Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome XX/Quatrième partie/Livre IV/Chapitre IV

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CHAPITRE IV.

Annales, ou histoire civile du Groënland.

Que peut-on savoir de l’histoire d’un pays où l’on ne trouve aucune tradition, soit orale, soit écrite, ni le moindre monument qui nous atteste les événemens qui s’y sont passés ? Quand même un peuple aussi sauvage que le sont les Groënlandais aurait conservé quelque mémoire des temps reculés, devrait-on s’y fier après les fables et les erreurs grossières qui cachent l’origine et décèlent l’enfance des nations les plus policées ? Mais si les habitans d’un pays ignorent eux-mêmes leur propre histoire, peut-on écouter ce qu’en débitent des étrangers qui s’y sont établis par la conquête, et qui certainement, dans des siècles de ténèbres et de guerre, n’ont eu ni le loisir ni la pensée de recueillir des faits pour la postérité ? Lorsque l’Europe, mais surtout la Norwége, n’a que du faux merveilleux à nous offrir sur ses commencemens, en sera-t-elle plus croyable quand elle parlera d’un temps et d’un pays encore plus fait pour l’oubli ? Cependant, comme il est certain qu’on trouve au Groënland des ruines et des vestiges d’anciennes habitations, dont l’établissement et la chute n’ont point d’époques fixes dans l’histoire, et qu’il est nécessaire de donner à ces monumens quelque origine, il faut toujours en admettre une additionnelle avant de découvrir la véritable. Ainsi l’on peut suivre pour l’histoire du Groënland ce qu’en rapporte Mallet dans son Introduction à l’histoire du Danemarck. C’est un écrivain judicieux après lequel on ne doit pas rougir de marcher dans l’incertitude, jusqu’à ce que le temps ait fourni des moyens d’éclaircir ce qu’il nous a transmis sur la foi des meilleurs guides dans les antiquités du Nord.

« Environ un siècle après la découverte de l’Islande, un seigneur norwégien nommé Torvald, étant exilé de son pays pour avoir tué quelqu’un en duel, se retira en Islande avec son fils Éric, surnommé le Roux. Torvald étant mort dans cette île, son fils ne tarda guère à se voir obligé d’en sortir pour une raison semblable à celle qui avait fait bannir son père en Norwége. Ne sachant donc où se réfugier, la nécessité le détermina à tenter la découverte d’une côte qu’un autre navigateur norwégien avait aperçue au nord de l’Islande. Cette tentative fut heureuse ; il découvrit bientôt le pays qu’il cherchait, et y aborda en 982. Il s’établit dans une petite île que formait un détroit qu’il appela de son nom Eric-sund, et il y passa l’hiver. Au printemps il alla reconnaître la terre ferme, et l’ayant trouvée couverte d’une agréable verdure, il lui donna le nom de Groënland ou Terre verte, qu’elle porte encore aujourd’hui. Après un séjour de quelques années, il repassa en Islande, où il persuada à plusieurs personnes d’aller s’établir dans le pays qu’il avait découvert. Il leur en parla comme d’une terre abondante en excellens pâturages, en côtes poissonneuses, en pelleteries et en gibier. De retour avec ses Islandais, il s’appliqua à faire fleurir cette colonie encore faible et naissante.

