Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome XVII/Troisième partie/Livre VIII/Chapitre III

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CHAPITRE III.

La Martinique, la Guadeloupe et dépendances.

La Martinique, que les Caraïbes nomment Madamina, est située entre les 14° 20′ et 15′ de latitude nord ; on lui donne seize lieues de long sur quarante-cinq de circonférence ; mais ces lieues ont semblé si grandes à du Tertre, qu’il croit pouvoir en compter dix-huit de longueur, et cinquante de circuit, en y comprenant les caps, qui s’avancent, en quelques endroits, deux ou trois lieues dans la mer. En général, le pays est inégal. Il est arrosé par un grand nombre de petites rivières et de belles sources.

Le premier voyage du fameux missionnaire Labat fut à la Martinique.

Ce fut le 29 janvier 1694 qu’il y prit terre, après une navigation de soixante-trois jours. En approchant de la côte, il s’étonna qu’on eût pu choisir cette île pour y faire un établissement. Elle ne lui parut qu’une affreuse montagne, entrecoupée de précipices, où l’on ne voit d’agréable que la verdure dont elle est revêtue de toutes parts. Le quartier vers lequel on s’avançait était celui qui s’appelle Macouba. On passe la pointe du Prêcheur, après laquelle on commence à découvrir les maisons, les moulins à sucre, et bientôt le fort Saint-Pierre, qui ne présente d’abord qu’une longue file de maisons appliquées, au pied de la montagne, parce qu’on ne distingue point encore la distance qui est entre la montagne et le rivage.

Les civilités que Labat reçut en arrivant lui auraient fait oublier tout d’un coup les fatigues et les dangers du voyage, s’il n’eût été menacé d’un autre péril dans le couvent même de son ordre. Un religieux de cette maison était attaqué du mal de Siam, et l’on s’efforçait d’en arrêter la contagion. Cette maladie était venue à la Martinique, où elle faisait de grands ravages depuis sept ou huit ans, non de Siam, mais par un vaisseau qui en rapportait les débris des établissemens de Merguy et de Bancok, et qui avait touché au Brésil, où quelques gens de l’équipage l’avaient gagnée. Elle était d’autant plus terrible qu’on n’en connaissait encore ni la nature ni le remède. Les symptômes en étaient aussi variés que le tempérament des malades. La mort arrivait le sixième, ou septième jour. Quelquefois, sans autre pressentiment qu’un léger mal de tête, on tombait mort dans les rues, où l’on était à se promener pour prendre l’air ; et ceux qui étaient si cruellement surpris avaient la chair noire et pourie un quart d’heure après. Les Anglais qu’on faisait prisonniers pendant la guerre prirent cette redoutable maladie, et la portèrent dans toutes les îles. Elle se communiqua de même chez les Espagnols et les Hollandais. Enfin il paraît qu’elle s’est affaiblie, puisqu’on a vu La Condamine guéri, en 1735, dans l’espace de vingt-quatre heures, et par des secours fort simples.

Labat, chassé de son couvent par la crainte, n’en eut que plus de loisir pour ses observations.

« Saint-Pierre, dit-il, peut être distingué en trois quartiers. Celui du milieu, qui se nomme proprement Saint-Pierre, commence au fort et à l’église paroissiale de même nom, desservie par les jésuites, et va jusqu’à la montagne, qui est du côté de l’ouest, où l’on trouve une batterie à barbette de onze canons, nommée la Batterie de Saint-Nicolas. Tout l’espace entre cette batterie et celle de Saint-Robert, qui est à l’extrémité du côté de l’ouest, forme le second quartier, qu’on a nommé le Mouillage, parce que c’est devant cette partie de la ville que tous les vaisseaux se tiennent à l’ancre : ils y sont plus à couvert que devant le fort. L’église des Jacobins, dédiée à Notre-Dame de Bon-Port, sert de paroisse pour ce quartier et pour les habitans des petites montagnes, qu’on appelle mornes aux îles françaises. Le troisième quartier, nommé la Galère, offre une longue rue qui borde la mer, depuis le fort jusqu’au pied d’une batterie fermée, qui est à l’embouchure de la rivière des Jésuites ; aussi ce quartier est-il de leur paroisse. » À l’arrivée de Labat, on comptait dans les deux paroisses qui forment ces trois quartiers, environ deux mille quatre cents communians, avec le même nombre de nègres et d’enfans, en y comprenant les soldats et les flibustiers.

