Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome XVII/Troisième partie/Livre VIII/Chapitre V

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CHAPITRE V.

Saint-Christophe, Antigoa, Montserrat, Nevis, la Barboude, Anguilla, la Dominique, Sainte-Lucie, la Barbade, Saint-Vincent, la Grenade, Tabago, la Trinité.

Quand nous avons parlé de Saint-Domingue, nous avons vu que cette colonie avait dû sa naissance à des aventuriers chassés par les Espagnols de l’île de Saint-Christophe, la première où les Anglais et les Français aient abordé dans l’archipel des Antilles.

Cette île est à 17° 19′ de latitude septentrionale, et 65° 9′ de longitude à l’ouest de Paris. Sa longueur est de six lieues du sud-est au nord-ouest, et sa largeur moyenne d’une lieue un tiers. La partie sud-est, qui est la moins considérable, et où se trouve une saline, est jointe au reste de l’île par un isthme étroit, long d’un demi-mille. L’ancien nom qu’elle portait parmi les sauvages était Liamuiga ; Christophe Colomb lui donna le sien. Les Anglais l’appellent par abréviation Saint-Kitts.

Cette île est délicieuse. Ses montagnes, s’élevant l’une sur l’autre, donnent une vue charmante autour de l’île entière, sur toutes les plantations qui s’étendent depuis le pied des hauteurs jusqu’à la mer. Entre ces montagnes, qui ne sont pas propres à la culture, on trouve d’épouvantables rochers et d’horribles précipices, d’épaisses forêts, des bains chauds et sulfureux. La montagne nommée Brimstone-Hill (Mont de soufre) offre sur un de ses flancs une caverne d’où s’élève une fumée épaisse. Le Mount-Misery a plus de 600 toises d’élévation. Du pied des montagnes sortent un grand nombre de ruisseaux et de sources qui arrosent la plaine, où le terrain est si uni, que l’on peut faire le tour de l’île sans le moindre embarras.

L’air de Saint-Christophe est pur et fort sain, mais souvent troublé par des ouragans. Le sol est léger, sablonneux, mais extrêmement fertile. Il produit beaucoup de sucre, du café, du coton, du gingembre ; on y compte 31,000 habitans, sur lesquels le nombre des personnes libres ne s’élève qu’à 1,000.

Antigoa est entre la Barboude et la Désirade, à 17° 4′ de latitude septentrionale, et à 64° 15′ de longitude à l’ouest de Paris. Elle a près de sept lieues d’étendue dans tous les sens. Elle est environnée de rochers qui en rendent l’accès difficile, et si mal pourvue d’eau douce, qu’on l’a crue long-temps inhabitable. Cependant, vers l’année 1663, lord François Willoughby obtint du roi Charles ii des lettres de concession, et trois ans après il entreprit d’y former une colonie. Quelques Français de l’île de Saint-Christophe s’y étaient retirés, il y avait plus de vingt ans, après avoir été chassés de leurs habitations par les Espagnols ; mais l’occasion qu’ils eurent bientôt de retourner à leur premier établissement ne leur permit pas de s’arrêter long-temps dans une île qui ne leur offrait pas les mêmes commodités. Ensuite le chevalier Warner, gouverneur de la partie anglaise de Saint-Christophe, fit passer dans Àntigoa quelques familles de sa nation, que lord Willoughby trouva fort bien établies lorsqu’il en obtint la propriété.

Sa colonie fut troublée, dans sa naissance par un furieux ouragan qui retarda ses progrès. On en raconte une circonstance fort singulière. Un navire de cent vingt tonneaux et de dix canons, commandé par le capitaine Godbury, était à se radouber dans un port de l’île, nommé Saint-Jean. Le capitaine, averti de la tempête par divers signes, ne se contenta point d’affermir son bâtiment sur toutes ses ancres, mais le fit amarrer avec tout ce qu’il avait de câbles à plusieurs gros arbres qui bordaient le rivage du port. Ensuite il prit le parti de se retirer avec tous ses gens dans la cabane d’un pauvre colon, qui était à quelque distance dans les terres. Il eut le temps de s’y rendre ; mais à peine y fut-il arrivé, que l’ouragan, accompagné de toutes ses horreurs, sembla menacer l’île de sa ruine. Cette guerre des élémens dura quatre heures entières, et fut suivie d’une pluie violente qui ramena le calme. Trois ou quatre Anglais de l’équipage retournèrent alors à leur vaisseau et le trouvèrent à sec, couché sur le côté, la pointe des mâts enfoncée dans le sable. Après l’avoir observé, ils en firent plusieurs fois le tour, et le vent ayant recommencé à souffler avec la dernière violence, ils se hâtèrent de reprendre le chemin de la cabane pour faire ce triste récit à leur capitaine. Un second ouragan causa de nouveaux désordres le reste du jour et pendant toute la nuit. Enfin l’air devint tranquille, et le capitaine se rendit lui-même à son vaisseau, dont il espérait à peinte retrouver les débris. Quel fut son étonnement de le voir à flot, et presque droit ! Mais tout ce qui s’était trouvé survies ponts avait été dissipé par les flots ou par le vent ; et toutes les marchandises qui étaient à fend de cale étaient pénétrées d’eau.

L’île d’Antigoa s’est peuplée par degrés, et est devenue une des plus importantes possessions des Anglais dans les Antilles. Son port, nommé English-Harbour, est extrêmement sûr, entouré de hautes montagnes et bien fortifié. On y voit un chantier et un arsenal de la marine royale. Saint-John, ville peuplée de 11,000 habitans, est la résidence du gouverneur des îles d’Antigoa, Saint-Christophe, Nevis et Montserrat.

Antigoa n’ayant aucune rivière, on y est réduit à l’eau douce de quelques fontaines, mais plus généralement à l’eau de pluie, qu’on rassemble avec beaucoup de soin dans de grandes citernes. Cette disette d’eau fraîche est la plus grande incommodité des habitans. Le climat y est très-chaud, les forêts occupent encore le centre de l’île ; les ouragans, le tonnerre, et d’autres fléaux du ciel y sont très-fréquens. Mais ces intempéries du climat n’empêchent point que les habitans n’y jouissent d’une parfaite santé, et que les bestiaux et le gibier n’y soient en plus grande abondance que dans aucune autre des îles anglaises sous le vent. Le sucre, le café, l’indigo, le coton, le gingembre et le tabac sont les productions de cette colonie. Le sucre y était jadis si noir et si grossier, qu’on n’avait aucune espérance de pouvoir le raffiner. On le dédaignait en Angleterre, jusqu’à le refuser pour l’essai, et les marchands l’embarquaient pour la Hollande et les villes anséatiques, où il se vendait beaucoup moins que celui des autres îles. Mais à force d’art et de travail on est parvenu à le rendre aussi bon que dans les autres colonies. La population d’Antigoa est de 40,000 habitans, dont les neuf dixièmes sont esclaves.

La colonie d’Antigoa n’a pas fait une figure éclatante entre les îles anglaises jusqu’à l’année 1680, que le colonel Codrington, y étant passé de la Barbade, employa tous ses soins à la rendre florissante, jusqu’à la choisir pour le siége de son administration, lorsqu’il fut devenu gouverneur-général des îles sous le vent. Son fils, qui lui succéda, ne contribua pas moins à la prospérité de cet établissement, et releva de leurs ruines tous les édifices publics qui avaient été renversés par un affreux ouragan. Ses successeurs dans le gouvernement particulier de l’île ne firent pas toujours un si bon usage de leur pouvoir. Il s’y éleva, sous le règne de la reine Anne, des mouvemens qui coûtèrent la vie, en 1710, au gouverneur Park, et qui menacèrent la colonie de sa ruine. Cet événement donna lieu aux réflexions suivantes, qui ne convenaient pas moins alors, si l’on en croit le voyageur dont elles sont empruntées, au gouvernement d’Angleterre qu’à celui de ses colonies.

« C’est une opinion reçue, que dans nos colonies l’intérêt du peuple est différent de celui du roi, tandis qu’en même temps on suppose que l’intérêt des gouverneurs qui représentent le roi, est le même que celui de la couronne ; d’où l’on conclut qu’on ne peut donner trop d’autorité aux gouverneurs, ni trop diminuer celle du peuple. Cette idée me paraît si fausse, que je ne trouve de vérité que dans l’idée contraire. L’unique intérêt du peuple est de rendre son commerce florissant ; et c’est aussi le véritable intérêt de la couronne, puisqu’elle en tire le principal avantage. Au contraire, les gouverneurs n’ayant en vue que leur gain particulier, qu’ils ne se procurent que trop souvent par l’oppression et le découragement du commerce, c’est un intérêt non-seulement opposé, mais extrêmement préjudiciable à celui de la couronne. La vraie nourriture des colonies est un gouvernement libre, où les lois sont sacrées, la propriété bien établie, et la justice rendue avec autant d’impartialité que de promptitude. Une constante expérience nous apprend que les gouverneurs ont un malheureux penchant qui les porte à l’abus de leur pouvoir, et que la plupart doivent leurs richesses à l’oppression. Nous en avons vu quelques-uns saisis par leurs peuples, injuriés, maltraités dans une sédition, renvoyés en Angleterre, et quelques-uns même, tels que le gouverneur Park, devenir la victime de leur avarice ou de leur orgueil. En vérité, ne doit-on pas s’attendre à ces tristes dénoûmens, quand on considère qu’il y a peu de gouverneurs qui voulussent passer la mer pour aller tenir le premier rang à cette distance de leur patrie, s’ils n’étaient un peu à l’étroit dans leur fortune ? Comme ils savent d’ailleurs que rien n’est plus chancelant que leur commission, ni plus incertain que sa durée, ils en concluent prudemment qu’ils n’ont point de temps à perdre. »

L’île de Montserrat doit son nom aux Espagnols, qui, sans l’avoir jamais habitée, lui trouvèrent, dans leurs premières découvertes, quelque ressemblance avec la montagne de Catalogne qu’on appelle Montserrat, célèbre par une église dédiée à la sainte Vierge, et pour avoir, en quelque sorte, servi comme de berceau à l’ordre des jésuites. Un Anglais s’étonne que ces deux raisons n’aient point empêché ses compatriotes de conserver à l’île l’ancien nom de Montserrat, lorsqu’ils s’y sont établis.