» Quelques années après, Leif, fils d’Éric, ayant fait un voyage en Norwége, y fut reçu favorablement du roi Olaüs Trygveson, à qui il peignit le Groënland des couleurs les plus avantageuses. Olaüs venait de se faire chrétien, et était animé du zèle le plus ardent pour répandre dans le nord la religion qu’il avait embrassée. Il retint Leif à sa cour pendant l’hiver, et fit si bien, qu’il lui persuada de se faire baptiser. Au printemps, il le renvoya au Groënland, accompagné d’un prêtre qui devait l’affermir dans la foi, et tâcher de la faire recevoir à la nouvelle nation. Éric fut d’abord très-offensé de ce que son fils avait abjuré le culte de ses pères ; mais il s’apaisa enfin ; et le missionnaire, aidé de Leif, ne tarda pas même à l’amener avec toute la colonie à la connaissance du vrai Dieu. Avant la fin du dixième siècle, il y eut déjà des églises au Groënland ; on érigea même un évêché dans la nouvelle ville de Garde, la principale du pays, et où les Norwégiens allèrent long-temps commercer. Peu de temps après, les Groënlandais se multipliant, on fonda une autre petite ville nommée Albe, et un cloître en l’honneur de saint Thomas. Les Groënlandais reconnaissaient les rois de Norwége pour leurs souverains, et leur payaient un tribut annuel, dont ils voulurent inutilement s’affranchir en 1261. Cette colonie subsista dans cet état jusque vers l’an 1348, époque d’une contagion furieuse, connue sous le nom de mort noire, qui fit de grands ravages dans tout le Nord. Depuis ce temps-là la colonie de Garde, celle d’Albe, et tous les établissemens formés par les Norwégiens sur la côte orientale du Groënland, ont été si fort oubliés ou négligés, qu’on en ignore entièrement le sort actuel. Tous les efforts qu’on a faits pour les retrouver n’ont abouti qu’à la découverte de la côte de l’ouest, où les Danois ont établi dans ce siècle quatre nouvelles colonies. Les chroniques islandaises témoignent unanimement que les anciens Norwégiens avaient aussi formé des établissemens sur cette côte de l’ouest ; mais, comme on ne les retrouvait point, leur autorité paraissait suspecte à bien des gens. Enfin il a fallu leur rendre toute la confiance qu’on voulait leur ôter, et convenir de la bonne foi et de l’exactitude de leurs auteurs. Il n’y a pas long-temps que les missionnaires danois ont retrouvé le long de cette côte des ruines de grandes maisons de pierre, d’églises bâties en forme de croix, de morceaux de cloches cassées ; ils ont découvert que les sauvages du pays avaient conservé un souvenir très-distinct de ces anciens Norwégiens, des lieux qu’ils habitaient, de leurs coutumes, des démêlés de leurs ancêtres avec eux, de la guerre qu’ils leur firent, qui ne finit que par la destruction de ces étrangers. »

Comme Mallet renvoie ici à la relation d’Égède, la plus authentique que nous ayons sur le Groënland, il est juste de reprendre les traces de ce guide, pour reconnaître les monumens de la découverte et de l’établissement des Norwégiens. « Peu de temps après leur arrivée, nous dit ce missionnaire, ils rencontrèrent dans la partie occidentale du Groënland un peuple sauvage qui devait tirer son origine des Américains, comme on le conjecture par le caractère, la manière de vivre, et l’habillement des peuples situés au nord de la baie d’Hudson. On suppose que ceux-ci, qui ne diffèrent en rien des Groënlandais, auront avancé du nord au sud, où ils ont dû rencontrer les Norwégiens. Ainsi le Groënland aurait été peuplé successivement par les Américains et les Européens. Quoi qu’il en soit, on ignore les causes de la ruine des colonies de Norwége. On veut que la navigation ait été interrompue entre la Norwége et le Groënland par les périls et les obstacles dont la mer a couvert l’espace qui sépare ces terres. On ajoute que Marguerite, qui fut à la fois reine de Danemarck et de Norwège, vers l’an 1380, gêna d’abord le commerce du Groënland ; que n’ayant pas reçu les tributs qu’elle en attendait, elle en arrêta la navigation par des peines rigoureuses contre ceux qui l’entreprendraient sans sa permission ; et qu’enfin tous les voyages en cette terre, proscrite à tant de titres, cessèrent insensiblement par les guerres qui s’élevèrent entre le Danemarck et la Suède à la fin du quatorzième siècle. Dans le quinzième siècle, les Skrœllingers, ou sauvages du Groënland, désolèrent la colonie occidentale des Norwégiens, qui contenait, dit-on, quatre églises, et près de cent villages ou habitations. Quand ceux de la colonie orientale vinrent pour repousser les sauvages, ils ne trouvèrent dans le pays dépeuplé que du bétail, c’est-à-dire des bœufs et des brebis errant dans les campagnes, s’il est vrai que ces animaux aient pu vivre en un climat si froid, où l’on n’ose pas en transporter aujourd’hui. Mais qu’est devenue cette colonie orientale, où l’on comptait jusqu’à douze églises paroissiales et cent quatre-vingt-dix habitations ou villages ? Peut-être la mer aura-t-elle submergé tout à coup ces édifices et ces plantations ; ou bien, détournant vers cette côte le cours des glaces qui passent entre le Spitzberg et le Groënland, aura-t-elle rendu ce pays inabordable par l’orient. Il est probable que la nature y a fait elle-même une révolution qui aura rompu tous les liens et les moyens politiques de communication entre ces colonies et leur métropole. Voici tout ce qu’on rapporte au sujet de cette colonie orientale.

