigné, il fut impossible à ces deux Indiens de revenir le même jour, et la galéasse fut obligée de mouiller le soir près de Puatpayma, autre île de même grandeur que la précédente. Vis-à-vis de cette île, la côte du fleuve offre la montagne d’Occopa, qui est très-haute. Les Anglais aimaient à mouiller proche des îles, parce qu’il s’y trouvait quantité d’œufs de tortues, et que la pêche y est plus commode que sur la côte, où les rochers ne leur permettaient pas de jeter la seine. La plupart de ceux qui bordent le fleuve sont de couleur bleuâtre, et paraissent contenir du fer, comme toutes les pierres qui se trouvent sur les montagnes voisines.

« Le lendemain matin, dit Raleigh, notre cours fut droit à l’ouest, avec moins de peine à résister au courant du fleuve. La terre s’ouvrait des deux côtés, et les bords en étaient d’un rouge fort vif. J’envoyai quelques hommes dans des canots, pour reconnaître le pays. Ils me rapportèrent que, dans toute l’étendue de leur vue, et du haut des arbres où ils étaient montés pour l’observer, ils n’avaient découvert que des plaines, sans aucune apparence de hauteur. Mon pilote de Toparimaca dit que ces belles campagnes se nommaient les plaines de Saymas, qu’elles s’étendaient jusqu’au pays de Cumana et de Caracas ; et qu’elles étaient habitées par quatre puissantes nations, les Saymas, les Assaouis, les Arroas, et les Ouikiris, qui battirent Hernando de Serpa, lorsqu’il vint de Cumana vers l’Orénoque avec trois cents chevaux pour conquérir la Guiane. Les Aroas ont la peau presque aussi noire que les nègres : ils sont robustes, et d’une valeur singulière. Le poison de leurs flèches est si subtil, que, sur le récit de ces Indiens, je me fournis des meilleurs antidotes pour en garantir nos gens. Outre qu’il est toujours mortel, il cause d’affreuses douleurs, et jette les blessés dans une espèce de rage. Les entrailles leur sortent du corps ; ils deviennent noirs, et la puanteur qu’ils exhalent est insupportable. »

Raleigh s’étonne beaucoup que les Espagnols, à qui les flèches empoisonnées de ces sauvages ont été si funestes, n’aient jamais trouvé de remède pour leurs blessures. » À la vérité, dit-il, les Indiens n’en connaissent point eux-mêmes ; et lorsqu’ils sont blessés d’un coup de flèche, ils ont recours à leurs prêtres, qui leur tiennent lieu de médecins, et qui font un grand mystère des remèdes qu’ils emploient. » L’antidote ordinaire des Indiens est le suc de la racine de Toupara, qui guérit aussi toutes sortes de fièvres, et qui arrête les hémorrhagies internes. Raleigh apprit de Berréo que quelques Espagnols avaient employé avec succès le jus d’ail. Mais, pour les poisons extrêmement subtils, tels que celui des Aroras, il exhorte à s’abstenir de boire, parce que tout ce qu’on avale de liquide sert à la propagation du venin, et que, si l’on boit, surtout peu de temps après avoir été blessé, la mort est inévitable.

Le troisième jour de leur navigation, les Anglais mouillèrent près de la rive gauche du fleuve, entre les montagnes d’Arvami et d’Aio. Après s’y être arrêtés jusqu’à minuit, ils passèrent l’île Manoripano, qui est fort grande, et d’où ils furent suivis par un canot chargé de quelques Indiens, qui les invitèrent à se reposer dans leurs habitations ; mais, s’étant défendus civilement de leurs instances, ils entrèrent le cinquième jour dans la province d’Aromaja, où ils mouillèrent à l’ouest de l’île de Murroecermo, qui a dix milles de long et cinq de large. Le lendemain ils arrivèrent au havre de Morquito, où ils étaient résolus de s’arrêter pour renouveler leurs provisions. Un de leurs Indiens fut envoyé au cacique Topiaouari, qui vint dès le jour suivant faire les honneurs de son port. C’était un vieillard de cent dix ans si robuste encore, qu’après avoir fait quatorze milles à pied pour venir voir ses hôtes, il retourna le même jour à sa bourgade. Les rafraîchissemens qu’il leur apporta étaient une grande quantité de gibier, de racines et de fruits.

Raleigh fit diverses questions à ce vieux cacique, qui avait été prisonnier des Espagnols. « Je lui appris, dit-il, quelle était ma nation, et le dessein où j’étais d’affranchir les Indiens, de la tyrannie des Espagnols. Ensuite lui parlant de la Guiane, je le priai de me donner quelques instructions, sur la manière d’y pénétrer. Il me répondit que le pays où j’étais, et tout ce qui bordait la rivière jusqu’à la province d’Emeric, en y comprenant celle de Carapana, faisait partie de la Guiane ; qu’en général les nations de toutes ces terres se nommaient Orinoccoponi, parce qu’elles confinent à l’Ornoque. Que celles qui habitaient entre ce fleuve et les monts d’Ouacarimar étaient comprises sous le même nom, et que de l’autre côté de ces montagnes il y avait une grande vallée, nommée Amariocopana, habitée aussi par d’anciens peuples de la Guiane. Je lui demandai quels étaient ceux qui habitaient au delà de cette vallée derrière les montagnes qui la bordaient de ce côté-là. Sur quoi il me dit en soupirant que dans sa jeunesse, et du vivant de son père, qui était mort fort âgé, il était venu dans cette grande vallée de la Guiane, des lieux où se couche le soleil, un peuple innombrable, qui portait de grandes robes et des bonnets rouges ; qu’il était composé de deux nations, les Oréjones et les Eporémérios ; qu’ayant chassé les anciens habitans du pays, elles s’étaient emparées de leurs terres jusqu’au pied des montagnes, à l’exception des Iraouaquaris et des Cassipagotos ; que son fils aîné, qui avait été choisi dans la suite de cette guerre pour mener du secours aux Iraouaquaris, avait péri avec tous ses gens dans un combat contre les usurpateurs, et qu’il ne lui était resté qu’un seul fils. Il ajouta que les Eporemérios avaient bâti, au pied de la montagne, à l’entrée de la vallée, une grande ville, dont les édifices étaient fort hauts ; que l’empereur des deux nations étrangères faisait garder constamment les passages par de nombreuses troupes, qui n’avaient pas cessé pendant long-temps de ravager et de piller leurs voisins ; mais que, depuis que les Espagnols cherchaient à s’emparer du pays, la paix s’était faite entre les Indiens, qui s’accordaient tous à les regarder comme leurs plus mortels ennemis. »

Raleigh, fort satisfait du vieux cacique, dans lequel il n’avait reconnu que de la sagesse et de l’honneur, continua de remonter le fleuve droit à l’ouest, et mouilla le soir proche de l’île de Catuma, dont la longueur est de cinq à six milles. Le lendemain, à la fin du jour, il rencontra l’embouchure de la rivière de Caroni. Cette rivière, sans être moins large que la Tamise à Wolwich, fait une chute si considérable, que non-seulement les Anglais en avaient entendu le bruit depuis le port de Morquito, mais qu’arrêtés par l’impétuosité des eaux, ils eurent beaucoup de peine à s’en approcher. Après avoir employé toutes leurs rames, qui ne les firent pas avancer d’un jet de pierre dans l’espace d’une heure, ils prirent le parti de mouiller proche de la rive, et d’envoyer un Indien au cacique du pays, pour lui déclarer qu’ils étaient ennemis jurés des Espagnols. C’était dans ce lieu que Morquito en avait fait massacrer dix. Le cacique Ounuretona vint jusqu’au bord du fleuve avec un grand nombre de ses gens, et prodigua les rafraîchissemens aux Anglais. Raleigh lui répéta qu’il était venu pour faire la guerre aux Espagnols, et reçut de lui de nouvelles informations sur la Guiane.

Les Indiens du Caroni ont une haine égale pour les Espagnols et pour les Eporémérios. Leur pays est riche en or. Raleigh apprit du cacique, que, vers la source de la rivière, les terres étaient habitées par trois puissantes nations, les Cassipagotos, les Eparagotos et les Araouragotos ; que le Caroni sort d’un grand lac ; que tous les peuples du pays se joindraient volontiers à ceux qui voudraient les délivrer des Espagnols ; enfin qu’après avoir passé les montagnes de Curca, il trouverait beaucoup d’or et de pierres précieuses. Un des officiers espagnols, qu’il avait pris avec Berréo, se vanta d’avoir découvert dans ses voyages une mine d’argent très-riche, à peu de distance de la rivière ; mais l’Orénoque et toutes les rivières voisines étaient haussées de cinq pieds, sans compter la difficulté de remonter le Caroni. Raleigh se contenta d’envoyer par terre quelques-uns de ses gens dans la bourgade d’Annatopoi, éloignée de vingt milles. Ils y trouvèrent des guides pour les conduire plus loin à Capurepana, grande ville située au pied des montagnes, sous la domination d’un cacique, proche parent de Topiaouari. Cependant Whidon fut chargé, avec quelques soldats, de suivre, autant qu’il était possible, le bord de l’eau, pour observer s’il s’y trouverait quelque apparence de mine.

