Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome XXII/Cinquième partie/Livre I/Chapitre XVII

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CHAPITRE XVII.

Anson.

Le motif de cette fameuse expédition a été le même qui avait conduit tant de fois les Anglais dans le grand Océan, l’espérance d’affaiblir l’Espagne en attaquant cette couronne à la source de son opulence.

L’escadre anglaise mit à la voile le 18 septembre 1740, composée de cinq vaisseaux de guerre, d’une chaloupe armée, et de deux bâtimens de transport pour les vivres. Le vaisseau monté par Anson se nommait le Centurion. Divers embarras étrangers à l’entreprise, et l’obstacle continuel des vents contraires, lui firent employer quarante jours pour se rendre à l’île de Madère, quoique souvent ce trajet n’en prenne pas plus de dix ou douze. Anson apprit du gouverneur de cette île qu’on y avait vu depuis quelques jours, à peu de distance des côtes, sept ou huit vaisseaux de ligne qu’on avait pris pour des vaisseaux français ou espagnols. Il ne douta point que cette flotte ne fut destinée à le traverser, et la suite des événemens le convainquit que c’était l’escadre espagnole qui était commandée par don Joseph Pizarro.

San-Iago, une des îles du cap Vert, était le premier rendez-vous donné par Anson aux vaisseaux de son escadre, si quelque accident venait à les séparer ; mais en partant de Madère, le 3 novembre, il considéra que la saison était déjà fort avancée ; et, pour ne pas s’exposer à de nouveaux retardemens, il nomma, au lieu de San-Iago, l’île de Sainte-Catherine, sur la côte du Brésil.

Le 20 novembre, après avoir congédié un des navires d’avitaillement, qui fut pris par les Espagnols en voulant se rendre aux Barbades, les capitaines de l’escadre représentèrent au commandant qu’ils avaient quantité de malades à bord. On n’y trouva point d’autre remède que de faire six ouvertures à chaque vaisseau pour donner plus de passage à l’air sous les ponts : d’où l’auteur prend occasion de faire sentir par des réflexions fort justes combien il est important de veiller à la conservation de la vie et de la santé des gens de mer, et d’encourager ceux qui proposent de nouvelles méthodes pour rafraîchir et purifier l’air dans les vaisseaux.

On passa la ligne le 28 novembre à 27° 59′ de longitude occidentale de Londres : on se trouva le 10 du mois suivant au bord des fameux bancs que la plupart des cartes nomment Abrolhos.

Les maladies qui se faisaient ressentir sur tous les vaisseaux de l’escadre, et qui sont ordinaires dans ces climats chauds, étaient des fièvres ardentes, mal terrible, non-seulement dans ses premiers symptômes, mais dans ses restes mêmes, qui sont très-souvent mortels pour les convalescens. Ils en conservent ordinairement une dysenterie opiniâtre, et des ténesmes qui les empêchent long-temps de reprendre leurs forces. Ce mal croissant de jour en jour, les Anglais se crurent fort heureux, le 18 décembre, d’avoir découvert la terre du Brésil, et de toucher à l’île de Sainte-Catherine, qui offre un lieu de relâche et de rafraîchissement aux vaisseaux qui veulent se rendre dans le grand Océan.

La saison, qui devenait de jour en jour moins favorable pour doubler le cap de Horn, faisait souhaiter impatiemment aux Anglais de remettre à la voile. Diverses réparations nécessaires à l’escadre les retardèrent jusqu’au 18 janvier. En partant de l’île Sainte-Catherine, ils quittaient le dernier port ami où ils s’étaient proposé de toucher, et le reste de leur course ne leur offrait plus que des côtes ennemies ou désertes, dont ils ne pouvaient espérer aucun secours. D’ailleurs, en tirant vers le sud, ils allaient vers des climats orageux, où la crainte des tempêtes et le seul danger d’être dispersés exigeaient de grandes précautions. Après avoir réglé les rendez-vous, Anson, considérant qu’il pouvait arriver à son propre vaisseau, ou de se perdre, ou d’être mis hors d’état de doubler le cap de Horn, commença par établir que l’une ou l’autre de ces disgrâces ne ferait point abandonner le projet de l’expédition. Les instructions des capitaines portaient qu’au cas de séparation, le premier rendez-vous serait la baie on le port de Saint-Julien. Ils devaient charger autant de sel qu’il leur serait possible pour leur propre usage et pour celui de l’escadre ; et si, dans l’espace de dix jours, ils n’étaient pas joints par leur chef, ils devaient continuer la route par le détroit de Le Maire, doubler le cap de Horn, et passer dans le grand Océan, où le premier rendez-vous était fixé à l’île de Nuestra-Señora del Socoro. Ils devaient croiser dans ce parage aussi long-temps que leurs provisions de bois et d’eau le permettraient. Lorsqu’elles viendraient à manquer, ils devaient relâcher dans l’île ; ou, s’ils n’y trouvaient pas de bon mouillage, et que le temps fût trop rude pour leur permettre de faire des bordées, ils devaient gagner promptement l’île de Juan Fernandès. Après avoir fait du bois et de l’eau dans cette île, si, pendant cinquante-six jours qu’ils devaient y employer à croiser au large, ils n’avaient pas de nouvelles du chef de l’escadre, ils pourraient conclure qu’il lui était arrivé quelque accident, reconnaître pour leur commandant le principal officier des vaisseaux rassemblés, et regarder comme leur devoir de causer tout le mal possible aux Espagnols par mer et par terre. Dans cette vue, ils ne devaient quitter ces mers qu’après avoir épuisé leurs provisions et celles qu’ils pouvaient prendre sur l’ennemi, avec la précaution néanmoins de s’en réserver assez pour se rendre dans la rivière de Canton, en Chine, d’où ils se hâteraient de retourner en Angleterre.

Le lendemain du départ et jusqu’au 23, on eut des alternatives de bon et de mauvais temps, qui furent suivies d’une violente tempête ; mais tous les vaisseaux de l’escadre se rejoignirent heureusement, à l’exception de la Perle, qui ne reparut qu’un mois après, et qui était échappée à la chasse de cinq gros vaisseaux espagnols. Cette nouvelle aurait empêché l’escadre de relâcher au port de Saint-Julien, si l’on n’y avait été forcé par la nécessité de se radouber. On mouilla dans cette baie le 19 au soir. Les observations des Anglais confirment ce que les voyageurs précédens avaient dit de cette côte.

On donne le nom de Terre des Patagons à cette partie de l’Amérique méridionale qui est au sud des établissemens espagnols, et qui s’étend depuis ces colonies jusqu’au détroit. La partie orientale de ce pays est remarquable par une propriété qu’on ne connaît dans aucune autre partie du globe terrestre ; quoique tout le pays qui est au nord de la Plata soit rempli de bois et d’arbres de haute futaie, tout ce qui est au sud de cette rivière est absolument dépourvu d’arbres, à l’exception de quelques pêchers que les Espagnols ont plantés dans le voisinage de Buénos-Ayres. Sur toute cette côte, qui a quatre cents lieues de longueur, et aussi loin que les découvertes ont pu s’étendre, on ne trouve que des broussailles dispersées. Mais si ce pays manque de bois, il abonde en pâturages. Le terrain en est sec, léger et graveleux, entremêlé de grands espaces stériles, et de touffes d’une herbe forte et longue, qui nourrit une immense quantité de bétail. Les Espagnols qui se sont établis à Buénos-Ayres, ayant apporté des vaches et des taureaux d’Europe, ces animaux s’y sont tellement multipliés, que personne ne daigne s’en attribuer la propriété. Ils sont devenus la proie commune des chasseurs, qui les tuent par milliers, pour en prendre uniquement les cuirs et le suif : cette chasse est singulière. Les habitans du pays, Espagnols ou Indiens, sont excellens cavaliers, et l’arme qu’ils emploient contre les vaches et les taureaux sauvages est une espèce de lance dont le fer a son tranchant perpendiculaire au bois. Ils montent à cheval pour leur chasse ; ils environnent la bête, et celui qui peut lui gagner la croupe se hâte de lui couper le jarret. Elle tombe ordinairement du premier coup. Les chasseurs la laissent dans le même lieu pour en suivre une autre. Quelquefois une seconde troupe de cavaliers marche sur leurs traces pour écorcher les bêtes tuées ; mais la plupart aiment mieux les laisser languir jusqu’au lendemain, dans l’idée que les douleurs qu’elles souffrent font crever les vaisseaux lymphatiques, et les rendent plus faciles à écorcher. L’auteur assure que les prêtres se sont déclarés contre ce cruel usage ; et si sa mémoire ne le trompe, dit-il, ils ont porté le zèle jusqu’à excommunier ceux qui la pratiquent ; mais ils n’ont pu le déraciner.

Quoiqu’on détruise un grand nombre de ces animaux dans la seule vue d’en tirer le suif et les cuirs, on en prend aussi de vifs pour l’agriculture et d’autres usages. C’est une autre chasse qui demande beaucoup d’adresse. On se sert d’une espèce de lacs composés d’une forte courroie de cuir longue de plusieurs brasses, et terminée en nœud coulant. Les chasseurs, montés à cheval, tiennent de la main droite le nœud coulant de ces lacs, dont le bout opposé est attaché à la selle ; et lorsqu’ils sont à la distance qui convient, ils jettent ce nœud, dont ils manquent rarement de serrer les cornes de la bête. Elle fuit ; mais le cavalier la suit avec tant de vitesse, que le lacs n’est jamais trop tendu. Pendant cette course, un autre chasseur jette son nœud aux jambes de derrière de l’animal ; et dans l’instant qu’il les saisit, les deux chevaux dressés à ce manége tournent de différens côtés, et tendent les deux lacs dans une direction contraire : il en résulte une secousse qui renverse l’animal. Les chasseurs s’arrêtent ; de sorte que les deux lacs demeurent toujours tendus. Alors le plus fier taureau se trouve hors d’état de résister : on met pied à terre ; on le lie avec tant de force et de soin, qu’il devient facile de le conduire. Les chevaux et les tigres même se laissent prendre par cette méthode. L’auteur, naturellement peu crédule, aurait eu peine à se le persuader, s’il n’en avait été convaincu par le témoignage de tous ceux qui ont fait quelque séjour à Buénos-Ayres. Avec le suif et les cuirs on prend quelquefois aussi la langue des vaches qu’on a tuées. Le reste est abandonné à la pouriture, ou plutôt aux animaux voraces, surtout aux chiens sauvages, dont le nombre est prodigieux dans ces contrées. On les croit de race espagnole, et descendus de chiens domestiques qui n’ont pas eu d’empressement pour rejoindre leurs maîtres, dans un pays où l’abondance des charognes leur offrait sans cesse de quoi vivre. Ces chiens, qu’on rencontre quelquefois par milliers, n’empêchent pas la multiplication du bétail, parce qu’il ne va jamais qu’en hordes très-nombreuses, qu’ils n’osent attaquer. Ils se réduisent à faire leur proie des bêtes abandonnées par les chasseurs ou séparées du troupeau par quelque accident.

Les chevaux sauvages du pays, qui ne sont pas en moindre nombre que les taureaux et les vaches, tirent aussi leur origine d’Espagne. Quoiqu’en général ils soient excellens, leur multitude et la facilité de les prendre en rendent le prix si vil, que, dans un pays où l’argent est extrêmement bas et toutes les marchandises fort chères, les meilleures ne se vendent qu’un écu. On ignore jusqu’où ce bétail et ces chevaux s’étendent du coté du midi ; mais il y a lieu de croire qu’ils errent quelquefois jusqu’aux environs du détroit de Magellan ; et l’on ne doute point qu’avec le temps ils ne remplissent une si vaste étendue de pays. Les vaisseaux qui relâcheront sur cette côte en tireront d’autant plus d’avantage que la chair des chevaux même est une excellente nourriture. Malheureusement la côte orientale des Patagons semble manquer d’eau douce, principal rafraîchissement qu’on cherche dans les voyages de long cours. La terre y paraît imprégnée de sel et de nitre ; et les eaux courantes, aussi-bien que les mares, n’y fournissent guère que de l’eau saumâtre. Cependant, avec une recherche plus exacte, on ne doit pas désespérer d’en trouver d’autre.

Le pays est peuplé d’un grand nombre de vigognes ou guanacos ; mais ils y sont si défians et si légers à la course, qu’il n’est pas aisé d’en prendre. On trouve sur la côte d’immenses troupeaux de phoques et une grande variété d’oiseaux de mer, dont les plus singuliers sont les pingoins ou manchots. Les habitans sont rares sur cette côte orientale. Jamais on n’y en a vu plus de deux ou trois à la fois, et les Anglais de l’escadre n’en aperçurent pas un seul pendant leur séjour au port de Saint-Julien. Ils sont néanmoins en grand nombre vers Buénos-Ayres, et souvent d’incommodes voisins pour les Espagnols ; mais à cette hauteur le climat est plus doux, les perspectives plus variées, et les terres plus étendues. Le continent y a trois ou quatre cents lieues de largeur ; au lieu qu’à la hauteur du port de Saint-Julien il n’y en a guère plus de cent. Ce ne sont peut-être que les habitans de la côte occidentale ou des environs du détroit qui s’approchent de la côte orientale.

L’escadre partit de Saint-Julien le vendredi 27 février. Le 4 mars elle eut la vue du cap des Vierges, à l’embouchure du détroit de Magellan. Quoique bas et plat, il se termine en pointe. Les Anglais trouvèrent ici ce que les observations ne cessèrent pas de leur confirmer ; c’est que, sous ces latitudes avancées vers le sud, le beau temps est toujours de courte durée, et que, lorsqu’il est extrêmement beau, il devient présage de tempête. Le calme de la soirée se termina par une nuit très-orageuse. En gouvernant au sud, on découvrit le lendemain, pour la première fois, la Terre du Feu. Cette vue n’offre que des montagnes d’une hauteur étonnante et couvertes de neige. On suivit la côte pendant tout le jour. Le lendemain on vit le détroit de Le Maire.

Quelque affreux que soit l’aspect de la Terre du Feu, celui de la Terre des États a quelque chose encore de plus horrible. Il n’offre qu’une suite de rochers inaccessibles, hérissés de pointes aiguës d’une hauteur prodigieuse, couverts d’une neige éternelle, et ceints de précipices. Plusieurs de leurs pointes paraissent suspendues d’une manière étonnante. Les rocs qui leur servent de bases ne semblent séparés les uns des autres que par des crevasses qu’on croirait formées par des tremblemens de terre. Leurs côtes sont presque perpendiculaires ; enfin l’imagination ne peut rien se représenter de plus triste et de plus sauvage que cette côte.

Le jour même où l’escadre avait découvert l’embouchure du détroit, elle profita d’un beau temps et d’un vent frais pour y entrer ; et quoique sa longueur soit d’environ huit lieues, elle le passa heureusement à la faveur d’une forte marée. C’est là que finit l’Océan atlantique, et que le grand Océan commence. Ainsi les Anglais, ne se représentant plus qu’une mer ouverte entre eux et les riches contrées auxquelles ils aspiraient, se formaient déjà des projets de bonheur fondés sur toutes les richesses du Chili et du Pérou. Quoique l’hiver vint à grands pas, le ciel était fort brillant ; et ce jour leur parut le plus beau dont ils eussent joui depuis leur départ. Telle était leur situation avant la fin de mars. Mais ils n’étaient pas hors du détroit, que toutes leurs espérances faillirent d’être ensevelies avec eux dans les flots.

Avant que les derniers vaisseaux de l’escadre eussent débouqué, ils essuyèrent une tempête si violente, qu’elle leur fit douter si l’entreprise de doubler le cap de Horn n’excédait pas leurs forces. Ils avaient traité de chimères ou d’exagérations les difficultés dont ils avaient vu la peinture dans plusieurs navigateurs qui les avaient précédés ; mais les dangers qu’ils eurent à combattre pendant les trois jours suivans leur parurent au-dessus de tout ce qu’on avait jamais éprouvé. Quelques traits de cette étrange description jetteront ici de la variété. « Depuis la tempête qui nous accueillit au débouquement, nous eûmes, dit Anson, une suite continuelle de temps orageux, qui fit avouer à nos marins les plus expérimentés que tout ce qu’ils avaient appelé tempête n’était rien en comparaison. Elles élevaient des vagues si hautes et si courtes, qu’on ne voit rien de semblable dans aucune mer connue. Ce n’était pas sans raison que nous frémissions continuellement. Une seule vague qui se serait brisée sur notre vaisseau nous aurait coulés à fond. Elles causaient d’ailleurs un roulis si violent, qu’on était dans un danger continuel d’être brisé contre le tillac ou contre les côtés du vaisseau. Nous eûmes quelques gens de tués par ces accidens, et d’autres fort blessés. Un de nos meilleurs matelots fut jeté hors du bord et se noya ; un autre se disloqua le cou. Un troisième fut jeté dans l’écoutille, et se cassa la cuisse. Un de nos contre-maîtres se cassa la clavicule en deux endroits. Ce qui contribue à rendre ces tempêtes plus dangereuses, c’est leur inégalité et les intervalles trompeurs qui les séparent. Elles étaient accompagnées de pluie froide et de neige qui couvraient nos manœuvres de glace et gelaient nos voiles, ce qui rendait les unes et les autres si cassantes, qu’elles ne pouvaient résister au moindre effort. Nos gens en avaient les membres engourdis. À quelques-uns, les pieds et les mains gelèrent et furent attaqués par la gangrène, etc. »

Il y avait sept semaines qu’on était battu de ces effroyables tempêtes, et troublé par les plus cruelles inquiétudes. Presque tous les vaisseaux avaient donné des signaux de détresse. Les uns avaient perdu leurs vergues, d’autres une partie de leurs mâts. Cependant, vers la fin de mars, on se flatta de voir bientôt la fin de tant de maux, parce que, suivant l’estime, on se crut à 10° à l’ouest de la Terre du Feu ; et comme cette distance est double de celle que les navigateurs jugent nécessaire pour compenser l’effet des courans de l’ouest, on se croyait bien avancé dans le grand Océan, et l’on s’efforçait depuis long-temps de gouverner au nord. Le 13 avril on n’était que d’un degré en latitude au sud de l’embouchure occidentale du détroit de Magellan. Les espérances augmentèrent ; mais on faillit de les payer bien cher. La nuit suivante, toute l’escadre aurait échoué sur cette côte, si le temps, qui avait été fort embrumé, ne se fût assez éclairci pour faire découvrir la terre à deux milles. Heureusement la lune fit voir sa lumière, et le vent permit de porter au sud. Par la latitude de cette terre on jugea que c’était une partie de la Terre du Feu, peu éloignée d’un débouquement méridional du détroit de Magellan. Il parut fort étonnant aux Anglais que les courans les eussent jetés si loin à l’est. Toutes leurs estimes les supposaient de plus de 10° à l’ouest de cette terre. Au lieu de 19° de longitude, qu’ils croyaient avoir courus, il se trouvait qu’ils n’en avaient pas fait la moitié. Ainsi, loin d’entrer, comme ils s’en étaient flattés, dans un climat plus doux et dans des mers plus tranquilles, ils se virent obligés de se rapprocher du pôle et de lutter encore contre ces terribles vents d’ouest dont ils avaient tant éprouvé la fureur. Les maladies commençaient à se répandre ; de jour en jour la mortalité augmentait sur chaque bord ; et, pour dernier découragement, l’escadre était fort diminuée depuis trois jours, par la séparation de deux de ses principaux bâtimens, le Severn et la Perle. On ne les revit plus. L’opinion générale fut qu’ayant été moins favorisés que les autres par le vent et par la lune, ils avaient fait naufrage sur la côte.

On fit route au sud-ouest avec un très-beau temps qui dura jusqu’au 24. Mais au delà des 60° de latitude sud, et suivant l’estime à à l’ouest du cap Noir, on retomba dans des agitations si violentes, que le chef d’escadre perdit de vue ses quatre autres vaisseaux, qui, malgré les plus terribles orages, n’avaient pas cessé jusqu’alors de l’accompagner. Il ne les revit qu’à son arrivée à Juan Fernandès ; et pendant le reste du mois d’avril, ayant porté au nord depuis le 22, il continua d’être maltraité par les vents, jusqu’au dernier du mois, que, se trouvant à 52° 13′ de latitude, c’est-à-dire au nord du détroit de Magellan, il se crut assuré d’avoir achevé son passage, et d’être près d’entrer dans le grand Océan. Cependant ses souffrances ne firent qu’augmenter, non-seulement par le scorbut, qui causa de cruels ravages parmi ses gens, mais encore par les plus facheux obstacles de la navigation, qui lui firent manquer d’abord l’île de Socoro, premier rendez-vous ; ensuite la hauteur de Valvidia, où le second rendez-vous avait été marqué. Il fait une triste peinture de sa situation jusqu’au 9 de juin, qu’il découvrit à la pointe du jour l’île de Juan Fernandès. Il avait perdu soixante-dix à quatre-vingts hommes : il manquait d’eau, et le reste de son équipage était si affaibli par la maladie et le travail, qu’il ne lui restait pas dix matelots en état de faire le service.

La vue de la terre fut un spectacle charmant pour les malades. Comme il fallut côtoyer l’île à quelque distance pour trouver la baie, qui est au côté septentrional, l’impression que firent sur eux des vallées charmantes par leur verdure et par les sources dont elles sont remplies, ne peut être représentée. Quoiqu’ils y eut dans l’île une grande abondance d’excellentes plantes, ceux qui furent envoyés d’abord à terre n’ayant pas eu le bonheur d’en trouver assez tôt, se hâtèrent d’apporter à bord de l’herbe commune ; cet aliment fut dévoré avec une avidité incroyable. On mouilla le lendemain dans la baie ; et dès le même jour on découvrit une voile qu’on reconnut bientôt pour le Tryal, un des vaisseaux de la flotte. Il
n’avait pas été moins maltraité que celui du chef d’escadre.

Après les soins qui furent rendus aux malades, la première occupation de ceux qui jouissaient d’un reste de santé fut de reconnaître toutes les parties de l’île pour se mettre en état d’en faire une description un peu détaillée. Anson, qui rapportait toutes ses vues à l’utilité de la navigation, avait appris par sa propre expérience combien ces lumières étaient importantes ; car son incertitude sur la vraie position de l’île la lui avait fait manquer le 15 mai, lorsqu’il en était fort proche. Il s’en était éloigné pour retourner mal à propos vers l’est, et cette erreur lui avait coûté la perte de quantité d’hommes.