Un évêque d’Islande, vers le milieu du seizième siècle, poussé par la tempête à l’est du Groënland, vit, dit-il, sur le rivage, les habitans conduire leurs brebis et leurs agneaux. Mais comme c’était le soir, et que le vent le ramena tout à coup vers son île, on ne peut guère compter sur ce témoignage. Un négociant de Hambourg, qui, pour avoir été jeté trois fois sur les côtes du Groënland, fut surnommé le Groënlandais, dit qu’une fois ayant ancré dans une île déserte à la côte orientale de ce pays, il avait vu de là plusieurs îles habitées ; et que, s’étant approché d’une habitation, il y avait trouvé l’attirail d’un bateau et le cadavre d’un homme étendu la face contre terre, enveloppé dans ses habillemens, partie de drap et partie de cuir, avec un vieux couteau à ses côtés, que le Hambourgeois emporta en Islande par curiosité. »

Ajoutons à ces notices ce que Crantz a recueilli dans les meilleurs auteurs qui aient parlé du Groënland. L’un des plus consultés est Torfœus, historiographe du roi de Danemarck. C’est un Islandais, auteur d’un ouvrage intitulé l’ancien Groënland, Groënlendia antiqua. Quoiqu’il ne rapporte que des choses incertaines sur la côte orientale du Groënland, on doit les conserver, en attendant qu’elles soient démenties ou vérifiées par l’observation et par des mémoires plus authentiques des voyageurs. Cet historien a suivi, pour la description de cette côte inconnue, Yvar-Bioern, qui fut grand justicier de l’évêque du Groënland dans le quatorzième siècle. Cet auteur divise le vieux Groënland par le promontoire de Heriolfs, qui sépare cette côte orientale en deux parties. Ce géographe place ce cap au 63e. degré, et la carte de Crantz au 65e. Thorlak, évêque d’Islande au dix-septième siècle, dit que, sous ce promontoire, on trouve au nord le Skaga-Fiord, baie dont l’entrée est comme fermée par un banc de sable, mais qui laisse passage aux vaisseaux, et même aux baleines dans les hautes marées. Plus au nord-est, on place la baie appelée Ollom-Lengri, si longue, qu’on n’en connaît pas la fin : en sorte qu’on soupçonne que ce peut être un détroit qui rend à la baie de Disko. Celle d’Ollom-Lengri est parsemée de petites îles ou de marais, et de plaines couvertes de verdure. Torfœus dit qu’elle est située au 66e. degré. Au delà sont des déserts qu’on appelle Obydger, précédés au sud par la baie de Funkabuder. Derrière celle-ci s’élèvent à l’ouest dans les terres deux montagnes, dont lune s’appelle Blaaserken, c’est-à-dire, chemise bleue, à cause de la couleur de ses glaces ; et l’autre, Hvitserken, chemise blanche, parce que la glace en paraït moins foncée et plus claire, soit que cette différence vienne de la réflexion de la lumière, ou de ce qu’une de ces montagnes est couverte de glace, et l’autre de neige. Mais il faut bien constater leur existence avant de discuter leurs propriétés accidentelles. Quand un vaisseau se trouve à moitié chemin, entre le cap Snœfels, sur la côte occidentale de l’Islande, et le promontoire de Heriolfs, sur la côte orientale du Groënland, séparés par une distance de cent vingt lieues, on peut voir en même temps les montagnes de glace de ces deux régions.