Elle est située par 16° 47′ de latitude nord, et 64° 33′ de longitude à l’ouest de Paris. Son étendue est de trois lieues en tous sens. Les Anglais, qui la trouvèrent déserte lorsqu’ils commencèrent à peupler une partie de Saint-Christophe, ne pensèrent néanmoins à s’y établir qu’en 1632, par l’ordre, ou du moins sous la protection du chevalier Thomas Warner, premier gouverneur de Saint-Christophe. On doute même si les premiers habitans ne furent pas Irlandais, et quelques voyageurs la regardent comme une colonie de cette nation. Les progrès de Montserrat furent plus prompts que ceux d’Antigoa ; mais lorsque la seconde de ces deux îles rut passée entre les mains de lord Willoughby, elle prit aussitôt le dessus. Il ne se trouvait qu’environ sept cents hommes à Montserrat, seize ans après la formation de la colonie, avec une seule batterie pour la défense des côtes, et quelques pièces de canon démontées, sur les lieux les plus exposés à l’évasion.

Le climat, le terroir, les animaux, le commerce et les productions de cette île sont peu différens de ceux des îles voisines, excepté qu’à proportion de son étendue elle contient plus de montagnes, la plupart couvertes de cèdres et d’autres arbres que en rende la perspective agréable. Les vallées sont fertiles, beaucoup mieux arrosées que celles d’Antigoa. Ce ne fut que vers la fin du dix-septième siècle que le nombre et les richesses des habitans s’étant fort accrus, ils se bâtirent des maisons plus commodes, et une très-belle église, lambrissée de bois précieux, qu’ils n’eurent pas besoin de chercher hors de l’île. Un horrible tremblement de terre y causa beaucoup de perte en 1692 ; mais ce malheur fut si tôt réparé, que l’année suivante l’île avait assez de plantations pour occuper huit mille nègres.

Les guerres du dix-huitième siècle attirèrent aux îles anglaises des ennemis qui leur firent essuyer long-temps leurs ravages. Montserrat fut attaqué par les escadres françaises, qui soumirent l’île entière. Rendue aux Anglais, les fruits de la paix s’y firent bientôt sentir. Les plus grands désastres que la colonie de Montserrat ait essuyés d’ailleurs sont les ouragans, surtout celui de l’année 1733, dont on n’avait jamais rien vu d’approchant. La sécheresse n’avait pas cessé d’être extrême pendant trois mois, jusqu’au 29 juin, où, sur les dix heures du soir, il tomba une pluie fort abondante, qui dura pendant la plus grande partie de la nuit, et qui rendis l’espérance aux habitans. Mais le lendemain, à cinq heures du matin, il s’éleva un vent si prodigieux du nord-est, qu’on en compare le bruit à celui du plus violent tonnerre et que, dans l’espace de deux heures, il produisit des effets presque incroyables. Les trois quarts des maisons de l’île furent entièrement renversés ; et de celles qui résistèrent il n’y en eut pas une sur vingt qui ne portât quelque trace de l’orage. Un magasin qu’on avait commencé à bâtir, et qui n’attendait plus que d’être couvert, fut renversé avec tant de force, qu’une partie des solives, dans l’impétuosité de leur chute, percèrent, comme autant de gros boulets, les murs d’un des plus édifices de l’île. De trente-quatre moulins à vent, il n’en resta pas un sur ses fondemens ; et quelques-uns furent enlevés dans l’air, d’où ils retombèrent à une certaine distance, dans les champs de cannes, et s’y brisèrent en mille pièces. Une grande chaudière de cuivre, qui contenait deux cent quarante gallons d’Angleterre, ou mille litres de France, fut enlevée aussi, et reçut une si forte compression dans sa chute qu’elle fut trouvée presque entièrement aplatie. Plusieurs personnes furent écrasées sous les ruines de leurs maisons. Le ravage ne fut pas moindre en plein champ, dans toutes les habitations, et ne laissa pas un demi-quart des cannes à sucre. Enfin la perte fut estimée à plus de 50,000 livres sterling. Antigoa contient aujourd’hui 10,000 nègres esclaves, et 1,500 personnes libres ; elle est fertile en sucre, indigo et coton, elle n’a ni port ni rade sûre.

L’île de Nevis, que plusieurs relations françaises nomment Nièves, et la plupart des Anglais Mévis, par corruption, doit avoir été découverte en même temps que Saint-Christophe, puisqu’elle n’en est pas éloignée de plus d’une demi-lieue. On ne lui donne qu’environ six lieues de circonférence : sa situation est à 17° 5′ de latitude nord, et à 64° 55′ de longitude à l’ouest de Paris. Elle ne consiste qu’en une haute montagne, dont la cime est revêtue de grands arbres ; les habitations sont alentour ; et sa pente étant assez douce, elles s’étendent jusqu’au bord de la mer. Les ruisseaux d’eau douce qui en descendent arrosent abondamment la plaine. On vante une source minérale d’eau chaude, à laquelle on y attribue les mêmes vertus qu’à celles de Bourbon en France, et de Bath en Angleterre. Les habitans y ont bâti des bains qu’ils fréquentent avec succès.

La colonie de Nevis, comme celle d’Antigoa et de Montserrat, doit son origine au chevalier Thomas Warner, qui y fit passer en 1628 quelques Anglais de Saint-Christophe. Cet établissement, trop faible pour causer de la jalousie, ne laissa pas de faire des progrès si considérables, que vingt ans après on y comptait environ 4,000 habitans, qui tiraient leur subsistance de la culture du sucre. Jusqu’à la mort du chevalier Warner, ils n’eurent point d’autre gouverneur ; mais on trouve ensuite à la tête de l’île un homme d’un mérite rare, qui y fit régner également l’abondance, l’ordre et la piété, et dont l’administration est encore proposée pour modèle. L’irréligion, la débauche et l’excès du luxe étaient punis à Nevis comme des crimes capitaux. Dans un si petit espace on vit s’élever, non-seulement de belles plantations, mais une bonne ville sous le nom de Charles-Town, trois églises, où le service divin se célébrait d’une manière édifiante, et plusieurs forts pour la défense de l’île. Les maisons étaient grandes et commodes, les boutiques bien fournies, les denrées abondantes ; enfin rien ne paraissait manquer au bonheur des habitans.

Le climat de l’île de Nevis est fort chaud, mais le terroir en est très-fertile, surtout dans les vallées. À mesure qu’on approche de la montagne, il devient pierreux, et la valeur des plantations y diminue beaucoup ; cependant leurs plus grands ennemis sont les pluies et les ouragans. L’île fournit du sucre, du tabac, du coton et du gingembre. On y compte 10,000 nègres esclaves et 1,000 blancs ou hommes de couleur libres.

La Barboude, qu’une ignorance grossière a fait quelquefois confondre avec la Barbade, est située au nord-est de Montserrat, et à 17° 30′ de latitude nord, et à 64° 20′ de longitude à l’ouest de Paris. Les Anglais s’y sont établis presque aussitôt que dans leurs autres îles sous le vent. Elle a six lieues de longueur sur quatre de largeur. Le sol en est plus bas et plus uni que celui des îles voisines, bien boisé et arrosé de plusieurs sources. On y compte 1,500 habitans. Bornés au soin d’élever des bestiaux et de la volaille, et de récolter du maïs, des fruits et de l’indigo, ils voient sans jalousie les richesses que le commerce du sucre procure aux autres îles, et n’y participent qu’en portant leurs provisions aux marchés les plus voisins. La propriété de la Barboude appartient à la famille Codrington, ainsi que celle de l’île suivante.

C’est à sa figure qu’Anguilla doit son nom. Elle n’est composée que d’une langue de terre assez longue, mais étroite, qui, se courbant en plusieurs endroits vers l’île Saint-Martin, d’où elle s’approche assez pour en être vue, ne représente pas mal la forme d’un serpent ou d’une anguille. Sa situation est à 18° 12′ nord, et à 65° 32′ de longitude à l’ouest de Paris ; elle est unie, assez riche en bois, fertile en maïs, en sucre, en coton et en tabac. Ses premiers habitans furent des Anglais, qui, s’y étant établis en 1650, ne pensèrent qu’à nourrir des bestiaux et qu’à tirer un peu de blé de leurs terres. Ils choisirent pour leur établissement le milieu de l’île, proche d’un étang, à l’endroit de sa plus grande largeur. La population est aujourd’hui de 1,600 habitans. Ils élèvent des chèvres, et tirent du sel de l’étang du milieu de l’île.