« Les paroisses de la Cabesterre, continue Labat, nous sont échues. Cabesterre et Basseterre sont des noms en usage dans les îles, et qui demandent d’être expliqués. On entend par le premier la partie d’une île qui regarde le levant, et qui est toujours rafraîchie par les vents alisés, qui courent depuis le nord jusqu’à l’est-sud-est. La Basse-terre est la partie opposée. Dans celle-ci, les vents alisés se font moins sentir : elle est par conséquent plus chaude : mais en même temps la mer y est plus unie, plus tranquille, plus propre pour le mouillage et pour le chargement des vaisseaux. Ordinairement les côtes y sont aussi plus basses qu’aux Cabesterres, où, pour la plupart, elles sont composées de hautes-falaises, contre lesquelles la mer bat et se brise avec impétuosité, parce qu’elle y est sans cesse poussée par le vent.

» Je ne pouvais assez admirer, poursuit Labat, la hauteur et la grosseur des arbres de ces forêts, surtout de ceux qu’on nomme gommiers. Nous vîmes, en passant au Morne-Rouge, l’habitation des religieux de la Charité, et celles de plusieurs particuliers. On y élève des bestiaux et des cacaoyers. Du morne de la Calebasse, où nous arrivâmes un peu avant midi, nous eûmes le plaisir de découvrir une grande partie de la Cabesterre, qui de cette élévation nous parut un pays uni, beaucoup plus que celui que nous quittions, où l’on ne trouve que des montagnes. On a taillé dans ces mornes un chemin étroit, qui est de ce côté-là l’unique passage d’une partie de l’île à l’autre, et qu’on pourrait rendre impénétrable. Toutes les rivières de ce quartier ne sont que des torrens qui tombent des montagnes, et qui grossissent aux moindres pluies : elles n’ont ordinairement que deux ou trois pieds d’eau. Celle du Capot est une des plus grandes de l’île : sa largeur est ordinairement de neuf à dix toises, sa profondeur de deux ou trois pieds au milieu, et son eau très-claire ; mais de grosses masses de pierres, et quantité de cailloux dont elle est remplie, rendent son passage dangereux, pour peu qu’elle s’enfle. »

Au surplus, les paroisses de cette île, et celles de toutes les Antilles possédées par les puissances catholiques, sont desservies par des moines, soit cordeliers, soit capucins ou autres, et l’étaient aussi par des jésuites, lorsqu’il y en avait.

C’est le roi de France qui entretient les religieux curés des îles du Vent, c’est-à-dire de toutes les îles françaises, à l’exception de Saint-Domingue. Leurs pensions se prennent sur le domaine royal. Toutes les cures anciennes ont douze mille livres de sucre brut, et les nouvelles neuf mille livres.

À l’égard du casuel, il varie suivant la différence des lieux. D’ailleurs il ne consiste que dans les droits de sépulture et de mariage, et dans la publication des bans pour les personnes libres. On n’exige rien des esclaves, ni de leurs maîtres pour eux. La levée des corps, que le curé doit prendre à leur maison, est taxée, dans les paroisses du fort Saint-Pierre, du Mouillage et du Fort-Royal, à quinze livres ; dans les autres, à six. On donne, dans les trois premières, neuf livres pour une grande messe, et dans le reste de l’île quatre livres dix sous. Les messes basses, les publications de bans, les certificats de baptême, les mariages et les sépultures sont à vingt sous. À l’égard des autres fonctions, « on prend, dit Labat, ce que les fidèles présentent ; mais on ne demande jamais rien. »