En descendant du cap de Heriolfs à celui des États, on rencontre beaucoup d’îles, dont la plus considérable est celle de Kétil, remarquable autrefois, dit-on, par un couvent de moines de saint Augustin, et par deux paroisses. Ensuite vient l’île des Corbeaux, où étaient les religieuses de saint Olaüs. Plus bas au sud, on passe devant l’île de Rinsey, où se trouvent quantité de rennes et de la pierre ollaire dont les Groënlandais font des vases ou cuves qui contiennent jusqu’à dix ou douze tonnes : celles-ci sont d’une mesure ou grandeur qu’on ne définit pas. De cette description géographique, informe, incertaine, et fort contestée entre les écrivains qui traitent de l’ancien Groënland, il résulte que les habitations ou colonies des Norwégiens s’étendaient jusqu’au 65e. degré de latitude, soit à l’orient, soit à l’occident.

Torfœus dit, d’après un ancien livre islandais du douzième siècle, que le froid n’est pas aussi vif au Groënland, du moins sur la côte orientale, qu’en Islande et en Norwége ; mais que les orages y sont plus violens, quoique assez rares et peu dangereux. Cependant La Peyrère, qui fut secrétaire d’un ambassadeur de France dans les cours du Nord, et qui adressa, en 1645, à La Motte-le-Vayer une relation du Groënland, rapporte, d’après des annales danoises, qu’en 1308 il y eut au Groënland un orage dans lequel une église fut brûlée par le feu du ciel ; et que ce tonnerre fut suivi d’une tempête qui renversa les sommets de plusieurs rochers, d’où elle fit voler au loin comme une pluie de cendres. À cet événement succéda l’hiver le plus froid qu’on eût encore vu ; de sorte que la glace ne dégela point de toute l’année.

Du reste, il n’y a point d’accord dans les descriptions qu’on nous donne des productions et de la fécondité du vieux Groënland, ni de liaison et de suite dans les faits qui composent l’histoire des colonies de la Norwége établies en ce pays. On y voit que la religion chrétienne y eut un évêque dès le douzième siècle, et cet évêque des droits temporels qui occasionèrent le meurtre d’un seigneur tué par un autre dans un cimetière : voici le fait en abrégé. Un Norwégien de considération, qui s’appelait Arnbiœrn, accompagnant le premier évêque envoyé de la Norwége au Groënland, fut jeté par la tempête, avec deux vaisseaux, fort loin de cette terre, et ne reparut plus. Quelque temps après on trouva sur la côte un vaisseau qui avait fait naufrage. L’évêque en donna la cargaison à celui qui l’avait découvert, et le vaisseau à l’église. Dans la suite, Ausur, neveu d’Arnbiœrn, vint au Groënland redemander les effets et le vaisseau de son oncle. Einard, arrière-petit-fils de Leif, fils de cet Éric qui avait découvert le Groënland, Einar, qui avait juré de protéger le patrimoine de l’église, refusa à Ausur l’héritage d’Arnbiœrn. Le neveu se vengea de ce refus en faisant périr le vaisseau qu’il redemandait. Einar, provoqué par les reproches que lui faisait l’évêque d’avoir trahi son serment en laissant violer les droits de l’église, un jour qu’il sortait de l’office divin avec Ausur, qui ne se défiait de rien, l’assassina d’un coup de hache. Le meurtrier fut tué par les vengeurs d’Ausur. Guerre entre deux partis soulevés par la haine de deux familles ; beaucoup de sang versé de part et d’autre, mais surtout du côté de la faction d’Ausur. Enfin la paix fut faite, à condition que Sok, père d’Einar, paierait en argent le surplus des hommes tués dans la faction opposée à son fils.

Torfœus, qui rapporte ce fait, donne ensuite une liste de dix évêques du Groënland qui se succédèrent depuis l’an 1121 jusqu’à l’année 1343. Le baron de Holberg, dans son Histoire du Danemarck, en ajoute sept autres depuis cette dernière époque jusqu’à l’an 1408.