Ils mènent une vie fort dure, et sans doute malheureuse, s’ils n’en sont pas satisfaits ; mais supposons qu’il ne leur manque rien de nécessaire à la vie, et qu’ils ne désirent rien au delà, pourquoi seraient-ils moins heureux que les habitans du Pérou et du Mexique ?

Les Anglais possèdent dans l’archipel des Vierges, situé à l’est de Porto-Rico, les petites îles de Virgin-Gorda ou Penniston et Spanish-Town et Tortola. Elles ont chacune cinq lieues de long et deux de large, et contiennent ensemble 700 habitans libres et 10,000 nègres esclaves. Tortola est montagneuse, mais bien cultivée ; et une des îles les plus salubres de toutes les Antilles. Elle a un bon port. On y récolte du sucre et du coton, du maïs et d’autres denrées. Les habitans exportent aussi des bestiaux et des cuirs.

Virgin-Gorda, à huit milles à l’est de Tortola, est mal pourvue d’eau. Au centre de l’île s’élève une montagne qui renferme, dit-on, une mine d’argent. Plusieurs îlots dépendent de ces deux îles. Le plus considérable est Anegada, où l’on élève beaucoup de bestiaux.

La Dominique est située entre la Guadeloupe et la Martinique, dont elle gêne extrêmement les communications en temps de guerre : elle a dix lieues de long sur plus de cinq de large. Elle fut découverte par Christophe Colomb un dimanche, ce qui lui valut le nom qu’elle porte. Elle est âpre et montagneuse dans le centre ; on y voit de belles vallées arrosées par des rivières assez considérables. Les côtes offrent de bonnes rades ; on y cultive principalement le café : on en exporte aussi du cacao, un peu de sucre et de rhum. Quelques montagnes sont encore fumantes, et l’on en tire du soufre. Il s’y trouve plusieurs sources minérales, dont quelques-unes sont très-chaudes. La capitale de l’île est le Loseau, situé par 15° 18′ nord, et 62° 52′ à l’ouest de Paris. La Dominique est peuplée de 24,000 nègres esclaves, 1,500 blancs et hommes de couleur libres, et quelques familles de Caraïbes.

Saint-Lucie ou Alousie est à neuf lieues au sud de la Martinique, elle a onze lieues de long sur quatre de large. Le sol y est excellent ; les montagnes escarpées qui en occupent la partie orientale, ou la cabasterre, offrent des traces de volcans. La soufrière est le cratère d’un volcan qui fume encore : tout auprès s’élèvent deux pitons semblables à des obélisques verdoyans. Plusieurs rivières et des ruisseaux descendent de ces montagnes, et vont serpenter dans de belles plaines : des eaux stagnantes le long des côtes en rendent l’air malsain. L’île a plusieurs bons ports : le Carénage ou Castries au nord-ouest, peut contenir plus de trente vaisseaux de ligne.

Il paraît qu’avant l’an 1687 ou 38, ni les Français ni les Anglais n’avaient songé à s’établir dans l’île de Sainte-Lucie. Ils y allaient librement les uns les autres, comme dans une île qui était encore sans maître, pour y faire des canots, et pour y prendre des tortues pendant la ponte, sans qu’ils y eussent encore le moindre établissement. En 1639, un navire anglais ayant mouillé sous la Dominique avec pavillon français attira par cette feinte plusieurs Caraïbes, qui ne firent pas difficulté d’y entrer et d’y porter des rafraîchissemens. Ils étaient accoutumés à rendre ce service aux Français, avec lesquels ils vivaient alors en paix ; mais les Anglais ayant tenté de les enlever, ils trouvèrent le moyen de se jeter dans les flots et de se sauver, à l’exception de deux que les Anglais mirent dans les fers, et qu’ils vendirent ensuite pour l’esclavage. Les Caraïbes, irrités de cette perfidie, s’assemblèrent en grand-nombre, surprirent et massacrèrent quantité d’Anglais à la Barbade et dans d’autres îles où ils commençaient à s’établir ; et s’étant séparés après leur expédition, ceux de Saint-Vincent passèrent dans leur retour à Sainte-Lucie, où ils trouvèrent quelques Anglais occupés à la pêche, qu’ils massacrèrent aussi. On lit dans le P. du Tertre « que ces Anglais étaient à Sainte-Lucie depuis dix-huit mois, et que leur nation fut si consternée de leur tragique aventure, qu’elle ne pensa plus à se rétablir dans la même île. C’est la première trace d’une colonie commencée à Sainte-Lucie, mais abandonnée presque aussitôt, sans que dans la suite, pendant plus de vingt ans, les Anglais aient fait la moindre tentative pour y retourner. »

Après leur destruction ou leur retraite, du Parquet, gouverneur de la Martinique, connaissant importance de l’île de Sainte-Lucie pour la sûreté de la sienne, en prit possession comme d’une terre inhabitée. Il n’y mit d’abord que quarante hommes sous la conduite de Rousselan, officier de valeur et d’expérience, qui avait épousé une femme caraïbe. Cette espèce de lien le faisait aimer des sauvages ; mais du Parquet, qui connaissait l’inconstance de ces barbares, n’en prit pas moins les précautions nécessaires pour mettre sa colonie à couvert de leurs insultes. Il fit construire une maison forte, environnée d’une double palissade avec un fossé, et munie de toutes sortes d’armes. Aux environs de cette forteresse, qui était voisine du petit Cul-de-Sac et de la rivière du Carénage, on commença un grand défriché, où l’on cultiva diverses sortes de grains, et du tabac, qui crut en perfection. Rousselan gouverna jusqu’en 1654, qu’il mourut, également regretté des Français et des sauvages. Dans un si long intervalle, les Anglais ne marquèrent aucune prétention sur l’île de Sainte-Lucie, soit par des oppositions ouvertes, soit par de simples réclamations. La Rivière fut nommé pour succéder au gouvernement. C’était un homme riche, qui voulut former à ses propres frais une habitation particulière. Un excès de confiance pour les sauvages lui fit négliger sa sûreté. Il laissa les troupes dans la forteresse pour aller s’établir assez loin. Les sauvages le surprirent dans sa maison, et l’y massacrèrent.

Hacquet, qui lui succéda, fut tué par les mêmes sauvages en 1656. Il eut pour successeur un Parisien, nommé Le Brun, fort brave, et d’une naissance sans reproche, mais qui, s’étant engagé pour les îles, avait porté la livrée du général. Cette tache le rendit odieux aux soldats. Ils se révoltèrent jusqu’à vouloir le tuer ; et, l’ayant forcé de se cacher dans les bois, ils se saisirent d’une barque dans laquelle ils passèrent chez les Espagnols. Du Parquet n’espéra point de guérir l’aversion des troupes pour un homme quelles méprisaient. Il envoya, pour commander à Sainte-Lucie, un autre officier, nommé du Coutis, avec quarante hommes, tant habitans que soldats. Du Coutis fut rappelé quelques mois après, et le chevalier d’Aigremont, d’un mérite aussi distingué que sa naissance, fut nommé gouverneur à la fin de 1637.

À peine eut-il pris possession de son emploi, qu’il fut attaqué par les Anglais. Il les força de se rembarquer, avec perte de leur artillerie et de leurs munitions. Ensuite il continua de gouverner paisiblement sa colonie, qui fit de nouveaux progrès jusqu’à sa mort. Les Caraïbes, avec lesquels il vivait trop familièrement, l’assassinèrent, deux ans après, d’un coup de couteau dans la poitrine. Son successeur fut Vauderoque, oncle et tuteur des enfans de du Parquet, qui était mort l’année précédente.

Mais ce qui mit le sceau au droit de la France fut un traité conclu en 1660 avec les Caraïbes. La guerre, qui se faisait vivement contre ces barbares, finit alors par une réconciliation générale. L’acte porte pour date le 31 de mars. Il a toujours subsisté depuis. Les Anglais y furent compris ; et les droits des deux nations européennes sur les îles qu’elles possédaient acquirent, par le consentement des sauvages, une authenticité qui leur avait manqué jusqu’alors. Une des stipulations du traité fut que les Caraïbes habiteraient seuls Saint-Vincent et la Dominique sous la protection de la France.

La décadence de la compagnie française entraîna celle de l’établissement de Sainte-Lucie pendant la guerre de 1673 et des années suivantes. Cependant la France, dans le cours même de cette guerre, et pendant près de vingt ans, demeura tranquille maîtresse de l’île. En 1686, le chevalier Temple y fit une descente, la pilla, chassa une partie des habitans, et commit en pleine paix toutes les hostilités que la guerre seule autorise. Mais l’invasion du chevalier Temple ne fut suivie, de leur part, d’aucun établissement dans Sainte-Lucie. En France, on n’eut pas plus tôt reçu cette nouvelle, que la cour en fit porter des plaintes à celle d’Angleterre ; et bientôt après on nomma de part et d’autre des commissaires pour finir le différent. Ils signèrent un traité qui assurait en termes généraux leurs possessions respectives aux deux puissances. La guerre vint embraser aussitôt une grande partie de l’Europe, mais sans troubler la paix de Sainte-Lucie. L’île continua d’être habitée par des Français, et les Anglais ne firent aucun mouvement pour s’y établir.