En même temps Raleigh, accompagné des capitaines Gifford et Calfield, monta sur les hauteurs voisines, d’où il découvrit tout le Caroni, qui se divise en trois bras à vingt milles de l’Orénoque. Il remarqua dix à douze sauts de cette rivière, et tous d’une si grande hauteur, que les particules d’eau, divisées dans leur chute, forment comme un tourbillon de fumée. Ensuite s’étant approché des vallées, il admira le plus beau pays qu’il eût jamais vu. L’herbe y est d’une verdure charmante, le terrain ferme, le gibier en abondance, et les oiseaux, dont le nombre et la variété sont infinis, y forment les plus mélodieux concerts. « Nous remarquâmes, dit Raleigh, des fils d’or et d’argent dans les pierres ; mais, n’ayant que nos mains et nos épées, nous ne pûmes en vérifier parfaitement la nature. Cependant nous en aperçûmes quelques-unes que je fis examiner dans la suite. Un Espagnol de Caracas me les nomma dans sa langue madre del oro, or mère, ou matrice d’or, et m’assura qu’il devait se trouver une mine au-dessous. On ne me soupçonnera point de m’être trompé moi-même, ou de vouloir tromper ma patrie par de fausses imaginations. Quel motif aurait pu me faire entreprendre un si pénible voyage, si je n’avais été sûr qu’il n’y a point sous le soleil de pays aussi riche que la Guiane ? Whidon, et Milechap, notre chirurgien, m’apportèrent pour fruit de leurs recherches quelques pierres fort semblables au saphir. Je les fis voir à divers Orinoccoponis, qui me vantèrent une montagne où il s’en trouvait en abondance. J’en ignore la nature et la valeur ; mais je n’en puis avoir qu’une haute opinion ; et je suis sûr du moins que ce canton ressemble à ceux dont on tire les plus précieuses pierres, et qu’il est à peu près à la même hauteur. »

À gauche de la rivière , on trouve les Iraouaquaris, ennemis irréconciliables des Éporémérios. Elle prend sa source dans le lac Cassipa. Il est si grand, qu’à peine peut-on le traverser en canot dans l’espace d’un jour ; plusieurs rivières s’y jettent, et le sable que l’on y trouve pendant l’été est ordinairement mêlé de grains d’or. Au delà du Caroni on rencontre l’Arvi, qui passe le long du lac, à l’ouest, et vient se jeter aussi dans l’Orénoque. Les deux rivières forment entre elles une espèce d’île, dont Raleigh vante la fertilité et l’agrément. Mais il paraît ici fort embarrassé à rapporter ce qu’il ne sait, dit-il, que sur le témoignage d’autrui, et dont il avoue néanmoins qu’il ne lui est pas resté le moindre doute. « La rivière d’Arvi en a deux autres assez près d’elle, l’Atoïca et le Caora. Sur les bords de la seconde on trouve une nation d’Indiens qui ont la tête tout d’une pièce avec les épaules ; ce qui doit paraître monstrueux[1], continue Raleigh, et ce que je ne laisse pas de croire certain. Ces Indiens extraordinaires se nomment les Eouaipanomas. On prétend qu’ils ont les yeux sur les épaules, la bouche dans la poitrine, et les cheveux sur le dos. Le fils de Topiaouari, que j’emmenai en Angleterre, m’assura que c’est la plus redoutable nation de cette contrée, et que ses armes, qui sont des arcs et des flèches, ont trois fois la grandeur de celles des Orinoccoponis. Mon Indien me protesta que les Iraouaquaris avaient pris depuis peu un de ces monstres, et qu’il avait été vu de toute la province d’Aromaïa. » Raleigh ajoute que, s’il eût appris toutes ces circonstances avant son départ, il aurait tenté l’impossible pour enlever un de ces étranges Indiens, et pour l’emmener jusqu’en Europe. Lorsqu’il fut retourné sur la côte de Cumana, un Espagnol, homme d’esprit et d’expérience, apprenant qu’il avait pénétré dans la Guiane jusqu’au Caroni, lui demanda s’il avait rencontré des Eouaipanomas, et l’assura qu’il avait vu plusieurs de ces acéphales, Raleigh atteste là-dessus des négocians recommandables et connus de toute la ville de Londres.

Le Casnero est une quatrième rivière qui se jette dans l’Orénoque au-dessus du Caroni, vers l’ouest, mais du côté de l’Amapéia. Sa grandeur l’emporte sur celle des plus grands fleuves de l’Europe. Il prend sa source au milieu de la Guiane, dans les montagnes qui séparent ce pays des terres de l’Amazone. Les Anglais auraient entrepris de le remonter, si l’approche de l’hiver ne leur eût fait craindre d’y trouver leur perte, non que l’hiver mérite proprement ce nom dans un pays où les arbres sont continuellement chargés de feuilles et de fruits ; mais il y est accompagné de pluies violentes, qui causent de prodigieux débordemens. Toutes les campagnes sont inondées, et le tonnerre y est si terrible, qu’il semble menacer la nature de sa ruine. Raleigh en fit une triste expérience à son retour.

Du côté du nord, le Cari est la première rivière qui se jette dans l’Orénoque, et qu’on rencontre en remontant ce grand fleuve : on trouve ensuite celle de Limo. Les terres de l’une à l’autre sont habitées par la nation des Aouaracaris, espèce de cannibales, qui tiennent un marché où ils vendent pour des haches leurs femmes et leurs filles à leurs voisins, qui les revendent aux Espagnols. À l’ouest de la rivière de Limo , on trouve celle de Pao, ensuite le Caouti, puis le Vocari, et le Capuri qui vient de la rivière de Méta, par laquelle Berréo était venu de la Nouvelle Grenade. La province d’Amapaïa est à l’ouest du Capuri, et c’est là que Berréo ayant passé l’hiver avec ses gens, les eaux lui en firent perdre un grand nombre. Au-dessus de l’Amapaïa, en tirant vers la Nouvelle-Grenade, le Pato et le Cassanar tombent dans le Méta. À l’ouest de ces rivières on a les terres des Aschaques et des Catuplos, et les rivières de Béta, de Daunay et d’Ibarra. Sur les frontières du Pérou, on trouve les provinces de Tumibamba et de Caxamalca ; et, tirant vers Quito et le Popayan, au nord du Pérou, les rivières de Guayara et de Guyacuro. Au delà des montagnes du Popayan, on rencontre le Pampamena ou Payanano, qui descend jusqu’à la rivière des Amazones, en traversant les terres des Moteyones, où Pédro d’Orsua eut le malheur de périr. C’est entre le Daunay et le Béta qu’est la grande île de Baracan. L’Orénoque est inconnu sous ce nom au delà du Béta : il y porte celui de d’Athule ; et plus loin il est coupé par de grandes chutes d’eau qui ne permettent pas aux vaisseaux d’y passer. Raleigh, qu’on suit mot à mot dans cette description, assure que, pour ce qu’il nomme des vaisseaux de charge, la navigation est libre sur ce fleuve l’espace d’environ mille milles d’Angleterre, et que, pour les canots, elle ne l’est pas moins du double ; que ses eaux, soit par elles-mêmes ou par les rivières qui s’y jettent, conduisent au Popayan, à la Nouvelle Grenade et au Pérou ; que par d’autres rivières on peut se rendre aux nouveaux états des incas, descendus, dit-il toujours, de ceux du Pérou aux Amapaïas et aux Annabas ; enfin qu’une partie de ces rivières, qu’on peut nommer les branches de l’Orénoque, prennent leur source dans les vallées qui séparent la Guiane des provinces orientales du Pérou.

Le débordement des eaux augmentant de jour en jour, mille dangers dont les Anglais se crurent menacés leur firent souhaiter leur retour. Raleigh ne résista point à leurs instances. Il avait acquis d’heureuses lumières ; mais l’inondation ne lui laissait aucune espérance d’en recueillir le fruit. D’ailleurs ses gens étaient sans habits, et ceux qui leur restaient étaient percés de la pluie dix fois par jour. Ils n’avaient pas même le temps de les faire sécher. Il se détermina donc à retourner vers l’est, dans le dessein de reconnaître mieux toutes les parties du fleuve : observation importante qu’il se reprochait d’avoir négligée.

En quittant l’embouchure du Caroni, il alla mouiller le premier jour au port de Morquito, qu’il regardait comme un séjour de confiance, par celle qu’il avait dans le caractère de Topiaouari. Le vieux cacique, qu’il fit avertir de son arrivée, se hâta de le venir voir, suivi d’une abondante provision de vivres. Après des caresses fort tendres, Raleigh, qui avait formé un petit camp sur une éminence, au bord du fleuve, fit sortir tout le monde de sa tente pour s’entretenir seul avec ce sage vieillard. On doit concevoir néanmoins que ces entretiens ne se faisaient pas sans un interprète. C’est dans la bouche de l’auteur qu’il faut laisser des explications de cette importance.

« Je commençai par lui dire que, lui connaissant une haine égale pour les Éporémérios et pour les Espagnols, j’attendais de lui qu’il m’apprendrait le chemin de la ville impériale des incas. Il me répondit qu’il ne s’était pas figuré que mon dessein fût de prendre cette route, non-seulement parce que la saison ne me le permettait pas, mais plus encore parce qu’il ne me croyait pas assez de monde pour une si dangereuse entreprise ; que, si je m’obstinais à la tenter avec si peu de forces, il m’assurait que j’y trouverais ma perte ; que la puissance de l’empereur de Manoa[2] était formidable, et que le triple de mes gens ne suffirait pas pour lui causer de l’inquiétude. Il ajouta que je ne devais jamais espérer de pouvoir pénétrer dans la Guiane sans l’assistance des ennemis de ce grand état, soit pour en recevoir des secours d’hommes, ou pour en tirer des rafraîchissemens et des provisions, que la longueur du chemin et l’excès de la chaleur rendaient également nécessaires ; que trois cents Espagnols, qui avaient entrepris la même expédition, étaient demeurés ensevelis dans la vallée de Macureguary, sans autres efforts, du côté de leurs ennemis, que de les avoir investis de toutes parts, et d’avoir mis le feu aux herbes, dont la fumée et la flamme les avaient étouffés. « D’ici, continua-t-il, on compte à Macureguary, quatre grandes journées de chemin. Les peuples de cette vallée sont les premiers Indiens de la frontière des incas : ils sont leurs sujets, et leur ville est d’une richesse extrême. Tous les habitans portent des habits. C’est de Macureguary que viennent toutes les plaques d’or qu’on voit aux Indiens de la côte : c’est là qu’elles se fabriquent ; mais plus loin, le travail est incomparablement plus beau. On y fait en or des figures d’hommes et d’animaux. »

» Je lui demandai combien il croyait qu’il me fallût d’hommes pour prendre la ville. Sa réponse fut incertaine. Je lui demandai encore s’il croyait du moins que je pusse compter sur le secours des Indiens. Il m’assura que tous les peuples des pays voisins se joindraient à moi dans cette guerre, supposé que, faute de canots pour tant d’hommes, la rivière offrît alors des gués, et pourvu que je lui laissasse cinquante soldats, qu’il me promettait d’entretenir jusqu’à mon retour. Je lui répondis qu’avec mes matelots et mes ouvriers je n’avais guère que ce nombre, et que d’ailleurs, ne pouvant leur laisser de poudre ni d’autres munitions, ils seraient en danger de périr par les mains des Espagnols qui chercheraient à se venger du mal que je leur avais fait à la Trinité. Cependant les capitaines Calfied, Grenville, Gilbert, et quelques autres, paraissaient disposés à demeurer ; mais je suis sûr qu’ils y auraient tous péri. Berréo attendait du secours d’Espagne, et de la Nouvelle Grenade. J’appris même ensuite qu’il avait déjà deux cents chevaux prêts à Curacas.

