Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome XVII/Troisième partie/Livre VIII/Chapitre I

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LIVRE HUITIÈME.

ANTILLES.


CHAPITRE PREMIER.

Mœurs des Caraïbes.

Dans les deux premières parties de cet Abrégé nous avons parlé d’abord des îles avant de passer au continent. Nous avons été forcés, dans celle-ci, de suivre une route différente. Quoique les Espagnols conduits par Colomb aient abordé à l’une des îles Lucayes, et ensuite à Saint-Domingue, une des principales Antilles, avant d’arriver à la côte d’Yucatan ; cependant cet intérêt naturel attaché aux grandes révolutions nous a comme emportés malgré nous sur les traces des conquérans fameux qui bientôt envahirent le Mexique et le Pérou. Nous avons long-temps fixé les yeux du lecteur sur ces deux empires devenus la proie des Européens. De là, suivant le cours des découvertes, nous avons considéré à loisir les établissemens des nations de l’Ancien-Monde au Mexique et dans l’Amérique méridionale. Parcourons maintenant cet archipel des Antilles, aujourd’hui partagé, comme le continent de l’Amérique, entre plusieurs puissances rivales et le centre du commerce le plus riche et le plus vaste.

On sait que les Antilles sont une suite d’îles disposées en forme d’arc, depuis l’embouchure de l’Orénoque jusqu’à la Floride, ou depuis les 11° jusqu’aux 23° 10′ de latitude septentrionale.

Les Antilles prirent d’abord le nom d’îles Caraïbes, de celui de leurs premiers habitans. Celui d’Indes occidentales, par lequel on les désigne souvent, à l’exemple des Anglais, est très-inexact. Elles sont divisées en grandes et petites Antilles, et ces dernières le sont encore en îles de Barlovento ou sur le vent, et de Sottovento ou sous le vent. L’usage français est de dire, îles du vent et îles au vent. Comme il n’est pas question ici de leur ancien état, qui se trouve assez éclairci dans l’histoire des premières découvertes, observons, pour le dessein où nous sommes d’en donner la description d’après les voyageurs, qu’elles sont peuplées à présent de sept nations différentes : de Caraïbes, ou d’originaires du pays, d’Espagnols, de Français, d’Anglais, de Hollandais, de Danois et de Suédois. Cette idée générale nous conduit d’abord à donner leurs noms particuliers avec celui de leurs possesseurs actuels. Les Caraïbes partagent avec les Anglais Saint-Vincent, qui est une des petites Antilles. Les Espagnols sont maîtres de Cuba, de Portorico, et d’une partie de Saint-Domingue ; ils possèdent aussi Sainte-Marguerite et Cubagua, où l’Ile-des-Perles, sous le vent. Les Français, avec une partie de Saint-Domingue, ont la Guadeloupe, Santos ou les Saintes, la Désirade, Marie-Galande, la Martinique, et une partie de Saint-Martin. Les Anglais occupent les Lucayes, les plus septentrionales des Antilles, la Jamaïque, l’Anguille, la Barbade, la Barboude, Antigoa, Montserrat, Nevis, Saint-Christophe, la Dominique, Sainte Lucie, la moitié de Saint-Vincent, la Grenade, Tabago, la Trinité. Les Hollandais possèdent Buen-Aire, Curaçao et Oruba, Saba, Saint-Eustache, et une partie de Saint-Martin. Les Danois ont les petites îles de Saint-Thomas, Sainte-Croix et Saint-Jean. Les Suédois possèdent la petite île de Saint-Barthélemi.

Le nom de Caraïbes ayant été donné aux petites Antilles par Christophe Colomb, d’après celui de leurs anciens habitans, il paraît nécessaire de faire connaître cette race d’hommes que les Européens y ont trouvés établis, et qu’ils ont resserrés dans des bornes où ils les contiennent, mais qu’ils n’ont pu détruire ou soumettre.

Quelques voyageurs les font descendre des Galibis, peuples de la Guiane, et racontent, sur d’anciens témoignages, que leurs ancêtres, s’étant révoltés contre leurs chefs, se virent forcés de chercher une retraite dans ces îles, qui avaient toujours été désertes, ou dont ils chassèrent les habitans naturels. Un Anglais, nommé Brigstock, qui connaissait la Floride par un long séjour, et qui en parlait toutes les langues, fait venir les Caraïbes du pays des Apalachites, où l’on trouve jusqu’aujourd’hui, dit-il, derrière la Géorgie et la Caroline, une nation qui se nomme les Caraïbes. On ignore, ajoute-t-il, ce qui l’obligea de quitter le continent ; mais rien n’empêche de supposer que, trop serrée dans ses limites, ou pressée par de puissans ennemis, elle eut le courage de se fier sur mer à la conduite des vents, qui la poussèrent dans l’île Sainte-Croix. Brigstock semble compter pour rien l’éloignement et les difficultés de leur navigation.

Cette différence d’opinions sur l’origine des Caraïbes n’empêche point qu’on ne s’accorde à les faire sortir de quelque partie de l’Amérique. On se fonde sur la ressemblance de leur figure et de leurs usages, dans toutes les îles qu’ils ont habitées, comme dans celles qu’ils possèdent encore.

« La taille ordinaire des Caraïbes, dit Labat, est au-dessus de la médiocre. Ils sont tous bien faits et proportionnés ; ils ont les traits du visage assez agréables ; il n’y a que le front qui paraisse un peu extraordinaire, parce qu’il est fort plat et comme enfoncé ; mais ils ne l’apportent point de cette forme en naissant. Leur usage est de la faire prendre à la tête des enfans, avec une petite planche, fortement liée par-derrière, qu’ils y laissent jusqu’à ce que le front ait pris sa consistance, et qu’il demeure tellement aplati, que, sans hausser la tête, ils voient presque perpendiculairement au-dessus d’eux. Ils ont tous les yeux noirs et petits, quoique la disposition de leur front les fasse paraître de bonne grandeur. Tous ceux que j’eus l’occasion de voir avaient les dents fort belles, blanches et bien rangées ; les cheveux noirs, plats, longs et luisans. Cette couleur de leurs cheveux est naturelle ; mais ce lustre vient d’une huile dont ils ne manquent point de se la frotter le matin. Il est difficile de bien juger de leur teint, car ils se peignent aussi tous les jours, avec du rocou détrempé dans de l’huile de crarapat ou de palma-christi, qui les fait ressembler à des écrevisses cuites. Cette peinture leur tient lieu d’habits. Outre l’agrément qu’ils croient lui devoir, elle conserve leur peau contre l’ardeur du soleil, qui la ferait crevasser, et les défend de la piqûre des moustiques et maringoins, qui ont une extrême antipathie pour son odeur. Lorsqu’ils vont à la guerre, ou qu’ils veulent paraître avec éclat, leurs femmes emploient du jus de génipa pour leur faire des moustaches et plusieurs raies noires sur le visage et sur le corps. Ces marques durent neuf jours. Tous les hommes que j’ai vus avaient autour des reins une petite corde, qui leur sert à porter un couteau nu, qu’ils passent entre elle et la cuisse, et à soutenir une bande de toile large de cinq à six pouces, qui, couvrant une partie de leur nudité, tombe négligemment vers le bas. Les enfans mâles de dix à douze ans n’ont sur le corps que cette petite corde, destinée uniquement pour soutenir leur couteau, qu’ils ont néanmoins plus souvent en main qu’à la ceinture, aussi-bien que les hommes faits. Leur physionomie paraît mélancolique. Ils ne laissent pas d’être bons ; mais il faut se garder de les offenser, parce qu’ils portent la vengeance à l’excès.