On convint, par le traité de 1748, que les Caraïbes l’occuperaient, et qu’elle serait neutre ; mais en 1756 les Français revinrent y former des établissemens ; elle leur fut assurée par le traité de 1763. Elle changea ensuite plusieurs fois de maîtres, et finit par rester aux Anglais.

Le milieu de Sainte-Lucie est situé par 13° 24′ de latitude nord. On compte 24,600 nègres esclaves, et 500 blancs. Les cultures consistent en sucre, coton, café, cacao. On en exporte aussi des bois de construction.

On pense que la Barbade fut reconnue en 1521 par Alvarez Cabral, lorsque, étant parti pour les grandes Indes, il fut poussé sur les côtes du Brésil ; mais cette île ne fixa pas l’attention des Européens. Enfin le chevalier Guillaume Courteen, revenant de Fernambouc en 1724, fut jeté sur la côte de la Barbade. Courteen était un des plus fameux négocians de son siècle. Il ne revint point dans sa patrie sans y publier sa découverte ; et, sur son témoignage, diverses personnes de tous les ordres entreprirent d’y former un établissement.

Les premiers colons n’eurent pas peu de peine à nettoyer un terrain couvert d’arbres et de ronces. Il commencèrent par y planter des patates, des bananiers et du maïs, avec quelques arbres fruitiers ; mais les secours d’Angleterre furent si lents et si peu certains, qu’ils se virent réduits plus d’une fois à la dernière nécessité. Le comte Guillaume de Pembroke avait été un des plus ardens pour la fondation d’une colonie ; et quoiqu’il ne paraisse point qu’il eût obtenu du roi des lettres de concession, il avait fait prendre possession pour lui-même d’une grande partie de l’île. Il y chargea de ses intérêts un officier nommé Canon, qui passe pour le premier gouverneur de la colonie. Dans cette origine, on trouva, non des restes de cabanes américaines, ou d’autres marques d’habitation, mais quelques vases de terre de différentes grandeurs, et travaillés avec tant d’art, que, malgré la connaissance qu’on avait déjà de l’élégante poterie des Caraïbes, on ne put les prendre pour l’ouvrage de ces sauvages. Canon jugea qu’ils y avaient été apportés par quelques-uns des nègres que les Portugais amenaient des côtes d’Afrique, et se souvint d’en avoir vu de la même forme dans le pays d’Angola, où les habitans sont d’une singulière industrie. Cependant ces vases pouvaient venir des Caraïbes ; car il y a des endroits de l’île où l’on peut, dans un temps serein, voir parfaitement l’île de Saint Vincent. Or, tout le monde sait que les Caraïbes, qui ont toujours été en possession de cette île, se hasardent facilement à naviguer vers tous les lieux qu’ils peuvent apercevoir, et où ils peuvent arriver avant la nuit, après s’être embarqués de fort grand matin.

La nouvelle colonie tomba bientôt dans un si grand embarras, qu’elle se vit forcée d’abandonner ses établissemens, ou de se soumettre au comte de Carlisle, un des favoris de Jacques 1er. Ce seigneur, ayant obtenu du roi la propriété de l’île, en vendit les terres à tous ceux qu’il trouva disposés à s’y transporter, ou confirma dans leur possession ceux qui voulurent la tenir de lui. Les premiers habitans s’étaient établis au fond de la baie où Bridge-Town existe aujourd’hui, et le long du même rivage ; de sorte que toutes les autres parties de l’île étaient encore à peupler. Elle furent bientôt reconnues ; et l’agrément du pays y attira tant de monde, qu’on n’a point d’exemple d’une colonie dont la formation ait jamais été si prompte ; mais on regrette beaucoup que le malheur de Bridge-Town, causé en 1666 par un incendie qui ruina presque entièrement cette ville, ait entraîné la perte de tous les actes publics de la colonie. Le gouvernement de l’île ayant été plus de trente ans entre les mains du seigneur propriétaire, ces monumens n’étaient pas venus aux archives de Londres.

Après les travaux nécessaires à la subsistance humaine, la première occupation des habitans avait été de planter du tabac ; mais il se trouva si mauvais, qu’il ne se vendait presque point en Angleterre ni dans les pays étrangers. Ainsi le travail de plusieurs années ne produisit aucun fruit. Les bois étaient encore d’une épaisseur qui décourageait les plus laborieux ouvriers. Chaque arbre était si gros, qu’ils demandait beaucoup de bras pour l’abattre, et lorsqu’il était abattu les branches formaient une autre difficulté. Il se passa près de vingt ans, pendant lesquels on parvint à former quelques plantations d’indigo.

Ce ne fut que vers l’an 1650 qu’on vit prospérer les cannes à sucre, dont on n’avait fait encore que de malheureux essais. Quelques-uns des habitans les plus intelligens trouvèrent le moyen de faire venir du plant de Fernambouc ; il multiplia fort heureusement : mais le secret de la fabrique n’étant pas connu, on fut encore deux ou trois ans à tirer parti de ces nouvelles plantations. Enfin, par les instructions d’un Hollandais venu du Brésil, et par diverses informations qu’on recueillit chez les étrangers, on se forma des méthodes qui ont passé long-temps pour les plus parfaites. « Lorsque je sortis de l’île, dit Ligon, les cannes étaient améliorées. On connaissait quand elles étaient mûres, ce qui n’arrivait que dans l’espace de quinze mois ; au lieu que d’abord on les recueillait à la fin de l’an, erreur pernicieuse au bon sucre ; car, manquant de la douceur qu’il doit avoir, il était maigre, et ne pouvait se garder. Ce n’étaient que des moscouades humides, crasseuses et si mal purifiées, qu’elles étaient rejetées des marchands. Mais, avant notre départ, on était devenu si expert, qu’on entendait la manière de les cuire, de les purifier et de les blanchir. » Ce progrès du savoir et de l’industrie, dans l’espace de trois ans, fit changer tout d’un coup la face de l’île. On en peut juger par la vente d’une habitation de cinq cents acres, qui s’était donnée auparavant pour 400 livres sterling, et dont une seule moitié fut vendue ensuite 7,000.

La colonie reçut aussi de grands accroissemens pendant les guerres civiles d’Angleterre par l’arrivée de quantité de familles qui vinrent y chercher un asile contre les persécutions du parti qu’elles avaient refusé d’embrasser. On fit attention alors que l’île était sans dépense, et l’on se hâta d’élever quelques redoutes sur les côtes, dans les lieux où elles n’étaient pas naturellement fortifiées.

Ce fut alors que la colonie, se voyant tranquille, établit un conseil pour l’administration de la justice. On bâtit des églises et d’autres édifices publics. Un commerce qui commençait à s’étendre dans toutes les parties du monde donna tant de facilité pour s’enrichir, qu’un habitant, nommé Drax, sollicité de retourner à Londres par les parens qu’il y avait laissés, promit de les satisfaire lorsqu’il aurait acquis 10,000 livres sterling de rente, et tint parole sur ces deux points. Les secours pour arriver à ces immenses fortunes étaient quelques domestiques blancs, des nègres et des esclaves américains. On recevait les premiers d’Angleterre, les seconds d’Afrique ; mais les troisièmes étaient des Caraïbes, qu’on enlevait sur le continent ou dans les îles voisines, quelquefois par artifice, souvent avec violence, et toujours par des voies odieuses. Les Anglais confessent eux-mêmes qu’étant en horreur à ces misérables Américains, il n’y avait que la piraterie et les invasions qui en pussent forcer un petit nombre à les servir : d’ailleurs, ils les traitaient avec une dureté sans exemple. Les nègres, qui n’étaient pas mieux traités, quoique déjà plus nombreux que leurs maîtres, en conçurent tant de rage, que, pour se venger autant que pour recouvrer leur liberté, ils formèrent, en 1649, le dessein de les égorger tous. Cette conspiration fut conduite avec tant de secret, que, la veille du jour qu’ils avaient choisi pour le massacre, toute la colonie était encore sans défiance. Mais un des chefs mêmes du complot, troublé par la crainte, ou peut-être attendri pour son maître par quelques bienfaits qu’il en avait reçus le même jour, lui découvrit le danger qui le menaçait. Des lettres, répandues avant le soir dans toutes les plantations, avertirent les Anglais, qui profitèrent de la nuit suivante pour arrêter tous leurs nègres dans les loges ; et dès le lendemain ils en firent exécuter dix-huit. Une justice si prompte fit rentrer tous les autres dans la soumission. On rapporte un trait qui n’avait pas peu contribué à nourrir leur haine. Quelques Anglais ayant débarqué au continent pour enlever des esclaves furent découverts par les Américains du canton, qui, jugeant de leur dessein, tombèrent sur eux, en tuèrent une partie et mirent le reste en fuite. Un jeune homme, long-temps poursuivi, se jeta dans un bois, où il rencontra une jeune Américaine, qui le prit en affection à la première vue, et qui, l’ayant dérobé à la poursuite de ses ennemis, le nourrit secrètement pendant quelques jours, jusqu’à ce qu’elle trouvât l’occasion de le conduire vers la mer. Il y rejoignit ses compagnons, qui attendaient à l’ancre le retour de ceux qu’ils avaient perdus. La chaloupe vint le prendre à terre ; et l’Américaine, entraînée par l’amour, ne fit pas difficulté de se laisser conduire au vaisseau avec un homme qui lui devait la vie, et, dont elle pouvait attendre du moins une juste reconnaissance. Les Anglais retournèrent à la Barbade, où le jeune homme ne fut pas plus tôt arrivé, qu’il la vendit pour l’esclavage. Ligon, qui était alors dans cette colonie, fut indigné d’une action si noire, qui fit la même impression sur tous les esclaves de l’île. Il fait une peinture intéressante de la beauté de l’Américaine, qui se nommait Yarico[1]. « Elle ne demeura pas, dit-il, sans adorateurs. Un domestique blanc de son maître en eut un enfant ; et lorsqu’elle fut près de le mettre au monde, elle se retira seule dans un bois, d’où elle revint, trois heures près avec le fruit de ses amours, qu’elle portait gaiement dans ses bras, et qui promettait d’être quelque jour d’aussi belle taille que sa mère. Les esclaves américains n’étaient pas en assez grand nombre pour entreprendre de la venger ; mais ils avaient trouvé le moyen de communiquer leur ressentiment aux nègres. »