Crantz abandonne ici les ramas informes des historiens du Groënland pour chercher l’origine des habitans actuels de cette région. Il va d’abord dans la Vinlande, qui fut découverte par les Norvégiens, à peu près dans le même temps que le Groënland ; et cette Vinlande, dit-il, ne peut être que la côte de Labrador ou l’île de Terre-Neuve en Amérique. C’est de là, vraisemblablement, ou du Canada, que les Skrœlings, ou la race des sauvages actuels, entrèrent dans le Groënland vers le quatorzième siècle ; car ces sauvages ne pouvaient venir de l’Europe, à moins que ce ne fût par la Nouvelle-Zemble ou par le Spitzberg. Mais, depuis les découvertes qu’on a faites sur la mer Glaciale, on sait que ces terres ne sont point contiguës avec le Groënland. Il aurait donc fallu, pour passer de la Zemble ou du Spitzberg à la côte orientale du Groënland, traverser un grand espace de la mer Glaciale sur de petits canots, ou faire à pied ce long chemin de glace. D’ailleurs il n’y a pas autant de ressemblance entre la nation groënlandaise et les Samoïèdes ou les Ostiaques, qui habitent sur les côtes du nord et du nord-est de la mer Glaciale, qu’on en trouve entre ce même peuple et les Kalmouks, les Tongouses et les Kamtchadales situés au nord-est de la Tartarie. C’est vraisemblablement de ces derniers que les peuples de qui descendent les Groënlandais seront entrés dans l’Amérique, poussés les uns par les autres ; car l’Amérique est si voisine de l’Asie boréale, que, vers le 66e. degré, l’on n’a qu’un très-petit détroit à franchir de l’une à l’autre. En Amérique, ces Tartares auront couru d’île en île jusqu’au détroit de Davis, d’où le hasard les aura portés au Groënland. Crantz cite à l’appui de cette conjecture le témoignage d’un missionnaire de la congrégation des frères Moraves. Cet homme, très-instruit de la langue groënlandaise, fit en 1764 un voyage à la terre de Labrador, sous la protection de Hugues Palliser, gouverneur de Terre-Neuve. Il rencontra, le 4 septembre, environ deux cents sauvages, dont un le reçut d’abord assez mal. Mais quand il se fut aperçu que le missionnaire avait l’habillement du pays, et qu’il en parlait la langue, il appela les autres sauvages, en leur disant : « C’est un de nos amis. » Ils le conduisirent dans leurs cabanes, et le comblèrent d’amitiés, quoique les Européens l’eussent averti qu’il y aurait du risque pour sa vie à s’exposer seul parmi les sauvages. L’année suivante, ce missionnaire retourna chez eux avec Drachart, l’un de ses confrères, qui possédait encore mieux que lui la langue du Groënland. Ces deux Européens vérifièrent que ce langage ne différait pas plus de celui des Américains que les dialectes groënlandais du sud et du nord ne diffèrent l’un de l’autre ; or, ce n’est pas une différence aussi grande qu’entre le haut et le bas allemand.

Crantz ne dissimule pas qu’il y a de fortes objections à faire contre l’hypothèse qui suppose que les Norwégiens auront été chassés du Groënland par les sauvages Skrœlings, comme si cette petite nation faible et timide, après avoir fui de l’Amérique devant tous ses ennemis, avait pu vaincre les Norwégiens, ces braves enfans des conquérans de l’Europe entière. Mais il répond que les colonies de la Norwége, établies au Groënland, auront moins été dépeuplées par l’incursion des sauvages du nord que par cette terrible peste noire qui ravagea toute l’Europe en 1350, et que les Norwégiens eux-mêmes portèrent à leur colonie du Groënland. Cette épidémie attaqua dit-on non-seulement les hommes et les animaux, mais jusqu’à la racine des plantes. Cependant prenons garde qu’on ne confonde ici le ravage de cette peste avec le rude hiver de 1309, dont nous avons parlé plus haut, d’après la relation de La Peyrère, et qui dut faire périr tous les arbres. Quoi qu’il en soit des suites de ces deux fléaux séparés ou confondus, la mortalité diminua considérablement la population des colonies norwégiennes, et les affaiblit sans doute au point que le peu de monde qui leur restait fut obligé de céder le terrain aux sauvages, et de se retirer des côtes de l’ouest à celles de l’orient ; car Yvar-Bioern, cet homme de loi, qui écrivait au quatorzième siècle terminait sa relation du Groënland par ces mots : « Toute la côte occidentale est maintenant occupée par les Skœrlings. » Ainsi les colonies norwégiennes, d’ailleurs abandonnées de leur métropole, furent détruites par la famine et les sauvages, ou réduites à s’incorporer avec des nationaux issus ou venus de l’Amérique. Peut-être aussi se réfugièrent-elles dans des montagnes et des îles, pour y repasser de l’état social des peuples civilisés, à la misère et à l’indépendance d’une vie sauvage.