» Topiaouari me dit alors que tout dépendait donc de l’avenir et des forces avec lesquelles je reviendrais dans ses terres ; mais qu’il me priait de le dispenser, pour cette fois, de me fournir le secours de ses Indiens, parce qu’après mon départ les Eporémérios ne manqueraient pas de faire tomber sur lui leur vengeance. Il ajouta que les Espagnols cherchaient aussi l’occasion de le traiter comme son neveu, qu’ils avaient fait périr par un infâme supplice ; qu’il n’avait pas oublié avec quelle rigueur ils l’avaient tenu dans les chaînes et promené comme un chien jusqu’à ce qu’il eût payé cent plaques d’or pour sa rançon ; que, depuis qu’il était cacique, ils avaient tâché plusieurs fois de le surprendre, mais qu’ils ne lui pardonneraient pas l’alliance que je lui proposais. Il me dit encore : « Après avoir tout employé pour soulever mes peuples contre moi, ils ont enlevé Aparacano, un de mes neveux, qu’ils ont fait baptiser sous le nom de don Juan : ils l’ont armé et vêtu à l’espagnole, et je sais qu’ils l’excitent par l’espérance de ma succession à me déclarer la guerre. » Enfin Topiaouari me pria de suspendre mes résolutions jusqu’à l’année suivante, et me promit que dans l’intervalle il disposerait les esprits en ma faveur. Entre diverses raisons qui lui faisaient détester les Eporémérios, il me raconta que dans leur dernière guerre ils avaient enlevé ou violé toutes les femmes de son pays. « Nous ne leur demandons que nos femmes, continua-t-il, car nous ne faisons aucun cas de leur or. » Il ajouta les larmes aux yeux : « Autrefois nous avions dix ou douze femmes, et nous sommes réduits maintenant à trois ou quatre, tandis que nos ennemis en ont cinquante et jusqu’à cent. » En effet, l’ambition de ces peuples consiste à laisser beaucoup d’enfans, pour rendre leurs familles puissantes par une nombreuse postérité.

» Persuadé par les raisons du cacique qu’il m’était impossible de rien entreprendre cette année contre les incas, il fallut réprimer notre passion pour l’or, qui nous aurait attiré comme aux Espagnols la haine et le mépris de ces Indiens. Qui sait même si, reconnaissant que nous ne pensions aussi qu’à les piller, ils ne se seraient pas joints à eux pour nous fermer l’entrée de leur pays ? C’était préparer de nouvelles difficultés aux Anglais qui pourront s’ouvrir la même route après nous ; au lieu que, suivant toute apparence, les peuples déjà familiarisés avec nous préféreront notre voisinage à celui des Espagnols, qui ont toujours traité leurs voisins avec la dernière cruauté. Le cacique, à qui je demandai un de ses sujets pour l’emmener en Angleterre et lui faire apprendre notre langue, me confia son propre fils. Je lui laissai deux jeunes Anglais, qui ne marquèrent point de répugnance à demeurer dans un pays où nous n’avions reçu que des témoignages de bonne foi et d’humanité.

» Je demandai à Topiaouari comment se fabriquaient les plaques d’or, et quelle méthode on employait pour les tirer des pierres et des mines. Il me répondit : « La plus grande partie de l’or dont on fait des plaques et des figures se tire du lac de Manoa et de plusieurs rivières où il se trouve en grains, et quelquefois en petits lingots. Les Eporémérios y joignent une portion de cuivre pour le travailler. Voici leur méthode : ils prennent un grand vase de terre plein de trous, dans lequel les grains et le cuivre sont mêlés ensemble ; ils mettent le vase sur un feu ardent, et, garnissant les trous de tuyaux de terre ou de pipes, ils soufflent jusqu’à ce que les deux métaux soient fondus : ensuite ils les versent dans des moules de terre ou de pierre. » J’ai apporté deux de ces figures en or, moins pour leur valeur que pour en faire connaître ici la forme ; car, affectant de mépriser les richesses des Eporémérios, je donnai en échange au cacique quelques médailles du même métal, qui contenaient le portrait de la reine. J’ai pris soin d’apporter aussi du minerai d’or, qui n’est pas rare dans ce canton, et que je crois aussi bon qu’il y en ait au monde ; mais, faute d’ouvriers et d’instrumens pour séparer l’or, il me fut impossible d’en prendre une grosse quantité. »

Raleigh n’oublia pas de recommander aux deux Anglais qu’il laissait à Topiaouari, de se procurer quelque ouverture pour aller trafiquer à Macuréguary, et de reconnaître soigneusement la route et les environs de cette ville. Il leur abandonna, dans cette vue, diverses marchandises, avec ordre de pénétrer, s’il était possible, jusqu’à Manoa ; ensuite il continua de descendre le fleuve, accompagné du cacique de Putima, chef de la province d’Ouarrapana, qui, se trouvant chez Topiaouari, avait prié les Anglais d’aborder sur ses terres. Ils apprirent de lui-même que c’était lui qui avait massacré les Espagnols de Berréo, et sa confiance paraissait extrême pour les ennemis d’une nation qu’il avait offensée ; il leur offrit de les conduire au pied d’une montagne où la roche paraissait de couleur d’or.

Raleigh ne se reposa sur personne d’une observation de cette importance. Il partit lui-même avec les principaux de ses gens pour visiter une si riche montagne. On lui fit suivre aussitôt le bord d’une rivière nommée Mana, en laissant à droite un village qu’il entendit nommer Toutoutona, et qui appartient à la province de Faraco. Au delà, vers le sud, il arriva dans la vallée d’Amariocapana, qui contient un village du même nom, et qui lui parut un des plus beaux pays du monde : elle s’étend de l’est à l’ouest, au moins de soixante miles ; mais c’est le voyageur même qu’il faut entendre dans ses récits.

« De la rive du Mana nous passâmes à celle de l’Oiana, autre rivière qui traverse la vallée, et nous nous arrêtâmes au bord d’un lac que cette rivière forme de ses propres eaux. Comme nous étions fort mouillés, un de nos guides fit du feu en frottant deux bâtons l’un contre l’autre, et nous en allumâmes un assez grand pour y faire sécher nos habits ; mais tandis que nous prenions ce soin, l’apparition subite de quelques manatis ou lamantins, de la grosseur d’un tonneau, qui se firent voir dans le lac, nous causa autant d’effroi que de surprise. Ce ne fut pas sans peine que nous continuâmes notre marche : il nous restait une demi-journée de chemin jusqu’à la montagne. Je pris le parti de renvoyer à bord le capitaine Keymis, parce que les informations du cacique me firent comprendre qu’à mon retour je pouvais me rapprocher de l’Orénoque par une voie plus courte. Keymis portait ordre à la galéasse de descendre à l’embouchure du Cumana, ou je promis de l’attendre pour m’épargner la peine de retourner jusqu’à Putima.

» Le même jour je passai au pied d’une montagne dont les divers rochers étaient de couleur d’or, comme ceux qu’on m’avait annoncés ; mais je ne pus vérifier s’ils étaient réellement de ce précieux métal. On me fit remarquer sur la gauche une autre montagne, qui semblait contenir aussi diverses sortes de minéraux : ainsi je n’eus que la joie d’un brillant spectacle. De là je me rendis par un chemin assez court au village d’Ariacoa, où l’Orénoque se partage en trois canaux. La galéasse était déjà descendue à Cumana, mais sans Keymis, qui n’avait pas eu le temps de lui porter mes ordres. Je laissai à Cumana deux de mes gens pour l’attendre ; et, me proposant d’y revenir joindre les canots, je fis partir les capitaines Thyn et Grenville avec la galéasse. Ensuite je me remis en chemin vers la montagne du cacique, en prenant ma route vers Émériac, qui n’est pas éloigné du fleuve. Il fallut passer la rivière de Cararopana, qui se jette dans l’Orénoque, et dont plusieurs petites îles rendent la vue fort agréable. Vers le soir nous arrivâmes au bord de l’Ouinicapara, qui se joint aussi à l’Orénoque. C’est à quelque distance de ce lieu qu’on me fit voir enfin la fameuse montagne que je cherchais ; mais, contre l’espérance du cacique, l’inondation était déjà si forte dans ce canton, qu’il nous fut impossible d’en approcher. Je fus réduit à contempler la montagne d’assez loin. Elle me parut fort haute, de la forme d’une tour, et de couleur blanche plutôt que jaune ; ce que je ne pus attribuer qu’à l’éloignement. Un torrent impétueux qui se précipitait du sommet, formé apparemment par les pluies continuelles de la saison, faisait un bruit que nous n’avions pas cessé d’entendre depuis quelques heures, et qui nous rendait presque sourds à la distance où nous étions. Je jugeai par le nom du pays, et par d’autres circonstances, que cette montagne était la même dont Berréo m’avait raconté différentes merveilles, telles que l’éclat des diamans et d’autres pierres précieuses qu’elle renferme dans toutes ses parties. Je n’oblige personne à me croire ; mais il est certain que j’y vis éclater une certaine blancheur. Cependant je dois ajouter aussi que Berréo n’y avait pas été lui-même, parce qu’outre l’inondation qui l’avait arrêté, les naturels du pays étaient mortels ennemis des Espagnols. Après avoir pris un peu de repos sur le bord de l’Ouinicapara, nous le suivîmes jusqu’au village du même nom, dont le cacique m’offrit de me conduire à la montagne par de grands détours. Mais la longueur et les difficultés du chemin m’effrayèrent, surtout pour une entreprise où je n’avais à satisfaire que ma curiosité.

