Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome XXIII/Cinquième partie/Livre II/Chapitre II

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CHAPITRE II.

Carteret.

Le capitaine Philippe Carteret avait accompagné Byron dans le voyage précédent ; il fut nommé en 1766 pour commander la corvette le Swallow (l’Hirondelle), qui, sous les ordres du vaisseau le Dolphin, dont Wallis était capitaine, devait aller à la découverte de nouvelles terres dans l’hémisphère méridional. Les deux vaisseaux partirent de Plymouth le 22 août 1766, et, après une courte relâche à Madère, se rendirent au détroit de Magellan. Le Swallow était un vieux bâtiment qui servait depuis trente ans ; de plus, il était mauvais voilier. Wallis fut forcé de l’abandonner pendant un coup de vent que les deux vaisseaux essuyèrent à la sortie du détroit. Carteret, après avoir employé tous les moyens possibles pour alléger sa corvette, doubla le cap de la Victoire le 15 avril 1767, et fit route pour les îles de Juan Fernandès.

En arrivant le 10 mai dans l’île principale, il fut bien surpris de voir un nombre considérable d’hommes près du rivage, une maison et quatre pièces de canon au bord de l’eau ; et, dans l’intérieur, un fort construit sur le penchant d’une montagne et portant un pavillon espagnol. Il vit beaucoup de bétail paissant sur le sommet des collines, qui lui parurent cultivées. Il aperçut aussi de grands bateaux amarrés sur le rivage. La violence du vent contraire l’empêcha d’approcher de la baie ; alors il gagna Masafuéro. Ce fut avec beaucoup de peine que la chaloupe et les canots purent aborder pour remplir les futailles d’eau, pendant que la corvette, mouillée le long de la côte occidentale, était exposée aux rafales, qui, plusieurs fois, la firent chasser sur ses ancres, et la forcèrent à changer de mouillage. Dès que Carteret eut repris à bord ses gens et ses embarcations, il s’éloigna de ce parage où il n’avait éprouvé que des coups de vent. « Heureux, dit-il, de ne laisser derrière moi que le bois que les matelots avaient coupé pour notre chauffage. »

La description que Carteret donne de Masafuéro rectifie sur quelques points celle que l’on a lue dans la relation du voyage d’Anson. Elle gît à l’ouest de Juan Fernandès, dont elle est éloignée de trente-une lieues. Elle est très-élevée et montagneuse : et de loin elle ne paraît former qu’un grand rocher. Sa forme est triangulaire ; elle a près de huit lieues de circonférence. La partie méridionale est la plus haute ; la partie septentrionale offre plusieurs cantons sans broussailles qui pourraient être cultivés. On peut mouiller partout, notamment sur la côte occidentale ; il n’y a ni récifs de rochers, ni banc de sable à la côte orientale ; mais on en trouve près de l’extrémité sud de la côte ouest.

Les chèvres sont nombreuses sur l’île ; l’eau et le bois y abondent ; mais il est extrêmement difficile de s’en procurer, parce que le rivage est bordé de rochers qui empêchent les embarcations d’approcher en sûreté à plus d’une encablure. Il faut absolument aller à la nage à terre, amarrer les canots au milieu des rochers, haler à bord les futailles et le bois. La mer est très-poissonneuse ; les requins sont extrêmement voraces, et les phoques si nombreux, que, selon Carteret, si l’on en prenait plusieurs milliers dans une nuit, on ne s’apercevrait le lendemain d’aucune diminution.

Carteret chercha ensuite la terre de Davis, sans pouvoir la trouver, jusqu’au 28e. parallèle sud, et 112° de longitude ouest. « C’était alors le milieu de l’hiver dans ces parages, dit-il ; les vents étaient variables et forts, la mer était très-grosse ; quoique nous fussions près du tropique, le temps était sombre, brumeux et froid, accompagné souvent de tonnerre, d’éclairs, de pluie et de neige mêlées ensemble. Le soleil était dix heures au-dessus de l’horizon ; mais nous passions, fréquemment plusieurs jours sans le voir ; le brouillard était si épais, qu’il produisait une obscurité effrayante, lors même que le soleil était sur l’horizon ; circonstance désagréable et dangereuse, car nous restions quelquefois un temps considérable sans pouvoir faire une observation ; cependant, nous étions obligés de porter jour et nuit toutes nos voiles ; notre vaisseau marchait si mal, et il nous restait encore une si longue route à parcourir, que cette précaution devenait nécessaire pour ne pas mourir de faim ; malheur qui autrement aurait été inévitable dans la situation où nous nous trouvions.

» Nous continuâmes notre route à l’ouest jusqu’au 2 juillet ; dans la soirée nous découvrîmes une terre au nord. En nous approchant, le lendemain, elle nous offrit l’apparence d’un grand rocher ; elle n’avait pas plus de cinq milles de circonférence, et paraissait inhabitée ; elle était cependant couverte d’arbres, et un petit courant d’eau douce aboutissait à la plage. La houle, qui, dans cette saison, brise sur la côte avec une violence extraordinaire, m’empêcha d’y débarquer. Cette terre est située par 20° 2′ sud, et 133° 21′ ouest. Je la nommai île de Pitcairn.

Le 11 nous vîmes au sud une petite île basse, couverte d’arbres. Il nous fut impossible de l’atteindre ; elle fut nommée île d’Osnabrück ; elle est située par 22° sud et 141° 34′ ouest.