Il fit examiner soigneusement les rades et les côtes, avec ordre de ne négliger aucune observation.

La partie septentrionale de l’île est montagneuse et boisée ; le terrain y est léger, et si peu profond, qu’on y voit souvent mourir ou tomber par le moindre choc de grands arbres qui manquent de racines. Un matelot de l’équipage, parcourant une montagne à la chasse des chèvres, saisit un arbre qui était à la pente, pour l’aider à monter ; l’arbre cédant, il roula de la montagne ; et, s’étant accroché dans sa chute à un autre arbre d’une grosseur considérable, qui fut déraciné comme le premier, il fut écrasé par le choc des rochers.

La partie méridionale est sèche, pierreuse et sans arbres, mais basse et fort unie en comparaison de la partie septentrionale. Jamais aucun vaisseau n’y aborde, parce que la côte en est fort escarpée, et qu’outre la rareté de l’eau douce, on y est exposé au vent du sud, qui y règne presque toute l’année, particulièrement en hiver. Les arbres qui croissent dans les bois, au nord de l’île sont presque tous aromatiques et de plusieurs sortes ; mais il n’y en a point d’assez forts pour fournir de gros bois de charpente, à l’exception du myrte, qui est le plus grand arbre de l’île, et qui ne donne pas néanmoins des pièces de plus de quarante pieds de hauteur. Sa tête est ronde comme si elle avait été régulièrement taillée. Une espèce de mousse qui croît sur l’écorce approche de l’ail par l’odeur et le goût.

Les Anglais trouvèrent presque tous les végétaux qui passent pour souverains contre le scorbut de mer, tels que du cresson, du pourpier, d’excellente oseille, et une prodigieuse quantité de navets et de raves. La partie verte des navets leur paraissait plus agréable que les racines mêmes, qui étaient souvent cordées. Ils trouvèrent aussi beaucoup d’avoine et de trèfle. Les palmites excitèrent peu leur friandise, parce qu’étant presque toujours sur le bord de quelque précipice, ou dans d’autres lieux escarpés, il fallait couper un arbre entier pour avoir un seul chou. En général, la douceur du climat et la bonté du terroir rendent cette île excellente pour toutes sortes de végétaux. La terre n’y demande que d’être un peu remuée, pour se couvrir presque aussitôt de navets et de raves. Anson, qui s’était pourvu d’une grande variété de semences potagères, et de noyaux de différentes sortes de fruits, fit semer des laitues, des carottes, et mettre en terre des noyaux de prunes, d’abricots et de pêches. Ce soin ne fut pas inutile, du moins à l’égard des fruits. Il apprit dans la suite que, depuis son passage, on avait découvert dans l’île un grand nombre de pêchers et d’abricotiers, qu’on n’y avait jamais vus jusqu’alors.

Les bois, dont la plupart des montagnes escarpées sont couvertes, étaient sans broussailles qui en fermassent le passage ; et la disposition irrégulière des hauteurs et des précipices, dans la partie septentrionale, contribuait par cette raison à former un grand nombre de belles vallées, arrosées de ruisseaux, dont la plupart formaient des cascades de différentes formes. Dans quelques-unes, l’ombre des bois voisins, l’odeur admirable qui en sortait, la hauteur des rochers qui paraissaient comme suspendus, et la quantité de ces cascades, dont l’eau était fort transparente, composaient ensemble un séjour aussi délicieux qu’on en connaisse peut-être sur la terre. Achevons cette description dans les termes de l’auteur. « Ce qu’il y a de certain, dit-il, c’est que la simple nature surpasse ici toutes les fictions de la plus riche imagination. Il n’est pas possible de représenter par des paroles la beauté du lieu où le chef d’escadre fit dresser sa tente, et qu’il choisit pour sa demeure. C’était une clairière de médiocre étendue, éloignée du bord de la mer d’un demi-mille, et située dans un endroit dont la pente était extrêmement douce. Il y avait au-devant de sa tente une large avenue coupée à travers le bois jusqu’à la mer. La baie, avec les vaisseaux à l’ancre, paraissait au bout de cette avenue, qui s’abaissait insensiblement jusqu’au rivage. La clairière était ceinte d’un bois de grands myrtes, rangés en forme de théâtre. Le terrain que ce bois occupait ayant plus de pente que la clairière, et n’en ayant point assez pour dérober la vue des hauteurs et des précipices, ces abîmes augmentaient la beauté de la perspective par le spectacle qu’ils offraient au-dessus des arbres ; et, pour ne laisser rien manquer à l’ornement d’une si belle retraite, deux ruisseaux, d’une eau plus pure que le cristal, coulaient sous les arbres, l’un au côté droit de la tente, l’autre au côté gauche, à la distance d’environ trois cents pieds. »

À l’égard des animaux de l’île, quelques voyageurs assurent qu’ils la trouvèrent peuplée d’un grand nombre de boucs et de chèvres. Leur témoignage est d’autant moins suspect, qu’on n’ignore pas qu’elle était extrêmement fréquentée par les boucaniers et les flibustiers dans les temps qu’ils couraient ces mers. On a même deux exemples : l’un d’un mosquite américain, et l’autre d’un Écossais, nommé Selkirk, qui furent abandonnés dans l’île, et qui, dans un séjour de quelques années, eurent le temps de connaître ses productions. Le séjour du dernier dans l’île de Juan Fernandès avait précédé l’arrivée de l’escadre anglaise d’environ trente-deux ans. Cependant la première chèvre qui fut tuée par les Anglais avait les oreilles déchirées ; d’où ils conclurent qu’elle avait passé par les mains de Selkirk. Cet animal avait l’air majestueux, la barbe vénérable, et divers autres symptômes de vieillesse. Ensuite ils trouvèrent plusieurs des mêmes animaux, tous marqués à l’oreille ; et les mâles étaient reconnaissables par la prodigieuse longueur de leur barbe, et par d’autres marques d’une très-longue vie.

Mais cette multitude de chèvres est fort diminuée depuis que les Espagnols, instruits de l’usage que les boucaniers et les flibustiers faisaient de la chair de ces animaux, ont entrepris d’en détruire la race, pour ôter cette ressource à leurs ennemis. Ils ont lâché un grand nombre de chiens qui s’y sont multipliés, et qui ont enfin détruit tout ce qu’il y avait de chèvres dans les parties accessibles ; de sorte qu’il n’en reste à présent qu’un petit nombre parmi les rochers et les précipices, où il n’est pas possible aux chiens de les suivre. Elles sont partagées en différens troupeaux, chacun de vingt ou trente, qui habitent des lieux séparés, et qui ne se mêlent jamais ensemble. Les Anglais trouvèrent beaucoup de difficulté à les tuer. Cependant cette chair leur paraissait d’un goût si friand, qu’à force de travail et d’assiduité, ils parvinrent à connaître tous les troupeaux.

Les chiens, qui les ont détruites ou chassées de toutes les parties accessibles de l’île, sont de différentes espèces qui ont extrêmement multiplié. Ils venaient quelquefois rendre visite aux Anglais pendant la nuit, et leur dérobaient leurs provisions. Ils attaquèrent même quelques matelots, qui eurent besoin de secours pour s’en délivrer. Depuis que les chèvres ne leur servent plus de nourriture, on suppose qu’ils vivent principalement de jeunes phoques. Les Anglais, ayant mangé de leur chair, observèrent qu’elle avait un goût de poisson.

Dans la difficulté de tuer les chèvres, les équipages qui commençaient à se dégoûter de poisson, mangèrent aussi des phoques, dont on voit deux espèces sur les côtes de cette île, le phoque commun et le lion marin.

Les lions marins, dans toute leur taille, peuvent avoir depuis douze jusqu’à vingt pieds de long, et depuis huit jusqu’à quinze de circonférence. Ils sont si gras, qu’après avoir fait une incision à la peau, qui n’a pas moins d’un pouce d’épaisseur, on trouve au moins un pied de graisse avant de parvenir à la chair ou aux os. La graisse des plus gros fournit jusqu’à cinq cents pintes d’huile. Ils ne laissent pas d’être si sanguins, qu’en leur faisant de profondes blessures dans plusieurs endroits on voit sortir avec beaucoup de force autant de fontaines de sang. Pour en déterminer la quantité, on en tua d’abord un à coup de fusil, et lui ayant ensuite coupé la gorge, on mesura le sang qui en sortait. Il s’en trouva deux barriques pleines, outre celui qui restait encore dans les veines. Ces animaux ont la peau couverte d’un poil court, de couleur tannée claire ; mais leur queue et leurs nageoires qui leur servent de pieds, sont noirâtres. Les extrémités de leurs nageoires ne ressemblent pas mal à des doigts, qui sont armés chacun d’un ongle, et joints ensemble par une membrane qui ne s’étend pas jusqu’au bout. Outre la grosseur qui les distingue des phoques communs, ils en diffèrent encore, surtout les mâles, par une espèce de grosse trompe qui leur pend du bout de la mâchoire supérieure, de la longueur de cinq ou six pouces. Cette partie ne se trouve pas dans les femelles, ce qui les fait distinguer des mâles au premier coup d’œil, outre qu’elles sont beaucoup plus petites. Les matelots anglais donnaient le nom de pacha au plus gros mâle, parce qu’il était toujours accompagné d’un nombreux sérail. Ces animaux passent tout l’été dans les flots, et l’hiver à terre. C’est dans la seconde de ces deux saisons qu’ils s’accouplent, et que les femelles mettent bas. Leurs portées sont de deux petits, qui naissent de la grandeur d’un phoque commun dans toute la sienne, et qui tètent leur mère.

Les lions marins, pendant tout le temps qu’ils sont à terre, vivent de l’herbe qui croît sur les bords des eaux courantes, et le temps qu’ils ne paissent pas, ils l’emploient à dormir dans la fange. Ils paraissent d’un naturel fort pesant, qui les rend difficiles à réveiller ; mais la nature leur apprend à placer en sentinelle autour d’eux des mâles qui ne manquent jamais de les éveiller lorsqu’ils voient approcher quelqu’un. Leurs cris sont si bruyans, et d’un ton si varié, qu’ils sont fort propres à donner l’alarme ; tantôt on les entend grogner comme des pourceaux, et d’autres fois hennir comme les chevaux les plus vigoureux. Ils se battent souvent entre eux, surtout les mâles, et le sujet ordinaire de leurs divisions est quelque femelle. Les Anglais furent un jour surpris, à la vue de deux de ces animaux qui leur parurent d’une espèce toute nouvelle ; mais ils reconnurent que c’étaient deux mâles, défigurés par les coups de dents qu’ils s’étaient donnés, et par le sang dont ils étaient couverts. Celui qu’ils nommaient le pacha semblait n’avoir acquis son nombreux sérail, et la supériorité sur les autres mâles, que par ses victoires ; et les blessures, dont il portait les cicatrices, rendaient témoignage du nombre et de la grandeur de ses combats. Les meilleures parties de ces animaux sont le cœur, et surtout la langue, que les Anglais trouvaient préférable à celle du bœuf. Il est d’autant plus facile de les tuer, qu’ils sont presque également incapables et de se défendre et de fuir. Dans la pesanteur de leur marche, on voit flotter sous leur peau un amas de graisse mollasse, au moindre mouvement qu’ils veulent faire. Cependant il faut se garder de leurs dents. Tandis qu’un matelot en écorchait tranquillement un jeune, la mère se jeta sur lui lorsqu’il s’en défiait le moins, et lui prit la tête dans sa gueule. La morsure fut si forte, qu’il en eut le crâne fracassé ; et tous les soins du chirurgien ne purent lui sauver la vie.

L’île de Juan Fernandès n’a pas d’autres oiseaux que des faucons, des merles, des hiboux et des colibris. Les Anglais n’y virent point l’espèce d’oiseaux qui se creuse des nids en terre. Cependant ayant trouvé plusieurs de leurs trous, ils jugèrent que les chiens les avaient détruits. Tous les chats que Selkirk y vit en si grand nombre doivent avoir eu le même sort, puisque dans un long séjour ils n’en aperçurent qu’un ou deux. Mais les rats s’y sont maintenus avec tant d’ascendant, que toutes les nuits ils causaient beaucoup d’incommodité dans les tentes.

Enfin, la baie fournit plusieurs espèces de poisson. Les morues surtout y sont d’une grosseur prodigieuse, et n’y sont pas en moindre abondance que sur les côtes de Terre-Neuve. Le rivage est si couvert de rochers et de cailloux, qu’il est impossible d’y tirer la seine ; mais on y pêche aisément à l’hameçon, et, dans l’espace de deux ou trois heures, deux lignes suffisent pour charger une chaloupe. Le seul obstacle vient des requins, et d’autres poissons si voraces, qu’ils enlèvent le poisson au moment où il est pris. Les homards, plus communs peut-être à Juan Fernandès qu’en aucun autre lieu du monde, y sont d’un excellent goût, et pèsent ordinairement huit à neuf livres. Ils y sont en si grand nombre, que, lorsqu’une chaloupe part de terre, ou lorsqu’elle y aborde, on les perce souvent avec la gaffe.

Anson conclut qu’un vaisseau, dans le triste état où il représente le sien, n’a pas de meilleure retraite à désirer que cette île. Aussi les malades y trouvèrent-ils beaucoup de soulagement. L’arrivée du Tryal leur avait fait espérer d’y être bientôt rejoints par le reste de l’escadre. Cette attente leur faisait tenir sans cesse les yeux tournés vers la mer ; mais, n’ayant rien vu paraître dans l’espace de quinze jours, ils commencèrent à désespérer de revoir jamais aucun de leurs autres vaisseaux égarés, parce qu’ils ne pouvaient se dissimuler que, si leur propre bâtiment avait été obligé de tenir si long-temps la mer, il n’y serait pas resté un homme en vie, et que le corps du navire, rempli de cadavres, serait devenu le jouet des vents et des flots.

Cependant, le 15 juin, ils découvrirent le Glocester, qui, par ses voiles basses, les seules qu’il paraissait capable d’employer, leur fit juger qu’il n’avait pas été moins maltraité qu’eux. On se hâta d’envoyer à son secours une chaloupe chargée d’eau, de poisson et d’autres rafraîchissemens. Jamais équipage ne s’était trouvé dans une situation plus déplorable ; ils avaient jeté à la mer les deux tiers de leur monde ; et parmi ceux qui étaient demeurés en vie, il ne restait de force pour agir qu’aux officiers et à leurs valets. Depuis long-temps ils avaient été réduits à une pinte d’eau pour vingt-quatre heures ; et malgré cette économie, leur provision tirant à sa fin, ils étaient menacés de mourir bientôt de soif. Ce ne fut pas sans une peine extrême qu’après avoir louvoyé long-temps autour de l’île, ils surmontèrent les vents et les courans pour arriver au mouillage. Mais on continua de leur envoyer de l’assistance ; et ce soin n’empêcha pas qu’en entrant dans la baie leur nombre ne fût diminué des trois quarts. Mitchel, capitaine de ce malheureux vaisseau, raconta que, depuis qu’on l’avait perdu de vue, les vents l’avaient poussé jusqu’à Masa-Fuéro, à l’ouest de Juan-Fernandès ; que, découvrant de son bord plusieurs ruisseaux dans cette île, il avait envoyé sa chaloupe pour y faire de l’eau ; que le vent élevait de si grosses lames sur la côte, qu’il avait été impossible d’y aborder ; mais que cette tentative n’avait pas été tout-à-fait inutile, parce que la chaloupe était revenue pleine de poisson.

Vers le milieu d’août, les malades, qui étaient à peu près guéris, obtinrent la permission de quitter les tentes communes, où ils avaient été logés jusqu’alors, et de s’établir chacun dans leur hutte. On crut qu’étant séparés, ils pourraient se rétablir plus promptement, mais ils reçurent ordre de se rendre sur le rivage au premier coup de canon qui serait tiré du vaisseau. Leurs occupations étaient de se procurer des rafraîchissemens, de couper du bois, et de faire de l’huile de la graisse des lions marins. Cette huile s’employait à divers usages : elle servait pour la lampe ; on la mêlait avec de la poix pour goudronner les côtés du vaisseau, ou avec des cendres pour les espalmer. Quelques matelots furent employés à saler de la morue, sur l’idée que firent naître au chef d’escadre deux pêcheurs de Terre-Neuve qu’il avait à bord ; mais cette provision, qui devint assez considérable, fut presque entièrement négligée, dans la crainte qu’elle ne causât le scorbut, comme toutes les autres salines. On avait fait construire à terre un four de cuivre, et l’on y cuisait du pain frais pour les malades.

Le 16 août on découvrit, du côté du nord, un vaisseau qui fut bientôt reconnu pour la pinque l’Anne : son arrivée fut regardée comme une faveur du ciel. On rendit la ration de biscuit entière à tous les équipages, et le chef d’escadre fut délivré de la crainte de manquer de provisions avant de pouvoir gagner un port ami ; malheur qui l’aurait laissé sans ressource au milieu d’une si vaste mer. Il parut fort surprenant que l’équipage d’un vaisseau qui arrivait au rendez-vous deux mois après les autres fût en état de faire la manœuvre sans aucun signe de faiblesse ; mais on apprit qu’il avait été en relâche depuis le milieu de mai, c’est-à-dire, près d’un mois avant que le Centurion eût jeté l’ancre dans l’île de Juan Fernandès. Il s’était trouvé à quatre lieues de terre, le 16 mai, à 45° 15′ de latitude sud. Ensuite un vent ouest-sud-ouest l’ayant fait dériver vers la côte, le capitaine, las peut être de tenir la mer, ou dans la crainte de ne pouvoir se soutenir contre le vent, avait porté directement vers des îles qui se présentaient en grand nombre. Il eut le bonheur de trouver un mouillage à l’est de l’île d’Inchin ; mais, ne s’étant pas placé assez près de l’île, et l’équipage n’étant pas assez fort pour filer du câble aussi promptement qu’il était nécessaire, le vaisseau fut poussé à l’est. On continua de dériver, et le lendemain on jeta la maîtresse ancre, à la faveur de laquelle on résista quelque temps ; mais le jour suivant, ayant recommencé à chasser sur les ancres jusqu’à un mille de terre, on ne s’attendait qu’à échouer dans un endroit où la côte paraissait haute et fort escarpée. Les canots faisaient beaucoup d’eau ; il ne se présentait aucun lieu où l’on pût aborder : tout l’équipage se crut perdu, avec d’autant moins de ressource, que ceux mêmes qui eussent pu gagner le rivage ne devaient attendre aucun quartier des insulaires du pays, qui ne connaissaient d’Européens que les Espagnols auxquels ils portaient une haine mortelle. Cependant le vaisseau s’approchait toujours des rochers terribles qui forment la côte, lorsqu’au moment où sa perte semblait inévitable, on aperçut entre les terres une petite ouverture qui fit renaître les espérances. On coupa aussitôt les câbles des deux ancres, et l’on mit le cap vers cette ouverture, qu’on reconnut pour l’entrée d’un canal étroit, entre une île et le continent. Elle conduisit les Anglais dans un port également sûr et tranquille, où l’excellence de l’eau et les rafraîchissemens qui s’y trouvèrent en abondance leur firent donner le nom de miracle à cette heureuse découverte.

L’île d’Inchin, qui est de cette baie, est apparemment une des îles de l’archipel des Chonos ou Chiloé, au sud du Chili. Elles sont habitées par un peuple barbare, fameux par sa haine pour les Espagnols. Il n’est pas impossible que ce que les Anglais prirent pour le continent ne fût une autre île, et que la terre ferme ne fût beaucoup plus reculée à l’est ; mais, quelque opinion qu’on en doive prendre, le port a deux endroits propres à caréner les vaisseaux. On y voit tomber aussi plusieurs ruisseaux d’une eau très-pure, dont quelques-uns sont très-favorablement disposées pour l’aiguade. Les Anglais trouvèrent des poissons dans le ruisseau, et surtout quelques mulets d’excédent goût, qui leur firent juger que dans une meilleure saison il était plus poissonneux. Ils rencontrèrent aussi du céleri sauvage, des orties, des coquillages, surtout des moules d’une grandeur extraordinaire et de très-bon goût ; quantité d’oies, des mouettes et des manchots, tous mets exquis pour des gens affamés qui avaient tenu la mer si long-temps. Au milieu de l’hiver, où l’on était, le climat ne paraissait pas rude ; les arbres et le gazon offraient encore quelque verdure, et l’on y trouverait en été plusieurs rafraîchissemens qui manquaient alors : les habitans n’y sont pas aussi redoutables par leur nombre et par leur cruauté que les Espagnols ont pris plaisir à les peindre. Un autre avantage de ce port, c’est qu’il est fort éloigné des établissemens de cette nation, et si peu connu, qu’avec un peu de précaution un vaisseau pourrait y faire un long séjour sans qu’elle en fût informée. D’ailleurs il serait facile de s’y défendre ; et, si l’on était en possession de l’île qui le forme, on pourrait le garder avec un peu de force contre une armée nombreuse.