» Je retournai ensuite à l’embouchure du Cumana, où tous les caciques voisins vinrent m’offrir des provisions de leurs terres ; c’étaient des liqueurs, des poules et du gibier, avec quelques-unes de ces pierres précieuses que les Espagnols nomment piedras buadas. En revenant d’Ouinicapara, j’avais laissé à l’est quatre rivières qui descendent des montagnes d’Émériac, et qui vont se jeter dans l’Orénoque. D’autres, sorties des mêmes montagnes, coulent vers la mer du nord, telles que l’Aratouri, l’Amacouma, le Batima, l’Ouana, le Maroaca, le Paroma. La nuit avait été sombre et fort orageuse. Ce fut le matin que j’arrivai à l’embouchure du Cumana, où j’avais laisse Eques et Porter pour attendre le capitaine Keymis qui revenait par terre. Ils n’avaient point encore eu de ses nouvelles ; mais il arriva le jour suivant. »

Raleigh, ayant pris congé des caciques, qui le quittèrent, dit-il, les larmes aux yeux, remonta dans ses canots, et mouilla le soir à l’île d’Assipana. Le lendemain il trouva sa galéasse à l’ancre près de Toparimaca. Il faisait cent milles par jour en descendant ; mais il ne put retourner par la route qu’il avait prise en entrant dans le fleuve, parce que la brise et le courant de la mer portaient vers l’Amana. La nécessité lui fit suivre le cours du Capouri, qui est un des bras de l’Orénoque, par lequel il se rendit à la mer. Il se croyait à la fin de tous les dangers. Cependant la nuit suivante, ayant mouillé à l’embouchure du Capouri, qui n’a pas moins d’une lieue de large, la violence du courant l’obligea de se mettre à couvert sous la côte, avec ses canots ; et quoique la galéasse eût été tirée aussi près de terre qu’il était possible, on eut beaucoup de peine à la sauver du naufrage. À minuit le temps changea fort heureusement ; et vers neuf heures du matin, les Anglais eurent la vue de la Trinité, où ils rejoignirent leurs vaisseaux, qui les avaient attendus à Curiapana.

On trouve ensuite dans la relation de Raleigh un recensement assez inutile de tous les pays qu’il avait visités ; mais ses remarques sur quelques-uns de leurs peuples, et sa conclusion, méritent de sortir de la collection d’Hakluyt.

On l’assura, dit-il, que les Éporémérios observent la religion des incas du Pérou ; c’est-à-dire qu’ils croient à l’immortalité de l’âme, qu’ils rendent hommage au soleil, etc. Personne ne désavouera que ce point, s’il était mieux établi, ne donnât beaucoup de vraisemblance à la transmigration des Péruviens : mais il resterait encore à prouver qu’elle fût arrivée depuis la conquête. On assura aussi Raleigh que l’inca qui régnait dans la Guiane y avait fait bâtir un palais tout-à-fait semblable à ceux que ses ancêtres avaient au Pérou. « Tout le monde sait, dit-il à cette occasion, la quantité d’or que les conquérans espagnols ont tiré de ce vaste empire ; mais je suis convaincu que le prince qui règne à Manoa en possède beaucoup plus qu’il n’y en a dans toutes les Indes occidentales.

» À présent, dit-il encore, je vais parler de ce que j’ai vu moi-même. Ceux qui aiment les découvertes peuvent compter qu’ils trouveront de quoi se satisfaire en remontant l’Orénoque, où tombent un grand nombre de rivières qui conduisent dans une étendue de terres, à laquelle je donne de l’est à l’ouest plus de deux mille milles d’Angleterre, et plus de huit cents du nord au sud. Toutes ces terres sont riches en or et en marchandises propres au commerce. On y trouve les plus belles vallées du monde. En général, le pays promet beaucoup à ceux qui entreprendront de le cultiver. L’air y est si pur, qu’on y rencontre partout des vieillards de cent ans. Nous y passâmes toutes les nuits sans autre couverture que celle du ciel ; et dans tout le cours de mon voyage je n’eus pas un Anglais malade. Le sud de la rivière a du bois de teinture qui l’emporte, suivant mes lumières, sur celui du reste de l’Amérique : on y trouve aussi beaucoup de coton, d’herbe à soie, de baume et de poivre, diverses sortes de gommes, du gingembre, et quantité d’autres productions qui ne sont dues qu’à la nature.

» Le trajet n’est ni trop long ni trop dangereux : il peut se faire dans l’espace de six ou sept semaines, et l’on n’a point à franchir de mauvais passages, tels que le canal de Bahama, la mer orageuse des Bermudes, le cap de Bonne-Espérance, etc. Le temps propre à ce voyage est le mois de juillet, pour arriver au commencement de l’été du pays, qui dure à peu près jusqu’au mois de mars : le temps du retour est mai ou juin.

» La Guiane peut être regardée comme un pays vierge, auquel les Européens n’ont point encore touché ; car les faibles établissemens qu’ils ont sur les côtes de la mer du nord ne méritent pas le nom de conquêtes : mais celui qui bâtirait seulement deux forts à l’entrée du pays n’aurait pas à craindre que ce vaste terrain lui fût disputé. On ne pourrait remonter le fleuve sans essuyer le feu des deux forts. D’ailleurs les vaisseaux chargés n’y peuvent aborder facilement qu’en un seul endroit, et l’on ne peut même approcher de la côte qu’avec de petits bateaux et des canots. On rencontre sur les bords du fleuve des forêts fort épaisses, et de deux cents milles de longueur. La route de terre n’est pas moins difficile : on a de toutes parts un grand nombre de hautes montagnes ; et si l’on n’est pas bien avec les naturels du pays, les vivres y sont difficiles à trouver. C’est ce que les Espagnols ont toujours éprouvé avec perte, quoiqu’ils aient souvent tenté de conquérir cette vaste région.

» Enfin, conclut Raleigh, je suis persuadé que la conquête de la Guiane agrandira merveilleusement le prince à qui ce bonheur est réservé, et qu’il en pourra tirer assez de richesses et de forces pour contre-balancer celles de l’Espagne. Si c’est à l’Angleterre que le ciel destine un si beau partage, je ne doute pas que la chambre de commerce qui sera établie à Londres pour la Guiane n’égale bientôt celle de la Contratacion, que les Espagnols ont à Séville pour toutes leurs conquêtes occidentales. »

Joignons à cette relation d’autres témoignages recueillis à peu près vers le même temps, par exemple, celui de Domingo Véra, lieutenant de Berréo, qui, deux ans avant le voyage de Raleigh, avait fait en Guiane, au nom du roi d’Espagne, cette vaine cérémonie de prise de possession, à laquelle on semblait attacher alors beaucoup d’importance. On lit dans une lettre adressée à ce sujet au roi d’Espagne, pour lui rendre compte de ce qui s’est passé, les détails suivans : « Nous entrâmes dans un pays fort peuplé. Le cacique vint au-devant de nous, et nous conduisit à sa maison, où, nous traitant avec beaucoup d’amitié, il nous fit présent de quantité d’or. L’interprète lui demanda d’où il tirait ce métal : il répondit que c’était d’une province qui n’est éloignée que d’une journée. Il ajouta que les Indiens du pays en avaient autant qu’il en pouvait tenir dans la vallée où nous étions. L’usage des habitans de cette province est de se frotter la peau du suc de certaines herbes, et de se couvrir ensuite tout le corps de poudre d’or. Le cacique offrit de nous conduire jusqu’à leur première habitation ; mais il nous avertit que leur nation était fort nombreuse, et capable de nous faire périr tous sans pitié. Nous lui demandâmes comment ces peuples s’y prenaient pour trouver de l’or : il nous répondit que, dans un canton de leur province, ils creusaient la terre, enlevant l’herbe même avec sa racine, qu’ils mettaient l’herbe et la terre dans de grands vaisseaux, où ils lavaient le tout, et qu’ils en tiraient ainsi quantité d’or.

» Le 8, nous fîmes plus de six lieues, jusqu’au pied d’une montagne, où nous trouvâmes un cacique accompagné d’environ trois mille Indiens des deux sexes, qui étaient chargés de poules et d’autres vivres. Ils nous les offrirent, en nous pressant d’aller jusqu’à leur village, qui consistait en cinq cents maisons. Le cacique nous dit qu’il tirait cette abondance de provisions d’une vaste montagne dont nous apercevions la côte à peu de distance de son habitation ; qu’elle était extrêmement peuplée ; que tous ses habitans portaient des plaques d’or sur l’estomac, et des pendans de même métal aux oreilles ; enfin qu’ils étaient couverts d’or. Il ajouta que, si nous voulions lui donner quelques cognées, il nous apporterait des plaques d’or en échange. On ne lui en fit donner qu’une, pour ne pas marquer trop d’avidité, et pour lui laisser croire que nous faisions plus de cas du fer que de l’or. Il nous apporta bientôt un lingot d’or du poids de vingt-cinq livres. Le lieutenant se rendit maître de sa joie, et, nous montrant cette pièce d’un air sérieux, il affecta de la jeter à terre, et de la faire reprendre, sans aucune marque d’empressement. Nous étions tranquilles, dans la plus agréable espérance, lorsqu’au milieu de la nuit un Indien nous avertit que les peuples de la montagne étaient en mouvement pour venir nous attaquer. Véra nous fit partir aussitôt armes en main, et dans le meilleur ordre. »

Le reste de cette relation a été supprimé par ordre de la cour d’Espagne.

L’année suivante, le capitaine Keymis, un des compagnons de Raleigh, entreprit un nouveau voyage en Guiane ; mais ce fut une expédition d’aventuriers qui ne produisit rien. Les indiens le virent avec joie, et lui demandèrent s’il venait réaliser les promesses de Raleigh, et chasser les Espagnols. Mais quand ils surent qu’il n’avait qu’un vaisseau et très-peu de suite, ils ne purent que se répandre en plaintes inutiles sur les maux que leur causaient les Espagnols de la Trinité. Quoique ceux-ci n’eussent que de très-faibles établissemens à l’entrée du pays, ils ne laissaient pas d’être redoutables aux peuplades qui n’étaient pas défendues par des montagnes ; et, sans avoir beaucoup de puissance, ils faisaient beaucoup de mal. C’est du moins ce que dit à Keymis un officier du vieux cacique de Carapana, qui s’était bien repenti des premières complaisances qu’il avait eues pour les Espagnols. Comme Raleigh en avait été très-bien reçu, Keymis s’empressa de le visiter.