L’histoire ne peut suivre les traces de ces colonies perdues ou dispersées qu’à la faible lumière qu’on tire avec peine des courses et des récits des sauvages eux-mêmes. Crantz a recueilli quelques-unes de leurs relations, qui peuvent exercer l’esprit de conjecture au défaut de matériaux plus authentiques.

Un Groënlandais, appelé Koiake, qui habitait à soixante lieues du cap des États, sur la côte orientale, vint en 1752 voir quelques-uns de ses parens établis à Neu-Herrnhut, maison des frères Moraves, située à Bals-Fiord. Cet homme raconta qu’il avait logé chez lui l’hiver précédent deux Groënlandais, qui avaient fait avec un troisième une excursion ou un voyage de trois ans sur cette côte orientale. Ils s’étaient avancés jusqu’à un horizon que le soleil ne quittait point aux grands jours de l’été, éclairant même à minuit le sommet des montagnes ; ce, qui désigne les 66°. de latitude. En route, ils avaient été souvent obligés de mettre leur tente et leur canot sur un traîneau qu’ils faisaient tirer par des chiens ; ils côtoyaient toujours la terre, où la glace, moins forte que sur mer, fondait plus vite au soleil, et allait former sur les eaux une barrière impénétrable. Les habitans de ces bords sont plus gros que ceux de l’ouest : du reste, ils ont les cheveux noirs, la barbe longue, et le teint à peu près comme les Groënlandais, dont ils parlent la langue, en l’articulant d’un ton voisin du chant. Ce peuple est nombreux, et paraît doux. Mais les voyageurs dont on rapporte le récit n’osèrent pas entrer dans une baie assez belle, par la crainte des anthropophages qui l’habitaient. De tout temps les Groënlandais ont imaginé qu’il y avait de ces sortes d’hommes sur la côte inconnue de leur pays. « Au commencement, dit Koiake, ils mangèrent de la chair humaine dans une famine extraordinaire occasionée par un hiver excessivement rigoureux. Quand ils en eurent goûté, bientôt ils s’en firent une habitude ; en sorte qu’ils gardent de cette chair coupée en morceaux dans leurs provisions, et qu’ils la mangent comme la chair de phoque, c’est-à-dire, crue, et souvent corrompue par la gelée. Mais ils ont l’attention de ne tuer pour leur nourriture que des vieillards et de jeunes orphelins, parce qu’ils sont inutiles, épargnant préférablement leurs chiens, dont ils tirent de grands services. Ils sont vêtus de peaux, mais grossièrement jointes, faute d’aiguilles, car ils n’ont pas de fer ; aussi sont-ils bien contens quand ils trouvent quelques clous dans les planches et les bois flottans que le naufrage ou les courans jettent sur leurs rivages. Jamais ils n’ont vu de vaisseaux, et leurs bateaux ne vont point à la voile. »

Un facteur des colonies danoises m’a fait, dit Crantz, le récit suivant au sujet des habitans de la côte orientale. En 1757, un Groënlandais du sud nous rapporta qu’il tenait de quelques personnes du pays qui avaient voyagé vers l’orient qu’on y trouvait dans une baie, entre des montagnes, un peuple qui tous les printemps venait sur la côte. Il est si nombreux, et d’ailleurs si cruel, qu’à son approche tous les Groënlandais fuient dans des îles sur leurs canots. Ce peuple, qui ne peut les suivre faute de bateaux, leur décoche une grêle de flèches (car il marche toujours le carquois sur le dos), et ruinant leurs habitations, il emporte dans ses montagnes tout ce qu’il a pillé.