Le Fort-Royal est situé sur une hauteur, en forme de presqu’île, composée d’une roche tendre ou d’un tuf, qui se creuse assez facilement, quand on est un peu au-dessous de sa superficie. Ce terrain est élevé d’environ 15 à 18 toises au-dessus de la mer, qui l’environne de toutes parts, à l’exception d’une petite langue de terre qui le joint à l’île, et dont la largeur est de 18 à 20 toises. Ce fort fut attaqué, en 1674, par les Hollandais, sous les ordres de l’amiral Ruyter. La relation de cette attaque offre des singularités assez plaisantes pour qu’on se permette ici cette espèce de digression.

Les magasins étaient pleins d’eau-de-vie et de vin lorsque Ruyter fit descendre ses troupes sous la conduite du comte de Stirum. Ses soldats n’y trouvant aucune résistance, se mirent à les piller, et burent avec si peu de modération, qu’ils n’étaient plus en état de se tenir sur leurs pieds lorsqu’il fallut marcher à l’assaut. Il se trouvait dans le carénage une flûte de vingt-deux pièces de canon, et un vaisseau de roi de quarante-quatre, commandé par le marquis d’Amblimont, successeur du comte de Blénac au gouvernement général des îles. Ces deux bâtimens firent un si terrible feu sur ces ivrognes, qui tombaient à chaque pas, qu’ils en tuèrent plus de neuf cents. Leur chef fut du nombre. Le feu des vaisseaux, secondé par celui des palissades, força l’officier qui avait succédé au comte de Stirum de faire battre la retraite : il fit un épaulement avec les tonneaux que ses gens avaient vidés, pour mettre à couvert un reste de vivans et de blessés, et leur donner le temps de revenir de leur ivresse. Ruyter, qui vint à terre le soir, après avoir passé tout le jour à canonner ce rocher, fut extrêmement surpris de voir plus de quinze cents Hollandais tués ou blessés. Il prit aussitôt la résolution d’abandonner une si funeste entreprise et de faire embarquer le reste de son monde pendant la nuit.

Dans le même temps le gouverneur de l’île assemblait son conseil, où l’on résolut d’abandonner le fort, après avoir fait enclouer le canon, parce que, celui des ennemis ayant abattu la plus grande partie des retranchemens, il était à craindre qu’on ne pût résister à l’assaut, lorsque les Hollandais auraient achevé de cuver leur vin. Mais cette résolution ne put être exécutée avec tant de silence, qu’ils n’entendissent beaucoup de bruit dans le fort. Ils le prirent pour le prélude d’une sortie, dont Ruyter appréhenda les effets dans l’état où ses gens étaient encore. Une partie était déjà rembarquée. L’épouvante se répandit parmi les autres. Ils se jetèrent avec tant de précipitation, dans leurs chaloupes, qu’ils abandonnèrent leurs blessés, leurs attirails de guerre, et même une partie de leurs armes, tandis que les assiégés, alarmés aussi du bruit qu’ils entendaient, et le prenant pour la marche de l’ennemi qui s’avançait à l’assaut, ne se pressèrent pas moins de passer dans leurs canots. Enfin cette mutuelle terreur ayant fait fuir les uns et les autres, il ne resta dans le fort qu’un Suisse, qui, s’étant enivré dès le soir, dormait tranquillement, et n’entendit rien de ce qui se passait autour de lui ; de sorte qu’à son réveil il fut étonné de se voir tranquillement possesseur de ce poste, sans amis comme sans ennemis. D’Amblimont, qui ne fut point averti de cette double retraite, recommença dès la pointe du jour à faire jouer son artillerie ; mais, ne voyant paraître personne au fort, et n’entendant plus rien dans le camp des ennemis, dont les roseaux lui cachaient la vue, il mit à terre un sergent et quelques soldats pour aller aux observations. Ce petit détachement ne trouva que des morts, des blessés, et quelques ivrognes qui dormaient encore dans les magasins ; il en avertit le capitaine, qui fit reprendre aussitôt possession de la forteresse par tout ce qu’il y avait de troupes à bord. Dès la même année on commença des ouvrages dont une partie subsiste encore.