» Les femmes sont de plus petite taille que les hommes, assez bien faites, mais un peu trop grasses. Elles ont les cheveux et les yeux noirs comme leurs maris, le tour du visage rond, la bouche petite, les dents fort blanches, l’air plus gai, plus ouvert et plus riant que les hommes ; ce qui ne les empêche point d’être fort réservées et fort modestes. Elles sont rocouées, c’est-à-dire, peintes de rouge comme l’autre sexe, mais sans moustaches et sans lignes noires. Leurs cheveux sont liés par-derrière la tête, d’un petit cordon. Un pagne, ondé de petits grains de rassade de différentes couleurs, et garni par le bas d’une frange de rassade, d’environ trois pouces de hauteur, couvre leur nudité. Ce camisa, nom qu’elles lui donnent, n’a pas plus de huit à dix pouces de large, sur quatre ou cinq de long, sans y comprendre la hauteur de la frange ; et de chaque côté une petite corde de coton le tient lié sur les reins. La plupart ont au cou plusieurs colliers de rassade, de différentes grosseurs, qui leur pendent sur le sein, et des bracelets de même espèce aux poignets et au-dessus des coudes avec des pierres bleues ou des rassades enfilées, qui leur servent de pendans d’oreilles. Les enfans de l’un ou de l’autre sexe, depuis la mamelle jusqu’à l’âge de huit ou dix ans, ont des bracelets et une ceinture de grosse rassade autour des reins. Un ornement propre aux femmes est une espèce de brodequin de coton, qui leur prend un peu au-dessus de la cheville du pied, et qui a quatre ou cinq pouces de hauteur. Vers l’âge de douze ans (car les Caraïbes ne sont pas fort exacts dans le calcul des années), on donne le camisa aux filles au lieu de la ceinture de rassade qu’elles ont portée jusqu’alors ; et leur mère ou quelque parente leur met des brodequins aux jambes. Elles ne les ôtent jamais, s’ils ne sont absolument usés ou déchirés par quelque accident. Il leur serait même impossible de les ôter, parce qu’étant travaillés sur leurs jambes, ils sont si serrés, qu’ils ne peuvent ni monter ni descendre ; et les jambes n’ayant pas encore toute leur grosseur à cet âge, elles ne peuvent croître avec les années sans se trouver pressées jusqu’à rendre le mollet plus gros et plus dur qu’il ne l’aurait été naturellement. Outre l’épaisseur du tissu, les extrémités de ces brodequins ont un rebord d’un demi-pouce de large par le bas, et du double par le haut, assez fort pour se soutenir par lui-même comme le bord d’une assiette ; ce qui n’est pas sans agrément aux jambes d’une femme : mais il faut qu’elles conservent cette chaussure toute leur vie, et qu’elles l’emportent avec elles au tombeau.

» Lorsqu’une fille a reçu le camisa et les brodequins, elle ne vit plus avec les garçons dans la familiarité de l’enfance ; elle se retire près de sa mère, et ne s’en éloigne plus : mais il est rare qu’avant cet âge elle n’ait pas été demandée par quelque jeune homme, qui la regarde alors comme sa femme, en attendant qu’elle puisse l’être réellement. Ce choix se fait dès l’âge de quatre ou cinq ans, et presque toujours dans la famille. À l’exception des frères et des sœurs, il est si libre pour tous les degrés du sang et pour la pluralité des femmes, que le même homme prend trois ou quatre sœurs, qui sont ses nièces ou ses plus proches cousines. Ils ont pour principe que de jeunes filles élevées ensemble s’en aimeront mieux, vivront en meilleure intelligence, se rendront plus volontiers des services mutuels, et serviront mieux leur parent et leur mari.

» Si les colliers, les bracelets, le camisa et les brodequins sont proprement la parure des femmes, les hommes ont aussi des ornemens particuliers, qui sont les caracolis et les plumes. Le caracoli est tout à la fois le nom de la chose et celui de la matière dont elle est composée. C’est un métal qui vient, dit-on, de la Terre-Ferme, et qu’on croit un mélange d’argent, de cuivre et d’or. Il paraît certain qu’en terre ou dans l’eau sa couleur ne se ternit jamais. Je juge, continue Labat, que le fond est un métal simple, mais aigre, grenu et cassant ; ce qui oblige ceux qui l’emploient d’y mêler un peu d’or pour le rendre plus doux et plus traitable. Les orfèvres français et anglais ont souvent tenté de l’imiter en gardant une certaine proportion dans leur alliage ; sur six parties d’argent, ils ont mis trois parties de cuivre rouge purifié, et une partie d’or. Ils ont fait de cette composition des bagues, des boucles, des poignées de cannes et d’autres ouvrages, mais fort inférieurs au caracoli des sauvages, qu’on prendrait pour de l’argent surdoré. Les figures qu’ils en font sont des croissans de différentes grandeurs, suivant l’usage auquel ils veulent les employer. Ils en portent un à chaque oreille, attaché ordinairement par une petite chaîne à crochet ; et la distance d’une corne à l’autre est d’environ un pouce et demi. Au défaut de chaîne, ils les attachent avec un fil de coton passé au centre du croissant. Ils en portent un autre, de même grandeur, à l’entre-deux des narines, d’où il bat sur la bouche. Le dessus de la lèvre inférieure est aussi percé, et soutient un quatrième caracoli, plus grand d’un tiers que les précédens, et dont la moitié passe le menton. Enfin ils en ont un cinquième, de six pouces d’ouverture, qui est attaché avec une petite corde au cou, et qui leur tombe sur la poitrine. Cette multitude de croissans les fait ressembler à des mulets ornés de leurs plaques. Lorsqu’ils ne portent point leurs caracolis, ils remplissent les trous qu’ils ont aux oreilles, au nez et à la lèvre, avec de petits bâtons qui les empêchent de se boucher. Quelquefois ils portent des pierres vertes aux oreilles et à la lèvre ; et s’ils n’ont ni pierres vertes, ni petits bâtons, ni caracolis, ils y mettent des plumes de perroquets, rouges, bleues et jaunes ; qui leur font des moustaches de dix à douze pouces de long, au-dessus et au-dessous de la bouche, sans compter celles qu’ils ont aux oreilles. Leurs enfans ont dans leurs cheveux quantité de plumes de différentes couleurs, attachées d’une manière qui les y tient droites ; et cette parure, dit-on, n’est pas sans grâces. »

Ils ont plusieurs sortes de langage : l’ancien, qui leur est propre et naturel, a de la douceur, sans aucune prononciation gutturale ; mais ils se sont fait un jargon mêlé de mots européens, surtout espagnols, qu’ils ne parlent qu’avec les étrangers. Dans leur propre langue, quoique les Caraïbes de toutes les îles s’entendent parfaitement, ils ont des dialectes qui ne se ressemblent point. Les deux sexes ont même des expressions différentes pour les mêmes choses, et les vieillards en ont aussi qui ne sont point usitées parmi les jeunes gens ; enfin ils ont un langage particulier pour leurs conseils, auquel les femmes ne comprennent rien. Lorsqu’on a commencé à les connaître, ils n’avaient aucun terme d’injure, aucun de vice, de vertu, d’arts et de sciences. Ils ne savaient nommer que quatre couleurs, blanc, noir, jaune et rouge, auxquelles ils rapportent toutes les autres.

Ils sont naturellement pensifs et mélancoliques, mais ils affectent de paraître gais et plaisans. Le plus grand affront qu’on puisse leur faire est de les nommer sauvages ; ce nom, disent-ils, ne convient qu’aux bêtes farouches. Ils ne souffrent pas plus volontiers qu’on les nomme cannibales, quoiqu’ils n’aient jamais perdu l’usage de manger la chair de leurs ennemis ; et lorsqu’on leur en fait un reproche, ils répondent qu’il n’y a point de honte à se venger. Le nom de Caraïbe leur déplaît moins, quelque idée qu’on y veuille attacher, parce que, dans leur ancienne langue, il signifié bon guerrier ou courageux. Brigstock assure qu’il a la même signification dans la langue des Apalachites.

Ils s’aiment entre eux, et leur sensibilité va si loin les uns pour les autres, qu’on en a vu mourir de douleur en apprenant que leurs compagnons étaient tombés dans l’esclavage ou qu’ils avaient été maltraités par les Européens. Ils ne se consolent point d’avoir été chassés d’une partie de leurs îles, et souvent ils reprochent encore cette injustice aux vainqueurs. Ils ne peuvent s’accoutumer non plus à leur avarice ; c’est toujours un nouveau sujet d’admiration, incompréhensible pour un Caraïbe, de voir préférer l’or au verre et au cristal.

Le vol est à leurs yeux un crime fort noir. Ils laissent leurs habitations ouvertes et sans aucune défense : s’ils s’aperçoivent qu’on en ait enlevé quelque chose, ils en portent une espèce de deuil pendant plusieurs jours. Ensuite toute leur ardeur est pour la vengeance ; car autant ils ont d’affection les uns pour les autres, autant ils sont capables de haine lorsqu’ils se croient offensés. Un Caraïbe ne pardonne jamais.