L’équipage de l’Anne était en trop petit nombre pour entreprendre d’envoyer des détachemens à la découverte. Il craignait également les Espagnols et les insulaires ; et, n’osant perdre le vaisseau de vue, ses courses se bornaient aux terres qui environnent le port. D’ailleurs, quand les officiers auraient été sûrs de n’avoir rien à redouter, le pays est si couvert de bois, et si rempli de montagnes, qu’il n’est pas aisé d’y pénétrer. Mais ils jugèrent que les auteurs espagnols s’éloignent beaucoup de la vérité, lorsqu’ils représentent sur cette côte un peuple nombreux et redoutable. En hiver du moins elle est si déserte, que, pendant tout le temps que les Anglais s’y arrêtèrent, ils n’y virent qu’une seule famille d’insulaires, composée d’un homme d’environ quarante ans, de sa femme et de deux enfans, dont l’un n’avait pas plus de trois ans, et l’autre était encore à la mamelle. On les découvrit dans une pirogue. Ils y avaient apparemment toutes leurs richesses, qui consistaient en un chien, un chat, un filet à pêcher, une hache, un couteau, un berceau, quelques écorces d’arbres pour se huter, un dévidoir, un caillou, un fusil à battre du feu, et quelques racines jaunes de fort mauvais goût qui leur servaient de pain. Le capitaine envoya son canot, qui les amena facilement à bord. Il les y retint, dans la crainte qu’ils n’allassent le découvrir ; mais il ordonna qu’ils fussent bien traités. Pendant le jour, ils étaient tout-à-fait libres sur le vaisseau ; et la nuit seulement on les tenait renfermés. Ils mangeaient avec l’équipage. On leur donnait souvent de l’eau-de-vie, qu’ils aimaient beaucoup. Loin de paraître affligés de leur situation, l’homme surtout se réjouissait lorsqu’on le menait à la chasse, et prenait plaisir à voir tirer quelque pièce de gibier. Cependant on s’aperçut à la fin qu’il devenait rêveur ; et, quoique sa femme ne perdît rien de sa gaîté, il parut inquiet de se voir prisonnier. On crut lui reconnaître beaucoup d’esprit naturel. Il se faisait entendre avec une adresse admirable par des signes qui marquaient son jugement et sa curiosité. Un grand vaisseau, monté de si peu de gens, lui causait de la surprise : il concluait qu’on devait avoir perdu beaucoup de monde ; ce qu’il exprimait en se couchant sur le tillac, les yeux fermés et sans mouvement. Mais il donna une meilleure preuve de son habileté par la manière dont il s’échappa, après avoir passé huit jours à bord. L’écoutille du gaillard d’avant était déclouée. Il profita d’une nuit fort orageuse pour sortir avec sa femme et ses enfans par cette ouverture ; et, passant par-dessus le bord du vaisseau, il descendit avec eux dans le canot. Sa prudence lui fit couper les haussières qui retenaient la chaloupe et sa pirogue à l’arrière du vaisseau ; c’était le moyen d’empêcher qu’on ne pût le suivre. Il rama aussitôt vers la terre. Tous ces mouvemens furent si prompts et si secrets, que les hommes de quart sur le milieu du pont ne s’aperçurent pas de sa fuite, et qu’il ne fut découvert que par le bruit de ses avirons, tandis qu’il s’éloignait du vaisseau ; mais il était trop tard pour s’y opposer. D’ailleurs on n’avait plus ni chaloupe ni canot, et l’on eut même assez de peine à les reprendre. Quelques Anglais qui avaient conçu de l’estime pour le caractère extraordinaire de cet insulaire, supposant qu’il rôdait encore avec sa famille dans les bois autour du port, et craignant qu’il ne manquât de provisions, engagèrent le capitaine à faire exposer quelques vivres dans un lieu qui leur parut convenable au dessein qu’ils avaient de le secourir. On fut persuadé que cette attention ne lui avait pas été inutile. Les vivres disparurent, et quelques circonstances firent juger que c’était lui qui les avait enlevés. Cependant on pouvait craindre aussi qu’il n’eût gagné l’île de Chiloé, et qu’il ne donnât connaissance de son aventure aux Espagnols, qui pouvaient facilement venir surprendre le vaisseau. Cette idée porta le capitaine à supprimer l’usage qu’il avait établi de tirer chaque jour, au soir, un coup de canon. Il s’était flatté que ce bruit rendrait son bâtiment plus respectable aux ennemis qui pourraient l’entendre, et leur ferait connaître du moins qu’on y était sur ses gardes. Mais il comprit que sa principale sûreté consistait à demeurer bien caché, et que cette affectation d’imiter les vaisseaux de guerre ne pouvait servir qu’à le faire découvrir. Enfin l’équipage étant remis de ses fatigues, et s’étant pourvu d’eau et de bois, l’Anne mit en mer, et se rendit heureusement à l’île de Juan Fernandès.

Le reste de l’escadre consistait en trois vaisseaux, la Severn, la Perle et le Wager. On apprit dans la suite que les deux premiers étaient retournés au Brésil, et que le Wager, commandé par le capitaine Cheap, avait échoué, le 14 mai, au sud du Chili, vers les 47° de latitude méridionale, entre deux îles, à la portée du fusil de la terre. L’équipage était divisé par des dissensions ; le capitaine, abandonné de ses gens, tomba au pouvoir des Espagnols, d’où il ne sortit qu’après le règlement du cartel entre l’Espagne et l’Angleterre, pour retourner en Europe à bord d’un vaisseau français.

L’inquiétude du commandant pour trois vaisseaux dont il ignorait le sort l’avait déterminé, après l’arrivée du Glocester, à faire visiter l’île de Masa-Fuéro, dans l’espérance d’y découvrir quelque baie qui pouvait leur avoir servi de retraite. Le Tryal, qui fui chargé de cette commission, fit le tour de l’île, et n’y vit aucun vaisseau.

Les Anglais du Tryal s’assurèrent que Masa-Fuéro est couverte d’arbres, et qu’elle a plusieurs beaux ruisseaux qui tombent dans la mer. Ils virent aussi un endroit, au nord de l’île, où les vaisseaux peuvent mouiller, quoique l’ancrage n’y soit pas excellent. Le rivage a peu d’étendue ; il est fort escarpé. Avec ces inconvéniens on y trouve une chaîne de roches qui s’avance de la pointe orientale de l’île à deux milles au large, mais qui est peu dangereuse à la vérité, parce que la mer, qui s’y brise continuellement, les fait aisément reconnaître.

Cette île a sur celle de Juan Fernandès l’avantage d’être bien peuplée de chèvres ; et ces animaux, qui n’ont jamais été troublés dans leurs retraites, se laissent approcher lorsqu’on ne les effarouche point à coups de fusil. On y trouve un grand nombre de phoques communs et de lions marins. En un mot, les Anglais jugèrent que, malgré quelques inconvéniens qui peuvent empêcher de choisir cette île pour un lieu de relâche, elle serait néanmoins très-utile dans les cas de nécessité, surtout pour un vaisseau seul, qui craindrait de rencontrer à Juan Fernandès un ennemi supérieur.

Le mauvais état de la pinque l’Anne, dont les charpentiers jugèrent le radoub impossible, porta le chef d’escadre à consentir qu’elle fût dépiécée après qu’on en eut tiré les vivres et tout ce qui pouvait servir aux trois autres bâtimens. Le capitaine et le reste de l’équipage passèrent à bord du Glocester, où le besoin d’hommes était pressant. Quoique tous les malades fussent assez bien rétablis, Anson ne pouvait être sans alarme en considérant le peu de forces qui lui restaient. Depuis son départ d’Angleterre il avait perdu sur le Centurion deux cent quatre-vingt-douze hommes, de quatre cent six avec lesquels il s’était embarqué. L’équipage du Glocester, qui était moins fort, avait perdu le même nombre, et se voyait réduit à quatre-vingt-deux hommes. La mortalité devait naturellement avoir été plus grande encore sur le Tryal, dont l’équipage avait presque toujours été dans l’eau sur le pont ; cependant il n’y était mort que quarante deux hommes, et son bonheur en avait sauvé trente-neuf. Les soldats de marine et les invalides avaient été plus maltraités que les matelots. De cinquante invalides que le Centurion avait à bord, il n’en était échappé que quatre, et onze soldats de marine, de soixante dix-neuf. À bord du Glocester, tous les invalides périrent, et de quarante huit soldats de marine il n’en resta que deux. En un mot, les trois vaisseaux qui devaient composer désormais toute l’escadre étaient montés de neuf cent soixante-un hommes à leur départ d’Angleterre, et l’on n’en comptait plus que trois cent trente-cinq, en y comprenant les mousses. Ce nombre suffisait à peine pour la manœuvre. Cependant, comme on ignorait alors ce que l’escadre de Pizarro était devenue, on devait supposer qu’elle était dans le grand Océan, et que, si elle n’avait pu passer les détroits sans souffrir beaucoup, elle avait trouvé des rafraîchissemens et des recrues dans tous les ports de ces mers qui lui étaient ouverts. On savait d’ailleurs par quelques informations que les Espagnols équipaient une autre escadre au Callao. Toutes ces réflexions paraissaient capables de décourager les Anglais ; mais un événement fort imprévu ranima toutes leurs espérances.

Vers le commencement de septembre, lorsqu’ils se disposaient à quitter l’île, ils découvrirent au nord-est un bâtiment qu’ils prirent d’abord pour un vaisseau de l’escadre ; mais, l’ayant bientôt reconnu pour un bâtiment espagnol, qu’ils supposèrent destiné pour Valparaiso, ils lui donnèrent la chasse. Cette victoire leur coûta peu. C’était un vaisseau marchand, du port de quatre cent cinquante tonneaux, dont l’équipage montait à cinquante-trois hommes, tant blancs que noirs. Sa principale charge consistait en sucre et en étoffes bleues de laine, qui se fabriquent dans la province de Quito, avec plusieurs balles d’autres étoffes grossières de différentes couleurs, qui portent dans ces quartiers le nom de pannia de tierra, et quelques balles de coton et de tabac ; mais les Anglais y trouvèrent ce qu’ils cherchaient avec plus d’empressement, c’est-à-dire, plusieurs coffres remplis d’argent travaillé, et vingt-trois ballots ou surons de piastres, pesant chacun deux cents livres, sans compter plusieurs lettres et d’autres papiers, dont ils se promirent de tirer quantité d’éclaircissemens.

Ce bâtiment, qui se nommait Notre-Dame-du-Mont-Carmel, était parti du Callao depuis vingt-sept jours, et sa destination était en effet pour Valparaiso, dans le Chili, où il devait se charger, pour le retour, de blé et de vin, de quelque or et de menus cordages, dont on en fait de gros au port de Lima. Les Anglais du Centurion, qui était le vaisseau vainqueur, n’eurent rien de plus pressant que de prendre des informations. Jusqu’alors ils n’avaient su qu’imparfaitement la force et la destination de l’escadre qu’ils avaient rencontrée à la hauteur de Madère.

Ils apprirent de leurs prisonniers qu’elle était composée de cinq grands vaisseaux espagnols, commandée par l’amiral Pizarro, et proprement destinée à traverser leurs desseins ; mais que Pizarro, malgré tous ses efforts pour doubler le cap de Horn, avait été obligé de retourner au Rio de la Plata, après avoir perdu deux de ses plus gros vaisseaux. Ils surent aussi que de la Plata cet amiral avait averti les Espagnols du Pérou qu’une partie de l’escadre anglaise pouvait passer avec succès dans le grand Océan ; mais que, jugeant par sa propre expérience qu’elle y arriverait faible et peu capable de défense, il conseillait au vice-roi d’armer en guerre les vaisseaux qu’il pourrait employer à cet usage, et de les envoyer vers le sud, où vraisemblablement ils surprendraient ceux des Anglais l’un après l’autre avant qu’ils pussent trouver l’occasion de se procurer des rafraîchissemens. Le vice-roi, goûtant ce conseil, avait fait équiper sur-le-champ quatre vaisseaux qui étaient partis du Callao ; un de cinquante pièces de canon, deux de quarante, et un de vingt-quatre. Trois de ces bâtimens avaient reçu ordre de croiser à la hauteur du port de la Conception, et l’autre à celle de Juan Fernandès. Ils avaient gardé leurs postes jusqu’au 6 juin ; mais n’ayant pas vu paraître les Anglais, ils avaient repris alors la route du Callao, dans la pleine persuasion que leurs ennemis n’avaient pu tenir si long-temps la mer, et que, s’ils n’étaient pas abîmés dans les flots, ils avaient pris du moins le parti de retourner vers l’Europe. Ces vaisseaux espagnols avaient été dispersés par une tempête pendant qu’ils étaient en croisière. Ensuite ils avaient été désarmés, en arrivant au Callao ; et les prisonniers ajoutèrent qu’en quelque temps qu’on apprit à Lima l’arrivée des Anglais dans ces mers, il se passerait au moins deux mois avant que le vice-roi pût rétablir son escadre.

Ces éclaircissemens étaient d’autant plus favorables que l’équipage du Centurion, ayant trouvé à son débarquement dans l’île de Juan Fernandès quelques monceaux de cendre, des restes de poissons, des jarres fraîchement brisées, et d’autres traces récentes du séjour des Espagnols, il ne put douter que, s’il était arrivé quelques jours plus tôt dans celte île, il n’y eût rencontré ses ennemis ; et dans l’état où ses fatigues l’avaient réduit, cette rencontre aurait été fatale non-seulement au Centurion, mais encore au Tryal, au Glocester et à la pinque l’Anne, qui étaient venus séparément. Les Espagnols du Carmel, ayant appris à leur tour ce que les Anglais avaient souffert, parurent fort surpris qu’ils eussent pu résister à tant de maux. Ils furent conduits avec leur bâtiment dans la baie de Juan Fernandès. Leur étonnement redoubla lorsqu’ils y virent le Tryal à l’ancre. Ils s’imaginèrent d’abord qu’il avait été construit dans l’île, et leur admiration tomba sur l’adresse des Anglais, qui avaient été capables, après tant de fatigues, et dans un espace si court, non-seulement de réparer leurs autres vaisseaux, mais d’en construire un de cette forme. Ensuite, apprenant qu’il était venu d’Angleterre avec le reste de l’escadre, ils ne pouvaient comprendre qu’il eût fait le tour du cap de Horn, tandis que les meilleurs vaisseaux d’Espagne avaient été forcés de renoncer à cette entreprise.

Les lettres qui s’étaient trouvées à bord du Carmel donnèrent d’autres lumières aux Anglais. Elles portaient que plusieurs vaisseaux marchands devaient partir du port de Lima pour Valparaiso. Anson, formant divers projets sur un si beau fondement, dépêcha aussitôt le Tryal, avec ordre d’aller croiser à la hauteur du dernier de ces deux ports. Il résolut en même temps de séparer d’autres vaisseaux, et de les employer en différentes croisières, autant pour diminuer la crainte d’être découvert de la côte, que pour augmenter la facilité de faire des prises. Celle qu’on venait de faire avait inspiré aux équipages une ardeur qui leur faisait oublier tous leurs maux. L’artillerie de la pinque l’Anne fut transportée sur le Carmel, et le Glocester reçut pour sa manœuvre un renfort de vingt-trois matelots espagnols. Après ces dispositions, on leva l’ancre le 19 septembre. Le Glocester eut ordre d’avancer jusqu’à de latitude méridionale, et de croiser à la hauteur des côtes les plus élevées de Païta, mais à la distance convenable pour n’être pas découvert. Le Centurion et le Carmel portèrent à l’est pour joindre le Tryal à la hauteur de Valparaiso. Cinq jours après ils rencontrèrent ce bâtiment, qui avait déjà pris, avec peu de résistance, l’Aranzanu, vaisseau espagnol de six cents tonneaux. Il y avait trouvé à peu près la même charge que celle du Carmel, à l’exception de l’argent, qui n’excédait guère la valeur de cinq mille livres sterling. Mais la joie de cette victoire était troublée par le malheur qu’il avait d’être démâté et de faire eau de toutes parts. Il n’y avait point d’espérance de pouvoir le radouber en pleine mer, et les conjonctures ne permettaient pas d’aller perdre du temps dans un port. Anson prit le parti de le détruire, et de faire passer l’équipage et les munitions à bord de l’Aranzanu, qu’il nomma la prise du Tryal. Ce vaisseau que le vice-roi du Pérou avait armé plus d’une fois en guerre, fut destiné à servir de frégate. Elle se trouva montée de vingt pièces de canon, en y comprenant les douze qui étaient à bord du Tryal.

Dans les grandes vues du chef d’escadre, on ne se promettait pas moins que d’intercepter tous les vaisseaux employés au commerce entre le Pérou et le Chili, au sud ; et entre Panama et le Pérou, au nord. Mais, suivant la réflexion de l’auteur, « les arrangemens les mieux concertés n’emportent avec eux qu’une grande probabilité de succès, et ne vont jamais jusqu’à la certitude, parce que les accidens, qui ne peuvent entrer dans les délibérations, ont souvent la plus grande influence, sur les événemens. »

La fâcheuse aventure du Tryal, et la nécessité qui força les autres vaisseaux de quitter leur croisière pour l’assister, donnèrent le temps aux navires espagnols d’arriver au port de Valparaiso. On ne découvrit pas une seule voile ennemie jusqu’au 5 novembre, et l’on ne douta plus alors que les habitans de Valparaiso ne voyant pas paraître le Carmel et l’Aranzanu, n’eussent formé des soupçons qui leur avaient fait mettre un embargo sur tous les vaisseaux marchands de leur côté. Il était à craindre aussi que le vice-roi ne fît travailler actuellement à remettre son escadre en mer ; car un exprès n’emploie pas ordinairement plus de vingt-neuf ou trente jours pour se rendre par terre de Valparaiso à Lima, et cinquante jours s’étaient déjà passés depuis la prise du Carmel. Ce double sujet de crainte détermina les Anglais à se rendre avec toutes leurs forces sous le vent du Callao, pour se mettre en état de combattre l’escadre espagnole. Ils naviguèrent assez loin de la côte pour ne pas être découverts. Anson n’ignorait pas qu’il est défendu, sous de rigoureuses peines, à tous les vaisseaux du pays de passer le port du Callao sans y relâcher : c’était se trahir soi-même que de violer une loi constamment observée. L’incertitude du lieu où l’on pouvait rencontrer les Espagnols le fit porter au nord. Il reconnut la petite île de Saint-Gallan, située vers les 14° de latitude méridionale, à cinq milles au nord d’une hauteur nommée Morro Veijo, ou Mont du Vieillard. L’espace entre l’île et cette hauteur est la meilleure croisière qu’il y ait sur cette côte, parce que tous les vaisseaux destinés pour le Callao, soit qu’ils viennent du nord ou du sud, cherchent à reconnaître ces deux endroits pour diriger leur cours. Le 5 novembre, vers le milieu du jour, on eut la vue des hauteurs de Barranca, située par 10° 36′ de latitude méridionale. On en était à huit ou neuf lieues, lorsqu’on eut la satisfaction si longtemps désirée d’apercevoir un vaisseau. Le Centurion lui donna la chasse à toutes voiles, et le joignit en moins d’une heure. Il se rendit, après avoir essuyé quatorze coups de canon. C’était la Santa-Theresa-de-Jésu, bâtiment de Guayaquil, et du port d’environ trois cents tonneaux. Il était chargé, pour le Callao, de bois de charpente, de fil de pite, de draps de Quito, de cacao, de cocos, de tabac, de cuirs, de cire, et d’autres marchandises. Les espèces qui se trouvèrent à bord ne montaient qu’à cent soixante-dix livres sterling. La charge aurait été de grande valeur, si les Anglais en avaient pu disposer ; mais, comme il est défendu aux Espagnols de rançonner jamais leurs vaisseaux, la plupart des choses qu’on leur prend dans ces mers n’ont pas d’autre utilité, pour le vainqueur que celle qu’il en peut tirer pour son propre usage : aussi les Anglais faisaient-ils consister leur principal avantage dans le mal qu’ils causaient à leurs ennemis.

Outre l’équipage, qui montait à quarante-cinq hommes, leur prise avait à bord quatre hommes et trois femmes, nés tous de parens espagnols, et trois esclaves noires qui servaient les femmes. L’auteur fait valoir avec raison la vertu des officiers anglais, surtout, dit-il, dans la disposition où devaient être naturellement des gens de mer, qui, depuis près d’un an, gardaient une continence forcée. Ces trois dames étaient une mère et ses deux filles, dont l’aînée pouvait avoir vingt un ans, et la cadette quatorze. Elles furent excessivement alarmées de se voir entre les mains d’un ennemi que les anciennes violences des flibustiers et la différence de la religion leur faisaient envisager avec horreur. La beauté singulière de la plus jeune des deux filles devait augmenter leurs craintes : aussi s’étaient-elles cachées lorsque les vainqueurs étaient passés sur leur bord, et ce ne fut pas sans peine qu’elles se laissèrent engager à sortir de leur retraite. Cependant un des lieutenans du Centurion les rassura bientôt par ses politesses. Le chef d’escadre, informé de cet événement, ordonna qu’elles resteraient à bord de leur vaisseau, et dans l’appartement qu’elles avaient occupé jusqu’alors, où elles ne cesseraient pas d’être bien servies, avec défense de leur donner le moindre sujet de peine. Il permit même, pour assurer l’exécution de ses ordres, et pour leur donner le moyen de se plaindre, si quelqu’un était capable d’y manquer, que le pilote espagnol, qui est considéré dans cette nation comme la seconde personne d’un vaisseau, demeurât près d’elles avec la qualité de garde et de protecteur. Il donna cette commission au pilote, parce qu’on avait cru s’apercevoir qu’il prenait un intérêt fort vif à la sûreté des trois dames : il s’était même donné pour le mari de la plus jeune ; mais on sut bientôt, par le témoignage des prisonniers, et dans la suite par d’autres circonstances dont le récit n’est que différé, qu’il n’avait pris cette qualité que pour les mettre plus sûrement à couvert des outrages dont il les croyait menacées. Ce généreux procédé du commandant dissipa toutes les frayeurs des trois prisonnières.

Les quatre vaisseaux se joignirent pour tourner ensemble le cap du nord. À de latitude méridionale, ils commencèrent à se voir entourés de bonites et de poissons volans, les premiers qu’ils eussent vus depuis leur départ des côtes du Brésil. C’est une singularité remarquable, que, sur les côtes orientales de l’Amérique méridionale, ils s’étendent à une latitude beaucoup plus avancée que sur les côtes occidentales du même continent ; car on ne les perd de vue, sur la côte du Brésil, qu’en approchant du tropique méridional. Il paraît certain que cette différence vient des différens degrés de chaleur, dans la même latitude, des deux côtés de ce vaste continent.

Le 10 novembre, à trois lieues au midi de l’île la plus méridionale des Lobos, les Anglais se saisirent, sans combat, de la Notre-Dame-del-Carmen, qui avait à bord quarante-trois matelots. Sa charge était de l’acier, du fer, de la cire, du poivre, du bois de cèdre, des planches, du tabac en poudre, des rosaires, des marchandises d’Europe en ballots, de la cannelle, de l’amidon, et des indulgences. Ce vaisseau, qui était chargé pour le Callao, avait touché à Païta, d’où il n’était parti que depuis vingt-quatre heures. Entre les prisonniers, il se trouva un Irlandais, nommé Williams, de qui l’on apprit que le gouverneur de Païta, informé que les Anglais croisaient dans cette mer, s’occupait actuellement à faire transporter dans les terres le trésor du roi et le sien. On sut qu’il y avait à la douane de Païta une somme considérable qui appartenait à des marchands de Lima, et qu’elle devait être embarquée à bord d’un navire qui était actuellement dans le port. L’idée d’une si belle proie, jointe à la certitude que, l’escadre ayant été découverte, l’alarme serait bientôt répandue sur toute la côte, et qu’il serait inutile d’y croiser plus long-temps, détermina Anson à tenter de surprendre Païta : c’était d’ailleurs une occasion de mettre en liberté ses prisonniers, qui étaient en grand nombre, et qui consumaient des provisions dont il avait besoin lui-même. Il n’avait pas manqué de s’instruire exactement de la force et de l’état de cette place. L’entreprise lui parut sans danger, et le succès presque infaillible.