À quelque distance du port de Carapana, il vit paraître cinq ou six canots, qui semblaient venir au-devant de lui sans aucune marque de crainte. Il mouilla pour les recevoir. C’était une députation du cacique, qui le faisait prier de ne pas descendre devant sa bourgade, mais qui promettait de le venir voir à bord. Plusieurs jours se passèrent à l’attendre. Enfin un Indien fort âgé vint déclarer de sa part qu’il était vieux, faible, malade, et que les chemins étaient trop mauvais pour lui permettre de se rendre au bord du fleuve. Le confident du cacique ne dissimula point aux Anglais que, dans l’espérance de leur retour, son maître avait passé le temps de leur absence dans des montagnes inaccessibles ; que les Espagnols, irrités du refus qu’il avait fait de leur fournir des vivres, lui avaient enlevé une partie de ses femmes ; que don Juan, qui se faisait surnommer Eparacamo, avait pris le commandement du pays, et ne lui avait laissé qu’un petit nombre d’hommes, qui ne l’avaient pas quitté dans sa retraite ; que, se rappelant avec amertume tout ce qu’il avait souffert depuis qu’il avait ouvert l’entrée de sa province aux étrangers, il avait formé plusieurs fois le dessein d’aller chercher un établissement dans des lieux fort éloignés ; qu’à la vérité il mettait beaucoup de différence entre les Anglais, dont il avait reconnu la modération, et les Espagnols, qui n’avaient pas cessé de traiter ses peuples avec la dernière cruauté ; mais que, ne voyant point paraître les secours qu’on lui avait promis d’Angleterre, il devait juger que les méchans étaient les plus forts, surtout lorsqu’il n’entendait parler que de l’armement qui se faisait à la Trinité, et des nouvelles entreprises de Berréo depuis qu’il s’était racheté des mains des Anglais ; que les révolutions qui étaient arrivées dans le pays en avaient banni non-seulement la tranquillité, mais l’humanité et la bonne foi, et leur avaient fait succéder les défiances, les trahisons, et les plus étranges barbaries ; que l’amitié n’y était plus connue, que personne ne dormait en paix, et qu’on ne voyait point de remède à tant de maux ; enfin que, perdant l’espérance d’être secouru par les Anglais, ne pouvant se résoudre à vivre avec les Espagnols, il avait pris la résolution d’éviter tout commerce avec les uns et les autres, disposé à souffrir patiemment des malheurs qu’il ne pouvait empêcher, c’est-à-dire, sa ruine et celle de sa patrie.

Keymis fut frappé de ces plaintes si raisonnables : son étonnement augmenta lorsque le vieillard entreprit volontairement de lui apprendre quels étaient les cantons les plus riches en or, comment on l’y recueillait, et par quels chemins on y pouvait pénétrer. Il ne douta pas que cette explication ne fût l’effet d’une profonde politique pour engager les Anglais à revenir avec des forces supérieures à celles des Espagnols, et que le doute qu’il avait marqué de leur puissance ne fût une autre ruse pour les piquer d’honneur. L’Indien ajouta, et vraisemblablement dans les mêmes vues, qu’après tout les Espagnols n’avaient que les Arouacas sur l’attachement desquels ils pussent compter ; que les Caraïbes de Guanipa, les Cievanas, les Sebaïos, les Amapagotos, les Cassipagotos, les Purpagotos, les Samipagotos, les Serouos, les Étaiguinacous, et quantité d’autres peuples dont il fit l’émunération, seraient toujours prêts à s’armer contre eux, sans compter le puissant empire des Oréjones et des Éporémérios, dans lesquels ils trouveraient une résistance invincible ; que la nation des Pariagotos, dont ils avaient le pays à traverser, était capable seule, par la valeur et le nombre, de les arrêter et de les détruire ; que les Youarcouakaris avaient laissé croître depuis trois ans toutes les herbes pour y mettre le feu lorsque l’ennemi serait entré sur leurs terres ; enfin que tous les Indiens du pays étaient résolus de ne pas aller au-devant des Espagnols, parce qu’ils craignaient à la vérité leurs canons et leurs fusils, mais qu’ils périraient tous pour la défense de leurs provinces, et que dans l’intervalle ils ne manqueraient pas d’égorger tous ceux qu’ils trouveraient dispersés, pour diminuer insensiblement leur nombre.

Il paraît que Raleigh, qui occupait alors la place de capitaine des gardes auprès de la reine Élisabeth, et qui jouissait d’un grand crédit à la cour d’Angleterre, avait fort à cœur la découverte de la Guiane ; car il y eut une troisième tentative faite à ses frais et sur ses instructions, mais qui eut encore moins de succès que les précédentes. Keymis a joint à sa relation une longue nomenclature de pays et de rivières ; mais ce serait très-inutilement que l’on transcrirait ici ces noms barbares de régions ignorées, et peut-être n’en avons-nous que trop cité.

La Guiane est partagée aujourd’hui entre les Portugais, les Français, les Hollandais, les Anglais et les Espagnols.

Les Portugais en possèdent la partie méridionale, bornée par le Rio-Negro, l’Amazone, l’Océan atlantique, et l’Oyapok. Elle forme la capitainerie de Macapa, et une partie de celle de Rio-Negro dans le Brésil.

La Guiane française est comprise entre les et les 5° 45′ de latitude nord ; bornée au nord par le Maroni, à l’est par l’Océan atlantique, au sud par l’Oyapok, à l’ouest par la Guiane espagnole.

Les Français ont été les premiers à fréquenter la Guiane. Ils y allaient d’abord charger des bois de teinture, et continuèrent d’y voyager sans interruption. Mais vers l’année 1624 ils y eurent un établissement. Quelques marchands de Rouen y envoyèrent alors une colonie de vingt-six hommes, sur les bords du Sinamary. Deux ans après, d’autres s’établirent sur la rivière de Conamama. Dans la suite on y envoya des renforts d’hommes et de munitions qui augmentèrent sensiblement ces deux colonies naissantes. Enfin plusieurs marchands de la même nation formèrent une compagnie, avec des lettres-patentes du roi Louis xiii, qui les autorisaient à faire seuls le commerce de la Guiane, dont elles marquaient les bornes par les rivières des Amazones et d’Orénoque. Cette compagne reçut le nom de Compagnie du Cap du nord, et devint fameuse par l’intérêt que la cour permit d’y prendre à diverses personnes de qualité, en leur accordant de nouveaux priviléges. Ils y envoyèrent successivement près de huit cents hommes, autant pour découvrir de nouvelles terres que pour affermir les premiers établissemens. Enfin Louis xiv, ayant établi en 1669 une compagnie des Indes occidentales, lui donna, par de nouvelles patentes, la propriété de toutes les îles et des autres terres habitées par les Français dans l’Amérique méridionale, et cette compagnie prit possession de Cayenne et des pays voisins de cette île.

L’intérieur en est encore très-peu connu, et habité par les Galibis et d’autres peuples indiens. La langue des Galibis s’étend depuis l’Oyapok jusqu’à l’Orénoque. Les mœurs de ces peuplades ressemblent assez à celle des Indiens du Brésil ; elles sont presque sans cesse occupées à se faire la guerre ; se peignent le corps de rocou ; sont à peu près nues ; les unes se percent l’entre-deux des narines pour y pendre une petite pièce d’argent ou un gros grain de cristal vert ; d’autres se fendent la lèvre inférieure, et y passent un morceau de bois auquel ce cristal est attaché.

Chaque nation porte d’ailleurs quelque marque qui la fait distinguer. L’unique habillement des femmes est un morceau de toile d’un demi-pied en carré, qu’elles ont à la ceinture ; et quelques-unes n’y portent qu’une simple feuille de carret.

Les hommes se servent de leurs arcs avec beaucoup d’adresse pour la chasse et pour la pêche. Ils font des hamacs dont on admire le travail ; de la poterie qui n’est pas moins estimée, et des paniers emboîtés si parfaitement l’un dans l’autre, que l’eau n’y peut pénétrer. Ils gravent sur leurs calebasses diverses figures qu’ils enduisent d’un vernis à l’épreuve de l’eau ; mais avec cette industrie ils sont extrêmement paresseux. On les trouve toujours dans leurs hamacs. L’avenir ne leur cause jamais d’inquiétude ; il n’y a que le besoin présent qui les tire de leur indolence. Au milieu du travail, et même de la guerre, s’ils apprennent que leurs femmes sont accouchées, ils se
hâtent de retourner à leurs maisons ; ils se bandent la tête, comme s’ils étaient eux-mêmes dans les douleurs de l’enfantement ; ils se mettent au lit, où les voisins viennent leur rendre visite, et leur donnent de ridicules consolations. Leurs habitations sont composées de plusieurs longues cases qu’ils nomment carbets, où plusieurs familles vivent ensemble sous un capitaine : ils se nourrissent de cassave, de maïs, de poissons et de fruit. Les hommes vont à la pêche, tandis que les femmes cultivent la terre. Ils portent peu de vivres à la guerre. Froger, qui écrivait sur le témoignage des jésuites du pays, assure qu’ils mangent la chair de leurs prisonniers les plus gras, et qu’ils vendent les autres aux Français. Ils ont entre eux plusieurs fêtes pendant lesquelles ils s’invitent d’un carbet à l’autre, et, parés de leurs couronnes et de leurs ceintures de plumes, ils passent le jour en danses rondes, mêlées de festins, où ils s’enivrent d’une liqueur très-forte qu’ils nomment ouicou. C’est une composition de cassave et de fruits, qu’ils font bouillir ensemble. Leur ignorance est digne de compassion. Ils adorent les astres, mais ils craignent beaucoup un mauvais génie auquel ils donnent le nom de Piaye. Leurs lois les attachent à une seule femme, qu’ils ne peuvent quitter s’ils ne la surprennent dans le crime. Ils portent le respect fort loin pour les vieillards. Lorsque la mort en enlève un, ils l’enterrent dans le carbet où il a vécu ; ils assemblent les habitans des carbets voisins, ils déterrent les os, et les brûlant, ils en mettent la cendre dans leur ouicou pour l’avaler en cérémonie.

Biet, autre voyageur français, rapporte quelques usages fort singuliers des peuples voisins de l’île. Ceux qui veulent obtenir la qualité de capitaine doivent avoir donne des preuves éclatantes de valeur et de prudence. Ces élections se font après une guerre, et sont précédés des exercices qui retracent exactement ceux que nous avons vus chez une nation nègre pour un semblable sujet.

Premièrement, celui qui aspire à cette grande distinction déclare ses vues en revenant dans sa case avec une rondache sur la tête, baissant les yeux et gardant un profond silence. Il n’explique pas même son dessein à sa femme et à ses enfans. Mais, se retirant dans un coin de la case, ils s’y fait faire un petit retranchement, qui lui laisse à peine la liberté de se remuer. On suspend au-dessus le hamac qui lui sert de lit, afin qu’il n’ait occasion de parler à personne. Il ne sort de ce lieu que pour les nécessités de la nature, et pour subir de rudes épreuves que les autres capitaines lui imposent successivement.