Si l’on pouvait ajouter quelque confiance à ces récits, qui sont évidemment exagérés par les frayeurs populaires si naturelles à l’esprit humain, il y aurait lieu de conjecturer que tous ces peuples sauvages, qu’on prétend avoir trouvés sur la côte orientale du Groënland, descendent des restes et des débris des colonies norwégiennes, qui ont conservé une haine héréditaire contre les indigènes.

Un autre facteur, très-curieux d’interroger les Groënlandais sur la nature de leur pays, et capable de réduire aux justes bornes de la vraisemblance toutes les descriptions fabuleuses et contradictoires, m’a raconté, dit encore Crantz, les particularités qu’on va lire.

Les Groënlandais occidentaux qui doublent le cap des États sont arrêtés au bout de quelques jours de navigation par un golfe si rempli de glaces, que, jointes au courant qui les entraîne dans la mer, elles empêchent les bateaux d’aller plus avant. « J’ai des raisons de croire (c’est le facteur qui parle) que ce golfe rend dans le détroit de Frobisher, qui, après avoir été jadis navigable, s’est trouvé depuis un temps immémorial entièrement fermé par les glaces. Ce détroit peut avoir environ cent ou cent vingt lieues de longueur. » Au-dessus est le vieux Groënland, ce pays perdu, qui ne vaut peut-être pas la peine d’être retrouvé. En 1751, deux Groënlandais passèrent le golfe des Glaces, et le repassèrent. Pendant les années 1756, 58, 60 et 61, quelques habitans de la côte orientale vinrent jusqu’au cap des États pour trafiquer avec ceux de l’ouest. Ils sont trois mois à venir, et s’en retournent peu de jours après, pourvus de ce qui leur manquait. Les Groënlandais du Statenboek disent que ce peuple doit venir de bien loin, et il l’appellent Nort-landais, ou septentrional, pour le distinguer d’eux-mêmes qui se nomment Sud-landais, ou méridionaux. Ce sont des sauvages sans culture ni morale, auprès desquels les Groënlandais de l’ouest se regardent comme un peuple policé ; mais ils n’ont jamais entendu parler des Norwégiens, ni de leurs églises, ni de leurs colonies : c’est qu’ils n’habitent que des îles où ils sont bloqués par les glaces. Cependant ils n’ont point vu de glaces flottantes depuis trois ou quatre ans. Ils en sont plus étonnés que nous, qui n’en avons point eu depuis 1756 jusqu’en 1762 ; mais la mer leur a charrié beaucoup plus de bois flottant qu’à l’ordinaire. Ce peuple ne demande que du fer et des os. C’est pour en avoir qu’ils entreprennent depuis dix ans des voyages très-périlleux. Ils apportent des peaux de renard, de phoque, des cuirs, des chaudières de pierre ollaire, qu’ils donnent sans compter, comme ils prennent ce qu’on leur rend en échange, regardant avec curiosité le linge, les étoffes de laine ou d’autres marchandises étrangères, mais sans paraître s’en soucier.

Voilà tout ce qu’on a pu recueillir de plus certain ou de moins fabuleux sur la côte orientale du Groënland. Que n’a-t-on pas fait pour la retrouver ! Frédéric ii, roi de Danemarck, après un siècle d’interruption de toute espèce de commerce ou de voyage au Groënland, y envoya en 1578 le fameux navigateur Heinson, qui découvrit à la vérité ce pays, mais de loin, et sans y aborder, quoique la saison fût belle et le vent favorable. Un rocher magnétique, dit-il, caché sous les eaux, d’autres disent le rémora, arrêta son vaisseau tout à coup, et l’empêcha d’aller plus avant. Mais le véritable rémora, ce fut la crainte des glaces, ou la force du courant qui le repoussèrent ; et le désir de revoir sa patrie fut sans doute l’aimant qui l’attira en arrière.