La ville de Païta est située dans un canton fort stérile, dont le terrain n’est composé que de sable et d’ardoise : elle ne contient qu’environ deux cents familles. Les maisons y sont d’un seul étage, et n’ont pour murs que des roseaux fendus, enduits d’argile, avec des toits de feuilles sèches. Cette manière de bâtir est assez solide pour un pays où la pluie est extrêmement rare. La plupart des habitans sont des Américains, des esclaves nègres, des mulâtres ou des métis, entre lesquels on voit peu de blancs. Le port, qui passe pour un des meilleurs de cette côte, ne mérite néanmoins que le nom de baie ; mais l’ancrage y est sûr et commode. Il est fréquenté par les vaisseaux qui viennent du nord ; et c’est le seul lieu de relâche pour ceux qui, partant d’Acapulco, de Sonsonate, de Rialeja et de Panama, veulent se rendre au Callao. La longueur de ces voyages, où, pendant toute l’année, on a le vent contraire, oblige de border la côte pour faire de l’eau. Quoique les environs de Païta soient si arides qu’on n’y trouve pas d’eau douce, ni aucune sorte d’herbages ou d’autres provisions que du poisson et des chèvres, les Indiens ont, à deux ou trois lieues de là, vers le nord, une ville nommée Colan, d’où ils transportent à Païta, sur des radeaux, de l’eau, du maïs, des herbages, de la volaille, et d’autres rafraîchissemens. On y amène aussi des bestiaux de Rivera, autre ville qui en est à quatorze lieues dans les terres. L’eau qu’on apporte du Colan est d’une couleur blanchâtre ; mais cette couleur ne l’empêche pas d’être fort saine, et l’on prétend même qu’en serpentant dans des bois de salsepareille, elle s’imprègne des vertus de cet arbre. Outre ces commodités, le port de Païta est un lieu de débarquement pour les passagers qui vont d’Acapulco et de Panama à Lima. Comme il est à deux cents lieues du Callao, qui sert de port à cette capitale du Pérou, et que la route par mer ne se fait presque jamais qu’avec un vent contraire, on aime d’autant mieux prendre la terre, qu’il y a sur la côte un chemin assez commode, où l’on trouve des villages et des gîtes.

Païta est une ville ouverte qui n’est défendue que par un fort. Anson avait appris de ses prisonniers que le fort était muni de huit pièces de canon, mais qu’il n’était fermé que d’un mur de brique, sans fossé, sans ouvrages extérieurs, sans rempart, et qu’il n’avait pour garnison qu’une compagnie très-faible. On ajoutait, à la vérité, que la ville pouvait armer trois cents hommes ; mais, comme le dessein du chef d’escadre était d’employer la surprise, il ne désespéra point d’emporter la place dès la nuit suivante. Ses vaisseaux étaient à douze lieues de la côte, distance qui les assurait de n’être pas découverts, et qui n’empêchait pas qu’en forçant de voiles ils ne pussent arriver dans la baie avec la nuit. Cependant sa prudence lui fit juger qu’ils étaient trop gros pour n’être pas aperçus même dans les ténèbres, et qu’à cette vue les habitans alarmés ne manqueraient pas de transporter leurs meilleurs effets dans les terres. Cette expédition d’ailleurs ne lui paraissant point assez considérable pour demander toutes ses forces, il prit la résolution de n’y employer que les chaloupes. Brett, son lieutenant, fut chargé de l’entreprise avec cinquante-huit hommes choisis ; et pour le garantir des embarras qui pouvaient naître de l’obscurité de la nuit, ou de l’ignorance des lieux, deux pilotes espagnols reçurent ordre de lui servir de guides. Dans une commission si délicate on crut devoir s’assurer d’eux, en leur promettant qu’après avoir servi fidèlement ils seraient renvoyés sans rançon, eux et tous les autres prisonniers ; mais en les assurant aussi qu’au moindre indice de trahison, ils auraient la tête cassée, et que tous leurs compagnons seraient conduits en Angleterre. L’auteur observe, comme une circonstance fort singulière, qu’un de ces deux hommes avait été pris vingt ans auparavant par le capitaine Clipperton, qui l’avait forcé de lui servir de guide pour surprendre Truxillo, ville située dans les terres au sud de Païta. Ainsi son mauvais sort l’avait destiné à faire réussir contre sa nation les deux seules entreprises qu’on ait tentées à terre, sur cette côte, pendant un si long intervalle.

Brett n’arriva dans la baie avec les chaloupes qu’à dix heures du soir. Il y entra sans avoir été découvert ; mais, lorsqu’il s’approchait du rivage, quelques gens à bord d’un vaisseau qui était à l’ancre l’aperçurent et donnèrent l’alarme en criant de toutes leurs forces, les Anglais ! les chiens d’Anglais ! Leurs cris furent entendus du fort. Bientôt le trouble se répandit dans toute la ville. Brett vit plusieurs lumières qui se promenaient rapidement, et d’autres marques d’une extrême agitation. Il exhorta sa troupe à ramer vivement, pour ôter à l’ennemi le temps de se mettre en défense. Cependant, avant qu’ils pussent gagner la terre, les soldats du fort mirent quelques pièces de canon en état de tirer, et les pointèrent si juste vers le lieu du débarquement, qu’un boulet passa au-dessus de la tête des Anglais.

Mais Brett ne leur laissa pas le temps de lui envoyer une seconde volée. Aussitôt que ses gens furent à terre, un de leurs guides les conduisit à l’entrée d’une rue étroite, à cinquante pas du rivage. Ils s’y trouvèrent à couvert du feu du fort, et s’étant formés comme l’occasion le permettait, ils marchèrent droit à la place d’armes. Le fort fait un des côtés de cette place, et la maison du gouverneur en forme un autre. Quoiqu’ils marchassent en assez bon ordre, leurs cris, qui venaient de leur ardeur et de l’espérance du butin, le bruit de leurs armes et le son de leurs tambours qui se faisaient entendre de toute leur force, persuadèrent aux habitans que l’ennemi était en fort grand nombre, et qu’ils n’avaient pas d’autre ressource que la fuite. Les Anglais n’essuyèrent qu’une décharge de quelques marchands, postés dans une galerie qui entourait la maison du gouverneur. Mais ces timides guerriers, perdant courage au premier feu qu’on fit sur eux, quittèrent leur poste, et laissèrent la place à la discrétion des vainqueurs. On n’eut pas moins bon marché de la garnison du fort, qui escalada ses propres murs pour se sauver dans les bois. Ainsi, dans l’espace d’un quart d’heure, les Anglais se trouvèrent maîtres de la ville, sans autre perte que d’un homme tué et deux de blessés.

Brett plaça une garde dans le fort ; une autre à la maison du gouverneur, qui s’était enfui un pied chaussé, l’autre nu, abandonnant sa femme, qui n’était âgée que de dix-sept ans, et qu’il n’avait épousée que depuis trois jours ; il mit des gardes, ou du moins des sentinelles à toutes les avenues de la ville ; ensuite son premier soin fut de prendre possession de la douane où les trésors des marchands étaient déposés. Il trouva des magasins remplis de marchandises précieuses, qui étaient tout-à-fait inutiles à l’escadre ; mais le lendemain, lorsqu’on se fut approché avec toutes ses forces, et qu’on entra dans un compte plus exact des fruits de la victoire, les chaloupes suffirent à peine pour le transport du butin. On apprit dans la suite que les Espagnols avaient fait monter leur perte à un million et demi de piastres ; et l’auteur croit que cette somme n’est pas exagérée. À ne compter que ce que les Anglais emportèrent, la vaisselle et l’argent monnayé montaient à plus de trente mille livres sterling. Les joyaux, tels que les bagues, les bracelets, etc. , étaient d’une valeur qu’il est difficile de fixer. D’ailleurs le pillage particulier n’est pas compris dans ce compte. L’auteur, embarrassé à fixer la somme, se réduit à confesser que ce fut le plus grand butin que les Anglais eussent fait sur cette côte.

Mais ils ne détruisirent pas moins de richesses par la résolution qu’ils prirent de brûler la ville, à l’exception des deux églises qui se trouvaient heureusement séparées des maisons. L’ordre en fut ponctuellement exécuté. On remplit en différens jours plusieurs édifices de la poix et du goudron dont les magasins étaient bien fournis. Le feu prit avec tant de violence, et l’action en fut si générale et si prompte, que tout l’art des hommes n’aurait pas été capable de l’arrêter. Une bonne partie des effets qui furent consumés par les flammes étaient des draps fins, des soieries, des batistes et d’autres marchandises. On encloua le canon du fort, et cinq vaisseaux qui étaient dans le port furent coulés à fond après qu’on eut coupé les mâts. Pendant cette exécution, les habitans, rassemblés sur une hauteur, firent plusieurs fois mine de vouloir attaquer la ville et le fort ; mais leur courage se refroidit jusqu’à n’oser soutenir la vue des Anglais.

Le chef d’escadre, satisfait de la fidélité des deux pilotes espagnols, ne balança point à leur accorder le prix de leurs services. Il y avait parmi les prisonniers plusieurs personnes de considération, entre lesquelles on avait distingué un jeune homme de dix-sept ans, fils du vice-président du conseil du Chili. L’impression qu’il avait reçue, en naissant, de l’ancienne barbarie des boucaniers et des flibustiers, s’était renouvelée avec tant d’horreur, lorsqu’on l’avait fait passer sur un vaisseau de l’escadre, qu’il avait paru près de s’évanouir d’effroi. Il avait déploré son sort dans les termes les plus touchans, en regrettant son père, sa mère, ses frères, ses sœurs, sa terre natale dont il se croyait séparé pour jamais, et n’envisageant rien de plus favorable qu’un éternel et dur esclavage ; tous les autres Espagnols avaient la même opinion de leur sort. Anson n’épargna rien pour leur faire perdre cette injurieuse idée. Il fit manger tour à tour à sa table ceux qui méritaient cette distinction : il ordonna qu’ils fussent tous traités non-seulement avec humanité, mais avec des égards. Aussi parurent-ils se rassurer, et la joie succéda même à leur crainte. Le jeune homme conçut tant de respect et de tendresse pour son bienfaiteur, et prit tant de goût à la manière de vivre des Anglais, que, lorsqu’on eut relâché à Païta, l’auteur doute s’il n’aurait pas mieux aimé faire un voyage en Angleterre que de retourner dans sa famille. Les trois dames de la Theresa, pour lesquelles on n’avait cessé d’avoir toutes sortes d’attentions, furent si sensibles à cette politesse, qu’au moment de leur liberté elles demandèrent d’être menées à bord du Centurion pour témoigner elles-mêmes leur reconnaissance au chef d’escadre. Un jésuite qui paraissait fort considéré des Espagnols ne pouvait se lasser de lui exprimer la sienne. Il marqua surtout une haute admiration pour la conduite qu’on avait tenue à l’égard des dames.

L’auteur termine ce récit par des réflexions fort sensées. « La manière, dit-il, dont les Espagnols peuvent penser de notre nation n’est pas une chose indifférente. Leur estime nous importe peut-être plus que celle de tout le reste du monde. Le commerce que nous avons fait avec eux, et que nous pouvons faire encore, est non-seulement fort considérable, mais il est d’une nature toute particulière, qui exige de part et d’autre de l’honneur et de la bonne foi. » Ainsi Anson joignait une considération politique à son propre penchant, qui le portait à ne pas traiter avec dureté ceux que le sort des armes livrait entre ses mains.

Mais pourquoi brûler Païta ? demandera-t-on aux apologistes et aux admirateurs d’Anson.

Pendant l’expédition de Païta, le Glocester avait continué de croiser avec tant de succès, qu’il s’était saisi de deux bâtimens espagnols, l’un chargé de vins, d’eau-de-vie, d’olives en jarres, et d’environ sept mille livres sterling en espèces ; l’autre n’était qu’une grande barque, dont la charge consistait en coton. L’escadre, ayant remis en mer le 26, rencontra, dès le jour suivant, le Glocester avec ses deux prises. Les prisonniers de la dernière avaient déclaré d’abord qu’ils étaient très-pauvres, et les Anglais, ne leur trouvant en effet que du coton, penchaient à les croire ; mais, lorsqu’ils eurent transporté la cargaison à bord du Glocester, ils furent agréablement surpris de reconnaître que ce coton n’était qu’un faux emballage, et qu’il y avait dans chaque balle un paquet de doubles pistoles et de piastres, dont le total montait à douze mille livres sterling.

Après avoir rejoint le Glocester, on résolut de tourner vers le nord, et de gagner, aussitôt qu’il serait possible, le cap de San-Lucar en Californie, ou le cap de Corientes sur la côte du Mexique. En partant de Juan Fernandès, Anson s’était proposé de toucher aux environs de Panama, et d’y chercher les moyens de lier quelque correspondance avec la flotte de l’amiral Vernon, qu’il supposait aux Indes orientales, où il savait qu’il devait employer ses forces contre quelqu’un des établissemens espagnols. Comme il lui paraissait possible que Porto-Bello fût déjà occupé par une garnison anglaise, il ne doutait point qu’en arrivant à l’isthme, il ne pût se procurer l’occasion de donner de ses nouvelles aux Anglais, qu’il supposait sur la côte de l’autre mer, soit par les habitans du pays, qui sont assez bien disposés pour l’Angleterre, soit par le ministère même de quelque Espagnol, que l’espoir d’une grande récompense aurait pu gagner ; et cette intelligence une fois établie, il devenait fort aisé de la continuer. Par une voie si courte, Anson se flattait de recevoir du renfort. Il n’espérait pas moins qu’en concertant ses opérations avec ceux qui commandaient les forces anglaises dans la mer des Caraïbes, il ne pût se rendre maître de Panama même. Cette conquête, ajoute l’auteur, aurait mis proprement les Anglais en possession des richesses du Pérou, ou, tout au moins, d’un équivalent pour ce que l’Angleterre aurait exigé de l’une ou l’autre branche de la maison de Bourbon.

Telles étaient encore les grandes vues d’Anson malgré la faiblesse de son escadre ; mais en examinant les papiers qui s’étaient trouvés à bord du Carmel, il y apprit que l’attaque de Carthagène avait manqué. Ce contre-temps le fit renoncer à ses espérances. Il ne lui restait que celle de voir arriver à la pointe méridionale de la Californie, ou sur la côte du Mexique, le galion de Manille, qui devait être en route pour Acapulco ; et cette traversée ne demandant pas plus d’un mois ou cinq semaines, il se voyait le double du temps dont il avait besoin, parce que ce vaisseau n’arrive point à Acapulco avant le milieu de janvier. Cependant, comme l’eau commençait à manquer sur tous les bâtimens de l’escadre, il ne fallait pas penser à partir pour la Californie sans avoir pourvu à des nécessités qui pouvaient devenir plus pressantes. Païta lui avait à peine fourni de l’eau pour les besoins journaliers. Après avoir consulté les journaux des voyageurs, il choisit pour aiguade l’île de Quibo, située vers l’entrée de la baie de Panama. L’île des Cocos était plus sur sa route ; mais, quoiqu’elle soit vantée par les relations de quelques flibustiers, l’expérience lui avait appris à se défier d’un témoignage si suspect. D’ailleurs, en allant à Quibo, il n’était pas sans espérance de voir tomber entre ses mains quelque vaisseau de Panama.

Il porta donc vers Quibo, avec huit bâtimens qui donnaient à son escadre l’apparence d’une flotte considérable ; et le 19, à sept milles de distance, il découvrit le cap Blanc, qui est à 4° 15′ de latitude méridionale ; et comme tous les vaisseaux qui remontent ou qui descendent le long de cette côte ne manquent point de venir le reconnaître, il peut passer pour une excellente croisière. Le 22 au matin on vit l’île de Plata, et l’après-midi la pointe de Manta. Comme la ville du même nom n’en est pas éloignée, le Glocester prit cette occasion pour se délivrer de ses prisonniers. Le 25 on eut la vue de l’île de Gallo. Ensuite on traversa la baie de Panama, dans l’espérance d’aller directement rencontrer l’île de Quibo ; mais les vents rendirent l’approche de cette île fort difficile à l’escadre. Comme, après avoir passé la ligne, on quitte le voisinage de la Cordilière, et qu’on approche de l’isthme, où la communication libre de l’atmosphère, de l’est à l’ouest, n’est plus interrompue par cette prodigieuse chaîne, on s’aperçut en peu de jours qu’on avait tout-à-fait changé de climat. La chaleur devint aussi étouffante que sur les côtes du Brésil. On eut, jusqu’à de latitude septentrionale, des calmes fréquens et des pluies abondantes, qu’on attribue moins au voisinage de la ligne qu’à la continuation des vandevols, quoique, suivant l’opinion commune, cette saison qui commence en juin finisse en novembre.

Les Anglais prirent ces intervalles de calme pour brûler quelques-uns de leurs bâtimens qui n’étaient pas bons voiliers, et l’escadre demeura composée de cinq vaisseaux. Enfin, le 3 décembre, on découvrit la pointe orientale de l’île de Quibo, et l’île de Quicara. Un vent contraire repoussa souvent les vaisseaux, cependant, le lendemain, on porta heureusement sur la pointe sud-est de l’île, et l’on y trouva un fort bon mouillage.

Les Anglais n’eurent pas de peine à trouver l’aiguade. L’île de Quibo est d’une égale commodité pour faire de l’eau et du bois. Les arbres couvrent tout le terrain par où la mer monte, et l’eau douce coule dans un gros ruisseau sur un rivage sablonneux. Toute l’île est d’une hauteur médiocre, à l’exception d’un seul endroit, et n’est proprement qu’une forêt d’arbres verts. On y trouve particulièrement quantité de canneficiers, et quelques citronniers ; mais les Anglais furent surpris de ne pas apercevoir dans un lieu si tranquille d’autres oiseaux que des perroquets de diverses espèces. Les autres animaux qu’ils y virent en plus grand nombre étaient des singes et des lézards, qu’ils tuaient pour les manger. L’épaisseur des bois ne leur permit pas de tirer des bêtes fauves. Ils ne découvrirent que la trace d’un seul jaguar, quoique leurs prisonniers les eussent assurés qu’ils y en trouveraient beaucoup : mais ils les jugèrent moins redoutables qu’une espèce de serpens qui s’élance du haut des branches sur toutes sortes d’animaux. La mer y est aussi fort dangereuse autour de l’île, par la quantité de monstrueux crocodiles dont elle est remplie, et par une sorte de grands poissons plats qui s’élancent hors des flots. L’auteur les prit pour ceux qui embrassent souvent les pêcheurs de perles dans leurs nageoires, et qui les tuent. On l’assura que, pour s’en garantir, les plongeurs s’arment d’un couteau pointu, qu’ils enfoncent dans le ventre de cet animal lorsqu’ils se trouvent saisis.

Les Anglais ne virent aucun habitant ; mais ils trouvèrent quelques huttes sur le rivage, et de grands monceaux de coquilles et de belle nacre de perles, que les pêcheurs de Panama y laissent pendant l’été. Quoique les huîtres perlières soient communes dans toute la baie de Panama, elles ne sont nulle part en plus grande abondance qu’à Quibo : il ne faut que se baisser dans la mer, et les détacher du fond. La plupart sont fort grandes, mais coriaces et de mauvais goût. Celles qui donnent le plus de perles sont à plus de profondeur. On assure que la beauté de la perle dépend de la qualité du fond où l’huître s’est nourrie ; si le fond est vaseux, la perle est d’une couleur obscure et de mauvaise eau. Les plongeurs qu’on emploie pour cette pêche sont des esclaves nègres, dont les habitans de Panama et de la côte voisine entretiennent un grand nombre, et qui doivent être dressés avec un soin extrême. Ils ne passent pour des plongeurs parfaits que lorsqu’ils sont parvenus à pouvoir demeurer sous l’eau jusqu’à ce que le sang leur sorte du nez, de la bouche et des oreilles. Après cette épreuve, ils ont beaucoup plus de facilité à plonger. L’hémorrhagie s’arrête d’elle-même, et jamais elle ne les reprend.

Les excellentes tortues de la mer de Quibo dédommagèrent les Anglais de ses mauvaises huîtres ; après s’en être nourris pendant leur séjour dans l’île, ils en firent à bord des provisions qui leur durèrent plus d’un mois. On les voyait souvent flotter en grand nombre sur la surface de la mer, ou elles étaient endormies pendant la grande chaleur du jour. Un bon plongeur se plaçait sur l’avant d’une chaloupe, et lorsqu’il ne se trouvait plus qu’à quelques toises de la tortue qu’il voulait prendre, il plongeait avec l’attention de remonter vers la surface de l’eau fort près d’elle. Alors, saisissant l’écaille vers la queue, il s’appuyait sur le derrière de l’animal qu’il faisait enfoncer dans l’eau, et qui, se réveillant, commençait à se débattre des pates de derrière. Ce mouvement suffisait pour soutenir sur l’eau l’homme et la tortue, jusqu’à ce que la chaloupe vint les pêcher tous deux.

L’escadre remit en mer le 9 décembre : elle prit, deux jours après, une barque de Panama, destinée pour Cheripe, petit village du continent. Il ne s’y trouva que du fil de caret, du sel de roche, et trente ou quarante livres sterling d’argent : mais on apprit d’elle que Cheripe est toujours rempli de vivres pour en fournir aux bâtimens qui s’y rendent de Panama, et qui en tirent presque toutes les provisions nécessaires à cette ville. Les Anglais auraient pu se saisir sans danger d’un misérable village qui n’est pas capable de défense. Leur provision de tortues répondant à tous leurs desseins, ils se contentèrent de couler la barque à fond pour gagner leur croisière sans obstacle.

En partant de Quibo, le chef d’escadre avait donné de nouveaux ordres aux capitaines. Ils devaient se rendre d’abord au nord d’Acapulco, et reconnaître la terre entre les latitudes de 18 et 19 degrés ; ranger ensuite la côte à huit ou dix lieues de distance, jusqu’à la hauteur du cap de Corientes, où l’on devait continuer de croiser jusqu’au 14 février ; de là il fallait gagner l’île du milieu des Trois-Maries, à vingt-cinq lieues de ce cap. Si les autres vaisseaux ne trouvaient pas le chef d’escadre à cette île, ils devaient se rendre à Macao, sur la côte de la Chine.