On lui fait garder pendant six semaines un jeûne fort rigoureux. Toute sa nourriture consiste dans un peu de millet bouilli et de cassave, dont il ne doit manger que le milieu. Les capitaines voisins viennent le visiter matin et soir. Ils lui représentent avec beaucoup de force que, pour se rendre digne du rang auquel il aspire, il ne doit craindre aucun danger ; que non-seulement il aura l’honneur de la nation à soutenir, mais à tirer vengeance de ceux qui ont pris en guerre leurs parens et leurs amis, et qui leur ont fait souffrir une mort cruelle ; que le travail et la fatigue seront désormais son seul partage, et qu’il n’aura plus d’autres voie pour acquérir de l’honneur. Après cette harangue, qu’il écoute modestement, on lui donne mille coups pour lui faire connaître ce qu’il aurait à supporter s’il tombait entre les mains des ennemis de sa nation. Il se tient debout, les mains croisées sur la tête. Chaque capitaine lui décharge sur le corps trois grands coups d’un fouet composé de racines de palmier. Pendant cette cérémonie les jeunes gens de l’habitation s’emploient à faire des fouets ; et comme il ne reçoit que trois coups d’un même fouet, il en faut beaucoup lorsque les capitaines sont en grand nombre. Ce traitement recommence deux fois le jour pendant l’espace de six semaines. On le frappe en trois endroits du corps, aux mamelles, au ventre et aux cuisses. Le sang ruisselle, et dans la plus vive douleur il ne doit pas faire le moindre mouvement, ni donner la plus légère marque d’impatience. Il rentre ensuite dans sa prison, avec la liberté de se coucher dans son lit, au-dessus duquel on met comme en trophée tous les fouets qui ont servi à son supplice.

Si sa constance se soutient pendant six semaines, on lui prépare des épreuves d’un autre ordre. Tous les chefs de la nation s’assemblent, parés solennellement, et viennent se cacher aux environs de la case, dans des buissons d’où ils poussent d’horribles cris. Ensuite, paraissant tous avec la flèche sur l’arc, ils entrent brusquement dans la case, prennent le novice, déjà fort exténué de son jeûne et des coups qu’il a reçus ; ils l’apportent dans son hamac, qu’ils attachent à deux arbres, et d’où ils le font lever. On l’encourage, comme la première fois, par un discours préparé, et pour essai de son courage chacun lui donne un coup de fouet beaucoup plus fort que tous les précédens. Il se remet dans son lit. On amasse autour de lui quantité d’herbes très-fortes et très-puantes , auxquelles on met le feu, sans que la flamme puisse le toucher, mais pour lui en faire sentir seulement la chaleur. La seule fumée qui le pénètre de toutes parts lui fait souffrir des maux étranges. Il devient à demi fou dans son hamac, et, s’il y demeure constamment, il tombe dans des pâmoisons si profondes qu’on le croirait mort. On lui donne quelques liqueurs pour rappeler ses forces ; mais il ne revient pas plus tôt à lui-même qu’on redouble le feu avec de nouvelles exhortations. Pendant qu’il est dans ces souffrances, tous les autres passent le temps à boire autour de lui. Enfin, lorsqu’ils croient le voir au dernier degré de langueur, ils lui font un collier et une ceinture de feuilles, qu’ils remplissent de grosses fourmis noires, dont la piqûre est extrêmement vive. Ils lui mettent ces deux ornemens, qui ont bientôt le pouvoir de le réveiller par de nouvelles douleurs. Il se lève, et s’il a la force de se tenir debout on lui verse sur la tête une liqueur spiritueuse au travers d’un crible. Il va se laver aussitôt dans la rivière ou la fontaine la plus voisine, et retourne à sa case, où il va prendre un peu de repos. On lui fait continuer son jeûne, mais avec moins de rigueur. Il commence à manger de petits oiseaux, qui doivent être tués par la main des autres capitaines. Les mauvais traitemens diminuent, et la nourriture augmente par degrés, jusqu’à ce qu’il ait repris son ancienne force. Alors il est proclamé capitaine. On lui donne un arc neuf et tout ce qui convient à sa dignité. Cependant ce rude apprentissage ne fait que les petits chefs militaires. Pour être élevé au premier rang, il faut être en possession d’un canot qu’on doit avoir fait soi-même, ce qui demande un travail long et pénible.

La méthode du pays pour faire les piayes (c’est aussi le nom des médecins) n’est pas moins remarquable. Celui qui aspire à cette grande distinction passe d’abord environ dix ans chez un ancien piaye, qu’il doit servir en recevant ses instructions. L’ancien, observe s’il a les qualités nécessaires : l’âge doit être au-dessus de vingt-cinq ans.

Lorsque le temps de l’épreuve est arrivé, on fait jeûner le novice avec plus de rigueur encore que les capitaines : il est exténué jusqu’à manquer de forces. Les anciens piayes s’assemblent et se renferment dans une case pour lui apprendre le principal mystère de leur art, qui consiste dans l’évocation de certaines puissances que Biet croit celles de l’enfer. Au lieu de le fouetter comme les capitaines, on le fait danser avec si peu de relâche, que, dans sa faiblesse, il tombe sans connaissance ; mais on la lui rappelle avec des ceintures et des colliers remplis de grosses fourmis noires ; ensuite, pour le familiariser avec les plus violens remèdes, on lui met dans la bouche une espèce d’entonnoir par lequel on lui fait avaler un grand vaisseau de jus de tabac. Cette étrange médecine lui cause des évacuations qui vont jusqu’au sang, et qui durent plusieurs jours : alors on le déclare piaye et revêtu de la puissance de guérir toutes sortes de maladies. Cependant, pour la conserver, il doit observer un jeûne de trois ans, qui consiste, la première année, à ne manger que du millet et de la cassave ; la seconde, à manger quelques grappes avec cette espèce de pain ; et la troisième, à se contenter d’y joindre encore quelques petits oiseaux. Mais la plus rigoureuse partie de cette abstinence est la privation des liqueurs fortes. Ils n’ont le droit de se faire appeler à la visite des malades qu’après avoir achevé ce long cours d’épreuves et de pénitence. L’évocation des puissances infernales ne mérite pas le soin que Biet a pris d’en rapporter toutes les circonstances ; mais son récit demande plus d’attention lorsqu’il vante la connaissance que ces barbares ont d’un grand nombre de simples, « avec lesquelles ils font des cures admirables. Ils ont des racines qui guérissent les plaies les plus empoisonnées, et qui ont la force d’en tirer les flèches rompues. » Nos médecins d’Europe ne font pas des cures si merveilleuses ; mais ils ne sont pas lion plus assujettis à de si rudes épreuves. Il est vrai qu’ils n’ont pas le pouvoir d’évoquer les puissances de l’enfer ; c’est là sans doute le privilége que l’on achète si cher chez les sauvages de Cayenne. Il ne semble que trop nécessaire d’être martyr pour devenir médecin ; mais il ne peut pas en coûter trop cher pour devenir sorcier.

Les principales rivières de cette colonie sont le Maroni, le Mana, le Sinamary, le Courou, le Cayenne, l’Oyac, l’Aprouague, l’Oyapok : quelques-uns de ces fleuves communiquent entre eux par des branches qui traversent les savanes noyées ; le pays est aussi arrosé par une infinité de petites rivières.

Leur grand nombre, et les forêts immenses qui couvrent encore l’intérieur diminuent l’intensité de la chaleur. Le thermomètre de Réaumur s’élève à 28o dans la saison sèche, et à 24 dans la pluvieuse ; car dans ce pays il n’y a que deux saisons, celle des pluies, nommée hiver ; celle de la sécheresse, qui est l’été. La première règne surtout dans les mois qui correspondent à l’hiver d’Europe ; cependant les pluies sont plus fortes en janvier et en février. On jouit d’un intervalle de temps sec en mars et durant la moitié d’avril ; c’est ce qu’on appelle le petit été. À la mi-avril, les pluies recommencent, et durent avec force jusqu’en juin, quel que fois jusqu’à la mi-juillet. Il pleut moins dans les cantons défrichés que dans ceux qui sont boisés. L’on n’y est point exposé aux ouragans qui désolent les Antilles ; on n’y éprouve pas de tremblemens de terre. Le climat a été trop décrié. On voit souvent les Européens n’y éprouver aucune des maladies fâcheuses auxquelles ils sont sujets dans les autres contrées de la zone torride. Les épidémies y sont très-rares, et la petite-vérole y a été extirpée. Les endroits les plus malsains sont le long des rivières, où l’épaisseur des bois empêche la libre circulation de l’air, et ceux où des abatis nouvellement faits laissent la liberté de s’exhaler aux miasmes que recèle un terrain formé de débris de végétaux accumulés depuis des siècles.

Les productions végétales de la Guiane ressemblent beaucoup à celles des autres contrées de l’Amérique méridionale situées sous la zone torride : le cacaoyer, l’indigo, le bananier, le manioc, la vanille, les ignames, les patates, le maïs, quelques espèces de graminées nourrissantes y sont indigènes.

Outre les espèces communes de palmiers, on en connaît deux qui sont particulières à cette partie de l’Amérique. L’une est le cokarito, remarquable par sa dureté, et qui néanmoins se fend avec une extrême facilité. Les Indiens en font de petites flèches qu’ils empoisonnent ensuite. L’autre palmier est le manicole, qui ne croît que dans les terrains fertiles et profonds. Il parvient à cinquante pieds de hauteur, et cependant sa tige n’a que neuf pouces de diamètre.

Le rocouyer semble être à la Guiane dans son climat favori. C’est un arbre à tige rameuse, qui s’élève à peu près à la hauteur de nos pruniers. Son bois est tendre, son écorce filandreuse comme celle du tilleul. Ses feuilles sont alternes, pétiolées, cordiformes, aiguës, entières. Ses fleurs sont d’un rouge pâle, et disposées en bouquets qui terminent les rameaux : il leur succède des capsules coniques, pointues, hérissées de petites soies raides ; elles n’ont qu’une loge, et s’ouvrent en deux ; elles renferment plusieurs semences, recouvertes d’une pellicule rougeâtre ou matière humide d’une odeur forte, et qui adhère fortement aux doigts. C’est cette pellicule qui forme le rocou du commerce, dont on fait un grand usage dans la teinture du petit teint.