Leurs maisons, qu’ils nomment carbets comme les Indiens de la Guiane, sont d’une forme singulière. Labat, qui eut l’occasion d’en voir une des plus belles, joint à sa description une peinture agréable des circonstances et de quelques usages de la nation. C’est dans ses termes qu’on va donner ce récit. « Le Caraïbe, maître du carbet, avait été baptisé aussi-bien que sa femme et dix ou douze enfans qu’il avait eus d’elle et de plusieurs autres. Il avait un caleçon de toile sur un habit neuf d’écarlate, c’est-à-dire qu’il venait d’être rocoué, car il n’était que neuf heures du matin lorsque nous entrâmes chez lui. Sa femme avait autour des reins un pagne qui lui descendait jusqu’à mi-jambes. Nous vîmes deux de ses filles, de quinze à seize ans, qui n’avaient à notre arrivée que les anciens habits de la nation, c’est-à-dire le camisa, les brodequins et les bracelets ; mais un moment après elles se firent voir avec des pagnes. Quatre grands garçons, bien rocoués, avec la bande de toile à la petite corde, étaient près du père. Le reste des enfans étaient encore petits, et vêtus comme ils étaient venus au monde, à l’exception de leur ceinture de rassade. Nous trouvâmes d’ailleurs une grosse compagnie dans ce carbet ; c’étaient environ trente Caraïbes, qui s’y étaient rendus pour une cérémonie que nous n’avions pu prévoir, et que j’aurai bientôt l’occasion d’expliquer.

» La maison, ou le carbet, avait environ soixante pieds de longueur sur vingt-quatre à vingt-cinq de large, à peu près dans la forme d’une halle. Les petits poteaux s’élevaient de neuf pieds hors de terre, et les grands à proportion : les chevrons touchaient à terre des deux côtés ; les lattes étaient de roseaux, et la couverture, qui descendait aussi bas que les chevrons, était de feuilles de palmier. Un des bras de l’édifice était entièrement fermé de roseaux et couvert de feuilles, à la réserve, d’une ouverture qui menait à la cuisine : l’autre bout était presque entièrement ouvert. À dix pas de ce bâtiment, il y en avait un autre moins grand de moitié, et divisé en deux par une palissade de roseaux. Nous y entrâmes : dans la première chambre, qui servait de cuisine, sept ou huit femmes étaient occupées à faire de la cassave : la seconde division servait apparemment de chambre à coucher pour toutes ces dames, et pour les enfans qui n’étaient pas encore admis au grand édifice ; elle n’avait d’autres meubles que des paniers et des hamacs.

» C’était aussi l’unique ameublement du grand carbet. Le maître et les quatre fils avaient près de leurs hamacs un coffre, un fusil, un pistolet, un sabre et un gargousier. Quelques Caraïbes travaillaient à des paniers. Je vis aussi deux femmes qui faisaient un hamac sur le métier. Les arcs, les flèches, les massues, étaient en grand nombre, proprement attachés aux chevrons. Le plancher était de terre battue, fort net et fort uni, excepté sous les sablières, où l’on remarquait un peu de pente. Il y avait un fort bon feu vers le tiers de la longueur du carbet, autour duquel huit ou neuf Caraïbes, accroupis sur leurs jarrets, fumaient en attendant que leur poisson fut cuit. Ces messieurs nous avaient fait leurs civilités ordinaires, sans changer de posture, en nous disant dans leur jargon : Bonjour, compère, toi tenir tafia. Leurs poissons étaient par le travers du feu, pêle-mêle entre le bois et les charbons. Je les pris d’abord pour quelques restes de bûches ; mais un de mes compagnons de voyage, qui connaissait mieux que moi la nation, m’assura qu’après avoir goûté de ce mets je ne prendrais pas les Caraïbes pour de mauvais cuisiniers.

» Cependant l’heure du dîner s’approchait, et l’air de la mer nous avait donné de l’appétit. J’ordonnai à nos nègres d’apporter une nappe ; et voyant au coin du carbet une belle natte étendue, que je crus l’endroit où nos hôtes devaient prendre leur repas, je jugeai qu’en attendant qu’ils en eussent besoin, nous pouvions nous en servir. Après y avoir fait jeter une nappe et quelques serviettes, je fis apporter du pain, du sel et un plat de viande froide, qui étaient toutes nos provisions, et je m’assis avec mes deux compagnons de voyage. Nous commencions à manger, lorsqu’en jetant les yeux sur les Caraïbes nous observâmes qu’ils nous regardaient de travers, et qu’ils parlaient au maître avec quelque altération. Nous lui en demandâmes la raison : il nous dit assez froidement qu’il y avait un Caraïbe mort sous la natte où nous étions assis, et que cela fâchait beaucoup ses parens. Nous nous hâtâmes de nous lever et de faire ôter nos provisions. Le maître fit étendre dans un autre endroit une natte sur laquelle nous nous mîmes ; et, pour réparer le scandale, nous fîmes boire toute la compagnie.

» Dans l’entretien que nous eûmes avec le maître, en continuant notre repas, il nous apprit que tous ces Caraïbes s’étaient assemblés chez lui pour célébrer les obsèques d’un de ses parens, et qu’on n’en attendait plus qu’un petit nombre d’autres de l’île Saint-Vincent pour achever la cérémonie. Suivant leurs usages, il est nécessaire que tous les parens d’un Caraïbe qui meurt le voient après sa mort, pour s’assurer qu’elle est naturelle. S’il s’en trouvait un seul qui ne l’eût pas vu, le témoingnage de tous les autres ensemble ne suffirait pas pour le persuader ; et jugeant, au contraire, qu’ils auraient contribué tous à sa mort, il se croirait obligé d’en tuer quelqu’un pour la venger. Nous remarquâmes que notre hôte aurait souhaité que ce Caraïbe ne lui eût pas fait l’honneur de choisir son carbet pour mourir, parce qu’une si grosse compagnie diminuait son manioc, dont il n’avait qu’une juste provision pour sa famille.

» Je lui demandai si la qualité d’amis ne pouvait pas nous faire obtenir de voir le mort. Il m’assura que tous les assistans y consentiraient avec plaisir, surtout si nous buvions et si nous les faisions boire à sa santé. La natte et les planches qui couvraient la fosse furent levées aussitôt. Elle avait la forme d’un puits, d’environ quatre pieds de diamètre, et six à sept de profondeur. Le corps y était à peu près dans la même posture que ceux que nous avions trouvés autour du feu. Ses coudes portaient sur ses genoux, et les paumes de ses mains soutenaient ses joues. Il était proprement peint de rouge, avec des moustaches et des raies noires : ses cheveux étaient liés derrière la tête ; son arc, ses flèches, sa massue et son couteau étaient à côté de lui. Il n’avait du sable que jusqu’aux genoux, autant qu’il en fallait pour le soutenir dans sa posture, car il ne touchait point aux bords de la fosse. Je demandai s’il était permis de le toucher : on m’accorda cette liberté. Je lui touchai les mains, le visage et le dos. Tout était très-sec, et sans aucune mauvaise odeur, quoiqu’on n’eut pris aucune autre précaution que celle de le rocouer au moment qu’il avait rendu l’âme. Les premiers de ses parens qui étaient venus avaient ôté une partie du sable pour visiter le cadavre ; et comme il n’en sortait rien d’infect, on n’avait pas pris la peine de le recouvrir de sable, pour s’épargner celle de l’ôter à l’arrivée de chaque nouveau parent. On nous dit que, lorsqu’ils seraient venus tous, la fosse serait remplie et fermée pour la dernière fois. Il y avait près de cinq mois que ce Caraïbe était mort. Je regrettai beaucoup que, pendant quelques heures que nous passâmes dans le carbet, il n’arrivât point quelqu’un des parens qui nous eût donné la satisfaction de voir leurs cérémonies.