On espérait qu’en arrivant en haute mer, on trouverait bientôt les vents alisés ; cependant on fut contrarié pendant près d’un mois par des vents d’ouest, par des calmes et par des pluies excessives, accompagnées d’un air étouffant. Ce ne fut que le 25 décembre qu’on eut la vue de l’île des Cocos. Jusqu’au 9 janvier 1742 on ne fit encore que cent lieues. Le vent alisé, dont le souffle se fit alors sentir, ne quitta plus l’escadre jusqu’au 17 janvier. On se trouvait à 12° 50′ nord ; mais il fit place le même jour à un vent d’ouest ; changement qui venait sans doute de ce qu’on s’était trop rapproché de terre, quoiqu’on en fut encore à plus de soixante-dix lieues. Le 26 janvier on était au nord d’Acapulco, et l’on changea de cours pour porter à l’est vers la terre.

Le 26, à dix heures du soir, on décrouvrit une lumière au nord-est. Tout le monde se figura que c’était le galion, objet de tous les vœux de l’escadre ; et chaque vaisseau passa la nuit à faire ses préparatifs pour l’attaque ; mais le lever du soleil fit apercevoir clairement que ce feu était allumé sur la côte. Une si cruelle erreur causa des regrets fort amers : on était sur la route du galion de Manille ; mais la fin de janvier était si proche, qu’on commençait à douter s’il n’était pas arrivé. Les prisonniers assuraient qu’il n’arrivait quelquefois que vers le milieu de février. Ils concluaient même du feu qu’on avait vu sur la côte qu’il était encore en mer, parce que c’était l’usage d’en allumer plusieurs pour lui servir de fanaux, lorsqu’il tardait trop à paraître. On n’avait que trop de penchant à les croire ; et pendant quelques jours, l’escadre s’étendit à douze lieues de la côte, dans un ordre qui ne lui aurait pas permis de passer sans être aperçu ; mais les doutes recommencèrent. D’ailleurs tous les équipages avaient besoin d’un port pour s’y rafraîchir. Anson prit le parti d’envoyer, à la faveur de la nuit, une chaloupe dans le port d’Acapulco, sur la foi de quelques Américains qui assurèrent qu’elle pouvait se procurer des éclaircissemens sans être découverte. L’officier qui la commandait revint cinq jours après : il n’avait rien trouvé qui ressemblât à un port dans l’endroit où les prisonniers espagnols plaçaient Acapulco ; il avait rangé la côte pendant trente-deux lieues ; et dans toute cette étendue il n’avait vu que de grandes plages sablonneuses, où la mer se brisait avec tant de violence, qu’une chaloupe n’y pouvait aborder. Enfin, il avait aperçu de loin, à l’est, deux mamelles qui, par leur figure et leur latitude, devaient être celles d’Acapulco ; mais, se trouvant à la fin de ses provisions, il avait été forcé de retourner vers l’escadre.

Sur la dernière partie de ses observations, on fit voile vers l’est pour s’approcher d’Acapulco. Le 13 février, on eut la vue d’un pays élevé qu’on prit d’abord pour celui qu’on cherchait, mais qu’on reconnut ensuite pour le haut pays de Seguaténeio. Une seconde chaloupe, qui fut envoyée à la découverte, rapporta qu’elle avait reconnu le port d’Acapulco, et qu’il était au moins éloigné de cinquante lieues. Elle s’était avancée jusqu’au dedans de l’île, qui est à l’ouverture de ce port, sans qu’un pilote espagnol et un Indien qu’elle avait pour guides s’y fussent reconnus. Mais elle avait enlevé trois pêcheurs nègres, avec la précaution d’efflotter leur canot vis-à-vis d’un rocher où il ne pouvait manquer d’être mis en pièces par les vagues, pour faire croire à ceux qui en trouveraient les débris que les trois nègres avaient été submergés.

Ces prisonniers apprirent au chef de l’escadre qu’il avait manqué l’occasion de surprendre le galion de Manille ; et que ce vaisseau était arrivé au port d’Acapulco dès le 9 janvier ; mais ils ajoutèrent qu’il était déchargé, et qu’après s’être pourvu d’eau et de provisions, il devait remettre à la voile pour les Philippines le 14 mars. Cette nouvelle fut d’autant plus agréable aux Anglais, que la prise du galion devait leur être beaucoup plus avantageuse à son retour qu’avant son arrivée.

Le commerce espagnol des Philippines se faisait autrefois entre le Callao et Manille. Les vents alisés étaient toujours favorables pour ce voyage, et trois ou quatre mille lieues de distance se faisaient souvent en moins de deux mois. Mais le retour de Manille au Callao était très-pénible et très-ennuyeux. On y employait quelquefois plus d’une année, parce que les premiers navigateurs étaient assez ignorans pour se tenir pendant toute la route entre les limites des vents alisés. Ils eurent l’obligation d’une meilleure méthode à un jésuite qui leur persuada de gouverner au nord jusqu’à ce qu’ils fussent sortis des vents alisés, et de porter vers les côtes de Californie à la faveur des vents d’ouest, qui règnent ordinairement sous des latitudes plus avancées. Ensuite, dans la vue d’abréger le voyage et le retour, on changea le lieu de l’étape du commerce ; et du Callao au Pérou, il fut transporté à Acapulco, qui est un port du Mexique.

Manille tire principalement de la Chine et autres pays des Indes les marchandises qui conviennent au Mexique et au Pérou. Telles sont les épiceries des Moluques, les soieries de la Chine, et surtout des bas de soie, dont il ne se transporte pas moins de cinquante mille paires par an ; quantité d’étoffes des Indes, de mousselines, de toiles peintes et d’autres espèces, sans parler des ouvrages d’orfèvrerie, dont la plus grande partie vient des Chinois établis à Manille même, où l’on compte plus de vingt mille domestiques et ouvriers. Toutes ces marchandises sont transportées sur un grand vaisseau qui se nomme le Galion, et quelquefois par deux qui partent tous les ans de Manille pour Acapulco.

Ce commerce n’est pas libre pour tous les Espagnols des Philippines ; il est restreint à certaines personnes, par diverses ordonnances rédigées dans le même esprit que celles qui regardent les vaisseaux de registre qui partent de Cadix pour les Indes occidentales. C’est le roi d’Espagne qui entretient les galions de Manille, et qui en paie les officiers et l’équipage. La charge est divisée en un certain nombre de balles d’égale grandeur, qui est distribué entre les maisons religieuses de Manille, à titre de gratification, pour le soutien des missions évangéliques. Chaque couvent a droit de charger sur le galion une quantité de marchandises proportionnée au nombre de balles qui lui est assigné ; ou, s’il y croit trouver plus d’avantage, il a la liberté de vendre et de transporter ce droit. Comme les marchands qui l’achètent ne sont pas toujours assez bien fournis pour le faire valoir de leur propre fonds, le couvent s’accommode avec eux, et leur fait des avances considérables à la grosse aventure. Les ordonnances du roi ont limité ce commerce à une certaine valeur de marchandises qu’il n’est pas permis d’excéder, et qui est de 600,000 piastres. Mais cette loi est si mal observée, qu’il n’y a pas d’années où la cargaison ne s’élève beaucoup plus haut, et les retours montent rarement à moins de trois millions de piastres.

On se persuadera facilement que la plus grande partie de ces retours ne s’ensevelit pas dans Manille, et qu’elle se distribue dans toutes les Indes orientales. C’est une maxime de politique admise par toutes les nations européennes, qu’on doit tenir les colonies de l’Amérique dans une dépendance absolue de leur métropole, et qu’on ne doit leur permettre aucun commerce lucratif avec d’autres nations commerçantes ; aussi n’a-t-on pas manqué de faire souvent des représentations au conseil d’Espagne sur le commerce qui subsiste entre le Mexique, le Pérou et les Indes orientales. On lui a fait sentir que les soieries de la Chine, transportées directement à Acapulco, se donnaient à beaucoup meilleur marché que celles qui se fabriquent à Valence et dans d’autres villes d’Espagne, et que l’usage des toiles de coton de la côte de Coromandel réduisait presque à rien le débit des toiles de l’Europe transportées en Amérique par la voie de Cadix. En effet, il est clair que ce commerce de Manille rend le Mexique et le Pérou moins dépendans de la couronne d’Espagne, et qu’il détourne de très-grosses sommes qui passeraient en Espagne au profit des marchands et des commissionnaires ; au lieu que ces trésors ne servent qu’à grossir la fortune de quelques particuliers à l’extrémité du monde. Don Joseph Patinho, premier ministre d’Espagne, trouva ces raisons si fortes, que, vers l’année 1725, il prit la résolution d’abolir ce commerce, et de ne permettre le transport d’aucune marchandise des Indes orientales en Amérique que par la voie des vaisseaux de registre. Mais le crédit de ceux auxquels on y attribue le principal intérêt fit avorter ce dessein.

On fait donc partir tous les ans, de Manille, un vaisseau, ou deux au plus, pour Acapulco. Le temps du départ est le mois de juillet. On arrive au port d’Acapulco dans le cours du mois de décembre, ou de janvier ou de février. Après avoir disposé des marchandises, on remet ordinairement à la voile pour Manille au mois de mars, et l’on y arrive dans le cours de juin. Ainsi le voyage est à peu près d’un an. Quoique le plus souvent on n’y emploie qu’un seul vaisseau, il y en a toujours un autre qu’on tient prêt à partir au retour du premier, et deux ou trois en réserve, pour y suppléer dans les cas d’accident qui pourraient interrompre le commerce. Les principaux galions sont égaux en grandeur aux vaisseaux de guerre du premier rang, et peuvent avoir à bord jusqu’à douze cents hommes. Les autres, quoique fort inférieurs, sont des vaisseaux considérables d’environ douze cents tonneaux, montés ordinairement de trois cent cinquante à six cents hommes, et de cinquante pièces de canon. Le commandant prend le titre de général, et porte l’étendard royal d’Espagne au haut du grand mât.

Cette navigation a des règles ou des usages qui s’observent fidèlement. Le galion, quittant le port de Cavite vers le milieu de juillet, s’avance dans la mer orientale, à la faveur de la mousson d’ouest, qui commence au même temps. La fin d’août arrive quelquefois avant que le galion soit dégagé des terres. Alors il porte à l’est vers le nord pour tomber à la hauteur de 30° de latitude et plus, où il trouve les vents d’ouest qui le mènent droit à la côte de Californie. Dans toute la longue traversée, on ne laisse pas tomber une fois l’ancre, depuis qu’on a perdu la terre de vue. Le voyage ne prenant guère moins de six mois, et le galion, se trouvant chargé de marchandises et de monde, est nécessairement exposé à manquer d’eau douce ; mais l’industrie des Espagnols y supplée. On sait que leur usage dans le grand Océan n’est pas de garder dans des futailles l’eau qu’ils ont à bord, mais dans des vaisseaux de terre, assez semblables aux grandes jarres dans lesquelles on met souvent l’huile en Europe. Le galion de Manille part chargé d’une provision d’eau beaucoup plus grande que celle qu’on pourrait loger entre les ponts ; et les jarres qui la contiennent sont suspendues de tous côtés aux haubans et aux étais. Cette méthode fait gagner beaucoup de place. Les jarres, d’ailleurs, sont plus maniables, plus faciles à ranger, et moins sujettes à couler que les futailles. Mais les plus abondantes provisions durant à peine trois mois, on n’a pas d’autre ressource que la pluie, qu’on trouve assez régulièrement entre les et de latitude septentrionale. Pour la recueillir, on prend à bord une grande quantité de nattes, qu’on place de biais aussitôt qu’il commence à pleuvoir. Ces nattes s’étendent d’un bout du vaisseau à l’autre. Le côté le plus bas est appuyé sur un large bambou fendu, qui sert de rigole pour conduire l’eau dans les jarres. Ce secours, quoique dépendant du hasard, n’a jamais manqué aux espagnols ; et souvent ils remplissent plusieurs fois leurs jarres dans le cours d’un voyage. Le scorbut leur cause plus d’embarras par ses terribles ravages et par la difficulté d’y remédier.

Lorsque le galion est assez avancé vers le nord pour trouver les vents d’ouest, il garde la même latitude, et dirige son cours vers les côtes de Californie. Après avoir couru 66° de longitude, à compter du cap Spiritu-Santo, on trouve ordinairement la mer couverte d’une herbe flottante, que les Espagnols nomment porra. Cette vue est pour eux un signe certain qu’ils sont assez près de la Californie. Aussitôt, entonnant le Te Deum, comme s’ils étaient à la fin du travail et du danger, ils portent au sud. Ce n’est qu’en approchant de l’extrémité méridionale de cette presqu’île qu’ils osent chercher la terre, autant pour prendre langue, et savoir des habitans s’il n’y a pas d’ennemis qui croisent dans ces mers, que pour vérifier leur estime à la vue du cap San-Lucar. Ils y tirent des rafraîchissemens d’une colonie formée dans l’intérieur de ce cap par les missionnaires, qui allument certains feux pour leur servir de signaux. De là, ils doivent porter sur le cap de Corientes, pour ranger ensuite la côte jusqu’au port d’Acapulco.

Aussitôt que la cargaison est déchargée et vendue, on se hâte de charger l’argent, avec les marchandises destinées pour Manille, et les provisions nécessaires. On perd d’autant moins de temps, que, par des ordres exprès, le galion doit être sorti du port avant le 1er. d’avril. La partie la plus considérable de sa cargaison, pour le retour, consiste en argent. Le reste est composé de cochenille, de confitures de l’Amérique espagnole, de merceries et de bijoux de l’Europe, pour les femmes de Manille, de vins d’Espagne, de Tinto, ou de seul vin d’Andalousie, pour la célébration de la messe. Cette cargaison prenant peu de place, on monte la batterie d’en bas, qui demeure à fond de cale en venant de Manille. L’équipage est augmenté d’un bon nombre de matelots, et d’une ou deux compagnies d’infanterie, destinées à recruter les garnisons des Philippines. Il s’y joint toujours plusieurs passagers ; de sorte qu’au retour, le galion se trouve ordinairement monté de six cents hommes.

On s’efforce de gagner d’abord la latitude de 13 ou 14°, d’où l’on continue de faire voile, dans ce parallèle, jusqu’à la vue de l’île de Guam. Pour empêcher que le galion ne dépasse dans l’obscurité les îles Marianes, il est ordonné, pendant le mois de juin, aux Espagnols de Guam et de Rota, d’entretenir pendant toutes les nuits un feu allumé sur quelque hauteur.

Le galion, après avoir pris à Guam de l’eau et des rafraîchissemens, en part pour gouverner directement vers le cap Spiritu-Santo. Des signaux que l’on fait sur ce promontoire, et sur d’autres auxquels il est possible qu’il aborde, l’avertissent s’il se trouve des ennemis dans ces parages. Alors son devoir l’oblige d’envoyer à terre, pour s’informer de la force de l’ennemi et de tout ce qu’il peut redouter, si les dangers annoncés le contraignent de relâcher dans un port plus sûr : s’il est découvert dans l’asile qu’il choisit, s’il craint d’y être attaqué, il doit envoyer le trésor à terre, y débarquer l’artillerie pour sa défense, et donner avis de sa situation au gouverneur de Manille.

Les espérances de l’escadre n’avaient fait que changer d’objet ; mais elles semblaient demander d’autres mesures, depuis qu’on avait appris, par le récit des prisonniers, qu’on était informé dans Acapulco de la ruine de Païta, et que cette nouvelle avait fait augmenter les fortifications de la place, et mettre une garde dans l’île qui est à l’embouchure du port. Cependant on apprit aussi que cette garde avait été retirée deux jours avant l’arrivée de la chaloupe ; d’où l’on conclut non-seulement que l’escadre n’avait pas encore été découverte, mais que l’ennemi ne la croyait plus dans ces mers, et que, depuis la prise de Païta, il se flattait qu’elle avait pris une autre route. On tira tant d’encouragement de ces dernières idées, que, s’étant approché jusqu’à la vue des montagnes qui se nomment les Mamelles, au-dessus d’Acapulco, on s’y mit dans une position qui ne laissait point à craindre que le galion pût échapper. On y demeura jusqu’au 15 mars. Une si longue attente n’aurait pas rebuté les Anglais, s’ils n’étaient retombés dans le besoin d’eau. Anson, désespéré de ce contre-temps, délibéra s’il n’entreprendrait pas de surprendre Acapulco  ; mais, lorsqu’il examina sérieusement ce dessein, il y trouva un obstacle insurmontable. Les prisonniers qu’il interrogea sur les vents qui règnent sur la côte l’assurèrent qu’à une médiocre distance du rivage on avait un calme tout plat pendant la plus grande partie de la nuit, et que vers le matin il s’élevait toujours un vent de terre ; ainsi le projet de mettre le soir à la voile, pour arriver dans le cours de la nuit devant la place, devenait une entreprise impossible.

Les Anglais se seraient épargné de mortelles impatiences et d’inutiles raisonnemens, s’ils avaient pu savoir, comme ils l’apprirent dans la suite, que l’ennemi avait reconnu qu’ils étaient sur la côte, et qu’il avait mis un embargo sur le galion jusqu’à l’année suivante. Mais, demeurant toujours persuadés qu’ils n’étaient pas découverts, ce ne fut que la nécessité de leur situation qui leur fit prendre le parti de chercher de l’eau. Ils résolurent de se rendre au port de Séguatanéio, parce qu’il était le moins éloigné. Les chaloupes qu’ils avaient envoyées pour reconnaître l’aiguade revinrent le 5 avril, après avoir découvert de l’eau excellente, environ à sept milles à l’ouest des rochers de Seguatanéio. Anson renvoya les chaloupes pour le sonder, et s’y rendit à leur retour, après avoir appris que c’était une rade où l’escadre pouvait être sans danger.

Le port ou la rade de Seguatanéio ou Chequetan est à 17° 36′ de latitude septentrionale, et à trente lieues à l’ouest d’Acapulco. Dans l’étendue de dix-huit lieues, à compter d’Acapulco, on trouve un rivage sablonneux, sur lequel les vagues se brisent avec tant de violence, qu’il est impossible d’y aborder. Cependant le fond de la mer y est si net, que dans la belle saison les vaisseaux peuvent mouiller sûrement à un mille ou deux du rivage. Le pays est assez bon. Il paraît bien planté, rempli de villages, et sur quelques éminences on voit des tours, qui servent apparemment d’échauguettes. Cette perspective n’a rien que d’agréable : elle est bornée, à quelques lieues du rivage, par une chaîne de montagnes qui s’étend fort loin à droite et à gauche d’Acapulco. Les Anglais furent surpris seulement que, dans un espace de dix-huit lieues de pays, le plus peuplé de toutes ces côtes, on n’aperçoive pas le long du rivage une seule barque ni le moindre canot pour le commerce ou pour la pêche.

La saison ne permettant plus aux Anglais de nourrir une vaine espérance, ils ne pensèrent qu’à se délivrer de tout ce qui pouvait retarder leur navigation jusqu’à la Chine. Les trois bâtimens espagnols qu’ils avaient équipés furent sacrifiés à la sûreté du Centurion et du Glocester. Anson prit le parti de les brûler pour faire passer leurs équipages et leurs agrès sur ces deux vaisseaux, qui n’auraient pu résister sans ce secours aux mers orageuses de la Chine, où il comptait arriver vers le commencement des moussons. Il se détermina aussi à renvoyer tous ses prisonniers, à la réserve des mulâtres et de quelques nègres des plus vigoureux.

En quittant la côte d’Amérique, le 6 mai, l’escadre se promettait de faire la traversée du Mexique aux côtes orientales de l’Asie en moins de deux mois. Elle porta au sud-ouest dans le dessein de tomber dans les vents alisés. Mais ils tinrent cette route l’espace de sept semaines avant de rencontrer le vent qu’ils cherchaient, et n’avaient fait que le quart du chemin vers les côtes les plus orientales de l’Asie lorsque, suivant leurs espérances, ils y devaient être arrivés dans cet intervalle. D’ailleurs, les équipages souffraient déjà beaucoup du scorbut. Une grande abondance d’eau douce et de provisions fraîches est un puissant préservatif contre cette maladie. Ces deux secours ne manquaient point aux Anglais. Ils y joignaient d’autres précautions, qui consistaient à nettoyer soigneusement leurs vaisseaux, et à tenir les écoutilles et les sabords ouverts. Cependant les malades ne s’en portaient pas mieux. On avait supposé, en doublant le cap de Horn, que la malignité du mal était venue de la rigueur du temps ; mais un climat chaud n’y changea rien.

Les malheurs communs n’empêchèrent pas d’observer qu’il se passait rarement trois jours de suite sans qu’on vît une grande quantité d’oiseaux, signe certain que ces mers contiennent un plus grand nombre d’îles, ou du moins de rochers, qu’on n’en avait découvert jusqu’alors. La plupart de ces oiseaux étaient de ceux qui font leur séjour à terre ; et la manière comme le temps de leur arrivée ne laissait pas douter qu’ils ne vinssent le matin de quelque endroit peu éloigné, et qu’ils n’y retournassent le soir. L’heure de leur passage et celle de leur retour, qui variaient par degrés, firent juger que cette différence ne pouvait venir que du plus ou moins d’éloignement de leur retraite.

On eut le vent alisé, sans la moindre variation, depuis la fin de juin jusque vers celle de juillet ; mais le 26 de ce mois, lorsque suivant l’estime on n’était pas à plus de trois cents lieues des îles Mariannes, il tourna malheureusement à l’ouest. Ce fâcheux contre-temps, qui éloignait l’assurance de sortir de peine, et plusieurs accidens irréparables qui arrivèrent au Glocester firent prendre la résolution de brûler ce vaisseau.

Le renfort que son équipage procura au Centurion ne laissait pas d’être extrêmement avantageux pour cet unique vaisseau qui restait de l’escadre ; mais il avait été détourné de son cours, et porté fort loin au nord par une tempête et par les courans. Les pilotes ignoraient à quelle distance ils étaient du méridien des îles Mariannes, et, croyant n’en être pas loin, ils appréhendaient que, sans s’en être aperçus, le courant ne les eût portés sous le vent de ces îles. Il ne se passait point de jour où l’on ne perdît jusqu’à douze hommes ; et, pour comble de désolation, on avait à boucher une voie d’eau que les charpentiers désespéraient de fermer entièrement avant qu’on eût mouillé dans un port.