Pour l’obtenir, on ouvre les capsules dans leur maturité ; on en ôte les graines, on les met dans des auges suffisamment remplies d’eau, et on les écrase. La matière colorante se dissout après quelques jours de macération, et on la sépare du reste des grains par le moyen de cribles de jonc. Au bout de huit ou dix jours, on passe l’eau dans des tamis de toile. La matière colorante reste sur la toile ; on lui fait jeter un bouillon sur le feu, ensuite on la fait sécher dans des caisses et à l’ombre. Tel est le rocou du commerce, qui est plus ou moins pur, plus ou moins vif en couleur, selon le soin qu’on a mis à le fabriquer. Pour être d’une bonne qualité, le rocou doit être de couleur de feu, plus vif en dedans qu’en dehors, doux au toucher. Celui qui a été séché au soleil est noir. Celui qui, n’ayant pas été bien desséché, a moisi, est d’un rouge pâle. Celui qui est frelaté ne se dissout pas complétement dans l’eau. Le meilleur est celui qu’on obtient par le simple froissement des graines dans l’eau entre les mains ; mais on n’emploie guère cette méthode, à cause de la perte de matière qui en résulte. C’est celle que les Caraïbes employaient pour se procurer le rocou avec lequel ils se teignaient le corps, en le mêlant avec de l’huile.

C’est à Cayenne qu’on prépare le mieux le rocou ; aussi celui de cette colonie a-t-il une valeur supérieure à celui de toutes les autres dans les marchés de l’Europe. La préparation du rocou expose les nègres à des maux de tête, et même à des vertiges ; car, pendant sa fermentation, il est d’une odeur insupportable. L’agréable odeur de violette qu’on lui connaît en Europe ne se développe que dans la dessiccation.

La Guiane donne à la médecine les bois de quassia et de simarouba, qui sont extrêmement amers ; aux arts, le caoutchouc ou gomme élastique, qui découle d’un grand arbre ; et des bois de marqueterie précieux. On trouve dans les forêts une infinité d’autres végétaux précieux. Nous nous contenterons de nommer le coubaril, le quapoyer, le copayer, l’ouatapa, le balata, l’angelin, le férole ou bois satiné, le licaria ou bois de rose, l’acajou, le ceiba, le patavoua, qui forme un grand parasol, dont un seul sert de toit à une cabane contenant vingt-cinq personnes ; le voueï, dont les grandes feuilles sont souvent employées à couvrir les maisons, et résistent pendant plusieurs années aux injures de l’air.

Le caruma est un petit arbre qui produit une amande dont le suc empoisonné sert aux Indiens Arrouac à frotter leurs flèches. Un autre poison plus sûr encore est la ticuna, qui se prépare avec les racines d’une plante grimpante dont les forêts marécageuses sont remplies.

Le faromier, l’ourate, le mayèpe, répandent au loin une odeur balsamique. Les lianes et les arbrisseaux grimpans, en ornant les forêts, les rendent souvent impénétrables ; par leurs vrilles et leurs crochets, elles s’élèvent jusqu’aux cimes des arbres les plus hauts. On voit de tous les côtés pendre sur un arbre, des fleurs qui lui sont étrangères, et son véritable feuillage disparaît presque entièrement sous des ornemens qui ne lui appartiennent pas.

Avant l’arrivée des Européens, la Guiane possédait trois espèces de cafeyers : on y a introduit le cafeyer d’Arabie ; il passa de Surinam à Cayenne en 1721 ; il y réussit parfaitement ; le café de Cayenne passe pour le meilleur après le café de Moca. On a aussi transporté dans cette colonie le giroflier, le muscadier, le cannelier, qui rapportent d’abondantes récoltes.

Le coton de Cayenne est plus fin et plus beau que celui des Antilles. Le sucre n’y est pas de bonne qualité.

On trouve dans la Guiane trois espèces de poivriers, indépendamment du piment, l’ananas, l’oranger, le citronnier, et la plupart des arbres fruitiers naturels aux régions équatoriales.

Les quadrupèdes de la Guiane sont, en général, des mêmes espèces que ceux du Paraguay et du Brésil : on y voit le jaguar, le cougouar, l’ocelet, le margay, le tapir, le tajassu, l’agouti, l’aï et l’unau, deux espèces de paresseux ; le tatou, les fourmiliers, dont on connaît trois espèces ; le tamanoir, le tamandua et le petit fourmilier.

Le tamanoir est nommé par les naturels du Brésil tamandoua guacu ; par ceux de la Guiane, ouariri ; par les Espagnols du Paraguay, ours familier ; par les Guaranis, yogoui et youroumi, ou gnouroumi, c’est-à-dire, petite bouche. Cette bouche n’est, en effet, qu’une petite fente horizontale sans dents, et presque sans jeu dans les mâchoires ; mais l’animal n’a besoin ni d’une plus grande ouverture, ni de beaucoup de mobilité dans la bouche, pour recevoir et mâcher la nourriture que la nature lui a destinée. Il ne mange que des fourmis et des termès. Il traîne sur les immenses fourmilières de l’Amérique méridionale sa langue charnue, presque cylindrique, très-flexible, longue de plus de deux pieds, se repliant dans la bouche lorsqu’elle y rentre tout entière enfin enduite d’une humeur visqueuse et gluante ; il la retire avec les fourmis qui y sont prises et qu’il avale. Il répète cet exercice jusqu’à ce qu’il soit rassasié, et avec tant de prestesse, que dans une seconde de temps il retire et rentre deux fois sa langue chargée d’insectes.

La même raideur qui existe dans les mâchoires du tamanoir se fait remarquer dans tous ses membres. Ses jambes antérieures, fortes, comprimées sur les côtés, et tout d’une venue, ont l’air de billots courts ; celles de derrière sont si mal conformées qu’elles ne paraissent pas faites pour marcher. Ses pieds sont ronds ; ceux de devant sont armés de quatre ongles ; les deux du milieu sont les plus grands. Les pieds de derrière ont cinq doigts et cinq ongles. Les pates de devant ressemblent à des moignons plutôt qu’à des mains ; l’animal n’en fait guère usage pour marcher, car il s’appuie sur la partie dure de la chair ou sur l’ongle extérieur ; les trois autres sont très-courts, n’ont pas même l’apparence de doigts, et à peine peut-il les ouvrir un peu. Les pates de derrière sont mal formées ; l’ongle intérieur est plus court et plus faible.

Le museau du tamanoir est très-allongé et tronqué ; sa tête, dans sa plus grande largeur, n’égale par la grosseur du cou ; ses yeux sont petits, enfoncés, noirs ; les paupières sans cils ; ses oreilles petites et arrondies. Sa queue est fort longue, aplatie sur les côtés, diminuant d’épaisseur jusqu’à sa pointe, et couverte de poils très rudes, longs de plus d’un pied, et disposés en panache. L’animal la laisse traîner en marchant lorsqu’il est tranquille, et il balaie le chemin par où il passe ; mais quand il est irrité, il l’agite fréquemment et brusquement, et la relève sans la plier. Les poils dont le tamanoir est revêtu ne sont pas ronds dans toute leur étendue ; ils sont plats à l’extrémité, durs et secs au toucher, comme du foin ; très-courts sur la tête et moins longs sur les parties antérieures du corps que sur les postérieures ; ceux-ci se dirigent en arrière, les autres en avant ; ils forment une espèce de crête sur la ligne du dos, depuis le cou jusqu’à la racine de la queue. La couleur du poil est mêlée de brun foncé et de blanc sale. La longueur ordinaire du tamanoir est de quatre à cinq pieds. On en voit qui ont huit pieds de long. Afin de faire sortir les fourmis de leurs retraites, il gratte la terre avec ses ongles, et lorsqu’elles sortent en foule, il leur présente sa langue. Ces mêmes ongles sont aussi sa seule défense ; il s’en sert pour saisir tout ce qui vient à lui, l’embrasse, le serre avec force, et ne lâche son ennemi qu’après l’avoir tué ; le chien n’ose l’attaquer, et le jaguar ne peut le vaincre. Quelques voyageurs disent qu’il grimpe sur les arbres ; d’autres nient ce fait. Le tamanoir vit solitaire ; sa démarche est lente ; il va la tête baissée ; lorsqu’il court, un homme peut l’atteindre sans peine. Il traverse les grandes rivières à la nage ; il soutient long-temps la privation de toute nourriture ; il n’avale pas toute la liqueur qu’il prend en buvant ; une partie, qui retombe, passe par les narines. Il dort beaucoup. La femelle ne met bas qu’un petit, et l’emporte souvent sur son dos. Cet animal s’apprivoise assez aisément.

Le tamandua ou tamandua-i est beaucoup moins grand que le précédent, car il n’a que trois pieds de long ; il en diffère aussi par sa couleur, qui est roussâtre, et par sa queue, très-grosse à sa naissance, aussi longue que le corps, amincie, écaillée, et dénuée de poils vers son extrémité ; il s’en sert pour se suspendre aux branches des arbres sur lesquels il grimpe, et pour se balancer. Ses poils courts et ras vont en augmentant progressivement de longueur jusqu’à la naissance de la queue, où ils ont jusqu’à deux pouces et demi de long. Il sent fortement le musc.

Le fourmilier, nommé par les Galibis ouatiriouaou, n’a que six à sept pouces de long, depuis le museau jusqu’à l’origine de la queue ; son museau n’est pas si allongé que celui des deux animaux précédens ; sa queue, longue de sept pouces, est très-forte à sa naissance ; son extrémité est dégarnie de poils en dessous ; elle lui sert à s’accrocher aux branches des arbres. Le poil du corps est fin, très-doux au toucher, d’une couleur brillante, d’un blanc colorié de roux-clair, mêlé de jaune vif. Il fait sa retraite dans des creux d’arbres, sur des feuilles.

Les coatis, les didelphes, les cabiais, trois espèces de cerfs, qui sont le cariacou, la biche des Palétuviens et la biche rousse ; des écureuils, le taïra, les chiens crabiers, peuplent aussi les savanes et les bois de la Guiane.

Les voyageurs ont compris sous le nom de chiens crabiers trois animaux appartenans à des genres différens, quoiqu’ils se rapprochent par des habitudes semblables.

Le renard crabier est de la taille du renard d’Europe, mais sa queue est moins fournie, son pelage est au-dessus d’un gris fauve, tirant au noirâtre sur le dos.