Les rues de la ville qu’on a bâties depuis, près du Fort-Royal, sont tirées au cordeau, mais bordées de maisons fort inégales. En 1695, on en voyait plusieurs de maçonnerie qui semblaient menacer ruine, parce que tout le terrain que la ville occupe est un sable mouvant où plus on creuse, moins on trouve de solidité. L’expérience a fait connaître que, pour y faire des édifices durables, il fallait mettre le mortier et les premières assises sur une sorte d’herbe assez semblable au chiendent, dont ce terrain est couvert ; et tous les habitans ont adopté cette méthode. Malheureusement, au lieu de la suivre pour bâtir l’église, on a fait un grillage qui a demandé des frais considérables, et n’a point empêché que les murs, travaillant beaucoup, ne soient surplombés et ouverts en plusieurs endroits.

La ville du Fort-Royal est non-seulement la résidence ordinaire du gouvernement général, mais le siége du conseil supérieur.

En revenant au fort Saint-Pierre, Labat vit de son canot la Pointe des Nègres, près le bourg et l’église de la Case-Pilote. Tout ce terrain est fort élevé, et coupé sans cesse par des mornes ; la plupart des fonds qui les séparent sont en savanes, où l’on voit beaucoup de canneficiers (c’est le nom qu’on donne aux arbres qui portent la casse). Pendant que les Juifs avaient la liberté d’être aux îles, ils faisaient confire quantité de siliques de casse pour l’Europe. Leur méthode était de les cueillir extrêmement tendres et lorsqu’elles n’avaient encore que deux à trois pouces de longueur, de sorte qu’on mangeait la silique même avec tout ce qu’elle contenait. Cette confiture était agréable, et tenait le ventre libre. Les Juifs confisaient aussi les fleurs, et leur conservaient leur couleur naturelle sous le candi dont ils avaient l’art de les couvrir : elles produisent le même effet que les siliques. Mais depuis l’expulsion des Juifs, soit qu’ils aient emporté leur secret, ou qu’on n’ait pas pris la peine de l’employer, cette confiture a perdu sa réputation.

Le port de la Trinité est un grand enfoncement qui forme une longue pointe, nommée la Pointe de la Caravelle, dont il est couvert du côté du sud-est. De l’autre, il est fermé par un morne assez haut, d’environ quatre cents pas de longueur, qui ne tient à la terre de l’île que par un isthme ou une langue déterre de trente-cinq à quarante toises de large. Le côté de l’est opposé au fond du golfe est fermé par une chaîne de rochers qui paraissent à fleur d’eau en mer basse, et sur lesquels Labat juge qu’on pourrait établir une batterie fermée. C’est une opinion fausse, dit-il, que celle de quelques philosophes qui n’admettent point de flux ni de reflux entre les deux tropiques, ou qui l’y croient du moins presque imperceptible. Le flux ordinaire aux îles de la Martinique et de la Guadeloupe monte à quinze ou dix-huit pouces ; et dans les syzygies, c’est-à-dire les nouvelles et les pleines lunes, il passe de beaucoup deux pieds. L’entrée du port est entre deux récifs et la pointe du morne. Cette pointe, qui est basse et naturellement arrondie, est défendue par quelques pièces de canon.

Le bourg n’était alors composé que de soixante ou quatre-vingts maisons, bâties sur une ligne courbe, qui suivait la figure du golfe ou du port. L’église, qui n’était que de bois et d’une grandeur médiocre, occupait le centre de l’enfoncement. Mais la Trinité s’est considérablement accrue depuis qu’on fabrique dans ce quartier beaucoup de sucre, de cacao, de coton, et d’autres marchandises qui attirent un grand nombre de vaisseaux. D’ailleurs ils ont l’avantage d’y être en sûreté, pendant la saison des ouragans, dans un port très-sûr ; et lorsqu’ils les quittent pour retourner en Europe, ils se trouvent au vent de toutes les îles, ce qui leur épargne plus de trois cents lieues qu’ils auraient à faire pour aller chercher le débarquement ordinaire de Saint-Domingue ou de Porto-Rico.