» Aussitôt que les poissons furent cuits, les femmes apportèrent deux ou trois matatous chargés de cassaves fraîches, avec deux grands couïs, l’un plein de taumali de crabes, et l’autre de pimentade, accompagnés d’un grand panier de crabes bouillis, des poissons qui étaient au feu, et de quelques autres poissons à grandes écailles. Quoique j’eusse assez dîné, je m’approchai du matatous pour goûter de leur poisson et de leur sauce. Ce qu’il y a de commode avec les Caraïbes, c’est que leur table est ouverte à tout le monde, et que, pour s’y mettre, on n’a pas besoin d’être invité ni même connu. Ils ne prient jamais ; mais ils n’empêchent personne de manger avec eux. Leur pimentade est du suc de manioc bouilli avec du jus de citron, dans lequel ils écrasent beaucoup de piment : c’est leur sauce favorite avec toutes sortes de mets. Jamais ils ne se servent de sel, non qu’ils en manquent, puisqu’il y a des salines naturelles dans toutes les îles, où ils pourraient s’en fournir ; mais il n’est pas de leur goût. J’ai su d’eux-mêmes qu’à l’exception de leurs crabes, qui sont la meilleure partie de leur nourriture, ils ne mangent rien qui soit cuit à l’eau : tout est rôti ou boucané. Leur manière de rôtir est d’enfiler la viande par morceaux dans une brochette de bois, qu’ils plantent en terre devant le feu, et lorsqu’elle est cuite d’un côté, ils la tournent simplement de l’autre. Si c’est un oiseau de quelque grosseur, tel qu’un perroquet, une poule ou un ramier, ils le jettent dans le feu, sans prendre la peine de le plumer ni de le vider ; et la plume n’est pas plus tôt rôtie, qu’ils le couvrent de cendres et de charbons, pour le laisser cuire dans cet état. Ensuite, le retirant, ils enlèvent facilement une croûte, que les plumes et la peau ont formée sur la chair ; ils ôtent les boyaux et le jabot, et mangent le reste sans autre préparation. Leur exemple m’a fait manger plusieurs fois de ce rôti ; je l’ai toujours trouvé plein de suc, tendre et d’une délicatesse admirable.

» Je goûtai du poisson à grandes écailles, que les Caraïbes dépouillèrent, comme s’ils l’eussent tiré d’un étui. La chair m’en parut très-bonne, bien cuite et fort grasse. On s’imaginera facilement qu’étant cuite sans aucun mélange d’eau, de beurre ou d’huile, qui en altèrent les sucs, elle n’en peut être que beaucoup meilleure.

» C’était un spectacle fort amusant que cette bande de Caraïbes, accroupis sur leur derrière comme des singes, mangeant avec un vif appétit, sans prononcer un seul mot, et tous épluchant avec autant de propreté que de vitesse les plus petites pates des crabes. Ils se levèrent aussi librement qu’ils s’étaient assis : ceux qui avaient soif allèrent boire de l’eau ; quelques-uns se mirent à fumer, d’autres se jetèrent dans leurs hamacs, et le reste entra dans une conversation où je ne compris rien, parce qu’elle était dans leur ancienne langue. Les femmes vinrent ôter les matatous et les couïs ; les filles nettoyèrent le lieu où l’on avait mangé ; et toutes ensemble, avec les enfans, passèrent à la cuisine, où nous allâmes les voir manger, dans la même posture que les hommes, et d’aussi bon appétit. Je fus un peu surpris que les femmes n’eussent pas mangé avec leurs maris, et j’en demandai la raison au maître, du moins pour la sienne, qui était chrétienne comme lui, et maîtresse de la maison. Il me répondit que ce n’était pas l’usage de leur nation ; que, quand il eût été seul, il n’aurait mangé qu’avec ses fils, et que sa femme, ses filles et le reste de ses enfans mangeaient toujours à la cuisine. »

Les hamacs des Caraïbes l’emportent beaucoup, pour la forme et pour la propreté du travail, sur ceux des autres Américains. C’est une pièce de grosse toile de coton, longue de six à sept pieds, sur douze à quatorze de large, dont chaque bout est partagé en cinquante ou cinquante-cinq parties, enfilées dans de petites cordes, qu’on nomme rabans. Ces cordes sont de coton, et plus communément de pitte, bien filées et bien torses, chacune de deux pieds et demi ou de trois pieds de longueur ; elles s’unissent ensemble à chaque bout, pour faire une boucle où l’on passe une corde plus grosse, qui sert à suspendre le hamac à deux arbres ou à deux murs. Tous les hamacs des Caraïbes sont rocoués, non-seulement parce qu’ils leur donnent cette couleur avant d’en faire usage, mais encore parce qu’ayant eux-mêmes le corps très-rouge, ils ne peuvent s’y coucher aussi souvent qu’ils le font sans y laisser une partie de leur peinture. Ils dessinent aussi des compartimens de couleur noire avec autant de justesse que s’ils y employaient le compas ; cependant c’est l’ouvrage des femmes. Un Caraïbe serait déshonoré s’il avait filé ou tissu du coton, et peint un hamac ; ils laissent ces soins à leurs femmes, qui ont besoin de beaucoup d’adresse et de travail pour faire une toile si large, qu’elles sont obligées de s’employer deux à chaque pièce : elles ne sont point encore parvenues à se faire des métiers ; après avoir étendu les fils de la trame sur deux poteaux plantés en terre, suivant la longueur et la largeur qu’elles veulent donner au hamac, elles sont réduites à passer leur peloton de fil dessus et dessous chaque fil de la trame, et même à battre continuellement avec un morceau de bois dur et pesant, pour faire entrer tous les fils dans leur place et rendre l’ouvrage plus uni. Si cet exercice est très-pénible, on prétend, en récompense, que les hamacs de cette espèce sont beaucoup plus forts, plus unis, s’étendent mieux, et durent bien plus long-temps que ceux qui se font ailleurs sur le métier, et qui, étant de quatre pièces, ou de quatre lés, n’obéissent point si facilement, parce que les coutures sont toujours plus raides que le tissu.

La manière caraïbe d’attacher ou tendre un hamac est d’éloigner les deux extrémités l’une de l’autre, de sorte qu’avec ses cordages il fasse un demi-cercle, dont la distance d’un bout à l’autre soit le diamètre. On l’élève de terre autant qu’il faut pour s’y asseoir, comme sur une chaise de quelque hauteur. En s’y mettant, on doit observer d’étendre une main pour l’ouvrir, sans quoi l’on ne manque point de faire la culbute. Il ne faut pas s’y étendre de son long, de sorte que la tête et les pieds soient sur une ligne droite qui suive la longueur du hamac ; cette situation serait incommode pour les reins, mais on s’y couche diagonalement ; les pieds vers un coin, et la tête vers le coin opposé ; alors il tient lieu d’un bon matelas. On peut s’y remuer à son aise, s’étendre autant qu’on le veut, et se couvrir même d’une moitié de hamac. Si l’on veut se tourner d’un côté à l’autre, il faut commencer par mettre les pieds à l’autre coin, et, tournant le corps, on se trouve sur l’autre diagonale. La commodité de ces lits est qu’on peut les porter partout avec soi, qu’on y dort plus au frais, qu’on n’a besoin ni de couverture, ni de linceuls, ni d’oreillers, et qu’ils n’embarrassent point une chambre, parce qu’on peut les plier lorsqu’on cesse d’en avoir besoin : deux crampons de fer suffisent pour les tendre. Labat en obtint un d’un Caraïbe, qui, après avoir servi dix ans, et passé une infinité de fois à la lessive, n’était pas plus usé ni plus décoloré que le premier jour.

On ne vante pas moins une espèce de corbeilles qui sont l’ouvrage des hommes de cette nation, et que les Européens ont rendues célèbres sous le nom de paniers des Caraïbes. Labat en étudia la fabrique pour l’utilité de nos artisans. Il s’en fait de trois pieds de long sur dix-huit à vingt pouces de large et d’autres d’environ huit ou dix pouces de long, sur une largeur proportionnée. La hauteur n’excède pas neuf à dix pouces dans les plus grands ; mais elle dépend de l’usage auquel ils sont destinés. Le fond est plat, les côtés tout-à-fait droits et perpendiculaires au fond. Le dessus ou le couvercle est de la même figure que le dessous, où il s’enchâsse très-juste : sa hauteur est moindre d’un tiers que celle de dessous. C’est dans ces paniers que les Caraïbes renferment tous leurs petits meubles et leurs ajustemens, surtout dans leurs voyages de mer : ils les attachent contre le bord de leurs pirogues, afin qu’il ne se perde rien lorsqu’elles viennent à tourner ; ce qui n’est pas rare dans leur navigation.