Le raton crabier ou agouara guazou a deux pieds de longueur jusqu’à l’origine de la queue. Sa couleur est d’un fauve mêlé de noir. La queue a un pied et demi de long. Le poil du corps est assez long ; il n’est ni lisse ni âpre ; celui de la queue est un peu plus touffu et un peu plus long que celui du corps. Cet animal habite les lieux marécageux, où il se nourrit de limaçons, de crabes et autres crustacés, de rats ou de petits oiseaux. Il marche à grands pas et court très-vite. Il mange aussi de la canne à sucre et des fruits.

Le didelphe crabier ou grande sarigue de Cayenne, ou grand philandre de Séba, est à peu près de la taille du chat. Le poil qui couvre le corps est de deux sortes ; le plus court et le plus serré est d’un jaune sale ; les grands poils raides qui le traversent pour le couvrir au-dessus sont bruns ; les côtés et le dessous du corps sont d’un blanc jaunâtre. Le crabier grimpe aux arbres avec facilité, mais il court et marche mal. Il habile au milieu des palétuviers, et dans d’autres endroits marécageux ; il vit de proie ; mais les crabes sont sa principale nourriture. Lorsqu’il ne peut pas les tirer de leur trou avec sa pate, il y introduit sa queue, dont il se sert comme d’un crochet. Les Indiens mangent sa chair, qui a quelques rapports avec celle du lièvre. Pris jeune, il s’apprivoise aisément.

Les familles de singes sont très-nombreuses à la Guiane : on y distingue l’alouate ou singe hurleur ; le saki, dont la figure est hideuse et le cri lugubre ; le coaïta au poil noir, à la face rouge et à la queue prenante ; c’est un animal singulièrement agile ; les habitans l’ont nommé diable des bois ; l’ouarine ; le saimiri, un peu plus gros que le poing, et dont le poil est de couleur orange.

Les chauves-souris sont redoutées par leur férocité. On en voit dont les ailes ont trois pieds d’envergure. Les serpens et les crocodiles infestent les lieux marécageux.

Les savanes noyées, les forêts, les bords des rivières, les rivages de la mer sont habités par une multitude innombrable d’oiseaux. Parmi ceux qui brillent par l’éclat de leur plumage on remarque les colingas, les monaquins, les colibris, les oiseaux-mouches, les jacamars, les grimpereaux ; les martin-pêcheurs, les perroquets, les toucans, les momots. On rencontre dans les forêts solitaires le coq-de-roche, de couleur d’or, belliqueux comme le coq domestique, et dont on admire la double crête de plumes qui orne sa tête. Le jabiru ou touyouyou, dont la taille est gigantesque, vit du poisson qu’il pêche dans les rivières ; diverses espèces de hérons, d’aigrettes et d’échassiers font la guerre aux reptiles innombrables qui remplissent les marécages. Les courlis rouges, que les voyageurs nomment flamans à cause de la couleur rouge de leur plumage, garnissent les bords de la mer en longues rangées qui ressemblent de loin à des traînées de feu. Les savanes sont le séjour du tinamou, des hocos, des marails, oiseaux dont la chair est excellente ; elles sont aussi parcourues par l’agami, nommé oiseau-trompette, à cause du bruit extraordinaire qu’il fait entendre, et non moins curieux par sa sagacité, qui égale presque celle du chien ; enfin elles sont habitées par le camichi, qui a inspiré à Buffon ces lignes éloquentes : « Opposons au tableau de sécheresse absolue, dans une terre trop ancienne (l’Arabie), celui des vastes plaines de fange de savane noyées du nouveau continent ; nous y verrons par excès ce que l’autre n’offrait que par défaut : des fleuves d’une largeur immense, tels que l’Amazone, la Plata, l’Orénoque, roulant à grands flots leurs vagues écumantes, et se débordant en toute liberté, semblent menacer la terre d’un envahissement, et faire effort pour l’occuper tout entière. Des eaux stagnantes et répandues près et loin de leur cours couvrent le limon vaseux qu’elles ont déposé ; et ces vastes marécages, exhalant leurs vapeurs en brouillards fétides, communiqueraient à l’air l’infection de la terre, si bientôt elles ne retombaient en pluies précipitées par les orages ou dispersées par les vents ; et ces plages alternativement sèches ou noyées, où la terre et l’eau semblent se disputer des possessions illimitées, et ces broussailles de mangles, jetées sur les confins indécis de ces deux élémens, ne sont peuplées que d’animaux immondes qui pullulent dans ces repaires, cloaques de la nature, où tout retrace l’image des déjections monstrueuses de l’antique limon. Des serpens énormes tracent de larges sillons sur cette terre bourbeuse ; les crocodiles, les crapauds, les lézards et mille autres reptiles à larges pates en pétrissent la fange ; des millions d’insectes, enflés par la chaleur humide, en soulèvent la vase ; et tout ce peuple impur, rampant sous le limon, ou bourdonnant dans l’air, qu’il obscurcit encore, toute cette vermine dont fourmille la terre, attire de nombreuses cohortes d’oiseaux ravisseurs, dont les cris confus, multipliés, et mêlés aux coassemens des reptiles, en troublant le silence de ces affreux déserts, semblent ajouter la crainte à l’horreur pour en écarter l’homme et en interdire l’entrée aux autres êtres sensibles.

» Au milieu de ces sons discordans d’oiseaux criards et de reptiles coassans, s’élève par intervalles une grande voix qui leur en impose à tous, et dont les cris retentissent au loin ; c’est la voix du camichi, grand oiseau noir, très-remarquable par la force de son cri et par celle de ses armes ; il porte sur chaque aile deux puissans éperons, et sur sa tête une corne pointue, de trois ou quatre pouces de longueur sur deux ou trois lignes de diamètre à sa base ; cette corne, implantée sur le haut du front, s’élève droit et finit en une pointe aiguë un peu courbée en avant, et vers sa base elle est revêtue d’un fourreau semblable au tuyau d’une plume.

» Avec cet appareil d’armes très-offensives, et qui le rendraient formidable au combat, le camichi n’attaque point les autres oiseaux et ne fait la guerre qu’aux reptiles ; il a même les mœurs douces et le naturel profondément sensible, car le mâle et la femelle se tiennent toujours ensemble ; fidèles jusqu’à la mort, l’amour qui les unit semble survivre à la perte que l’un ou l’autre fait de sa moitié ; celui qui reste erre sans cesse en gémissant, et se consume près des lieux où il a perdu ce qu’il aime. »

Après avoir offert au lecteur ce tableau sublime et vrai, reprenons notre description de la Guiane française. Cette colonie compte 18,000 habitans noirs ou gens de couleur, et 2,000 blancs. Cayenne en est le chef-lieu. Cette ville, bien fortifiée, est située dans une île formée par deux rivières qui se joignent : l’une donne le nom à l’île et à la ville, et l’autre est le Mahury. Le port est bon et défendu par une citadelle. La valeur des exportations se monte à près de 1,500,000 francs ; elles consistent en café, coton, sucre, indigo, rocou, épiceries, bois, de marqueterie et cuirs. La France a trop négligé cette colonie, qui, mieux administrée, aurait pu devenir florissante. Les épiceries de l’Inde ont d’abord été cultivées à l’habitation nommée la Gabrielle, qui appartient au gouvernement.

La Guiane hollandaise, resserrée dans ses limites actuelles, s’étend du Maroni au Corentin. Chassés du Brésil en 1661, les Hollandais songèrent à se dédommager de leurs pertes par un autre établissement dans l’Amérique méridionale. Dès 1640, les Français en avaient formé un sur la rivière de Surinam ; mais les terres y étant marécageuses et malsaines, ils les abandonnèrent bientôt. L’Angleterre, qui s’en saisit, n’en fit guère plus de cas. Les Hollandais, dont la patrie n’est qu’un marais, s’en accommodèrent mieux, et Charles ii n’eut pas de peine à s’en défaire en leur faveur vers l’année 1668. Il semble que la nation hollandaise soit née pour faire valoir des marais où les autres peuples ne trouvent qu’un terroir ingrat et un fonds stérile. Elle a trouvé sur le bord de la rivière de Surinam une terre humide et bourbeuse, où elle n’a pas laissé de bâtir le fort de Zelandia, proche le bourg de Paramaribo ; et cette colonie, accrue par des Français réfugiés, est devenue florissante. Les Hollandais avaient poussé leurs établissemens jusqu’aux possessions espagnoles ; ils les ont cédés à l’Angleterre.

La colonie de Surinam est restée à la Hollande ; c’est une des plus florissantes que les Européens aient fondées dans le Nouveau Monde ; aucune ne présente une culture aussi étendue et aussi lucrative. Sa seule ville est Paramaribo sur la rivière de Surinam ; les maisons sont en général propres, élégamment ornées de peintures, de glaces, de dorures. La population est de 52,000 noirs esclaves, et 5,200 hommes libres, blancs, mulâtres et nègres. Le climat est plus humide à Surinam qu’à Cayenne. Les productions sont les mêmes ; il faut y ajouter le tabac.

Cette colonie a pour ennemis des nègres fugitifs, qui se sont établis dans l’intérieur du pays, ou ils ont formé de petites républiques. Ces nègres vont nus, mais vivent dans l’abondance. Ils prennent du gibier et du poisson, qu’ils font sécher à la fumée pour le conserver, et tirent de l’huile des pistaches de terre. On leur a souvent fait la guerre ; mais la nature du pays, inondé la moitié de l’année, embarrassé de forêts épaisses et impénétrables, et coupé par des criques et des marécages, leur a donné la facilité de se dérober aux poursuites. Maintenant on les laisse en paix.

La Guiane anglaise comprend les établissemens de Berbice, Demerary, Essequebo, qui ont été cédés en 1814. La population s’élève à 133,000 habitans, dont 66,000 sont libres. La plus florissante de ces colonies est Demerary, qui a Stabroek pour capitale. Les exportations, semblables à celles de Cayenne et de Surinam, se montent à une valeur considérable.


  1. On n’a pu se dispenser de rapporter ce trait d’après un voyageur tel que le chevalier Raleigh ; mais une partie du merveilleux disparaîtra, si l’on suppose que l’usage de cette nation est de rendre le cou fort court aux enfans, par quelque pratique semblable à celle d’un autre peuple de l’Amérique, qui aplatit la tête des siens avec des ais constamment appliqués et serrés. D’ailleurs les Indiens de la Guiane et les Espagnols de Cumana peuvent être soupçonnés d’un peu d’exagération.
  2. On voit que non-seulement la transmigration des incas, mais encore l’existence de la ville de Manoa, continue de passer pour constante dans l’imagination de Raleigh.