À l’occasion des descentes que les habitations peuvent craindre en temps de guerre, Labat nous apprend de quelle manière on cache ce qu’on veut sauver : si ce sont des meubles ou des provisions qui puissent résister à l’humidité, comme de la vaisselle, des ferremens, des ustensiles de cuisine, des barils de viande, de vin ou d’eau-de-vie, on fait au bord de la mer une fosse de huit à dix pieds de profondeur, afin que les ennemis, sondant avec leurs épées, ne puissent rien sentir de plus dur que le sable ordinaire. Lorsqu’on a mis dans la fosse ce qu’on veut cacher, et qu’on l’a remplie du même sable, on jette à la mer ce qu’il y a de surplus pour ne rien laisser d’élevé sur le terrain. On y jette de l’eau, qui le rend plus ferme, et l’on n’oublie point de s’aligner à deux ou trois arbres des environs, ou à quelque grosse roche, pour retrouver plus facilement le dépôt, à l’une ou l’autre de ces deux marques. Si les effets ne peuvent être transportés au bord de la mer, on fait des trous en terre dans un terrain sec. Ceux qui choisissent une savane lèvent adroitement la première couche de terre, comme on fait pour couper du gazon ; et, mettant des toiles autour du lieu qu’ils veulent creuser, ils y posent la terre qu’ils tirent du trou, afin qu’il ne s’en répande rien sur l’herbe voisine. Ils donnent au trou le moins d’ouverture qu’ils peuvent par le haut. Après y avoir mis leurs effets, ils le remplissent de terre qu’ils foulent soigneusement ; ils y jettent de l’eau, ils mouillent l’herbe ou les cannes qu’ils ont levées : tout reprend sa place et son apparence naturelle ; la terre qui reste est portée fort loin, ; et les environs, où l’herbe paraît foulée, sont arrosés plusieurs fois, afin qu’en se relevant elle reprenne bientôt sa verdure. À l’égard des toiles ou des étoffes de soie, des papiers et de tout ce qui craint l’humidité, on les met dans de grandes calebasses coupées vers le quart de leur longueur ; on en couvre l’ouverture avec une autre calebasse, et ces deux pièces sont jointes ensemble avec une ficelle de pile. Cette espèce de boîte, qu’on appelle coyembouc, est une ancienne invention des sauvages. Lorsqu’elle est remplie et bien fermée, on l’élève entre les branches de châtaignier ou des autres arbres à grandes feuilles, qui sont ordinairement couronnés de lianes. On fait passer par-dessus le coyembouc quelques lianes dont on tresse un peu les bouts : ce qui le cache si bien, qu’il est impossible de l’apercevoir ; et les feuilles dont il est couvert empêchent la pluie d’y causer la moindre humidité. Mais il faut que cette opération se fasse sans la participation des nègres, parce que l’ennemi ne manque point de mettre à la torture ceux qui tombent entre ses mains, pour les forcer de découvrir le trésor de leurs maîtres.

La population de la Martinique est de 9,200 blancs, 8,600 hommes de couleur, et 77,600 nègres.

La Guadeloupe est divisée en deux parties par un canal étroit, ou petit bras de mer qui la traverse de l’est à l’ouest. Celle qu’on nomme la Grande-Terre était peu cultivée lorsque du Tertre était aux Antilles. C’est la plus orientale, la plus grande, et aujourd’hui la plus riche par ses productions, quoiqu’elle ne soit arrosée d’aucune rivière. Son chef-lieu est la Pointe-à-Pitre ; des marais situés dans le voisinage de cette ville nuisent à sa salubrité ; elle est d’ailleurs bien bâtie et régulière.