Ce sont des roseaux, ou des queues de latanier, que les Caraïbes emploient pour faire des paniers, des matatous, des hottes, qu’ils nomment catolis, et d’autres meubles de cette nature. Le roseau fait des ouvrages plus fermes, et qui durent plus long-temps ; mais le latanier se travaille mieux. C’est une espèce de palmiste, dont les branches portent à leur extrémité une feuille plissée, qui, venant à s’épanouir, se partage en plusieurs pointes, comme une étoile à plusieurs rayons. On divise les côtes ou les queues en plusieurs parties, dans toute leur longueur. Une écaille de moule, dont on gratte le dedans, suffit pour ôter la pulpe brune qui s’y trouve ; il reste une sorte de joncs de deux ou trois lignes d’épaisseur. Les roseaux sont de même espèce que ceux de l’Europe : on les coupe verts, avant qu’ils aient fleuri, parce qu’ils sont alors plus tendres et plus lians. On les fend d’abord en huit parties dans toute leur longueur, pour gratter ensuite le dessus jusqu’à ce que les vestiges des nœuds soient effacés. On ôte la pulpe dont ils sont remplis : l’épaisseur qui leur reste est celle d’un sou marqué, et leur largeur, celle qui convient à l’ouvrage qu’on veut faire. Les roseaux polis sont blancs, ou d’un jaune fort clair ; mais les Caraïbes savent les teindre en rouge, en jaune, en bleu, ou en noir, qu’ils entremêlent fort proprement, pour donner plus de grâce et d’éclat à leur ouvrage. Après en avoir déterminé la longueur et la largeur, ils tressent leurs roseaux, ou carrément, ou en compartimens ; et leur art consiste surtout à les serrer sans la moindre violence. Lorsqu’ils ont fait le dessous du panier et sa doublure, dont la matière et les proportions, sont les mêmes, ils ajustent entre deux des feuilles de balisier, amorties au feu ou seulement au soleil, et cette espèce de petit plancher est si propre, si uni, si pressé, que l’eau qu’on y met ne peut s’écouler. Ils couvrent les bords d’un morceau de roseau ou de latanier, assez large pour être doublé, et l’arrêtent d’espace en espace avec des filets de pitte, parfaitement bien tors et teints de quelque couleur. Le dessus se fait comme le dessous, qu’il emboîte avec une justesse à l’épreuve de l’eau. Quelque pluie qu’il fasse, ou quelque quantité d’eau qu’on jette sur ces paniers, on est sûr que ce qu’ils renferment est toujours sec. Les Européens des îles en font autant d’usage que les Caraïbes, depuis qu’ils les ont reconnus également propres, légers et commodes. Ils ne vont pas d’une habitation à l’autre sans un panier dans lequel ils font porter leurs hardes sur la tête d’un nègre, qui n’en est pas fort chargé, ou qui ne l’est du moins que du poids de ce qu’il contient.

Les Caraïbes font ces petits ouvrages, non-seulement pour leurs usages domestiques, mais encore pour les vendre, et pour se procurer en échange des couteaux, des haches, de la rassade, de la toile d’Europe, et surtout de l’eau-de-vie. C’est une observation fort singulière, que souvent ils entreprennent un voyage, dans une saison dangereuse, uniquement pour acheter une bagatelle, telle qu’un couteau ou des grains de verre, et qu’ils donneront alors pour ce qu’ils désirent tout ce qu’ils ont apporté ; au lieu qu’ils n’en donneraient pas la moindre partie pour une boutique entière d’autres marchandises. Outre leurs paniers et d’autres meubles, dont ils se défont suivant leurs besoins ou leur goût, ils apportent aux Européens des perroquets, des lézards, de la volaille, des porcs, des ananas, des bananes, et diverses sortes de coquillages. Leur manière de prendre les perroquets est ingénieuse pour des sauvages. Ils observent, à l’entrée de la nuit, les arbres où ces oiseaux se perchent, et dans l’obscurité, ils portent au pied de l’arbre des charbons allumés, sur lesquels ils mettent de la gomme et du piment vert. L’épaisse fumée qui en sort bientôt étourdit ces oiseaux jusqu’à les faire tomber comme ivres. Ils les prennent alors, leur lient les pieds et les ailes, et les font revenir en leur jetant de l’eau sur la tête. Si les arbres sont d’une hauteur qui ne permette point à la fumée d’y arriver, ils attachent au sommet d’une perche quelque vase de terre, dans lequel ils mettent du feu, de la gomme et du piment ; ils s’approchent autant qu’ils peuvent des oiseaux qu’ils veulent prendre, et les enivrent encore plus facilement. Ensuite, pour les apprivoiser, ils les font jeûner pendant quelque temps, et lorsqu’ils les croient bien affamés, ils leur présentent à manger. S’ils les trouvent encore revêches, ils leur soufflent au bec de la fumée de tabac, qui les étourdit jusqu’à leur faire perdre aussitôt toute leur férocité. Ces perroquets deviennent non-seulement fort privés, mais apprennent aussi facilement à parler que ceux qu’on a pris tout jeunes. Labat en acheta trois d’un Caraïbe pour vingt-deux sous marqués. C’est la seule monnaie que ces barbares connaissent. Un louis d’or ne vaut pas pour eux deux sous marqués, parce qu’ils attachent moins de prix à la matière qu’au nombre. Dans les comptes qu’on fait avec eux, on observe d’étendre les sous marqués qu’on leur donne, et de les ranger les uns après les autres à quelque distance, sans jamais doubler les rangs, ni mettre une partie de l’un sur l’autre, comme les marchands font en Europe ; cet ordre ne satisferait point assez leur vue, et l’on ne conclurait rien. Mais lorsqu’ils voient une longue file de sous marqués, ils rient et se réjouissent comme des enfans. Une autre observation, qui n’est pas moins nécessaire, c’est d’ôter de leur vue et d’enlever aussitôt ce qu’on achète d’eux, si l’on ne veut s’exposer à la fantaisie qui leur vient souvent de le reprendre, sans vouloir rendre le prix qu’ils en ont reçu. Il n’est pas difficile, à la vérité, de les y forcer, surtout lorsqu’ils viennent trafiquer dans nos îles ; mais il est toujours important de ne pas renouveler avec leur nation des guerres dont le succès même n’apporte aucun avantage. S’ils redemandent leurs marchandises après qu’on les a serrées, on feint d’ignorer ce qu’ils désirent.

« Les Caraïbes, observe le P. du Tertre, sont indolens et fantasques à l’excès. Il est presque impossible d’en tirer le moindre service. On a besoin avec eux de ménagemens continuels. Ils ne peuvent souffrir d’être commandés ; et, quelques fautes qu’ils fassent, il faut bien se garder de les reprendre, ou même de les regarder de travers. Leur orgueil sur ce point n’est pas concevable ; et de là est venu le proverbe, que regarder un Caraïbe, c’est le battre, et que le battre, c’est le tuer, ou se mettre au risque d’en être tué. Ils ne font que ce qu’ils veulent, quand ils veulent, et comme ils veulent ; de sorte que le moment où l’on a besoin d’eux est celui auquel ils ne veulent rien faire, ou que, si l’on souhaite qu’ils aillent à la chasse, ils veulent aller à la pêche ; et c’est une nécessité d’en passer par-là. Le plus court est de ne pas s’en servir, et de ne jamais compter sur eux, mais surtout de ne rien laisser entre leurs mains, car ils sont comme des enfans à qui tout fait envie : ils prennent, boivent et mangent sans discrétion tout ce qu’on leur laisse. »