Le même voyageur assure qu’en 1650 on comptait déjà 50,000 habitans dans la colonie ; qu’on y voyait des habitations qui pouvaient porter le nom de villes, divisées en plusieurs grandes rues, dont la plupart étaient bordées de belles maisons ; qu’on aurait pris même l’île entière pour une grande cité, parce que les édifices y étaient à peu de distance les uns des autres ; qu’il y avait des foires et des marchés, que les boutiques y étaient remplies de toutes sortes de marchandises, et que, dans la manière de bâtir comme dans les usages, on affectait de se conformer aux modes de Londres.

Ces progrès dans l’espace de vingt ans causent de l’admiration ; mais on nous fait remarquer aussi qu’il n’en a pas été de cet établissement comme de la plupart des autres colonies de l’Europe, dont on doit l’origine à l’indigence de leurs premiers habitans, qui n’y portaient que du chagrin et de la misère. Pour former une plantation à la Barbade, il fallait un fonds considérable. On n’allait pas s’y établir pour commencer sa fortune, mais pour achever de s’y enrichir ; surtout il n’était pas question d’y chercher la liberté de conscience ; aussi ne vit-on pas l’île peuplée de puritains comme la Nouvelle Angleterre et quelques autres colonies anglaises. La plus grande partie des anciens colons étaient partisans de l’église anglicane, et ce que les Anglais nommaient alors des royalistes. Si l’on y souffrit quelques parlementaires, ce fut à condition d’y vivre paisiblement ; et pendant long-temps il y eut des amendes établies pour ceux qui faisaient aux autres quelques reproches offensans. Cependant la bonne intelligence ne se soutint point après la mort du roi ; et malgré les royalistes, qui reconnurent d’abord Charles ii, une flotte de l’usurpateur vint faire triompher les parlementaires. Enfin la famille royale étant remontée sur le trône, Charles ii acheta la propriété de la Barbade des héritiers du comte de Carlisle, en leur y laissant un revenu annuel de 1,000 livres sterling, et ses successeurs ont continué d’en jouir depuis avec tous les droits de l’autorité suprême.

Bridge-Town, capitale de la Barbade, est située à 13° 5′ de latitude septentrionale, et à 62° 15′ à l’ouest de Paris. L’île a sept lieues dans sa plus grande longueur, sur cinq dans sa plus grande largeur.

De toutes les îles Caraïbes la Barbade est la plus orientale. En général, le terrain de la Barbade s’élève comme par degrés ; uni dans quelques endroits, montueux en d’autres, mais offrant partout une fort belle perspective, et revêtu d’une continuelle verdure. L’île est bien arrosée et fort salubre.

Bridge-Town, appelé d’abord Saint-Michel, du nom de son église paroissiale, est au fond de la baie de Carlisle, qui est assez spacieuse pour contenir cinq cents voiles. Il semble que, dans le choix du terrain, on avait fait moins d’attention à la santé qu’à la commodité des habitans ; sa disposition, qui le rend un peu plus bas que le rivage, l’exposait tellement aux inondations de la marée, qu’il n’était jamais sans un grand nombre de lagunes et de mares d’eau salée, dont il s’élevait des vapeurs fort nuisibles ; mais à force de travail on est parvenu à dessécher ces parties marécageuses, et même à fermer le passage aux eaux de la mer. Il survient pourtant des débordemens extraordinaires qui inondent quelquefois la ville même, et contre lesquels on n’a pu trouver encore de défense. Elle est à l’entrée de la vallée de Saint-Georges, qui s’étend de plusieurs milles dans les terres.

Nous allons présenter le tableau de la Barbade telle qu’elle était dans le temps de sa plus grande splendeur.

« Les habitans de la Barbade sont distingués en trois ordres : les maîtres, qui sont Anglais, Écossais ou Irlandais, avec quelque mélange de Français réfugiés, de Hollandais et de Juifs ; les domestiques blancs et les esclaves. On distingue aussi deux sortes de domestiques : ceux qui se louent pour un service borné, et ceux qu’on achète, entre lesquels on fait encore la distinction de ceux qui se vendent eux-mêmes, pour quelques années, et de ceux que leurs crimes font transporter. On a dédaigné longtemps, à la Barbade, d’employer cette dernière espèce d’hommes, jusqu’aux fâcheuses conjonctures où la guerre et les maladies en ont fait sentir la nécessité. À l’égard des premiers, quantité d’honnêtes pauvres, que la misère avait forcés à la servitude, ont tiré tant d’avantages de leur travail et de leur probité, qu’après l’expiration de leur terme, on les a vus maîtres de quelque bonne plantation et créateurs d’une heureuse famille.

» Les maîtres, quoique moins fastueux qu’à la Jamaïque, vivent dans leurs plantations avec un air de grandeur. Ils ont leurs esclaves domestiques, et d’autres pour leur travail des champs. Leurs tables sont servies avec autant d’abondance que de propreté. Chacun a diverses sortes de voitures, des chevaux, une livrée ; les plus riches entretiennent de belles barques pour se promener autour de l’île, et des chaloupes, qui servent à transporter leurs marchandises à Bridge-Town. Ils sont vêtus proprement, et leurs femmes sont passionnées pour les modes de l’Europe. La plupart des hommes, ayant reçu leur éducation à Londres, en conservent fidèlement les usages, et sont plus polis, si l’on en croit un voyageur de leur nation, qu’on ne l’est ordinairement dans les provinces d’Angleterre. Mais on les accuse de prendre dans cette capitale un esprit intéressé, qui les rend moins généreux que dans les premiers temps de la colonie. L’hospitalité, qui était alors la première vertu de l’île, y est aujourd’hui peu connue. Anciennement toutes les maisons étaient ouvertes aux étrangers, et le moindre habitant prenait plaisir à traiter ses voisins ; aujourd’hui, pour employer l’expression anglaise, chacun, à l’exemple des habitans de Londres, garde pour soi ce qu’il a de bon. On attribue ce changement aux factions qui ont long-temps divisé la colonie.

» Leurs alimens sont, comme en Angleterre, tout ce qu’on nomme viande de boucherie, dont la chaleur du climat ne les empêche point de manger beaucoup ; diverses sortes de volaille, qu’ils nourrissent en abondance, et le poisson de mer. Ils tirent d’Angleterre tout ce qui sert à l’assaisonnement, comme les épices, les anchois, les olives, les jambons, etc. Leur pâtisserie ne se fait aussi qu’avec de la farine d’Angleterre. Mais ils n’ont pas besoin de chercher hors de l’île de quoi composer le plus élégant dessert. On ne se lasse point de vanter l’excellence et la variété de leurs fruits. Ils ont deux sortes de vins communs, qu’ils nomment Malmsey et Vidonia, tous deux de Madère ; le premier, aussi moelleux et moins doux que le Canarie ; le second, aussi sec et plus fort que celui d’Andalousie. Il leur vient d’Angleterre toutes sortes d’autres vins, de bière, de cidre. L’abondance du sucre et des limons leur a fait inventer différentes sortes de liqueurs, dont le fond est du vin, ou de l’eau-de-vie, ou du rhum, qui est une eau-de-vie de sucre. Enfin il ne leur manque rien de ce qui peut servir aux délices de la vie.

» Chaque habitant, dans sa plantation, se regarde comme un souverain. Son pouvoir est absolu sur tout ce qui respire autour de lui, sans autre exception que la vie et les membres. Plusieurs ont jusqu’à sept ou huit cents nègres, condamnés pour jamais à l’esclavage, eux et leur postérité. Les domestiques blancs s’achètent aussi, et ne sont pas plus libres pendant le temps de leur servitude ; mais ce temps est borné par les lois ; et ceux qui se lassent de leur condition peuvent rentrer alors dans tous les droits de la liberté. D’ailleurs ils sont traités avec plus de douceur que les nègres. Le prix ordinaire d’un domestique blanc est vingt livres sterling, et beaucoup plus, s’il est artisan ; celui d’une femme dix livres. Mais on voit à présent peu de femmes blanches qui servent dans la colonie, à moins qu’y étant nées elles ne se louent comme en Europe. On assure qu’il y a plus de quarante ans qu’on n’y en a point vendu. Au reste, le service des blancs n’est pas différent de celui des domestiques d’Angleterre.