La partie occidentale, ou Guadeloupe proprement dite, a des montagnes fort élevées, et par conséquent beaucoup de petites rivières qui, dans les temps de pluie, deviennent des torrens considérables. La ville de Basse-Terre en est le chef-lieu. Elle est placée moins avantageusement pour le commerce que la Pointe-à-Pitre, mais le séjour en est plus agréable ; elle a des eaux abondantes. Elle est située par 15° 59′ de latitude septentrionale, et 64° 5′ de longitude à l’ouest de Paris.

Le cœur de l’île est un composé de très-hautes montagnes, de rochers affreux et d’épouvantables précipices. Du Tertre en vit quelques-uns, et reconnut qu’un homme criant de toute sa force ne pouvait se faire entendre du fond à ceux qui prêtaient l’oreille sur les bords. Au centre, tirant un peu vers le sud, on trouve la célèbre montagne qu’on a nommée la Soufrière, dont le pied foule le sommet des autres, et qui s’élève à perte de vue dans la moyenne région de l’air, avec une ouverture d’où sort continuellement une épaisse et noire fumée, entremêlée d’étincelles pendant la nuit.

Les deux culs-de-sac, c’est-à-dire les deux embouchures de la rivière salée, sont, sans comparaison, la meilleure et la plus belle partie de l’île. Du Tertre les nomme deux mamelles, ou deux magasins dont les habitans tirent leur nourriture. Le plus grand se prend depuis la pointe du fort Saint-Pierre jusqu’à celle d’Antigo ; son étendue est de huit ou dix lieues de long, et de cinq ou six de large. Le petit n’en a pas plus de quatre dans ces deux dimensions. Ils sont richement ornés l’un et l’autre de quantité de petites îles, de formes et de grandeurs différentes, éloignées entre elles de cent pas, de deux cents, de cinq et de six cents, toutes couvertes, jusqu’aux bords, d’arbres à feuilles de laurier et de la plus belle verdure, ce qui leur donne l’apparence d’autant de forêts flottantes. Ce qu’elles ont de plus remarquable, et que du Tertre observa soigneusement, c’est qu’il n’y en a pas une qui n’ait son avantage particulier, par lequel on la distingue des autres, et dont elle tire son nom. L’île aux frégates sert de retraite à cette espèce d’oiseaux ; une autre aux grands-gosiers, une autre aux mouettes ; d’autres aux anolis, aux lézards, aux soldats, aux crabes blancs, aux crabes violets, etc. Du Tertre en nomma une cancale, parce que tous les arbres dont elle était bordée se trouvaient chargés de très-bonnes huîtres. Ce spectacle, qui lui parut merveilleux, est fort commun sur les côtes d’Afrique, et l’explication qu’il lui donne était déjà fort connue. « Cela vient, dit-il, de ce que les ondes venant frapper les branches des arbres, la semence des huîtres s’y attache et s’y forme sur les rochers ; de sorte qu’à mesure qu’elles grossissent, leur poids fait baisser les branches jusque dans la mer, où elles sont rafraîchies deux fois le jour par la marée. »

À trois cents pas de l’église des Goyaves, vers l’est, on fit remarquer au P. Labat que l’eau de la mer bouillonne dans un espace de cinq ou six pas. Il prit un petit canot, pour observer s’il était vrai, comme, on l’en assurait, que cette eau était si chaude, qu’on y pouvait faire cuire des œufs et du poisson. « Je m’éloignai, dit-il, d’environ trois toises du bord du rivage, et je m’arrêtai sur quatre pieds d’eau, dans un endroit ou les bouillons ne me semblaient pas si fréquens que vers les bords. J’y trouvai l’eau si chaude, que je n’y pus tenir la main, et j’envoyai chercher des œufs que j’y fis cuire en les tenant suspendus dans mon mouchoir. À terre, vis-à-vis des bouillons, la superficie du sable n’avait pas plus de chaleur que dans les endroits plus éloignés ; mais, ayant creusé avec la main, je ne fus pas peu surpris de sentir, à la profondeur de cinq ou six pouces, une augmentation considérable de chaleur ; et plus je continuais de creuser, plus elle augmentait ; de sorte qu’à la profondeur d’un pied, il me fut presque impossible, d’y tenir la main. Je fis creuser un autre pied plus avant avec une pelle ; le sable brûlant se mit à fumer, comme la terre qui couvre le bois dont on fait le charbon ; et cette fumée jetait une odeur insupportable de soufre. »