Au milieu de ces alarmes, le vent étant venu à fraîchir au nord-est, et la direction du courant ayant tourné au sud, on eut la satisfaction d’apercevoir, le lendemain à la pointe du jour, deux îles à l’ouest. La plus proche, comme on l’apprit dans la suite, était celle d’Anatacan, dont on ne se crut qu’à quinze lieues. Elle parut montueuse et de médiocre grandeur ; l’autre était celle de Serigan, qui avait l’apparence d’un rocher plutôt que d’un endroit où l’on pût mouiller. La chaloupe qu’on y envoya ne revint que pour confirmer cette opinion. Un vent de terre n’ayant pas permis de s’approcher d’Anatacan, on perdit cette île de vue le 26 août ; mais le matin du jour suivant on découvrit celles de Saypan, de Tinian et d’Agnigan. Anson fit gouverner vers Tinian, qui est entre les deux autres. Comme il n’ignorait pas que les Espagnols avaient une garnison à Guam, il prit diverses précautions pour sa sûreté. L’impatience de recevoir quelques avis sur l’île lui fit arborer le pavillon espagnol, dans l’espoir que les insulaires, prenant son vaisseau pour le galion de Manille, s’empresseraient de venir à bord. En effet, on vit paraître dans l’après-midi un pros qui portait un Espagnol et quatre Indiens, et qui fut arrêté par la pinasse anglaise, tandis que le canot s’approchait de terre pour chercher un bon mouillage.

L’Espagnol, interrogé sur l’état de l’île, fit aux Anglais un récit qui surpassa même leurs désirs. Il leur apprit qu’elle était sans habitans, ce qu’ils regardèrent comme un bonheur dans leur situation ; qu’on y trouvait en abondance tous les vivres des pays les mieux cultivés ; que l’eau était excellente, et l’île même remplie de toutes sortes d’animaux d’un goût exquis ; que les bois produisaient naturellement des oranges, des limons, des citrons, des cocos, et le fruit à pain ; que les Espagnols profitaient de cette fertilité pour nourrir leur garnison de Guam ; qu’il était lui-même un des sergens de cette garnison, et qu’il était venu à Tinian avec vingt-deux Indiens pour tuer des bœufs qu’il devait charger dans une barque d’environ quinze tonneaux, qui était à l’ancre fort près de la côte.

Ce détail causa une joie fort vive aux Anglais. À la distance où ils étaient de la terre, ils voyaient paître de nombreux troupeaux. Le reste était confirmé par la beauté du pays, qui avait moins l’air d’une île déserte et inculte que d’une magnifique habitation. On y apercevait des bois charmans, avec de grandes et belles clairières, qu’on aurait prises pour un ouvrage de l’art. Le sergent espagnol ayant ajouté que les Indiens qu’il avait amenés étaient occupés à tuer des bœufs, cette circonstance fit sentir combien il était important de les retenir, dans la crainte qu’ils n’allassent informer le gouverneur espagnol de l’arrivée du vaisseau. Il donna des ordres pour s’assurer de la barque.

Ce ne fut pas sans une peine extrême que le Centurion laissa tomber l’ancre. On employa cinq heures entières à carguer les voiles. Tout ce qu’il y avait de gens en état de servir ne montait qu’à soixante-onze, misérable reste des équipages réunis de trois vaisseaux, qui faisaient ensemble près de mille hommes à leur départ d’Angleterre.

Les Indiens, ayant conclu de la prise de leur barque qu’ils avaient des ennemis à craindre, se retirèrent dans les bois de l’île, et laissèrent plusieurs cabanes qui épargnèrent aux Anglais la peine et le temps de dresser des tentes. Une de ces cabanes, qui leur avait servi de magasin, était de soixante pieds de long sur quarante-cinq de large. Elle fut changée en infirmerie pour les malades. Tous les officiers, et le chef d’escadre lui-même, prêtèrent la main pour les aider à sortir du vaisseau. On perdit encore vingt et un hommes la veille et le jour du débarquement.

L’île de Tinian, dont l’auteur ne se lasse point de vanter les avantages, est située à 15° 8′ de latitude septentrionale, et à 114° 50′ de longitude ouest d’Acapulco. Sa longueur est d’environ douze milles, et sa largeur d’environ la moitié. Le terrain en est sec et un peu sablonneux, ce qui rend le gazon des prés et des bois plus fin et plus uni qu’il ne l’est ordinairement dans les climats chauds ; le pays s’élève insensiblement depuis l’aiguade des Anglais jusqu’au milieu de l’île ; mais, avant d’arriver à sa plus grande hauteur, on trouve plusieurs clairières en pente douce, couvertes d’un trèfle fin qui est entremêlé de différentes sortes de fleurs, et bordées de beaux bois dont les arbres portent d’excellens fruits. Le terrain des plaines est fort uni, et les bois ont peu de broussailles. Ils sont terminés aussi nettement, dans les endroits qui touchent aux plaines, que si la disposition des arbres était l’ouvrage de l’art. Ce mélange, joint à la variété des collines et des vallons, forme une infinité de vues charmantes. Les animaux qui, pendant la plus grande partie de l’année, sont les seuls maîtres de ce beau séjour, font partie de ses charmes romanesques, et ne contribuent pas peu à lui donner un air de merveilleux. On y voit quelquefois des milliers de bœufs paître ensemble dans une grande prairie, spectacle d’autant plus singulier, que tous ces animaux sont d’un véritable blanc de lait, à l’exception des oreilles, qu’ils ont ordinairement noires. Quoique l’île soit déserte, les cris continuels et la vue d’un grand nombre d’animaux domestiques qui courent en grand nombre dans les bois renouvellent les idées de fermes et de villages. Les bœufs sont si peu farouches, qu’ils se laissent d’abord approcher. Anson en fit tuer quelques-uns à coups de fusil ; mais d’autres raisons l’ayant ensuite obligé de ménager sa poudre, on les prenait aisément à la course. La chair en est bonne et facile à digérer. On n’avait pas plus de peine à prendre la volaille, qui est aussi d’un excellent goût ; à peine s’éloignait-elle de cent pas du premier vol, et cet effort la fatiguait jusqu’à ne pouvoir s’élever une seconde fois dans l’air. Les Anglais trouvèrent dans les bois une grande quantité de sangliers qui furent pour eux un mets exquis ; mais ces animaux étaient si féroces, qu’il fallut employer, pour les prendre, de grands chiens qui étaient venus dans l’île avec le détachement espagnol, et qui étaient déjà dressés à cette chasse. Elle fut sanglante : les sangliers, pressés dans leur retraite, se défendirent si furieusement, qu’ils déchirèrent plusieurs chiens.

Loin de trouver de l’exagération dans le récit du sergent espagnol, les Anglais admirèrent l’abondance de cocos, de goyaves, de limons et d’oranges dont les bois étaient remplis. Le fruit à pain, qui porte le nom de rima dans ces îles, leur parut préférable au pain même. Outre ces fruits, l’île avait des melons d’eau, de la menthe, du pourpier, du cochléaria et de l’oseille, que les Anglais dévorèrent avec l’avidité que la nature excite pour ces rafraîchissemens dans ceux qui sont attaqués du scorbut. Deux grands lacs d’eau douce offraient une multitude de canards, de sarcelles, de corlieux, et de pluviers sifflans.

Il doit paraître étrange qu’un lieu si favorisé du ciel soit entièrement désert, surtout à si peu de distance de quelques autres îles qui doivent en tirer une partie de leur subsistance. Mais les Anglais apprirent qu’il n’y avait pas cinquante ans qu’il était encore peuplé. Tinian contenait plus de trente mille âmes lorsqu’une maladie épidémique en ayant emporté une grande partie, les Espagnols forcèrent le reste de passer dans l’île de Guam, qui avait souffert les mêmes pertes, et de s’y établir pour remplacer les morts ; mais, après cette transmigration, la plupart tombèrent dans une mortelle langueur, et périrent de chagrin d’avoir quitté leur patrie. Ce récit des prisonniers fut confirmé par la vue de plusieurs ruines, qui prouvaient assez que l’île avait été fort peuplée. Elles consistent presque toutes en deux rangs de piliers de figure pyramidale, qui ont pour base un carré, et qui sont entre eux à la distance d’environ six pieds. Chaque rang est séparé de l’autre par le double de cet espace. La base des piliers est de cinq pieds carrés, et leur hauteur de treize. Ils se terminent tous par un demi-globe à surface plate ; et toute la masse, c’est-à-dire les piliers et les demi-globes, est de sable et de pierre, cimentés ensemble et revêtus de plâtre. Ces monumens, suivant le témoignage des prisonniers, sont les restes de plusieurs monastères indiens. Avec tous ces avantages, les vents frais qui soufflent continuellement dans l’île, et les pluies, quoique rares et courtes, dont elle est quelquefois abreuvée, y rendent l’air extrêmement sain. Mais elle a peu d’eau courante. Les anciens habitans avaient suppléé à ce défaut par un grand nombre de puits qu’on trouve partout, assez près de la surface. On y voit aussi de grandes pièces d’excellente eau dormante, qui paraissent formées par des sources. La principale incommodité de Tinian vient d’une infinité de moucherons et d’autres insectes, tels que des millepieds, des scorpions, etc. On y est tourmenté aussi par des tiques, qui s’attachent aux hommes comme aux bêtes, et qui, cachant leur tête sous l’épiderme, y causent une douloureuse inflammation.

Les Anglais trouvaient cette peine légère en la comparant à toutes les douceurs de l’île. Mais ils ignoraient que, le mouillage n’y étant pas sur dans certaines saisons, ils étaient menacés du plus terrible accident qu’ils eussent à redouter. La meilleure situation pour les vaisseaux considérables est au sud-ouest de l’île. C’était dans cette partie que le Centurion avait jeté l’ancre, à un mille et demi du rivage. Le fond de cette rade est rempli de rochers de corail fort pointus, qui, depuis le milieu d’octobre, exposent un bâtiment aux plus grands dangers. Cette saison est celle de la mousson de l’ouest. Aussi long-temps qu’elle dure, le vent, vers le temps de la pleine lune, et surtout dans celui de la nouvelle, est ordinairement si variable, qu’il fait quelquefois le tour du compas. Il souffle alors avec tant de violence, qu’on ne peut se fier aux plus gros câbles ; et le péril augmente encore par la rapidité du flux, qui porte au sud-est, entre l’île de Tinian et celle d’Agnigan. Pendant les huit autres mois, c’est-à-dire depuis le milieu d’octobre jusqu’au milieu de juin, le temps est égal et constant.

Ces connaissances manquaient aux Anglais. Après s’être occupés à radouber leur vaisseau, ils donnèrent tous leurs soins aux malades, qui commençaient à se rétablir heureusement. Anson, attaqué lui-même du scorbut, s’était fait dresser une tente sur le rivage, où il vivait sans défiance. Cependant, comme on n’était pas loin de la nouvelle lune de septembre, une prudence nécessaire dans la mousson de l’ouest lui fit ordonner, pour la sûreté du vaisseau, que le bout des câbles fût garni des chaînes des grapins dans l’endroit où il tient aux ancres. Il les fit même revêtir, à trente brasses depuis les ancres, et à sept depuis les écubiers, d’une bonne hansière de quatre pouces et demi de tour. À ces précautions on ajouta celle d’amener la grande vergue et la vergue de misaine, pour laisser au vent moins de prise sur le vaisseau.

La nouvelle lune arriva le 18. Ce jour et les trois suivans se passèrent sans accident ; et quoique le temps fût orageux, on se reposait sur des mesures auxquelles il ne paraissait rien manquer ; mais le 22, un vent d’est qui s’éleva tout d’un coup avec une impétuosité surprenante rompit tous les câbles et jeta le vaisseau en mer. La nuit devint fort noire, et l’orage ne fit que redoubler. Il était accompagné d’un bruit épouvantable de tonnerre et de pluie. On n’entendit pas même les signaux de détresse, auxquels on devait supposer que l’officier qui commandait à bord aurait recours. On ne vit aucun feu pour avertir ceux qui étaient à terre. Anson, la plupart des officiers, et une grande partie de l’équipage, au nombre de cent treize personnes, se trouvèrent privés, sans le savoir encore, de l’unique moyen qui leur restait pour sortir de l’île. Mais c’est dans les termes de l’auteur qu’il faut représenter leur situation.

« À la pointe du jour, lorsqu’ils remarquèrent du rivage que le vaisseau avait disparu, leur consternation fut inexprimable. La plupart, persuadés qu’il avait péri, supplièrent le chef d’escadre d’envoyer la chaloupe faire le tour de l’île pour chercher les débris. Ceux qui le croyaient capable d’avoir résisté à la tempête n’osaient se flatter qu’il fût jamais en état de regagner l’île, car le vent était toujours à l’est avec une extrême violence, et l’on savait qu’il y avait trop peu de monde à bord pour lutter contre un temps si orageux. Dans l’une et l’autre supposition, il n’y avait pour eux aucune espérance de quitter l’île de Tinian. Ils se trouvaient à plus de six cents lieues de Macao, port le plus voisin pour leur nation. Ils n’avaient pas d’autre ressource que la petite barque espagnole dont ils s’étaient saisis, et qui ne pouvait contenir le quart de leur nombre. Le hasard de quelque vaisseau qui relâcherait dans l’île était sans aucune vraisemblance. Peut-être le Centurion était-il le premier bâtiment européen qui en eût approché. Il ne fallait pas attendre de plusieurs siècles les accidens qui l’y avaient conduit. Il ne leur restait donc que la triste attente de passer le reste de leurs jours dans cette île ; encore n’était-ce pas leur plus grande crainte. Ils devaient appréhender que le gouverneur de Guam, instruit de leur malheur, n’envoyât contre eux toutes ses forces ; et le plus favorable traitement qu’ils pussent envisager était de passer toute leur vie dans les chaînes. Peut-être même avaient-ils à redouter un traitement infâme, en qualité de pirates ; car leur commission était à bord du vaisseau.

» Quoique ces cruelles idées fissent leur impression sur le chef d’escadre, il prit un air ferme et tranquille. Ses premières réflexions étaient tombées sur les moyens de se délivrer d’une situation si désespérée. Il communiqua aux plus intelligens de la troupe un plan qu’il jugea possible ; et, le voyant confirmé de leur approbation, il assembla tous les autres pour leur représenter qu’il y avait peu d’apparence que le Centurion fut submergé ; que, s’ils considéraient avec attention la force d’un tel vaisseau, ils conviendraient qu’il était capable de soutenir les plus fortes tempêtes ; que peut-être reparaîtrait-il dans peu de jours ; mais que, dans la supposition la moins favorable, on devait juger qu’il aurait été jeté assez loin de l’île pour se trouver dans l’impossibilité d’y retourner, et qu’il aurait pris la route de Macao ; que, pour se préparer néanmoins à toutes sortes d’événemens, on pouvait s’occuper des moyens de sortir de l’île ; qu’il en avait déjà trouvé un qui consistait à scier en deux la barque espagnole pour l’allonger de douze pieds ; ce qui ferait un bâtiment d’environ quarante tonneaux, et capable de les transporter tous à la Chine ; que les charpentiers qu’il avait consultés sur cette entreprise lui en promettaient le succès, et qu’il ne demandait que les efforts réunis de ceux qui l’écoutaient. Il ajouta qu’il voulait partager le travail avec eux, et qu’il n’exigeait rien d’autrui dont il ne fut prêt à donner l’exemple ; mais qu’il était important de ne pas différer l’ouvrage, et de se persuader même que le Centurion ne pouvait revenir, parce qu’en supposant son retour, il n’en résultait pas d’autre inconvénient que l’inutilité du travail ; au lieu que, s’il ne reparaissait pas, leur infortune et la saison exigeaient d’eux toute la diligence, et par conséquent toute l’activité possible.

» Ce discours releva leur courage, mais ne produisit pas d’abord tout l’effet que leur chef en avait attendu. La ressource même qu’il leur offrait diminuant leur premier effroi, ils commencèrent à se flatter que le retour du Centurion les dispenserait d’un travail pénible, auquel ils auraient toujours le pouvoir de revenir. Cependant, quelques jours d’une vaine attente leur ayant ôté l’espérance de revoir le vaisseau, ils se livrèrent avec ardeur au projet de leur délivrance. Si l’on considère combien ils étaient mal pourvus de tout ce qui était nécessaire à l’exécution, il paraîtra surprenant qu’Anson pût se promettre non-seulement d’allonger la barque, mais de l’avitailler, et de la mettre en état de parcourir un espace de six ou sept cents lieues dans des mers qui lui étaient inconnues.

» Pendant que le forgeron s’occupait de son travail, d’autres abattaient des arbres, et sciaient des planches. Anson mit la main à cet ouvrage, qui était le plus pénible. Comme on n’avait ni assez de poulies, ni la quantité nécessaire de cordages pour haler la barque à terre, on proposa de la mettre sur des rouleaux. La tige des cocotiers, étant ronde et fort unie, parut propre à cet usage. On abattit quelques-uns de ces arbres, aux bouts desquels on pratiqua des ouvertures pour recevoir des barres. Dans le même temps on creusa un bassin sec ; où l’on fit entrer la barque par un chemin fait exprès depuis la mer jusqu’au bassin. D’un autre côté, on tuait des bœufs, et l’on amassait toutes sortes de provisions. Après avoir délibéré sur ce qui pouvait être employé à l’équipement de la barque, on trouva que les tentes qui étaient à terre, et les cordages que le Centurion avait laissés par hasard pourraient suffire avec les voiles et les agrès de la barque même. Comme on avait quantité de suif, on résolut de le mêler avec de la chaux, et d’enduire la barque de ce mélange. »

Il restait l’embarras de se procurer les vivres nécessaires pour un long voyage. On n’avait à terre ni biscuit ni aucune sorte de grain. Le fruit à pain en avait tenu lieu depuis qu’on était dans l’île de Tinian ; mais il ne pouvait se conserver en mer. Quoiqu’on eût assez de bétail en vie, on n’avait pas de sel pour le saler, et dans un climat si chaud, le sel n’aurait pas pris. On résolut enfin de prendre à bord autant de cocos qu’il serait possible, et de suppléer au pain par du riz. L’île fournissait des cocos. Pour se procurer du riz, on résolut d’attendre que la barque fut achevée, et de tenter une expédition contre l’île de Rota, où l’on savait que les Espagnols ont de grandes plantations confiées au soin des Indiens. Mais cette entreprise ne pouvant être exécutée que par la force, on examina ce qu’il y avait de poudre à terre. Il ne s’en trouva malheureusement que pour quatre-vingt-dix coups de fusil ; faible ressource pour des gens qui devaient être privés pendant plus d’un mois de pain et de tout ce qui pouvait en tenir lieu, s’ils ne s’en procuraient par les armes.

Mais on a mis au dernier rang le plus cruel de tous les embarras, celui qui, sans un concours d’accidens fort singuliers, aurait rendu le départ de la barque absolument impossible. Après avoir réglé tout ce qui regardait sa fabrique et son équipement, il était aisé de calculer à peu près dans quel temps l’ouvrage serait achevé. « Ensuite on devait naturellement considérer le cours qu’il fallait suivre, et la terre où l’on devait aborder. Ces idées menèrent les officiers à la fâcheuse réflexion qu’ils n’avaient dans l’île ni boussole ni quart de cercle. Il s’était déjà passé huit jours sans aucune ressource pour cet inconvénient, lorsqu’en fouillant dans une caisse qui appartenait à la barque espagnole, on y trouva une petite boussole qui ne valait guère mieux que celles qui servent de jouet aux écoliers, mais qui n’en fut pas moins regardée comme un trésor inestimable. Peu de jours après on eut le bonheur de trouver sur le rivage un quart de cercle qui avait appartenu à quelque mort de l’équipage. On s’aperçut, à la vérité, que les pinnules y manquaient, ce qui le rendait inutile ; mais un matelot, ayant tiré par hasard la layette dune vieille table que les flots avaient poussée à terre, y trouva quelques pinnules qui convenaient fort bien au quart de cercle, et qui servirent sur-le-champ à déterminer avec assez de précision la latitude de Tinian. Le travail, animé par toutes ces faveurs de la fortune, avança si heureusement, que le 9 octobre on se crut assez maître de l’exécution pour en régler la durée, et le départ fut fixé au 5 novembre. »

Mais l’embarras des Anglais devait finir plus tôt, et par une conclusion plus heureuse. Deux jours après, un matelot qui se trouvait sur une hauteur, au milieu de l’île, aperçut le Centurion dans l’éloignement. Il se mit à courir vers le rivage, en criant de toute sa force, le vaisseau ! le vaisseau ! Ceux qui l’entendirent, jugeant par la manière dont cette nouvelle était annoncée qu’elle devait être vraie, la portèrent avec le même empressement au chef d’escadre. Il était dans l’ardeur du travail. Un bonheur qu’il espérait si peu lui fit jeter sa hache ; « et sa joie, suivant l’expression de l’auteur, parut altérer pour la première fois cette parfaite égalité d’âme qu’il avait conservée jusqu’alors. Tout le monde l’accompagna jusqu’au rivage avec des transports qui approchaient de la frénésie, pour se repaître d’un spectacle dont on s’était cru privé pour jamais. »

L’absence du Centurion avait duré dix-neuf jours, pendant lesquels il avait éprouvé toutes les horreurs d’un impitoyable élément. Il avait d’abord été poussé vers l’île d’Agnigan, au risque de s’y briser mille fois dans l’obscurité des ténèbres. Ensuite les courans l’avaient fait dériver plus de quarante lieues à l’ouest, d’où il n’était revenu à la vue de Tinian qu’avec des peines et des fatigues incroyables. La perte de son grand canot, qui s’était brisé dès la première nuit contre le bordage, jeta Anson dans un extrême embarras. Il fut obligé de faire transporter toutes les futailles sur des radeaux, et de furieux coups de vent l’exposèrent à de nouvelles alarmes. Cependant on parvint à charger autant de provisions que l’île put en fournir ; et le 21 octobre on fut en état mettre à la voile.

La mousson de l’est semblait bien fixée. On eut en poupe un vent frais et constant, avec lequel on fit d’abord quarante et cinquante lieues par jour. Il restait des craintes pour l’ancienne voie d’eau, qui n’avait pas été réparée si parfaitement qu’une mer violente ne pût l’augmenter. Mais tout l’équipage était dans une si parfaite santé, qu’il se soumettait sans plaintes et sans impatience aux travaux de la manœuvre et de la pompe.