Une autre raison qui doit faire éviter de se servir d’eux, c’est l’antipathie qui règne entre eux et les nègres. Ces deux races d’hommes se croient fort au-dessus l’une de l’autre, et se regardent avec mépris. Les nègres, surtout ceux qui sont chrétiens, ne donnent jamais aux Caraïbes, qui ne le sont pas, d’autre nom que celui de sauvages ; ce que les Caraïbes ne peuvent entendre qu’avec un extrême dépit, qui les porte souvent à de cruelles extrémités. « Il arrive souvent, raconte le P. Labat, que nos barques, allant traiter à la Marguerite, prennent en troc de leurs marchandises des Caraïbes esclaves qu’elles nous apportent : quoiqu’on en puisse tirer plus de service que de ceux qui sont libres, dans les îles voisines des nôtres, on ne les achète point sans précaution, parce que c’est le même naturel et le même génie. S’ils ne sont achetés dès l’âge de sept ou huit ans, il est difficile de les dresser au travail. Ceux qu’on parvient à former sont assez adroits, et paraissent même attachés à leurs maîtres ; c’est moins par une véritable affection que par jalousie pour les esclaves nègres. Enfin il est difficile de les marier : rarement un Caraïbe veut épouser une négresse, comme il est rare qu’une négresse veuille prendre un Caraïbe. On trouve souvent les mêmes difficultés à marier ensemble les esclaves caraïbes des deux sexes. Quoiqu’ils aient la même langue et les mêmes usages, s’ils sortent de différentes îles entre lesquelles il y ait eu guerre ou quelque sujet d’humilié, il semble qu’ils aient sucé la haine avec le lait, et jamais ils ne s’apprivoisent assez pour s’unir. »

Tout ce qu’on a tenté pour les instruire et pour leur faire embrasser le christianisme est demeuré presque sans effet. Les jésuites et les jacobins ont eu long-temps dans leurs îles de zélés missionnaires qui avaient étudié leur langue, qui vivaient avec eux, et qui ne négligeaient rien pour leur conversion. Le fruit qu’ils ont tiré de leurs travaux s’est réduit à baptiser quelques enfans à l’article de la mort, et des adultes malades dont la guérison paraissait désespérée : non qu’ils ne pussent en baptiser un grand nombre ; mais, connaissant le fond de leur caractère, et surtout une sorte d’indifférence qui leur fait regarder comme un jeu l’action la plus sérieuse, ils ne voulaient pas les recevoir au baptême, qu’ils ne demandaient que pour obtenir quelques présens, toujours disposés à reprendre leurs superstitions, comme à se faire réitérer le sacrement autant de fois qu’on leur aurait présenté un verre d’eau-de-vie. On ne connaît que trois points sur lesquels ils ne sont rien moins qu’indifférens : sur leurs femmes, ils portent la jalousie jusqu’à les tuer au moindre soupçon : sur la vengeance, il n’y a point de peuple dans les deux Indes qui pousse plus loin cette passion. Au milieu de leurs plaisirs, un Caraïbe qui en voit un autre dont il se souvient d’avoir reçu quelque injure, se lève et va par-derrière lui fendre la tête d’un coup de massue, ou le percer à coups de couteau : s’il tue son ennemi, et que le mort n’ait point de parens pour le venger, c’est une affaire finie ; mais si la blessure n’est pas mortelle, ou s’il reste des vengeurs, le meurtrier, sûr d’être traité de même à la première occasion, change promptement de domicile. Ils ne connaissent aucune apparence de réconciliation, et personne entre eux ne pense à s’offrir pour médiateur. Enfin leur indifférence ne tient point contre l’eau-de-vie et les liqueurs fortes ; non-seulement ils donnent tout ce qu’ils possèdent pour en obtenir, mais ils en boivent à l’excès.

Labat parle d’un Français riche et de bonne maison, qui s’était établi à la Guadeloupe, dans la seule vue de travailler à leur conversion, particulièrement de ceux de la Dominique, île assez voisine, qui en nourrissait un grand nombre, qu’il faisait instruire ou qu’il instruisait lui-même avec autant de zèle que de libéralité, et qui mourut dans ce pieux exercice, sans avoir eu la satisfaction de faire un bon chrétien. Il n’avait pas laissé d’en faire baptiser quelques-uns, sur la constance desquels il croyait pouvoir compter ; mais, après sa mort, ils retournèrent à leur religion. Ils ont une sorte de respect pour le soleil et la lune, mais sans adoration et sans culte : on ne leur a jamais vu de temples ni d’autels ; s’ils ont quelque idée d’un Être suprême, ils le croient tranquille dans la jouissance de son bonheur, et si peu attentif aux actions des hommes, qu’il ne pense pas même à se venger de ceux qui l’offensent. Cependant ils reconnaissent deux sortes d’esprits : les uns bienfaisans, qui demeurent au ciel, et dont chaque homme a le sien pour guide ; les autres, de mauvaise nature, qui parcourent l’air pendant la nuit, sans aucune demeure fixe, et dont toute l’occupation est de nuire. Ce sentiment d’un pouvoir supérieur est mêlé de tant d’extravagances, qu’on n’y démêle rien à l’honneur de la raison. Ils offrent aux bons esprits de la cassave et de la fumée de tabac ; ils les invoquent pour la guérison de leurs maladies, pour le succès de leurs entreprises et pour leur vengeance. Leurs prêtres ou leurs devins, qu’ils nomment boyés, ont chacun leur divinité particulière, dont ils vantent le pouvoir, et dont ils promettent l’assistance, surtout contre la malignité des maboyas, qui sont les mauvais esprits ; ils donnent aux maboyas une origine qui renferme leur opinion sur la nature de l’âme. « Chaque homme, disent-ils, a dans le corps autant d’âmes que ses artères ont de battemens ; la principale est dans le cœur, d’où elle se rend au ciel après la mort, sous la conduite du bon génie qui lui a servi de guide pendant la vie ; et là elle jouit d’un bonheur qu’ils comparent à la plus heureuse vie qu’on puisse mener sur la terre. Les autres âmes, qui ne sont pas dans le cœur, se répandent dans les airs ; les unes au-dessus de la mer, où elles causent le naufrage des vaisseaux ; les autres au-dessus des terres et des forêts, où elles font tout le mal dont elles trouvent l’occasion. » Les idées des Caraïbes ne vont pas plus loin ; mais on y croit entrevoir qu’ils regardent l’âme du cœur comme le principe de tout ce que l’homme fait de bien ; et les autres âmes comme la source des vices et des crimes.

Ils ont dans chaque île plusieurs capitaines, qui sont ordinairement les chefs des plus nombreuses familles, et dont l’autorité n’est reconnue que pendant la guerre. Le nom de cacique, que les premiers Espagnols ont pris des Caraïbes, et qu’ils ont porté dans toutes les colonies, n’est plus qu’un vain titre auquel il n’y a point de pouvoir ni de prérogative attachés. Pendant la paix, un cacique n’est distingué des autres capitaines que par son titre et par une sorte de considération qui suit naturellement le mérite qu’on lui suppose. Pour devenir cacique, il faut s’être distingué plusieurs fois à la guerre, l’avoir emporté sur tous ses concurrens à la course et à la nage, avoir porté de plus pesans fardeaux qu’eux, et surtout avoir marqué plus de patience à souffrir divers genres de peine ; enfin, dans les occasions de guerre, le cacique qui devient capitaine-général ordonne les préparatifs, assemble les conseils, et jouit partout du premier rang. Mais dans une nation qui n’a ni lois ni pouvoir établi pour le maintien des usages, on s’imagine aisément que tout est sujet à varier avec les temps et les circonstances.

Les armes des Caraïbes sont des arcs, des flèches, une massue, qu’ils nommaient bouton, et le couteau qu’ils portent à la ceinture ou plus souvent à la main. Leur joie est extrême lorsqu’ils peuvent se procurer un fusil ; mais, quelque bon qu’il puisse être, ils le rendent bientôt inutile, soit en le faisant crever à force de poudre, soit en perdant les vis ou quelque autre pièce ; parce qu’étant fort mélancoliques et fort désœuvrés, ils passent les jours entiers dans leurs hamacs à le démonter et à le remonter. D’ailleurs ils oublient souvent la situation des pièces, et dans leur chagrin ils jettent l’arme à laquelle ils ne pensent plus, ni au prix qu’elle leur a coûté. Leurs arcs, ont environ six pieds de longueur ; les deux bouts sont tout-à-fait ronds, de neuf à dix pouces de diamètre, avec deux crans pour arrêter la corde ; la grosseur augmente également des deux bouts vers le milieu, qui est ovale en dehors et plat en dedans ; de sorte qu’à l’endroit qui soutient la flèche, son diamètre est d’un pouce et demi. L’arc des Caraïbes est ordinairement de bois vert ou d’une espèce de bois de lettre, dont la couleur est fort brune et mêlée de quelques ondes d’un rouge foncé : ce bois est pesant, compacte et très-raide ; ils le travaillent fort proprement, surtout depuis que leur commerce avec les Européens leur procure des instrumens de fer, au lieu des cailloux tranchans qu’ils employaient autrefois. La corde est toujours tendue le long de l’arc, qui est droit et sans aucune courbure ; elle est de pitte ou de caratas, de deux ou de trois lignes de diamètre ; leurs flèches sont composées de la tige que les roseaux poussent pour fleurir ; elles ont environ trois pieds et demi de long, en y comprenant la pointe, qui fait une partie séparée, mais entée et fortement liée avec du fil de coton. Cette redoutable pointe est de bois vert, longue de sept à huit pouces ; et d’une grosseur égale à celle du roseau dans l’endroit de leur jonction ; après quoi elle diminue insensiblement jusqu’au bout, qui est fort pointu ; elle est découpée en petites hoches, qui forment des ardillons, mais taillés de sorte que, sans empêcher la flèche d’entrer dans le corps, ils ne permettent de l’en tirer qu’en élargissant beaucoup la plaie. Quoique ce bois soit naturellement très-dur, les Caraïbes, pour en augmenter la dureté, le mettent dans des cendres chaudes qui, consumant peu à peu ce qui peut lui rester d’humide, achève de resserrer ses pores. Le reste de la flèche est uni avec une seule petite hoche à l’extrémité, pour la tenir sur la corde.