Labat alla jusqu’aux montagnes où la soufrière se fait distinguer par son volcan ; et ce spectacle piqua sa curiosité. Il résolut de la satisfaire à toutes sortes de risques. « On ne rencontre, dit-il, sur toutes ces montagnes pelées que des fougères et de misérables arbrisseaux chargés de mousse : ce qui vient du froid continuel qui y règne, des exhalaisons de la soufrière, et des cendres qu’elle vomit fort souvent. Comme l’air s’était purgé par une grande pluie qui était tombée la nuit précédente, il se trouva clair et sans nuages. À mesure que nous avancions en montant, nous découvrions de nouveaux objets. On me fit apercevoir la Dominique, les Saintes, la Grande-Terre, et Marie-Galande, comme si j’avais été dessus. Plus haut, je vis clairement la Martinique, Montserrat, Nièves et d’autres îles voisines. Le monde n’a pas de plus beau point de vue.

» Après une marche d’environ trois heures et demie, en tournant autour de la montagne que je voulais visiter, et montant toujours, nous nous trouvâmes parmi des pierres brûlées et dans des lieux couverts d’un demi-pied de cendres blanchâtres qui jetaient une forte odeur de soufre. Plus nous avancions, plus la cendre et son odeur augmentaient. Enfin nous arrivâmes sur la hauteur. C’est une vaste plate-forme, inégale, et couverte de monceaux de pierres brûlées de différentes grosseurs. La terre fumait de toutes parts, et surtout dans les lieux ou l’on voyait des fentes et des crevasses. Je ne jugeai point à propos de m’y promener ; on me fit prendre à côté, pour gagner le pied d’une hauteur qu’on nomme le Piton de la Soufrière : c’est un amas de grosses pierres calcinées, qui peut avoir 10 ou 12 toises de hauteur, sur quatre fois autant de circonférence. J’y montai sans crainte, parce que je n’y voyais point de cendre ni de fumée, et je vis au-dessous de moi, du côté de l’est, la bouche de la fournaise. C’est une ouverture ovale, qui me parut large de 18 à 20 toises dans son plus grand diamètre. Ses bords étaient couverts de grosses pierres, même de cendres et de monceaux de vrai soufre. L’éloignement où j’étais ne me permit pas d’en reconnaître la profondeur ; et je ne pouvais, sans imprudence, m’en approcher davantage. D’ailleurs il s’en exhalait de temps en temps des tourbillons d’une fumée noire, épaisse, sulfurée, et mêlée d’étincelles de feu qui m’incommodaient beaucoup lorsque le vent les portait vers moi. Je vis à peu de distance une autre bouche, plus petite que la première, et qui me parut comme une voûte ruinée : il eu sortait aussi beaucoup de fumée et d’étincelles. Tous les environs de ces deux ouvertures n’offraient que des fentes et des crevasses qui rendaient une épaisse fumée, ce qui ne me laissa aucun doute que toute la montagne fût creuse comme une grande cave, pleine de soufre enflammé qui se consume peu à peu, et qui, faisant affaisser la voûte, y cause sans cesse de nouvelles ouvertures.