Le 3 novembre, on découvrit une île qu’on prit à la première vue pour celle de Botol-Tobago-Xima ; mais elle parut plus petite qu’on ne la représente ordinairement. Une heure après on en vit une seconde, cinq ou six milles plus à l’ouest ; les cartes et les journaux de marine qu’on avait à bord ne faisant mention d’aucune autre île, à l’est de Formose que celle de Botol-Tobago-Xima, l’impossibilité où l’on se trouvait de prendre la hauteur à midi fit craindre que le vaisseau n’eût été poussé par quelque courant dans le voisinage des îles de Bachi. Une juste précaution fit amener les voiles pendant la nuit, et l’on demeura dans cette incertitude jusqu’au lendemain, que le jour fit revoir les deux mêmes îles. Alors Anson fit porter à l’ouest, et deux heures après, on découvrit la pointe méridionale de l’île Formose. On eut bientôt la vue des côtes de la Chine. On demeura au large pour attendre le jour.

La surprise des Anglais fut extrême, au lever du soleil, de se voir au milieu d’un nombre infini de bateaux qui couvraient toute la mer. L’auteur ne croit point exagérer en le faisant monter à six mille, dont chacun portait trois, quatre ou cinq hommes, mais la plupart cinq. Cet essaim de pécheurs est le même sur toute cette côte jusqu’à Macao. Anson se flatta que parmi tant de marins il se trouverait un pilote qui consentirait à servir de guide au vaisseau. Mais il n’y eut point d’offre qui pût en engager un seul à venir à bord, ni à donner la moindre instruction. Lorsqu’on leur répétait le nom de Macao, ils présentaient du poisson pour seule réponse, sans marquer la moindre curiosité pour un spectacle aussi nouveau pour eux qu’un grand vaisseau de l’Europe, et sans se détourner un moment de leur travail. Une insensibilité qui s’accordait si peu avec les éloges qu’on a donnés au génie de leur nation ne prévint pas les Anglais en leur faveur. Anson fut réduit à se conduire par la faible connaissance qu’il avait de leurs côtes.

Cependant un pilote chinois vint offrir ses services en mauvais portugais. Il demanda trente piastres, qui lui furent comptées sur-le-champ. On apprit de lui qu’on n’était pas loin de Macao, et que la rivière de Canton, à l’embouchure de laquelle cette île est située, avait alors onze vaisseaux européens, dont quatre étaient anglais. Anson alla mouiller dans la rade de Macao.

Depuis plus de deux ans que les Anglais étaient en mer, c’était la première fois qu’ils se voyaient dans un port ami, et dans un pays civilisé, où ils pouvaient se promettre toutes les commodités de la vie et tous les secours nécessaires à leur vaisseau.

La rivière de Canton, seul port de la Chine qui soit aujourd’hui fréquenté par les Européens, est un lieu de relâche plus commode que Macao ; mais les usages de la Chine, à l’égard des étrangers, n’étant établis que pour des vaisseaux marchands, Anson craignait d’exposer la compagnie anglaise des Indes à quelque embarras de la part du gouverneur de Canton, s’il prétendait en être traité sur un autre pied que les commandans des navires de commerce. Cette considération, qui l’obligeait de relâcher à Macao, le porta aussi à députer un de ses officiers au gouverneur portugais pour lui demander ses avis sur la conduite qu’il devait tenir avec les Chinois. La principale difficulté regardait les droits qu’on fait payer à tous les vaisseaux qui entrent dans la rivière de Canton, impôt qui se règle sur la grandeur de chaque bâtiment. Dans tous les autres pays du monde, un vaisseau de guerre est exempt de cette servitude, et le chef d’escadre anglais se faisait un point d’honneur de ne pas s’y soumettre à la Chine.

Deux officiers portugais, qui revinrent le soir avec le député d’Anson lui dirent de la part du gouverneur qu’il ne fallait pas espérer que les Chinois se relâchassent sur le paiement des droits ; mais que le gouverneur lui offrait un pilote pour le conduire à Tipa, port voisin, sûr et propre au radoub du vaisseau, où vraisemblablement les Chinois ne lui demanderaient pas l’impôt.

Les Anglais, ayant goûté cette proposition, levèrent l’ancre et se rendirent à Tipa, port formé par plusieurs îles, et situé à six lieues de Macao : ils saluèrent le château de onze coups de canon, qui leur furent rendus au même nombre. Le lendemain, Anson se fit mettre à terre pour se procurer un entretien avec le gouverneur portugais, dans l’espérance d’en obtenir des provisions. Il en fut reçu fort civilement, avec promesse de fournir au vaisseau tout ce qu’on y pourrait porter sous main ; mais, loin de pouvoir l’aider ouvertement, les Portugais avouèrent qu’ils ne recevaient eux-mêmes leurs provisions qu’avec la permission du gouvernement chinois, et qu’ils étaient absolument dans sa dépendance. Anson prit le parti de se rendre lui-même à Canton, et d’adresser ses demandes au vice-roi. Il eut besoin de prendre un ton menaçant pour obtenir du hoppo ou du douanier chinois la liberté de s’embarquer dans une chaloupe du pays. En arrivant à Canton, il consulta les officiers des vaisseaux anglais sur la conduite qu’il devait tenir dans cette cour. On lui conseilla d’employer la médiation des marchands ; fausses mesures qui lui firent perdre un mois entier à presser des agens sans crédit et de mauvaise foi. Dans le chagrin de ne pouvoir faire entendre ses plaintes, il résolut de prendre une autre voie. De son bord, où il se fit reconduire, il écrivit au vice-roi pour lui représenter « qu’il était commandant en chef d’une escadre de sa majesté britannique, envoyé depuis deux ans dans la mer du Sud pour croiser sur les Espagnols, qui étaient en guerre avec le roi son maître ; qu’en retournant dans sa patrie, une voie d’eau et la nécessité de se pourvoir de vivres l’avaient forcé d’entrer dans le port de Macao ; qu’il s’était rendu à Canton pour y demander les secours dont il avait besoin ; mais qu’ignorant les usages du pays, il n’avait pu trouver d’accès à la cour, et qu’il se voyait réduit à faire renfermer ses demandes dans une lettre ; qu’elles consistaient dans la permission de prendre les ouvriers nécessaires pour réparer son vaisseau, et d’acheter des vivres pour se mettre en état de partir avant la fin de la mousson. »

Cette lettre, traduite en chinois, produisit l’effet qu’il en avait attendu. Deux jours après, un mandarin du premier rang, et gouverneur de la ville de Fo-chan, accompagné de deux mandarins d’une classe inférieure et d’une nombreuse suite de domestiques, parut sur une escadre de dix-huit demi-galères, décorées de pavillons et de flammes, et chargées de musiciens et de soldats. Il fit jeter le grapin à l’avant du Centurion ; ensuite il envoya déclarer au chef d’escadre qu’il avait ordre du vice-roi de Canton d’examiner l’état du vaisseau. La chaloupe anglaise partit sur-le-champ pour l’amener à bord. On fit de grands préparatifs pour sa réception. Cent des meilleurs hommes de l’équipage se revêtirent de l’uniforme des soldats de la marine, prirent les armes et se rangèrent sur le tillac. Il monta sur le bord au son des tambours et de toute la musique militaire des Anglais ; et, passant devant leur corps de troupes, il fut reçu sur le pont par le chef d’escadre, qui le conduisit dans la chambre. Il y répéta sa commission. Elle consistait à vérifier les articles de la lettre, et particulièrement celui de la voie d’eau. Deux charpentiers chinois, qu’il avait amenés dans cette vue, se disposèrent à l’exécution de ses ordres. Il avait mis chaque article à part sur un papier, avec une assez grande marge sur laquelle il devait écrire ses observations.

Ce mandarin paraissait non-seulement homme de mérite, mais ouvert et généreux, deux qualités que l’auteur ne croit pas communes à la Chine. Après diverses recherches, les charpentiers chinois trouvèrent la voie d’eau telle qu’on l’avait représentée, et conclurent qu’il était impossible de mettre le vaisseau en mer avant qu’il fût radoubé. Alors le mandarin témoigna au chef d’escadre qu’il reconnaissait la vérité de toutes ses représentations. Il continua d’examiner les autres parties du vaisseau ; et sa principale attention tomba sur les pièces de batterie, dont il parut admirer la grandeur, aussi-bien que la grosseur et le poids des boulets. Le chef d’escadre saisit cette occasion pour insinuer que les Chinois manqueraient de prudence s’ils tardaient à lui accorder ses demandes. Il fit des plaintes de la conduite des officiers de la douane ; et, feignant de les croire bien convaincus que le Centurion seul était capable de détruire tous les bâtimens chinois qui se trouvaient dans la rivière de Canton, il ajouta que, si les procédés violens n’étaient pas convenables entre les nations amies, il ne convenait pas non plus de laisser ses amis périr de misère dans un port, surtout lorsqu’ils offraient de payer tout ce qui leur serait accordé. Le mandarin reconnut la justice de ce langage. Il déclara civilement que la commission dont on l’avait chargé l’obligeait de se regarder comme l’avocat du vaisseau anglais : il assura qu’à son retour à Canton, on tiendrait un conseil dont il était membre ; et que, sur ses représentations, il ne doutait pas que toutes les demandes du chef d’escadre ne fussent accordées. Enfin, s’étant fait donner une liste de toutes les provisions nécessaires au vaisseau, il écrivit au bas la permission de les acheter ; et il commit de suite un officier pour les faire fournir chaque jour au matin.

Après cette favorable explication, le chef d’escadre invita les trois mandarins dîner, en s’excusant sur sa situation de ne pouvoir leur offrir une aussi bonne chère qu’il le désirait. « Entre plusieurs mets, on leur servit du bœuf, dont les Chinois ne mangent point sans répugnance. Anson ignorait que depuis plusieurs siècles ils ont adopté quantité de superstitions indiennes ; mais ils se jetèrent sur quatre grosses pièces de volaille, qu’ils mangèrent presque entièrement. Ils parurent embarrassés de leurs couteaux et de leurs fourchettes. Après avoir essayé en vain de s’en servir, et d’un air fort gauche, ils furent obligés d’en revenir à leur usage, c’est-à-dire de se faire couper leur viande en petits morceaux par quelques gens de leur suite. À la vérité, ils se montrèrent moins novices dans l’art de boire. Anson prenant droit de ses incommodités pour se dispenser de boire beaucoup, le grand mandarin qui avait remarqué le teint vif et l’air frais d’un jeune officier du vaisseau, lui frappa sur l’épaule et lui dit par la bouche de l’interprète qu’il ne lui croyait pas les mêmes raisons de sobriété qu’au chef d’escadre, et qu’il le priait de lui tenir compagnie à boire. Le jeune Anglais, voyant que cinq bouteilles de vin de France n’altéraient pas la sérénité du mandarin, fit apporter un flacon d’eau des Barbades, auquel ce magistrat chinois ne fit pas moins d’honneur ; après quoi il se leva de table avec tout le sang-froid qu’il y avait apporté. »

Malgré ses promesses, la patience des Anglais fut exercée par des difficultés et des lenteurs qui prolongèrent le retardement de la permission du conseil jusqu’au 6 janvier 1743. Dès le lendemain quantité d’ouvriers chinois vinrent à bord, et le travail fut poussé avec vigueur ; il ne laissa pas d’être troublé par différens bruits, qui firent craindre aux Anglais d’être attaqués dans le port de Tipa. Ils apprirent en effet dans la suite que le conseil de Manille, informé qu’ils étaient à caréner leur vaisseau dans ce port, avait conçu le projet d’y faire mettre le feu par un capitaine espagnol, qui s’était chargé de cette entreprise pour la somme de quarante mille piastres, et que ce dessein n’avait manqué que par la mauvaise intelligence du gouverneur et des marchands de Manille. Ils auraient eu le temps de l’exécuter, car on vit arriver le mois d’avril avant que le radoub, le chargement des provisions et l’équipement du vaisseau fussent achevés ; les Chinois s’ennuyaient de ces longueurs. Deux chaloupes envoyées de Macao vinrent presser Anson de partir. Ce message, qui fut renouvelé plusieurs fois, lui parut assez injurieux pour lui faire répondre d’un ton ferme qu’il en était importuné, et qu’il partirait quand il le jugerait à propos. Mais sa réponse irrita aussi les magistrats chinois. Ils défendirent qu’on portât plus long-temps des vivres au vaisseau ; et cet ordre, qui ne fut que trop fidèlement observé, força les Anglais de lever l’ancre aussitôt qu’ils eurent congédié les ouvriers.

Ils firent voile le 19 avril. Heureusement ils se retrouvaient avec un vaisseau réparé, une bonne quantité de munitions fraîches, qu’ils avaient en la prudence de ménager, et vingt-trois hommes de recrue qu’ils avaient faite à Macao, la plupart Lascarins ou matelots indiens, et quelques Hollandais. Le chef d’escadre avait publié qu’il partait pour Batavia, et de là pour l’Angleterre. Quoique la mousson de l’ouest fût commencée, et que le voyage qu’il paraissait entreprendre passe pour impossible dans cette saison, il avait témoigné tant de confiance dans la force de son vaisseau et dans l’habileté de son équipage, que toute la ville de Macao, et ses gens mêmes, étaient persuadés qu’il voulait se signaler par une expérience si hardie ; et plusieurs habitans de Macao et de Canton s’étaient servis de cette occasion pour écrire à leurs correspondans de Batavia.

Mais ce n’était qu’un voile qui cachait des desseins beaucoup plus importans. Anson considérait que, le vaisseau d’Acapulco n’ayant pu partir l’année précédente, il y avait beaucoup d’apparence que cette année il en partirait deux du même port. Il avait pris la résolution d’aller les attendre au cap Spiritu-Santo, dans l’île de Samal. C’est ordinairement au mois de juin qu’ils y arrivent ; il se promettait d’y être assez tôt pour les y attendre. À la vérité on représentait les galions comme de gros et forts bâtimens, montés chacun de quarante-quatre pièces de canon, et de plus de cinq cents hommes. Il devait même compter qu’ils s’escorteraient mutuellement ; au lieu qu’il n’avait à bord que deux cent vingt-sept personnes, dont plus de trente n’étaient pas des hommes faits. Mais cette inégalité de force ne fut pas capable de l’arrêter ; il savait que son vaisseau était beaucoup plus propre au combat que les galions ; l’immense trésor qu’il se flattait d’enlever lui répondait du courage de ses gens.

Il avait formé ce grand projet en quittant la côte du Mexique, et son chagrin dans tous les délais qu’il avait essuyés à la Chine n’était venu que de la crainte de manquer les galions. Il avait gardé un profond secret à Macao, parce qu’il y pouvait appréhender que le commerce de cette ville avec Manille ne servît à le trahir. Mais lorsqu’il se vit en pleine mer, il assembla tous ses gens sur le pont. Après leur avoir expliqué son dessein, « il les assura qu’il saurait choisir une croisière où les galions ne lui échapperaient pas ; que, malgré la force de ces deux bâtimens, il croyait sa victoire certaine ; qu’il n’ignorait pas de quel bois ils étaient composés ; que, si l’on s’en rapportait aux fables espagnoles, ils étaient impénétrables aux boulets de canon ; mais que, pour lui, il répondait sur sa parole que, pourvu qu’il les pût joindre, il les combattrait de si près, que ses boulets, loin de rebondir contre un des flancs, les perceraient tous deux de part en part. »

Ce discours fut reçu avec des transports de joie. Tout le monde promit solennellement de vaincre ou de périr, et la confiance monta tout d’un coup jusqu’à faire oublier la modestie. L’auteur confirme cette observation par un trait particulier. « Anson, dit-il, qui avait fait provision à la Chine de moutons en vie, demanda un jour à son boucher pourquoi il n’en voyait plus servir sur sa table, et s’ils étaient tous tués. Le boucher répondit du ton le plus sérieux qu’il en restait encore deux ; mais que, si le chef d’escadre le permettait, il avait dessein de les garder pour en traiter le général des galions. »

Toutes les précautions avec lesquelles on s’efforça de se dérober à la vue des sentinelles de terre ne purent empêcher que le vaisseau ne fût aperçu plus d’une fois. L’avis en fut porté à Manille : les marchands y prirent l’alarme, et s’adressèrent au gouverneur, qui entreprit d’équiper une escadre de cinq vaisseaux ; deux de trente-deux pièces de canon, un de vingt, et deux de dix, pour attaquer les ennemis de l’Espagne. Quelques-uns de ces bâtimens avaient déjà levé l’ancre ; mais de nouvelles disputes pour les frais de l’armement entre les marchands et le gouverneur, et la mousson contraire, arrêtèrent encore une fois leur entreprise. Au reste, Anson fut surpris d’avoir été découvert si souvent de la côte, parce que la pointe du cap n’est pas fort élevée, et que le vaisseau fut presque toujours à dix ou quinze lieues au large. Cependant, à mesure que le mois de juin avançait, l’impatience des Anglais allait en augmentant ; ils se voyaient au 19.

Le 20 juin, c’est-à-dire un mois après leur arrivée, ils furent délivrés de cette cruelle incertitude. À la pointe du jour on découvrit une voile au sud-est. Le chef d’escadre ayant fait porter aussitôt vers ce bâtiment, on le reconnut pour un des galions ; mais on fut surpris qu’il ne changeât point de route, et qu’il portât toujours sur le Centurion. Anson ne pouvait se persuader que les Espagnols l’eussent reconnu à son tour. Cependant il ne put demeurer long-temps en balance, ni douter même qu’ils n’eussent pris la résolution de le combattre.

Vers midi les Anglais se trouvèrent à une lieue du galion, et, ne voyant pas paraître le second, ils conclurent qu’il en avait été séparé. Bientôt les Espagnols hissèrent leur voile de misaine, et s’avancèrent sous leurs huniers, le cap au nord, avec le pavillon et l’étendard d’Espagne au haut du grand mât. Anson s’était préparé aussi pour le combat, et n’avait pas négligé ce qui pouvait lui faire tirer meilleur parti de ses forces. Il avait choisi trente de ses plus habiles fusiliers, qui furent distribués dans les hunes, et dont les services répondirent à son attente. Comme il n’avait pas assez de monde pour donner un nombre suffisant d’hommes à l’artillerie, chaque pièce de la batterie d’en bas n’en eut que deux pour la charger. Le reste était divisé en petites troupes de dix ou douze, qui parcouraient l’entre-deux des ponts, pour mettre le canon aux sabords, et le tirer lorsqu’ils le trouvaient chargé. Cet ordre le mit en état de se servir de toutes ses pièces ; et, ne pensant point à tirer par bordées, entre lesquelles il y aurait eu nécessairement des intervalles, il ordonna d’entretenir un feu continuel, dont il se promettait d’autant plus d’avantages, que l’usage des Espagnols est de se jeter ventre à terre lorsqu’ils voient une bordée prête à partir, et d’attendre dans cette posture qu’elle soit lâchée ; après quoi ils se relèvent pour servir assez vivement le canon et la mousqueterie, jusqu’à ce qu’ils se croient menacés d’une autre bordée. En tirant coup sur coup on comptait leur faire perdre tous les avantages de cette méthode.

Le Centurion, se trouvant à la portée du canon ennemi, arbora pavillon. Anson crut observer que les Espagnols avaient négligé jusqu’alors de débarrasser leur vaisseau, et qu’ils étaient occupés à jeter dans les flots leur bétail et tout ce qui leur était incommode ; il fit tirer sur eux ses pièces de chasse, quoique l’ordre général fût de ne tirer qu’à la portée du pistolet. Le galion répondit de ses deux pièces de l’arrière, et le Centurion se disposant à l’abordage, les Espagnols affectèrent de l’imiter. Bientôt il se plaça sous le vent des ennemis, et côte à côte, pour les empêcher de gagner de l’avant, et de se jeter dans le port de Jalapay, dont ils n’étaient éloignés que de sept lieues. Ce fut alors que le combat devint fort vif.

Pendant une demi-heure les Anglais dépassèrent le vaisseau ennemi, et foudroyèrent son avant. La largeur de leurs sabords les mettait en état de faire jouer toutes leurs pièces, tandis que le galion ne pouvait employer qu’une partie des siennes. Dès le commencement de l’action, les nattes dont ses bastingues étaient remplies prirent feu, et jetèrent une flamme qui s’élevait jusqu’à la moitié de la hauteur du mât de misaine. Cet accident, qui parut causé par la bourre du canon des Anglais, jeta leurs ennemis dans une extrême confusion ; mais il fit craindre aussi au chef d’escadre que le galion n’en fût consumé, et que le feu ne communiquât même à son vaisseau. Enfin les Espagnols se délivrèrent de cet embarras en coupant leurs bastingues, et faisant tomber dans la mer toute cette masse enflammée. Le Centurion n’en conserva pas moins l’avantage de sa situation. Son canon était servi avec autant de régularité que d’ardeur, tandis que ses fusiliers, placés dans les hunes, découvraient tout le pont du galion, et qu’après avoir nettoyé les hunes ennemies, ils tuaient ou mettaient hors de combat tout ce qui se montrait sur le pont. Ce feu continuel causa un mal infini aux Espagnols. Leur général même fût blessé. Cependant, après une demi-heure de combat, le Centurion perdit l’avantage de sa situation, et l’ennemi continua de soutenir son feu pendant plus d’une heure ; mais enfin le canon anglais, chargé à mitraille, fit une si terrible exécution qu’ils commencèrent à perdre courage. Anson s’aperçut de leur désordre. Il voyait de son bord les officiers espagnols qui parcouraient le galion pour retenir leurs gens à leurs postes. Mais tous leurs efforts devinrent inutiles. Après avoir tiré pour dernier effort cinq ou six coups de canon avec assez de justesse, ils se reconnurent vaincus, et leur pavillon ayant été emporté au commencement de l’action, ils amenèrent l’étendard qui était au sommet du grand mât. Celui qui fut chargé de cette dangereuse commission aurait été tué par les fusiliers, si le chef de l’escadre, qui comprit de quoi il était question, ne les eût empêchés de tirer. Ainsi la victoire ne coûta plus rien aux Anglais. Le galion se nommait Nuestra Señora de Cabadonga. Il était commandé par le général don Géronimo de Montéro, Portugais de naissance, le plus brave et le plus habile officier que l’Espagne eût aux Philippines. Non-seulement il était plus grand que le Centurion, mais il avait à bord cinq cent cinquante hommes, trente-six pièces de canon, et vingt-huit pierriers. L’équipage était bien pourvu de petites armes, et le vaisseau bien muni contre l’abordage, tant par la hauteur de ses plats-bords que par un bon filet de cordes de deux pouces, dont il était bastingué, et qui se défendait par des demi-piques. Les Espagnols eurent soixante-sept hommes de tués dans l’action, et quatre-vingt-quatre blessés. Le Centurion ne perdit que deux hommes, et n’eut que dix-sept blessés, entre lesquels on comptait un lieutenant. L’auteur conclut que les meilleures armes ont peu d’effet entre les mains mal exercées à s’en servir.