Il est rare que les Caraïbes ornent leurs flèches de plumes ; mais il ne l’est pas moins que celles de guerre ne soient pas empoisonnées. Leur méthode est simple. Elle se réduit à faire une fente dans l’écorce d’un mancenillier, pour y mettre les pointes qu’ils y laissent jusqu’à ce qu’elles soient imbibées du lait épais et visqueux de cet arbre. Ensuite, les ayant fait sécher, ils les enveloppent dans quelques feuilles, pour attendre l’occasion de s’en servir ; ce poison est si pénétrant, que, pour lui faire perdre sa force, on est obligé de mettre les pointes dans des cendres rouges, et de gratter successivement tous les ardillons avec un morceau de verre, après quoi on les passe encore au feu. Mais tous ces soins mêmes ne peuvent éloigner entièrement le danger.

Les flèches que les Caraïbes emploient pour la chasse des gros oiseaux, tels que les perroquets, les ramiers, les perdrix, les mansfénis, qui sont des oiseaux de proie, et quantité d’autres, ont la pointe unie, sans ardillons, et ne sont jamais empoisonnées. Celles qui servent pour les petits oiseaux ont au bout un petit flocon, tel qu’on en met au bout des fleurets, qui les tue sans les percer, sans que leur sang se répande, et sans le moindre changement dans les plumes. Celles qu’ils emploient pour tirer le poisson dans les rivières sont de bois avec une pointe assez longue.

Le bouton est une espèce de massue d’environ trois pieds et demi de long, plate, épaisse de deux pouces dans toute sa longueur, excepté vers la poignée, où son épaisseur est un peu moindre ; elle est large de deux pouces à la poignée, et de quatre ou cinq à l’autre extrémité, d’un bois très-dur, fort pesant, et coupé à vives arêtes. Ils gravent divers compartimens sur les côtes les plus larges, et remplissent les hachures de plusieurs couleurs. Un coup de bouton casse un bras, une jambe, fend la tête en deux parties ; et les Caraïbes se servent de cette arme avec beaucoup de force et d’adresse. Lorsqu’ils n’ont pas d’autres armes que leurs flèches, ils font deux taillades à l’endroit où le roseau est entré dans la pointe ; après avoir pénétré dans le corps, le reste de la flèche s’en sépare, et tombe aussitôt ; mais la partie qui est empoisonnée demeure plus long-temps dans la plaie. Elle est difficile à retirer, et souvent on est obligé de la faire passer par le côté opposé, au risque de ne pas découvrir le passage.

Les enfans des Caraïbes ont des arcs et des boutons proportionnés à leur taille et à leur force. Ils s’exercent de bonne heure à tirer ; et, dès leur première jeunesse, ils chassent aux petits oiseaux, sans presque jamais manquer leur coup.

Lorsque les Caraïbes se mettent en mer pour quelque expédition de guerre, ils ne mènent avec eux qu’une ou deux femmes dans chaque pirogue pour faire la cassave et pour les rocouer ; mais lorsqu’ils font un voyage de plaisir ou de commerce, ils sont accompagnés de leurs femmes et de leurs enfans. Avec leurs armes et leurs hamacs, qu’ils n’oublient jamais, ils portent aussi tous les ustensiles de leur ménage ; de sorte que leurs bacassas et leurs pirogues sont toujours fort bien remplis. C’est le nom qu’ils donnent à leurs bâtimens de mer. Labat en fait une curieuse description, qui ne doit pas manquer à cet article.

« La pirogue caraïbe, dit-il, est beaucoup moins grande que le bacassa. Celles qu’il vit avaient vingt-neuf pieds de long, et quatre pieds et demi de large dans leur milieu ; elles finissaient en pointe par les deux bouts, qui étaient plus élevés que le milieu de quinze ou vingt pouces. Elles étaient divisées par neuf planches ou bancs, qui semblaient n’avoir été que fendues et dolées. Derrière chaque banc, à la distance d’environ huit pouces, et plus haut que le banc, il y avait des bâtons de la grosseur du bras, dont les bouts étaient fichés dans les côtés de la pirogue pour leur servir de soutien, en les tenant toujours dans une même distance, et pour appuyer ceux qui devaient être assis sur les bancs. Le haut des bords était percé de plusieurs trous, garnis de cordes, qui servaient à contenir le bagage.

» La longueur des bacassas est d’environ quarante-deux pieds sur sept de largeur. L’avant est élevé et pointu à peu près comme celui des pirogues, mais l’arrière est plat et taillé en coupe, avec une tête d’homme en relief, ordinairement très-mal faite, mais peinte de blanc, de noir et de rouge. Au bacassa que Labat eut l’occasion de voir, les Caraïbes avaient attaché près de cette tête un bras d’homme boucané, c’est-à-dire séché à petit feu et à la fumée. C’était le bras d’un Anglais qu’ils avaient tué depuis peu dans une descente qu’ils avaient faite à la Barbade. Les bancs du bacassa ressemblent à ceux des pirogues ; mais ses bords ont un exhaussement de planches d’environ quinze pouces, qui augmente beaucoup la grandeur du bâtiment. Les bacassas et les pirogues des Caraïbes sont également sans gouvernail. Le Caraïbe qui gouverne est assis, ou debout à l’arrière, et gouverne avec une pagaie plus grande d’un tiers que celles qu’on emploie pour nager ; car aux îles on ne dit point voguer ou ramer, mais nager, lorsqu’on se sert des pagaies, dont l’usage est plus commun que celui des avirons.

» La pagaie a la forme d’une pelle de four : elle est longue de cinq à six pieds ; et le manche, qui est rond, occupe les trois quarts de cette étendue ; sa largeur est d’environ huit pouces, sur un pouce et demi d’épaisseur dans
son milieu, d’où elle va toujours en diminuant, jusqu’à six lignes dans ses bords. Les Caraïbes embellissent leurs pagaies de deux rainures, qui partent du manche, dont elles semblent marquer la continuation jusqu’à l’extrémité de la pelle, qu’ils échancrent en manière de croissant. Ils mettent au bout du manche une petite traverse de cinq à six pouces de long, pour servir d’appui à la paume de la main. On ne se sert point des pagaies comme des rames ou des avirons : ceux qui nagent assis regardent l’avant ou la proue du bâtiment ; ceux qui nagent à stribord empoignent de la main droite le manche de la pagaie un pied au-dessus de la pelle, et mettent la paume de la main gauche sur le bout du manche. Dans cette situation, ils plient le corps en plongeant la pagaie dans l’eau, et la tirent en arrière en se redressant ; de sorte que, poussant l’eau derrière eux, ils font avancer le bâtiment avec beaucoup de vitesse. On conçoit que ceux qui sont à bas-bord, c’est-à-dire à gauche, tiennent la poignée de la main gauche et qu’ils appuient la droite sur l’extrémité du manche.