» L’état des nègres est beaucoup plus misérable, non-seulement parce qu’il est perpétuel, mais plus encore parce qu’il les assujettit à des traitemens qui font frémir la nature. C’est une opinion établie, que la plupart des Anglais sont de cruels maîtres pour leurs esclaves. Ils ne le désavouent pas eux-mêmes ; et ceux qui méritent ce reproche donnent la nécessité pour excuse. Cependant un de leurs voyageurs entreprend de détruire l’accusation. Cet article est curieux. « Premièrement, dit-il, il est certain que, dans les colonies anglaises comme dans celles des autres nations, un maître est intéressé à la conservation de ses nègres, puisque, outre le profit qu’il en tire journellement, il n’en perd pas un qui ne lui coûte 40 ou 50 livres sterling, et quelquefois beaucoup plus ; car un nègre qui excelle dans quelque emploi mécanique se vend, dans nos plantations, 150 et 200 livres sterling ; j’en ai vu donner 400 d’un habile raffineur. À l’égard du traitement, leur travail commun est l’agriculture, à la réserve de ceux qu’on retient pour divers services dans les sucreries, les moulins et les magasins, où la peine n’excède point leurs forces, et de ceux qu’on emploie dans les maisons, où les femmes les plus jolies et les plus propres sont chargées des soins convenables à leur sexe ; et les hommes les mieux faits, des offices de cocher, de laquais, de valet de chambre, de portier, etc. D’autres, à qui l’on reconnaît du talent pour les arts mécaniques, sont exercés dans la profession qu’ils entendent : on en fait des charpentiers, des serruriers, des tonneliers, des maçons, etc., qui n’ont pas d’autres peines que celles de leur métier. Nous leur permettons d’avoir deux ou trois femmes, pour augmenter notre bien par la multiplication. Peut-être la polygamie est-elle un obstacle à cette vue ; car l’usage immodéré du plaisir peut les affaiblir, et les enfans qui sortent d’eux en ont moins de force. Ces femmes s’attachent fidèlement à l’homme qui passe pour leur mari : l’adultère est un crime détestable à leurs yeux. On nous accuse de leur refuser le baptême ; c’est une injustice, comme c’est une fausseté d’en donner pour raison que leur conversion au christianisme les rendrait libres. Ils n’en seraient pas moins esclaves, eux et tous leurs descendans, et le seul avantage qu’ils en pourraient tirer serait d’être un peu plus épargnés par leurs commandeurs, qui ne châtieraient pas aussi volontiers leurs frères chrétiens que les infidèles. La vérité est que ces misérables ne marquent aucun goût pour la doctrine chrétienne. Ils ont tant d’attachement à leur idolâtrie, que, si l’on ne permet au gouvernement de la Barbade d’y établir une inquisition[2], jamais il ne faut espérer qu’ils se convertissent. Mais ceux qu’on croit disposés à recevoir les lumières de la foi sont encouragés lorsqu’ils les demandent, et traités plus doucement après leur conversion. Il est vrai aussi que les maîtres ne sont pas fort ardens à faire des prosélytes, parce qu’ils sont persuadés que l’espoir d’un traitement plus doux en porterait un grand nombre à professer le christianisme du bout des lèvres, pendant qu’ils conserveraient leurs diaboliques opinions au fond du cœur. Cette race d’hommes est généralement fausse et perfide. S’il s’en trouve quelques-uns dont la fidélité mérite de l’admiration, la plupart, malgré leur stupidité naturelle, excellent dans l’art de feindre. Leur nombre les rend dangereux : il est de trois pour un blanc ; et, par leurs fréquentes séditions, ils ont mis leurs maîtres dans la nécessité de les observer sans cesse. Cependant tout ce qu’on raconte de la rigueur qu’on emploie contre eux est une exagération. Il y a peu d’Anglais aussi barbares qu’on les représente. Ce qu’on peut confesser, c’est que le traitement des esclaves dépend du caractère de leur maître. Mais les fouets d’épines ou de fer appliqués jusqu’au sang, mains liées, et la saumure employée pour guérir plus tôt les plaies avec les plus cuisantes douleurs, sont des fables qui ne peuvent en imposer qu’aux enfans. Si l’on considère quelle est la paresse des nègres, et leur négligence pour les intérêts de leurs maîtres, dont la fortune dépend presque entièrement de leur travail et de leur attention ; il sera difficile de blâmer les commandeurs anglais d’un peu de sévérité pour les paresseux. On a vu des nègres assez négligens, ou peut-être assez malins pour faire du feu près des champs de cannes, où ils ne peuvent ignorer que la moindre étincelle excite des incendies qui se répandent jusqu’aux édifices. Une pipe de tabac secouée contre le tronc d’un arbre sec suffit pour le mettre en feu ; et la flamme, aidée par le vent, dévore tout ce qui se rencontre au-dessous. Deux célèbres habitans perdirent, il y a quelques années, 10,000 livres sterling par un accident de cette nature. »

Tous les voyageurs des autres nations ne laissent pas d’en faire des peintures effrayantes. Le P. Labat rapporte un supplice fort extraordinaire que les Anglais emploient pour leurs nègres qui ont commis quelque crime considérable, ou pour les Américains qui viennent faire des descentes sur leurs terres ; il le sait, dit-il, de témoins oculaires et dignes de foi. Pour en bien sentir l’horreur, il faudrait connaître la forme d’un moulin à sucre et de ses tambours, où la moindre imprudence expose les ouvriers à périr. Labat assure que les « Anglais lient ensemble les pieds du nègre qu’ils veulent punir, et qu’après lui avoir lié les mains à une corde passée dans une poulie attachée au châssis du moulin, ils élèvent le corps et mettent la pointe des pieds entre les tambours ; après quoi, ils font marcher les quatre couples de chevaux attachés aux quatre bras, laissant filer la corde qui attache les mains, à mesure que les pieds et le reste du corps passent entre les tambours, qui les écrasent fort lentement. Je ne sais, ajoute Labat, si l’on peut inventer un supplice plus affreux. »

La nourriture des nègres est fort grossière, et ne les contente pas moins : peut-être n’en ont-ils pas de meilleure dans leur pays natal. Leur plus délicieux mets est la banane, qu’ils aiment indistinctement rôtie ou bouillie. On leur donne trois fois chaque semaine du poisson ou du porc salé. Ils ont du pain de maïs, de la production du pays, ou transporté de la Caroline ; mais ils ne l’ont point en abondance. Chaque famille a sa cabane pour les hommes, les femmes et les enfans. Ces petits édifices sont composés de perches et couverts de feuilles ; ce qui donne à chaque plantation l’apparence d’une bourgade d’Afrique, au milieu de laquelle on voit la maison du maître qui s’élève comme le palais d’un souverain. Autour de chaque cabane il y a un fort petit terrain, où les nègres trouvent le temps de planter de la cassave, des patates et des ignames. Ils ont une autre espèce de nourriture, qu’ils nomment loblolly, composée de maïs, dont ils se contentent de griller les épis, et de les briser dans un mortier pour les faire cuire à l’eau avec un peu de sel en consistance de bouillie. C’est un mets que les domestiques blancs ne rejettent point eux-mêmes dans une mauvaise année. Un bœuf, un porc, et toute autre espèce d’animal qui meurt accidentellement, fait un festin délicieux pour les nègres ; et les domestiques blancs ne dédaignent point de le partager avec eux. On observe que, les plantations de sucre occupant la plus grande partie de l’île, il reste si peu de pâturages, qu’ils ne fournissent du bœuf et du mouton que pour la table des maîtres.

Les domestiques blancs et nègres ont diverses sortes de liqueurs : celle qu’ils nomment mobbic est composée de jus de patates, d’eau et de sucre. Le kouou est une eau de gingembre et de melon. Le perlno n’est qu’un extrait de la racine de cassave, mâchée par de vieilles femmes, qui la rejettent dans un vase rempli d’eau. En trois ou quatre heures, la fermentation lui fait perdre ses mauvaises qualités ; et, ce qu’on aura peine à croire, une préparation si dégoûtante fait une liqueur très-fine. Celle de banane, qui se fait en laissant macérer ce fruit dans l’eau, qu’on fait ensuite bouillir, et qu’on passe au clair le jour suivant, n’est pas moins forte ni moins agréable que le vin de Canarie. Une autre liqueur, qui se nomme killdevil, c’est-à-dire tue-diable, et qui est composée d’écume de sucre, a plus de force que d’agrément. La liqueur d’ananas se fait en pressant le fruit et passant le jus avec soin ; on la met en bouteilles, et c’est bientôt une des plus délicates boissons de l’île. Les maîtres mêmes en font leur délices, et lui donnent le nom de nectar. On fait souvent avaler aux nègres de grands coups de rhum pour les encourager au travail : une pipe de tabac et quelques verres de cette ligueur sont le plus agréable présent qu’on puisse leur faire.