On n’entreprend point de représenter les transports de l’équipage anglais lorsqu’il se vit en possession d’un trésor qui avait fait depuis si long-temps l’unique objet de ses espérances, et pour lequel il avait tant souffert. Dans le même instant, il ne s’en fallut presque rien qu’un bonheur si grand ne fût anéanti par l’accident le plus funeste. À peine l’ennemi eut-il baissé pavillon, qu’un des lieutenans d’Anson, s’approchant de lui sous prétexte de le féliciter, lui dit à l’oreille que le feu avait pris au Centurion, fort près de la soute aux poudres. Le chef d’escadre reçut cette nouvelle sans émotion, et la sagesse de ses ordres fit éteindre l’incendie.

Il donna le commandement de la prise à Saumarez, son premier lieutenant, avec rang de capitaine de haut bord. Tous les prisonniers espagnols furent envoyés à bord du vaisseau anglais, à l’exception de ceux qu’on crut nécessaires pour aider à la manœuvre du galion. On apprit d’eux que l’autre galion, que les Anglais avaient empêché l’année d’auparavant de sortir d’Acapulco, n’avait point attendu l’arrivée de celui qu’ils avaient pris ; et qu’ayant mis seul à la voile il devait être arrivé à Manille avant que le Centurion se fût porté au cap Spiritu-Santo. Les Anglais regrettèrent que le temps perdu à Macao les eût empêchés de faire deux prises au lieu d’une.

Après l’action, ils résolurent de ne pas perdre un moment pour retourner dans la rivière de Canton. Cependant, Anson se crut d’abord obligé de faire transporter les trésors espagnols à bord du Centurion, et cette précaution était d’une extrême importance. La saison faisant craindre un fort mauvais temps dans une navigation qui devait se faire à travers des mers peu connues, il fallut qu’un butin si précieux se trouvât sous les yeux du chef d’escadre, et qu’il fût assuré contre toutes sortes d’accidens par la fidélité de l’équipage et par la bonté du vaisseau. Il n’était pas moins important de s’assurer des prisonniers ; de là dépendaient non-seulement les trésors, mais la vie même des vainqueurs. Les Espagnols étaient plus nombreux du double que ceux qui les avaient pris ; et quelques-uns d’entre eux, observant la faiblesse de l’équipage anglais, dont une partie n’était composée que de jeunes gens, regrettèrent, avec plusieurs marques d’indignation, d’avoir été vaincus, disaient-ils, par une poignée d’enfans. Pour leur ôter les moyens de se révolter, ils furent tous mis à fond de cale, sans autre exception que les officiers et les blessés, avec deux écoutilles ouvertes pour donner passage à l’air. On fit de quelques grosses planches deux espèces de tuyaux, dont le vide joignait l’écoutille du premier pont à celle du second. En facilitant l’entrée de l’air à fond de cale, ces tuyaux assuraient les Anglais contre toutes les entreprises de leurs prisonniers, qui n’auraient pu déboucher par un canal de sept ou huit pieds de haut ; et, pour en augmenter la difficulté, on braqua contre cette ouverture quatre pierriers chargés de balles, près desquels on posta des sentinelles, la mèche allumée à la main, avec ordre d’y mettre le feu au premier mouvement des Espagnols. Leurs officiers, au nombre de dix-huit, furent logés dans la chambre du premier lieutenant, avec une garde de six hommes ; et le général même, qu’on fit coucher dans la chambre du chef d’escadre, eut une sentinelle près de lui. D’ailleurs tous les prisonniers étaient bien avertis que le moindre trouble serait puni de mort ; et ces précautions n’empêchèrent pas que l’équipage anglais ne se tînt prêt à la moindre alarme. Tous les fusils étaient chargés et placés à vue d’œil ; les matelots ne quittaient pas leurs sabres ni leurs pistolets ; et les officiers, se couchant tout vêtus, dormaient avec leurs armes à côté d’eux.

L’auteur ne fait pas difficulté d’avouer que la condition des Espagnols était déplorable. Outre la chaleur, qui était excessive, ils souffraient à fond de cale toutes les incommodités d’une horrible puanteur. La ration d’eau qu’on leur accordait par jour suffisait à peine pour les empêcher de mourir de soif, puisqu’elle n’était que d’une pinte ; on ne pouvait leur en donner davantage dans un temps où l’équipage même n’avait que la moitié de plus. Il parut surprenant que, dans un assez long voyage, cette affreuse misère n’en fit pas mourir un seul ; mais un mois d’une si rude prison les métamorphosa si singulièrement, qu’ayant paru forts et vigoureux lorsqu’ils y étaient entrés, ils en sortirent avec l’apparence d’autant de squelettes ou de fantômes.

Pendant qu’on prenait toutes ces mesures pour la sûreté des trésors et des prisonniers, Anson faisait gouverner vers la rivière de Canton, et le 30 juin au soir, on eut la vue du cap de l’Engano. Le lendemain on vit les îles de Bachi et le 11, les Anglais prirent à bord deux lamaneurs chinois ; l’un pour le Centurion, l’autre pour la prise ; et, ne rencontrant aucun obstacle, ils arrivèrent heureusement devant la ville de Macao.

Ils avaient eu le temps, dans un si long intervalle, de compter la valeur du butin. Elle montait à un million trois cent treize mille huit cent quarante-trois piastres, et trente-cinq mille six cent quatre-vingt-deux onces d’argent en lingots ; outre une partie de cochenille, et quelques autres marchandises d’assez peu de valeur en comparaison de l’argent. Cette prise, jointe aux autres, faisait à peu près la somme totale de quatre cent mille livres sterling, sans y comprendre les vaisseaux, les marchandises, etc., que l’escadre anglaise avait brûlés ou détruits aux Espagnols, et qui ne pouvaient aller à moins de six cent mille livres sterling. Ainsi l’auteur estime la perte de l’Espagne à plus d’un million sterling. Si l’on y ajoute, dit-il, les dépenses que cette couronne fit pour l’équipement de l’escadre de don Pizarro, les frais extraordinaires où l’escadre anglaise la jeta dans ses ports d’Amérique, et la ruine de ses vaisseaux de guerre, le total doit monter à des sommes excessives.

On trouva sur le galion des dessins, des journaux, et la carte du grand Océan entre le Mexique et les Philippines.

En laissant tomber l’ancre en-deçà de Bocca-Tigris, passage étroit qui forme l’embouchure de la rivière de Canton, le dessein du chef d’escadre était d’entrer le lendemain dans ce canal, et de remonter jusqu’à l’île du Tigre, où la rade est à couvert de tous les vents. Mais on vit arriver avant la nuit une chaloupe envoyée par le commandant des forts de Bocca-Tigris pour s’informer d’où venaient les deux vaisseaux. Anson répondit à l’officier que le Centurion était un vaisseau de guerre du roi de la Grande-Bretagne, et l’autre bâtiment une prise qu’il venait de faire sur les Espagnols, qu’il voulait faire entrer dans la rivière pour y trouver un abri contre les ouragans de cette saison, et qu’il se proposait de partir pour l’Angleterre au retour de la bonne mousson. L’officier lui demanda un état des hommes, des armes et de toutes les munitions de guerre qu’il avait à bord, parce que son devoir l’obligeait d’en rendre compte au gouvernement de Canton. Mais lorsqu’il eut entendu que les Anglais avaient quatre cents fusils et trois à quatre cents barils de poudre, il parut si effrayé de ce récit, qu’il n’eut pas la hardiesse de mettre ces deux articles sur la liste, dans la crainte de causer d’alarme à ses maîtres. Les Anglais s’imaginèrent qu’à cette occasion il défendit au lamaneur chinois de conduire les deux vaisseaux au-delà de Bocca-Tigris.

Ce passage n’a guère qu’une portée de fusil de largeur. Il est formé par deux pointes de terre, sur chacune desquelles les Chinois ont un fort. Celui qui se présente à gauche n’est proprement qu’une batterie au bord de l’eau avec dix-huit embrasures ; mais on n’y voyait alors que douze canons de fer, de quatre ou six livres de balle. Le fort de la droite ressemble assez à nos grands châteaux antiques. Il est situé sur un rocher élevé ; mais les Anglais n’y aperçurent pas plus de huit ou dix canons de six livres de balle. Telles étaient les fortifications qui défendaient l’entrée de la rivière de Canton. Cette description doit faire juger qu’Anson ne pouvait être arrêté par de si faibles obstacles, quand les deux forts eussent été parfaitement fournis de munitions et de canonniers. Aussi le refus des lamaneurs n’empêcha-t-il point le chef d’escadre de lever l’ancre, et de passer entre les forts, en menaçant le pilote chinois de le faire pendre au bout de la vergue, s’il arrivait que l’un ou l’autre des deux vaisseaux touchât. On passa le détroit sans aucune opposition ; mais le malheureux lamaneur en fut puni par les Chinois, et le commandant même des forts ne fut pas traité avec moins de rigueur pour un mal auquel il n’avait pu s’opposer.

Le 16 juillet Anson envoya un de ses officiers à Canton, avec une lettre pour le vice-roi, dans laquelle il lui expliquait les raisons qui l’avaient obligé de passer le détroit de Bocca-Tigris, et le dessein où il était d’aller lui rendre ses devoirs. L’officier anglais fut reçu civilement, et le vice-roi promit d’envoyer le lendemain sa réponse. Dans le même temps quelques officiers espagnols demandèrent au chef d’escadre la liberté d’aller à Canton sur leur parole. Elle leur fut accordée pour deux jours. Les mandarins, apprenant qu’ils étaient dans cette ville, les firent appeler pour savoir d’eux-mêmes comment ils étaient tombés au pouvoir des Anglais. Ces généreux prisonniers déclarèrent de bonne foi que les rois d’Espagne et d’Angleterre étant en guerre ouverte, ils avaient résolu de prendre le Centurion, et qu’ils l’avaient attaqué dans cette vue ; mais que l’événement avait été contraire à leurs espérances. Ils ajoutèrent que depuis leur infortune ils avaient reçu du chef d’escadre un traitement fort humain. Cet aveu dans une bouche ennemie fit une juste impression sur l’esprit des Chinois, qui avaient été portés jusqu’alors à prendre Anson pour un pirate. Mais, quoiqu’ils ne pussent douter du témoignage des Espagnols, ils leur demandèrent comment il était possible qu’ils eussent été vaincus par un ennemi qui ne les égalait pas en forces, et pourquoi les Anglais ne les avaient pas tués tous, puisque les deux nations étaient en guerre. À la première de ces deux questions, les Espagnols répondirent que le Centurion, quoique beaucoup plus faible en équipage, était un vaisseau de guerre ; qu’il avait par conséquent beaucoup d’avantages sur le galion, qui n’était qu’un vaisseau marchand. La seconde difficulté s’expliquait d’elle-même par l’usage établi entre les nations européennes de ne pas donner la mort à ceux qui rendent les armes. Mais ils reconnurent qu’Anson, cédant à la bonté naturelle de son caractère, les avait traités avec plus de douceur qu’il n’y était obligé par les lois de la guerre. Cette réponse inspira aux mandarins beaucoup de respect pour lui, quoique l’auteur n’ose assurer que le bruit des trésors dont il était en possession n’eût autant de part à ce sentiment que la haute idée qu’ils avaient conçue de son caractère.

Le 20, trois mandarins, accompagnés d’une suite fort nombreuse et d’une flotte de chaloupes, vinrent à bord du Centurion, et remirent au chef d’escadre un ordre du vice-roi qui leur accordait chaque jour une certaine quantité de vivres, et des pilotes pour conduire les deux vaisseaux jusqu’à la seconde barre. Ils ajoutèrent, en réponse à sa lettre, que le vice-roi s’excusait de recevoir sa visite pendant les grandes chaleurs, parce que les mandarins et les soldats qui devaient nécessairement assister à cette cérémonie ne pouvaient s’assembler sans beaucoup de fatigue ; mais que, vers le mois de septembre, lorsque la saison commencerait à s’adoucir, il le recevrait avec joie. Anson était informé qu’on avait déjà fait partir de Canton un courrier pour la cour de Pékin, avec la nouvelle de l’arrivée des deux vaisseaux. Il ne put douter que le motif des délais du vice-roi ne fût de gagner du temps, pour recevoir des ordres de l’empereur. Mais cette partie de la commission des mandarins n’était pas la plus importante. Ils parlèrent des droits que les deux vaisseaux devaient payer. Le chef d’escadre rejeta cette proposition d’un ton ferme. Il répondit que, n’ayant point apporté de marchandises dans leurs ports, et n’ayant pas dessein d’en emporter, il ne devait pas être compris dans le cas des lois de la Chine, qui ne pouvaient regarder que les vaisseaux marchands ; qu’on n’avait jamais exigé de droits pour les vaisseaux de guerre dans les ports où l’usage était d’en recevoir ; et que les ordres du roi son maître lui défendaient expressément de se relâcher sur ce point. Une réponse si décisive arrêta les mandarins. Ils passèrent au dernier article de leur commission ; c’était de prier le chef d’escadre de relâcher les prisonniers qu’il avait à bord, parce que le vice-roi craignait que l’empereur son maître n’apprît avec chagrin, qu’on retenait captifs dans son propre domaine des gens d’une nation qui lui était alliée, et qui faisait un grand commerce avec ses sujets. Anson souhaitait ardemment d’être délivré de ses prisonniers espagnols. Cependant, pour relever le prix d’une faveur qu’il avait dessein d’accorder, il fit quelques difficultés, après lesquelles il feignit de céder au désir d’obliger le vice-roi. Les mandarins partirent ; et quatre jours après, quelques jonques vinrent prendre les prisonniers pour les transporter à Macao. Ensuite les deux vaisseaux allèrent jeter l’ancre au-dessus de la seconde barre, où ils devaient rester jusqu’à la mousson.

On passe sur un long détail d’injustices, de tromperies et de vols, que les Anglais essuyèrent de la part des Chinois avant de pouvoir se procurer, pour leur argent, les provisions dont ils avaient besoin pour retourner en Europe. L’auteur est fort éloigné de souscrire aux éloges que les missionnaires prodiguent à cette nation. « En fait d’artifice, dit-il, de fausseté et d’attachement pour le gain, il serait difficile de trouver dans un autre pays du monde des exemples comparables à ceux qu’on voit tous les jours à la Chine. Il en rapporte un grand nombre. Qu’on juge, ajoute-t-il, par ces échantillons des mœurs d’une nation qu’on préfère souvent au reste des humains, comme le modèle des plus excellentes qualités. »

Mais le chef d’escadre était moins inquiet de ces difficultés que de se voir presque à la fin du mois de septembre sans avoir reçu le moindre message de la part du vice-roi. Ses réflexions ne lui firent pas trouver d’autre moyen, pour sortir d’embarras, que d’aller lui-même à Canton. Il envoya un de ses officiers, le 27 septembre, au mandarin qui avait été chargé de l’inspection de son vaisseau, pour l’informer qu’il était résolu de se rendre à Canton dans sa chaloupe, et que le lendemain de son arrivée, il ferait prier le vice-roi de fixer le temps de l’audience. Le mandarin se contenta de répondre qu’il ferait savoir au vice-roi les intentions du chef d’escadre.

On n’en fit pas moins les préparatifs qui convenaient à ce voyage. L’équipage de la chaloupe, au nombre de dix-huit hommes, fut vêtu fort proprement. L’habit uniforme était d’écarlate, avec des vestes d’une étoffe de soie bleue, garnies de boutons d’argent, et les armes du chef d’escadre sur l’habit et sur le bonnet. Pour se disposer à tout événement, Anson donna commission de capitaine au premier lieutenant de son vaisseau, et lui laissa ses instructions. Elles portaient que, s’il était retenu pour la querelle des droits, le galion serait détruit, et que le Centurion descendrait la rivière au-dessous de Bocca-Tigris, et s’arrêterait au delà du détroit pour y attendre de nouveaux ordres du chef d’escadre.

Tous les officiers des vaisseaux anglais, danois et suédois, se rendirent à bord du Centurion pour servir de cortége au chef de la nation anglaise. Le même jour il s’embarqua dans sa chaloupe, suivie de celles des vaisseaux marchands. En passant devant la rade de Vampo, où les Européens étaient à l’ancre, il fut salué par tous leurs vaisseaux, à l’exception de ceux des Français, et le soir il entra dans Canton. À son arrivée, il reçut la visite des principaux marchands chinois, qui le félicitèrent d’être venu sans obstacle, et qui affectèrent de lui en témoigner beaucoup de joie. Mais c’était un nouvel artifice pour l’engager à se reposer sur eux du soin de lui ménager l’audience du vice-roi. Il prit confiance à leurs promesses, sans avoir néanmoins à se reprocher trop de crédulité, puisqu’il en fut pressé fort vivement par les marchands de sa propre nation. Pendant plus d’un mois on ne l’entretint que des mouvemens qu’on se donnait pour le satisfaire. Cependant, un délai, dont il ne prévoyait pas la fin, lui faisant reconnaître qu’il était joué par de faux prétextes, il prit le parti de s’adresser directement au vice-roi, et de lui demander une audience, sans laquelle il comprit qu’il n’obtiendrait jamais la permission de faire embarquer ses vivres. Il la demanda par une lettre dont il chargea le mandarin qui commandait la garde à la principale porte de Canton. Un jeune facteur du comptoir anglais, qui parlait fort bien la langue chinoise, lui servit d’interprète. Dans l’intervalle, onze rues de Canton furent consumées par le feu ; et les secours que les Anglais prêtèrent aux habitans pour la conservation du reste de la ville, disposèrent si favorablement l’esprit du vice-roi, qu’enfin l’audience fut fixée au 30 novembre.

Cette nouvelle fut d’autant plus agréable au chef d’escadre, que le conseil n’avait pu se déterminer là-dessus sans renoncer à la prétention des droits, et sans avoir pris la résolution de lui accorder tout ce qu’il avait demandé ; car les magistrats chinois n’ignoraient pas ses dispositions, et leur fine politique ne leur aurait pas permis de l’admettre à l’audience pour contester avec lui. Dans cette idée, il se prépara gaîment à se rendre au palais ; sûr d’ailleurs de son interprète, qui lui promit de répéter hardiment tout ce qui lui serait dicté. Le jour marqué, à dix heures du matin, un mandarin vint l’avertir que le vice-roi était prêt à le recevoir. Il se mit en chemin avec sa suite. À la porte de la ville il trouva deux cents soldats en bon ordre, qui l’accompagnèrent jusqu’à la grande place du palais. Dans cette place il y en avait dix mille sous les armes, au travers desquels il fut conduit jusqu’à la salle d’audience. Il y trouva le vice-roi dans un fauteuil de parade, sous un dais fort riche, accompagné de tous les mandarins du conseil. On avait laissé pour le chef d’escadre un siège vide qu’il occupa, n’ayant entre le vice-roi et lui que le chef de la loi et celui de la trésorerie, qui, suivant le cérémonial chinois, ont la préséance sur tous les officiers d’épée.

Dans le cours de cette audience, Anson apprit de la bouche même du vice-roi que c’était par sa lettre qu’il avait eu la première nouvelle de son arrivée à Canton ; mais il n’avait pas besoin de cette humiliante confirmation pour reconnaître l’infidélité des marchands. On ne lui parla point des droits. On lui accorda toutes les permissions qu’il demandait, et lorsqu’il eut achevé ses explications, le vice-roi lui fit des remercîmens fort vifs de l’important service qu’il avait rendu à la ville de Canton pendant l’incendie. Cependant il observa qu’il y avait bien long-temps que le Centurion était sur les côtes de la Chine ; et, pour adoucir cette espèce de plainte, il lui souhaita un heureux retour en Europe.

En sortant de la salle d’audience, le chef d’escadre fut pressé d’entrer dans un appartement voisin, où l’on avait préparé des rafraîchissemens pour lui ; mais, apprenant que le vice-roi n’y devait pas être, il s’en excusa civilement. À son retour, il fut salué de trois coups de canon, nombre que les Chinois ne passent jamais dans aucune cérémonie. Sa joie fut extrême, non-seulement d’avoir obtenu des permissions qui le mettaient en état de partir au commencement de la mousson, et d’arriver en Angleterre avant qu’on pût savoir en Europe qu’il était en route pour le retour, mais encore plus d’avoir établi par un exemple éclatant, l’exemption des vaisseaux de guerre de sa nation dans les ports de la Chine.

Les ordres du vice-roi furent exécutés avec tant de diligence, que dans l’espace de quatre jours Anson vit toutes les provisions à bord, et qu’il ne lui resta qu’à faire lever l’ancre pour descendre la rivière. Le Centurion et sa prise passèrent Bocca-Tigris le 10 décembre. Ils mouillèrent le 12 devant Macao. Les marchands de cette ville avaient offert six mille piastres pour le galion, prix fort au-dessous de sa valeur. Ils souhaitaient de conclure le marché ; mais, comme ils n’ignoraient pas que les Anglais étaient dans l’impatience de partir, ils ne voulaient rien ajouter à leurs offres. Anson avait trouvé assez de nouvelles de l’Europe à Canton pour être persuadé que la guerre entre l’Espagne et l’Angleterre durait encore, et que la France se déclarerait pour l’Espagne. Il savait aussi qu’on ne pouvait être informé de sa victoire en Europe avant le retour des vaisseaux marchands qu’il avait trouvés à la Chine. Ces deux raisons, qui devaient lui faire hâter son voyage, le déterminèrent à livrer le galion pour la somme qu’on lui offrait.

Il mit à la voile pour son retour, le 15 décembre. La navigation fut heureuse jusqu’au détroit de la Sonde, où il mouilla le 3 janvier, dans la rade de l’île du Prince, pour faire de l’eau et du bois. Il remit en mer le 8, et la même fortune l’accompagna jusqu’au cap de Bonne-Espérance. Trois semaines de repos dans cette belle colonie, qui lui rappela les charmantes vallées de Juan Fernandès, et les belles clairières du Tinian, le mirent en état d’en partir le 3 avril. Il découvrit l’île de Sainte-Hélène le 19 mai, mais sans y vouloir toucher. Le 12 juin, il eut la vue du cap Lézard, et le 15 au soir il arriva sur la rade de Spithead, après un voyage de trois ans et neuf mois.