» Quand une pirogue n’aurait que trois pieds de large, deux hommes pourraient s’asseoir et nager sur le même banc ; ce qui ne se peut avec des rames, ou des avirons, dont la longueur demande plus de place pour l’action. Il s’ensuit qu’on peut employer plus de pagaies que de rames, et faire, par conséquent, plus de diligence. On avoue que cette manière de nager est plus fatigante, parce que la pagaie est sans point d’appui, et n’a pour centre de mouvement que la main qui la tient près de la pelle, tandis qu’elle le reçoit de celle qui la pousse par le bout. Mais cet inconvénient paraît balancé par quantité d’avantages : on peut doubler et tripler le nombre des rameurs ; la diligence est infiniment plus grande. Ceux qui sont dans la pirogue ou le bacassa ne sentent point le mouvement importun et les sauts que causent les rames ; enfin l’on n’est point étourdi par le bruit de leur frottement sur les bords. Labat observe combien ce dernier point est important. Les flibustiers, qui l’avaient appris, dit-il, des Caraïbes, s’en servaient avec autant d’habileté qu’eux pour entrer la nuit dans les ports, dans les rades et dans tous les lieux où, voulant faire des descentes, ils sentaient que le succès dépendait de la surprise. On plonge les pagaies dans l’eau, et on les retire sans faire le moindre bruit.

» Il sera facile de concevoir pourquoi la pagaie du Caraïbe qui gouverne est d’un tiers plus grande que celles qui servent à nager, si l’on se rappelle que l’arrière des pirogues est toujours plus élevé que le milieu, et si l’on considère que celui qui gouverne, devant avoir la vue libre par-dessus ceux qui nagent, doit avoir aussi son siége beaucoup plus haut. D’ailleurs, comme il est plus souvent debout qu’assis, cette situation, jointe à la hauteur de la pirogue, demande une pagaie plus longue. Il la tient à côté du bord, plongée dans l’eau, et parallèle au côté opposé au point vers lequel il veut la conduire. Il fatigue plus qu’à tenir la barre d’un gouvernail ; mais si son travail est plus rude, il a beaucoup plus d’effet, surtout lorsqu’il faut doubler une pointe où l’on est poussé par les flots et par le vent, ou lorsqu’on doit virer avec précipitation pour quelque cas imprévu. Le gouvernail ne donne qu’un seul mouvement, qui ne peut être redoublé sans rompre le cours qu’un bâtiment commençait à prendre ; au lieu qu’on peut retirer la pagaie autant de fois qu’on le veut, la replonger de même, et continuer ainsi le même mouvement ; ce qui l’augmente si fort, qu’on peut faire tourner une pirogue autour d’un point avec autant de vitesse qu’on fait tourner un cheval autour d’un piquet. »

Les pirogues ont ordinairement deux mâts et deux voiles carrées. Les bacassas ont trois mâts, et souvent on y met des petits huniers. Labat donne un exemple remarquable de l’habileté des Caraïbes en mer. « Ils avaient abordé, dit-il, dans un lieu fort difficile, et la mer était très-grosse à leur départ : ils mirent tout leur bagage dans leur bâtiment, et chaque pièce fut attachée avec les cordes qui étaient passées dans les trous du bordage ; ils poussèrent ensuite le bâtiment sur des rochers ou des pierres qu’ils avaient rangées en pente jusqu’à l’endroit où la grosse lame venait finir. Les femmes et les enfans entrèrent à bord, et s’assirent au milieu du fond. Les hommes se rangèrent le long des bordages en dehors, chacun vis-à-vis du banc où il devait être assis, et les pagaies furent mises à côté de chaque place ; dans cet état, ils attendirent que les plus grosses lames fussent venues se briser à terre ; et quand le pilote jugea qu’il était temps de partir, il poussa un cri : aussitôt tous ceux qui étaient aux côtés du bâtiment le poussèrent dans l’eau de toutes leurs forces, et sautèrent dedans à mesure que l’endroit où ils devaient manier la pagaie entrait dans l’eau. Celui qui devait gouverner y sauta le dernier ; et tous ensemble se mirent à nager avec tant de force, qu’ils surmontèrent bientôt les grosses lames, quoiqu’à voir ces montagnes d’eau, on eût cru qu’elles devaient les rejeter bien loin sur la côte. Leur pilote était debout à l’arrière : il parait avec une adresse merveilleuse le choc des plus hautes vagues, en les prenant, non droit et de face, ou, suivant le langage des îles, le bout au corps, mais de biais. Aussi, dans l’instant que la pirogue s’élançait sur le côté de la même lame, elle était toute penchée jusqu’à ce qu’elle eût gagné toute la hauteur, où elle se redressait et disparaissait en s’enfonçant de l’autre côté. Elle ressortait aussitôt, et l’on voyait son avant tout en l’air, quand elle commençait à monter sur une autre lame : on l’aurait crue droite, jusqu’à ce qu’ayant gagné le dos de la seconde lame, il semblait qu’elle ne fût soutenue que sur le milieu de sa sole, et qu’elle eût ses deux extrémités en l’air. Ensuite l’avant s’enfonçait, et, semblant plonger, il laissait voir à découvert tout l’arrière et un quart de la sole. Enfin ils se trouvèrent dans une eau moins impétueuse, car les grosses lames ne commencent qu’à deux cents pas de la côte. »

Labat, qui avait regardé la pirogue avec une admiration mêlée de la plus vive crainte, ajoute la description de ces terribles lames. « La mer, dit-il, en forme toujours sept, qui viennent se briser à terre avec une violence étonnante ; ce qui doit s’entendre des cabesterres, où les côtes sont ordinairement fort hautes et le vent continuel. Les trois dernières des sept lames sont les plus grosses : lorsqu’elles se sont brisées, un petit calme succède, qu’on nomme embeli, et qui dure peu ; après quoi les lames recommencent avec une augmentation de grosseur et d’impétuosité, jusqu’à ce que la septième soit venue se briser. » Comme cet étrange mouvement ne se fait remarquer qu’aux cabesterres des îles, on peut croire, suivant le même voyageur, qu’il est produit par le vent, ou du moins que le vent aide à le former. Il serait digne, ajoute-t-il, de l’attention d’un physicien de chercher les causes et les périodes de ce phénomène, d’observer s’il est le même pendant toute l’année, et si les changemens de la lune ou des différentes positions du soleil y ont quelque part.

Les mariages, les funérailles, les danses et les fêtes des Caraïbes ne diffèrent point assez des mêmes usages, chez la plupart des autres Américains, pour demander des observations particulières, mais on remarque, à l’honneur de leur nation, que s’ils mangent leurs ennemis en guerre, c’est dans l’emportement du triomphe, et sur le champ même de leur victoire ; qu’ils traitent avec humanité, non-seulement les étrangers qui viennent les visiter, mais les captifs mêmes qu’ils prennent sans résistance, et qu’ils ont surtout beaucoup de compassion pour les femmes et les enfans. La crainte qu’ils ont d’être surpris par les Européens, et chassés des îles qui leur restent, comme ils l’ont été de toutes les autres, leur fait poster sur leurs côtes de petits corps-de-garde pour découvrir les barques étrangères qui en approchent. Ils se hâtent de les faire reconnaître par quelques canots ; et s’ils les croient ennemies, ils s’assemblent assez tôt pour défendre leurs possessions ; mais ce n’est jamais à force ouverte, ni même en troupes réglées. Ils dressent des embuscades, d’où ils s’élancent furieusement, en faisant pleuvoir d’abord une grêle de flèches ; ensuite ils emploient leurs boutons avec la même furie. S’ils trouvent une résistance qui les fasse douter du succès, ils prennent la fuite vers leurs rochers et leurs bois, et quelques-uns même en mer, où ils plongent dans l’eau à deux ou trois cents pas du rivage. Ils ne se rallient qu’après avoir doublé leur nombre, pour ne plus rien donner au hasard. Mais un voyageur anglais, qui avait connu leurs forces dans plusieurs incursions qu’il leur avait vu faire aux îles anglaises d’Antigoa et de Mont-Serrat, assure que celles mêmes de Saint-Vincent et de la Dominique n’ont jamais été capables de mettre plus de quinze cents hommes sous les armes.

Le même voyageur ajoute qu’ayant enlevé, il y a cinquante ou soixante ans, quelques jeunes Anglais des deux sexes, et les ayant menés à l’île Saint-Vincent, non-seulement ils le traitèrent avec humanité, mais ils les élevèrent dans leurs usages, et leur en firent prendre une si forte habitude, qu’ils ont formé dans cette île des races mêlées, qu’on distingue encore des vrais Caraïbes à la couleur blonde de leur chevelure.