» Nous passâmes environ deux heures à nous reposer sur le piton ; nous y jouîmes de sa belle vue en dînant, et nous y plantâmes une perche d’environ douze pieds, que j’avais fait apporter exprès, avec une vieille toile, pour servir de pavillon. Ensuite il fallut descendre par le même chemin qui nous avait servi à monter. On peut croire qu’il ne s’y en trouve point de battus. Peu de voyageurs se laissent tenter par une curiosité aussi dangereuse que la mienne. Je ne laissai point de m’approcher, autant qu’il me fut possible, de la grande bouche, dont l’accès m’avait paru moins difficile que celui de la petite ; et j’y fis jeter de grosses pierres par le plus robuste de mes compagnons ; mais je ne vis point augmenter, comme on me l’avait annoncé, la fumée ni les étincelles. La terre retentissait sous nos pieds, et lorsqu’on la frappait d’un bâton, comme si nous eussions été sur le pont d’un vaisseau. Si l’on remuait une grosse pierre, la fumée sortait aussitôt. Toutes les pierres de la montagne sont légères et sentent beaucoup le soufre. J’en fis prendre quelques-unes au sommet. Quoiqu’on fût alors dans la plus grande chaleur du jour, l’air était très-frais sur le Piton, et je doute qu’on y pût résister pendant la nuit. Les nègres, qui vont prendre du soufre pour le vendre après l’avoir bien purifié, se sont fait une route que nous n’avions pu trouver d’abord, mais que nous cherchâmes plus heureusement à notre retour, et que nous suivîmes. Elle était plus aisée que la nôtre, mais plus longue. Deux cents pas au-dessous de la grande bouche, nous trouvâmes trois petites mares d’eau chaude, éloignées de quatre à cinq pas l’une de l’autre. La plus grande, dont le diamètre est à peu près d’une toise, est remplie d’une eau fort brune qui a l’odeur de celle où les serruriers et les forgerons éteignent le fer. La seconde, qui est blanchâtre, a le goût de l’alun. La troisième est bleue ; elle a le goût du vitriol, et l’on y trouve, dit-on, d’assez gros morceaux de ce minéral ; mais n’ayant point d’instrumens ni de perche pour chercher au fond, nous ne découvrîmes rien, et je ne pus même mesurer la profondeur des mares qui excédait la longueur de nos bâtons.

» Nous vîmes ensuite quantité de petites sources d’eau, qui forment, en s’unissant, des rivières ou de gros torrens. Un de ces rapides amas d’eau a reçu le nom de Rivière Blanche, parce que les cendres et le soufre qui s’y mêlent lui donnent souvent cette couleur : elle se jette dans la rivière de Saint-Louis, et n’aide pas à la rendre poissonneuse. À mesure qu’on s’éloigne de ces terres brûlées, en descendant la montagne, le pays devient plus beau : on revoit de l’herbe, des arbres chargés de verdure, des terres bien cultivées ; et l’on se croit passé dans un nouveau monde, en sortant d’une affreuse montagne toute couverte de pierres calcinées, de cendre et de soufre. Mes souliers s’en étaient ressentis, et j’eus besoin de quelques jours de repos. »

Labat visita ce qu’on nomme les abîmes. Ce sont de grands enfoncemens que la mer fait dans les terres, où les vaisseaux peuvent se retirer pendant la saison des ouragans, ou pour se mettre à couvert de l’ennemi. L’eau y est profonde ; et si les terres voisines étaient défrichées, on y pourrait faire un excellent fort, qui ne demanderait qu’une redoute pour le défendre.

La population de la Guadeloupe se monte à 159,500 habitans.

L’île de Marie-Galande, séparée de la Guadeloupe par un canal de six lieues de largeur, offre un sol presque plat et sans eaux. On y compte environ 10,000 habitans : elle produit du sucre et du café de bonne qualité.

La Désirade n’est guère qu’un rocher, à trois lieues au vent de la Grande-Terre de la Guadeloupe : on y compte à peine quarante familles, qui, avec environ trois cents nègres cultivent le coton et élèvent les bestiaux.

Les Saintes sont trois petites îles à trois lieues au sud de la Guadeloupe proprement dite. Elles forment une rade superbe et très-sûre, où les bâtimens de l’état peuvent hiverner. Leur population n’excède guère celle de la Désirade. On y récolte un peu de coton.

La partie française de Saint-Martin est fort riche : elle renferme plusieurs belles sucreries et des salines. Cette île est éloignée d’une vingtaine de lieues au nord de la Guadeloupe.