À six heures du matin, une cloche les appelle au travail : elle les rappelle à onze heures pour dîner, et de là aux champs, pour y reprendre leur ouvrage jusqu’à six heures du soir. Le dimanche est le seul jour de repos ; mais ceux qui se sentent un peu d’industrie, l’emploient moins à se réjouir, suivant l’intention de leurs maîtres, qu’à faire des cordes de l’écorce de certains arbres, pour se procurer d’autres commodités en échange. On met une grande différence entre les nègres qui sont nés à la Barbade et ceux qui viennent d’Afrique ; les premiers se rendent incomparablement plus utiles. On nomme les autres nègres d’eau salée ; ils sont méprisés des anciens, qui se font honneur d’être enfans de l’île. On remarque même que ceux qui sont achetés dans leur première jeunesse valent beaucoup mieux lorsqu’ils parviennent à l’âge du travail.

La petite portion de terre qui leur est accordée par les maîtres suffit non-seulement pour leur subsistance, mais pour élever des chèvres, des porcs et de la volaille, qu’on leur laisse la liberté de vendre ; et quelques-uns poussent l’économie si loin, qu’ils amassent quelque argent. L’usage qu’ils en font est pour acheter des habits plus propres que ceux qu’on leur donne ; car ils ne reçoivent de leurs maîtres qu’une camisole de bure avec une sorte de caleçons et de bonnets très-informes. Leurs femmes reçoivent des jupons et des corsets de la même étoffe. Mais de l’argent qu’ils amassent les hommes achètent des chemises, des culottes et des vestes ; et les femmes de ces riches nègres obtiennent de leurs maris de quoi se parer les jours de fête.

La passion qu’on leur attribue pour la chair des bestiaux morts d’accidens va si loin, que, dans la crainte des maladies qu’elle peut leur causer, on est obligé de faire enterrer les cadavres à une grande profondeur ; et, malgré ce soin, ils prennent quelquefois le temps de la nuit pour les déterrer. On raconte que le colonel Hols, à qui il était mort une vache d’une maladie dont on craignait la contagion pour les autres, se contenta de la faire jeter dans un ancien puits, sec, et profond de quarante pieds, ne s’imaginant point que ses nègres pussent aspirer à cette proie. Cependant, sans penser à mesurer le puits, et persuadés qu’ils y pouvaient descendre aussi facilement que la vache, ils en prirent la résolution. Un d’entre eux y sauta le premier, un autre après lui, ensuite un troisième, et tous s’y seraient jetés successivement, si l’on ne s’était aperçu de leur entreprise au sixième, qui fut arrêté sur les bords du puits. Ainsi le colonel en perdit cinq, qui n’avaient pu manquer de se tuer dans leur chute.

Leur nombre est si supérieur à celui des blancs, qu’on pourrait douter s’il y a de la sûreté pour les Anglais à vivre sans cesse au milieu d’eux ; mais, outre les forts qui servent à les tenir en bride, on a quelques autres motifs de confiance. 1o . Les esclaves qu’on amène d’Afrique ne viennent point des mêmes parties de cette vaste région ; ils ont, par conséquent un langage différent, qui ne leur permet point de s’entendre ; et quand ils pourraient converser entre eux, ils se haïssent, d’une nation à l’autre, jusqu’à ne pouvoir se supporter. On ne fait pas difficulté d’assurer que plusieurs aimeraient mieux mourir de la main d’un Anglais que de devoir la liberté à un nègre qui n’est pas de leur nation. 2o . Les maîtres observent, en les achetant, de faire des mélanges, et ne permettent point, d’une plantation à l’autre, la communication des nègres d’un même pays. D’un autre côté, il leur est défendu sous de rigoureuses peines de toucher une arme, s’ils n’en reçoivent l’ordre exprès de la bouche du maitre. Cette défense les tient dans un si grand respect pour les armes à feu, qu’à peine osent-ils porter les yeux dessus ; et lorsqu’ils voient faire l’exercice aux troupes anglaises, ils sont dans une terreur qui ne peut être exprimée. On avoue néanmoins que cette observation ne regarde que les nègres arrivés d’Afrique ; car les créoles parlent tous la langue anglaise, et sont exercés eux-mêmes à l’usage des armes ; mais il n’y a rien à craindre d’eux.

Le docteur Towns assure que les nègres ont le sang aussi noir que la peau, « J’en ai vu saigner, dit-il, plus de vingt, malades et en santé, et j’ai toujours remarqué que la superficie de leur sang est d’abord aussi noire qu’elle l’est au sang des Européens lorsqu’il est conservé quelques heures : d’où ce docteur croit pouvoir conclure que la noirceur est naturelle aux nègres et ne vient point de l’ardeur extrême du soleil, surtout, ajoute-t-il, si l’on considère que d’autres créatures qui vivent dans le même climat ont le sang aussi vermeil qu’on l’a communément en Europe. Ces idées ont été communiquées à la société royale de Londres ; mais, quelque jugement qu’elle en ait porté, un autre voyageur assure à son tour que, de mille nègres dont il a vu le sang à la Barbade, il ne s’en est pas trouve un dans lequel il fût différent de celui des Européens. Le même écrivain rapporte l’exemple d’un nègre du colonel Bilcomb, qui, s’étant brûlé dans plusieurs parties du corps en maniant une chaudière de sucre, reprit une peau blanche aux mêmes endroits, et d’une blancheur qui gagna peu à peu les autres parties, jusqu’à le rendre partout aussi blanc que les Anglais. Cette nouvelle peau était si tendre, qu’il s’y élevait des pustules au soleil. Le maître, étonné d’un changement de couleur dans un nègre, le fit vêtir comme ses domestiques blancs. »

L’état brillant de la Barbade dura un demi-siècle : sa population se compose de 15,000 blancs, 3,000 hommes de couleur libres, et 77,000 nègres esclaves. Elle exporte du sucre, du coton, du café, du gingembre et des fruits.

Saint-Vincent, à huit lieues au sud de Sainte-Lucie, a huit lieues de long sur trois et demi de large. Une chaîne de montagnes s’y prolonge du nord au sud, où elle se joint à d’autres, et forme de belles vallées. Un volcan y fit explosion en 1812 : des rivières se desséchèrent, et d’autres prirent naissance ; des secousses fréquentes de tremblement de terre précédèrent ces phénomènes pendant un an. Le sol est fertile en sucre, café, coton, indigo et tabac excellent. Le gouverneur réside à Kingston. La population de la partie anglaise et de 1120 blancs et 20,000 nègres esclaves. La rivière Great-Sand sert de limites entre les Anglais et les Caraïbes noirs, qui sont un mélange d’anciens Caraïbes et de nègres. Le gouvernement anglais s’occupe depuis plusieurs années des moyens de se débarrasser de ces voisins toujours incommodes, et quelquefois dangereux.

De Saint-Vincent dépendent les petites îles de Bequia, Canouane, Moustique, Petite Martinique et autres : elles sont habitées par quelques familles peu riches.

La Grenade est à six lieues au sud-sud-ouest de Saint-Vincent ; le fort est situé par 12° 2′ nord, et 64° 8′ à l’ouest de Paris : sa longueur est de huit lieues, sa largeur de quatre. Elle fut découverte par Christophe Colomb en 1498, qui lui donna le nom de la ville de Grenade en Espagne. Sa grande baie, ou, suivant le langage des îles françaises, son grand cul-de-sac, qui renferme son port et son carénage, est à l’ouest ; et sa profondeur, formée par deux grandes pointes qui s’avancent fort loin en mer, donne à l’île la forme d’un croissant, mais irrégulier, parce que la pointe du nord est beaucoup plus épaisse que celle du sud. La véritable entrée du port est à l’ouest-sud-ouest.

La Grenade, raconte Labat, avait toujours été habitée par les seuls Caraïbes, que sa fertilité et l’abondance de la chasse et de la pêche y attiraient plus que dans les autres îles, lorsqu’en 1650, elle fut achetée des sauvages par du Parquet, alors propriétaire de la Martinique : il y établit d’abord une colonie de deux cents hommes ; et le premier établissement que du Tertre vit en 1656 se fit entre l’étang et le port, aux environs d’une maison de charpente que du Parquet avait fait apporter en fagots de la Martinique : c’est ce que du Tertre nomme un fort, parce qu’il était revêtu d’une enceinte de palissades, avec des embrasures pour deux pièces de canon et quatre pierriers. On l’avait cru suffisant pour contenir les sauvages. En effet, quoiqu’ils se fussent bientôt repentis de leur traité, ils n’osèrent attaquer cette misérable forteresse ; mais s’étant répandus dans les bois, ils y tuèrent tous les Français qui s’éloignaient à la chasse. Du Parquet, informé de cette perfidie, fit passer dans l’île trois cents hommes bien armés, qui en détruisirent un grand nombre et forcèrent le reste à la fuite. On rapporte qu’une troupe de ces barbares, ayant été poussée par les Français sur une roche fort escarpée, aima mieux se précipiter de cette hauteur que de prendre le parti de la soumission, et que ce lieu en a pris, le nom de Morne des Sauteurs, qu’il conserve encore.