Martin Frobisher, qui retourna pour la seconde fois au Groënland en 1578, n’y put, dit-on, retrouver le détroit qu’il y avait découvert deux ans auparavant, et qui portait son nom ; cependant il en fut dédommagé par la découverte d’un autre. Mais ce nouveau détroit est plutôt à l’entrée de la baie d’Hudson. On ne peut déterminer rien de bien précis par la carte de sa route où les latitudes sont très-confusément marquées. Ses relations d’ailleurs présentent des faits si peu compatibles et si mal liés, qu’elles jettent à tout moment le lecteur bien loin du Groënland, où elles prétendent l’attacher.

On a tenté, sous le règne de Christian iv, roi de Danemarck jusqu’à cinq voyages au Groënland. En 1605, l’amiral danois Lindenau, ayant fait voile vers cette terre perdue, ancra d’abord à la côte orientale, d’où il enleva six habitans sur son bord. Jean Knight, navigateur anglais, parti sur un vaisseau danois, monta jusqu’au détroit de Davis, où il trouva des hommes plus sauvages que ceux de l’orient. Il en fit prendre quatre des mieux faits. L’un de ces malheureux devint si enragé de se voir pris, dit La Peyrère, que les Danois, ne pouvant le traîner, l’assommèrent à coups de crosse de mousquet ; ce qui fit peur aux trois autres, qui se laissèrent emmener. L’année suivante, Lindenau retourna du Danemarck au détroit de Davis, avec les sauvages qu’avait pris Jean Knight. Dans le premier endroit où il aborda, les habitans n’osèrent pas s’aboucher avec les gens de son vaisseau. Dans un second mouillage, les sauvages se mirent en posture de défense. Il prit encore terre en un troisième endroit de la même côte, et l’un de ses gens ayant tenté de descendre pour attirer les sauvages par des présens, ils le tuèrent et le mirent en pièces à coups de couteau, pour se venger de la mort d’un des quatre qu’on avait enlevés l’année précédente.

Les Groënlandais amenés à Copenhague sur les deux vaisseaux expédiés en 1605 eurent le sort le plus déplorable : deux y périrent de chagrin, après avoir tenté de s’enfuir sur des canots dans leur pays, vers lequel ils tournaient sans cesse des regards tristes et languissans, avec de profonds soupirs. Deux autres prirent aussi la fuite ; on en rattrapa un qui fut ramené à Copenhague. On remarqua qu’il pleurait amèrement toutes les fois qu’il voyait un enfant dans les bras de sa mère ; d’où l’on augura qu’il devait avoir lui-même une femme et des enfans quand il fut enlevé de son pays. Deux de ces sauvages vécurent dix ou douze ans avec les Danois, qui les employèrent à la pêche des perles dans le Jutland. L’un mourut de froid dans cet exercice, et l’autre de chagrin d’avoir perdu son compagnon.

En 1636, une compagnie de marchands de Copenhague équipa deux vaisseaux pour le Groënland : ils y enlevèrent encore deux sauvages. Quand on fut en pleine mer pour s’en retourner, on voulut les laisser aller sur le tillac : ces malheureux se jetèrent dans l’eau, et probablement se noyèrent en voulant regagner les bords de leur terre natale. Ces mêmes vaisseaux revinrent chargés d’un sable qu’on avait pris pour de l’or à la couleur et au poids : mais ce sable, mis au creuset par les orfèvres de Copenhague, n’étant trouvé bon à rien, fut jeté dans la mer : et le capitaine qui en avait fait charger les vaisseaux tomba dans la disgrâce du grand-maître du royaume, qui était à la tête de l’entreprise, et il mourut de chagrin. Après neuf ou dix voyages faits depuis le commencement du dix-septième siècle jusqu’en 1674 pour découvrir le Groënland en tout ou en partie, et pour y former des établissemens, les Danois se dégoûtèrent de ces tentatives inutiles, et ne pensèrent plus à cette terre ingrate qui semblait se dérober à leurs poursuites.

Enfin Égède, pasteur de Vogen, en Norwége, poussé par un zèle de religion plus fort et plus puissant que la cupidité, ramena les vues du ministère de Danemarck vers ce pays, qui présentait à la couronne une branche de commerce à établir, et au missionnaire des âmes à conquérir. Il faut entendre parler ce religieux pasteur pour mieux juger du mérite de son entreprise, par les motifs, les obstacles et les moyens qui servirent à en rehausser le prix et l’importance.