Quelques divisions qui s’élevèrent ensuite dans la colonie retardèrent encore ses progrès : mais la prudence de Valminier, un de ses gouverneurs, ayant calmé tous les troubles, elle s’accrut beaucoup dans l’espace de quelques années. Outre la fertilité du pays et l’abondance des vivres, le tabac qu’on y avait commencé à cultiver était si parfait, qu’il se vendait toujours le double ou le triple de celui des autres îles. Enfin Labat semble persuadé que la Grenade serait devenue la plus riche des colonies françaises, si le gouvernement de Valminier eût duré plus long-temps. Du Parquet la vendit, en 1657, au comte de Cerillac pour la somme de 80,000 livres ; et ce nouveau maître en fit prendre possession par un officier d’un caractère si dur, que la plupart des colons, révoltés contre sa tyrannie, abandonnèrent leurs établissemens pour se retirer à la Martinique. Cette désertion n’ayant fait qu’aigrir sa mauvaise humeur, il poussa si loin la violence et la brutalité, que ceux qui restaient dans l’île se saisirent de lui, lui firent son procès dans les formes, et le condamnèrent au gibet. Cependant, comme il leur représenta qu’il était d’une naissance noble, ils consentirent à lui couper la tête ; mais l’adresse manquant au bourreau pour entreprendre cette exécution, ils le firent passer par les armes. On n’attribue ce coupable excès qu’au peuple. Les honnêtes gens de l’île étaient passés à la Martinique ; et l’on assure même que les officiers, n’ayant pu s’opposer aux emportemens de la populace, s’étaient éloignés du fort. De toute la cour de justice qui fit le procès au malheureux gouverneur, il ne s’en était trouvé qu’un, nommé Archangeli, et vraisemblablement Italien, qui sût écrire. Celui qui fit les informations était un maréchal-ferrant, dont Labat vit la marque, qui se conservait encore dans le registre du greffe de la Grenade : c’était un fer à cheval autour duquel Archangeli, qui faisait l’office de greffier, avait écrit : « Marque de M. de la Brie, conseiller rapporteur. » La cour, informée de cet attentat, envoya un vaisseau de guerre avec quelques troupes pour en prendre connaissance. Un commissaire qui les accompagnait fit des informations : mais, lorsqu’on eut reconnu que les auteurs du crime n’étaient que des misérables, dont la plupart s’étaient déjà mis à couvert par la fuite, les recherches ne furent pas poussées plus loin, et personne ne fut puni. Archangeli même, qui passait pour le chef du tumulte, en fut quitte pour être chassé de l’île, d’où il se retira dans celle de Marie-Galande ; et s’y trouvant encore en 1692 pendant l’irruption des Anglais, non-seulement il embrassa leur parti, mais il leur découvrit le lieu où le gouverneur s’était retiré avec les principaux habitans. Le major Holms, qui commandait les Anglais, n’avait point ignoré ce qui s’était passé à la Grenade : il ne vit cette nouvelle trahison qu’avec horreur ; et sur-le-champ il fit pendre le perfide à la porte de l’église avec ses deux fils.

La Grenade a été cédée aux Anglais par les traités de 1763 et 1773. Le sol, composé de plaines et de collines, est très-favorable à la culture du sucre, du tabac et de l’indigo. Une montagne située au milieu de l’île renferme un lac d’où s’écoulent des rivières qui l’arrosent. La Grenade jouit de l’avantage de n’être pas sujette aux ouragans.

Au nord de la Grenade se trouve le groupe des Grenadilles, petites îles dont Cariacou est la principale. Ces îlots doivent leur origine à des roches calcaires formées par des polypes. Elles sont peu cultivées parce qu’elles manquent d’eau douce : cependant on y récolte du coton, du maïs, des ignames et des bananes. La population de la Grenade et des Grenadilles est de 800 blancs, 1,600 hommes de couleur libres, et 32,603 esclaves.

Tabago est en quelque sorte hors de la chaîne des Antilles. Cette île est située à trente lieues au sud-est de la Grenade. Les Hollandais s’y établirent en 1632, et l’appelèrent Nieuwe-Walcheren ; mais ils furent bientôt exterminés par les naturels et les Espagnols. Jacques, duc de Courlande, y envoya, en 1634, une colonie qui se fixa sur la côte occidentale à Great-Courland Bay ; à la mort du duc, l’île échut au roi d’Angleterre. Les Anglais et les Français la possédèrent successivement ; elle finit par rester aux premiers. Sa population est de 500 Blancs, 250 hommes de couleur libres, et 17,000 nègres esclaves. La résidence du gouverneur est à Scarborough. La Pointe de sable est située par 11° 6′ nord, et 65° 9′ à l’ouest de Paris. La partie nord-ouest de l’île est montagneuse ; sa surface est en général doucement ondulée. Son sol fertile convient parfaitement à la culture du sucre, et surtout du coton ; on y récolte aussi les autres productions des Antilles et des fruits délicieux. La position de Tabago devant le détroit qui sépare les Antilles du continent de l’Amérique méridionale lui donne une grande importance en temps de guerre. Elle jouit aussi du grand avantage d’être hors de la ligne du cours ordinaire des ouragans.

La Trinidad, ou la Trinité, à quinze lieues au sud-ouest de Tabago, est située entre cette île et le continent de l’Amérique espagnole, dont la séparent le golfe de Paria et les deux détroits de la bouche du Dragon et de la bouche du Serpent. Elle a environ trente lieues de long sur dix-neuf de largeur. Les montagnes occupent la partie septentrionale ; le midi et le centre n’offrent que des collines et des plaines. Parmi ses curiosités naturelles, on remarque un lac dont on retire du bitume. Il a un mille de circonférence, et est situé sur un promontoire haut de cinquante pieds, ce qui forme la plus grande élévation de la côte occidentale. Ce promontoire est entièrement composé de scories et de cendres volcaniques. Une odeur sulfureuse se fait sentir à la distance de neuf milles. Tabago a plusieurs rivières navigables. Elle abonde en cocotiers et palmiers de diverses espèces. Son sol, très-fertile, produit du sucre, du café, du coton, de l’indigo, du tabac, toutes sortes de denrées et de fruits. Sa population est de 28,000 âmes. Saint-Joseph d’Oruna, la principale ville, est située à la côte nord-ouest. À peu de distance, on trouve le Puerto-de-Espagna, qui est le port le plus fréquenté de l’île. Le gouverneur y réside. La Trinité appartenait jadis aux Espagnols. La cour de Madrid l’ayant ouverte à tous ceux qui voudraient s’y établir, beaucoup de Français de la Grenade s’y étaient réfugiés. Par la paix de 1801, l’Angleterre obtint la possession de cette île, que son étendue et sa position lui faisaient convoiter depuis long-temps.

Retournons maintenant à l’autre extrémité de la chaîne des Antilles qui aboutit au nord à l’archipel des îles Lucayes ou Bahama. Elles s’étendent dans le sud-est de la Floride dont elles sont séparées par un bras de mer fort large, où le courant qui porte au nord-est est très-rapide et qui est connu sous les noms de détroit de la Floride, ou nouveau canal de Bahama. Elles s’étendent au nord de Cuba en se prolongeant jusqu’à la côte septentrionale de Saint-Domingue. On compte dans cet archipel jusqu’à cinq cents îles, dont quelques-unes ne sont que des écueils. Les douze plus grandes sont fertiles. On exporte de ces îles du coton, un peu d’indigo et beaucoup de fruits. La population est de 3,000 blancs et 11,000 nègres. Les îles peuplées sont : New-Providence, où est la ville et le fort de Nassau, résidence du gouverneur ; Eleuthera et Harbor-Island ; Abako ou Lucaya ; Long-Island ou Yuma ; Andros ; Turk-Island, où l’on recueille beaucoup de sel ; les Caïques ; Crooked-Island ; Watling ; Heneaga ou les Inagues ; Exuma, et Guanahani ou San-Salvador, nommée Cat-Island par les Anglais, qui fut la première terre découverte par Christophe Colomb.

Les habitans des Lucayes, endurcis aux fatigues de la mer, s’adonnent à la pêche en temps de paix, à la course en temps de guerre. La position de leur archipel leur donne la facilité de guetter et de surprendre les navires marchands. Mais dans tous les temps ils s’occupent de sauver les débris des navires et les hommes qui ont échoué sur les rochers de leur archipel et du dangereux détroit dont il est bordé. Ces hommes, désignés en anglais sous le nom de wreckers, s’embarquent avec leurs esclaves dans des navires à fonds plats, adaptés à la navigation de ces parages. Marins expérimentés, habiles nageurs, ils connaissent toutes les cayes, tous les écueils, tous les bas-fonds, et affrontent gaiement tous les périls d’une mer féconde en désastres. Ils sont commissionnés par le gouvernement, et reçoivent un droit de sauvetage sur tous les objets qu’ils arrachent à la fureur des flots. Pendant le jour ils sont continuellement à la voile ; le soir ils restent dans le port le plus prochain. On les voit quelquefois au nombre de quarante à l’entrée d’un goulet, soit dans leur archipel, soit sur les côtes de la Floride. On les accuse de montrer une rapacité coupable, et de s’efforcer par différens moyens d’accroître le nombre des naufrages, afin que leur droit de sauvetage devienne plus considérable.


  1. Cette histoire, rapportée dans le Spectateur anglais, a fourni le sujet de la jeune Indienne, pièce dont l’intrigue est un peu faible, mais dont le fond est intéressant et le style élégant et naturel.
  2. Un Anglais qui prononce sans horreur le nom d’inquisition ! Un Anglais qui propose d’établir une inquisition !