Le 12 nous rencontrâmes deux autres îles plus petites, également boisées, et qui parurent inhabitées ; la plus méridionale, près de laquelle nous étions, est une bande de terre semi-circulaire, basse et sablonneuse ; un récif, sur lequel la mer brise avec beaucoup de violence, s’étend à un demi-mille au large. Nous ne trouvâmes pas de mouillage ; mais le canot débarqua. L’île n’offrit ni eau douce ni herbages comestibles ; les oiseaux étaient si peu sauvages, qu’ils se laissaient prendre avec la main. L’autre île, éloignée de six lieues à peu près, ressemble beaucoup à la première : celle-ci est située par 20° 38′ sud, et 146° ouest ; la seconde, par 20° 34′ sud, et 146° 15′ ouest. Elles furent nommées îles du duc de Glocester. »

Carteret se tenait toujours dans les parages qui, sur la foi des cartes, devaient le conduire à quelque île où il pourrait trouver les rafraîchissemens dont il avait besoin, et réparer son vaisseau.

Le scorbut continuait toujours à faire de grands progrès parmi l’équipage, et ceux de ses matelots que la maladie ne rendait pas inutiles étaient épuisés par un travail excessif. « Notre vaisseau, mauvais voilier, qui était depuis si long-temps assailli par les tempêtes et les orages, dit-il, ne voulait plus manœuvrer. Le 10 août notre situation devint plus malheureuse et plus alarmante ; il fit de l’avant une voie d’eau qui, étant sous la ligne d’eau, nous mit dans l’impossibilité de l’arrêter pendant que nous étions en mer. Tel était notre état lorsque le 12, à la pointe du jour, nous découvrîmes une terre. Le transport subit d’espérance et de joie que cet événement nous inspira ne peut être comparé qu’à celui que ressent un criminel qui entend sur l’échafaud le cri de sa grâce. Nous reconnûmes ensuite que cette terre était un groupe d’îles : j’en comptai sept, et je crois qu’il y en a un plus grand nombre. Nous fîmes route sur deux de ces îles, et le soir nous laissâmes tomber l’ancre au nord-est de la plus grande et la plus élevée des deux, par trente brasses bon fond et à environ trois encâblures de la côte. Nous vîmes bientôt paraître des naturels de l’île, qui étaient noirs, à tête laineuse, et entièrement nus. Je dépêchai sur-le-champ le maître avec le canot pour chercher une aiguade, et parler à ces insulaires ; mais ils disparurent avant qu’il pût aborder au rivage. Le maître me dit à son retour qu’il y avait un bon courant d’eau douce vis-à-vis du vaisseau et tout prêt de la côte ; mais que tout le pays, dans cette partie, étant une forêt impénétrable jusqu’au bord de l’eau, il serait difficile et même dangereux d’y en puiser, si les insulaires voulaient nous opposer de la résistance : il ajouta qu’il n’y avait point de végétaux comestibles pour rafraîchir les malades, et qu’il n’avait point vu d’habitations dans cette partie de l’île, qui est sauvage, déserte et montagneuse.

» Après avoir réfléchi sur ce rapport, et voyant qu’il serait fatigant et incommode d’y faire de l’eau à cause de la houle, sans parler des dangers qu’on avait à redouter des naturels, s’ils formaient contre nous une embuscade dans les bois, je résolus de chercher si on ne pourrait pas trouver un mouillage plus convenable.

» Le lendemain au matin, 13, j’envoyai le maître avec quinze hommes dans le grand canot, bien armé et bien approvisionné, pour reconnaître la côte à l’ouest, chercher une place propre au débarquement où l’on pût faire de l’eau et du bois, se procurer des rafraîchissemens pour les malades, et mettre le vaisseau à la bande, afin de le visiter et d’arrêter la voie d’eau. Je lui donnai de la verroterie, des rubans et de la quincaillerie, afin qu’il pût, au moyen de ces présens, gagner la bienveillance des insulaires qu’il rencontrerait ; je lui recommandai de ne point s’exposer, surtout de s’en revenir sur-le-champ au vaisseau, s’il voyait approcher un certain nombre de pirogues qui le menaçassent d’hostilités ; et s’il trouvait en mer ou sur la côte de petites troupes d’Indiens, de les traiter avec toutes les bontés possibles, afin d’établir un commerce amical entre eux et nous. Je le chargeai de ne jamais quitter le canot pour aucune raison, et de ne pas envoyer plus de deux hommes à terre, pendant que le reste se tiendrait tout près pour la défense. Je lui recommandai, dans les termes les plus forts, de s’occuper uniquement de l’objet de son voyage, parce qu’il était de la dernière importance pour nous de découvrir un endroit convenable pour réparer le bâtiment ; enfin je le conjurai de revenir le plus promptement qu’il lui serait possible.

» Peu de temps après que j’eus dépêché le canot, j’envoyai à terre la chaloupe avec dix hommes bien armés, et avant huit heures elle nous rapporta une tonne d’eau. Je la renvoyai sur les neuf heures ; mais voyant quelques naturels du pays s’avancer vers l’endroit de la côte où nos gens débarquaient, je leur fis signal de revenir : je ne savais pas contre combien d’insulaires ils seraient exposés, et je n’avais point d’autre canot pour aller à leur secours, s’ils venaient à être attaqués.

» Dès que nos hommes furent rentrés à bord, nous vîmes trois des naturels du pays s’asseoir sous les arbres vis-à-vis du vaisseau. Comme ils continuèrent à nous regarder jusqu’à l’après-midi, aussitôt que j’aperçus le canot, je ne craignis plus de mettre en mer les deux embarcations à la fois, et j’envoyai mon lieutenant dans la chaloupe avec des verroteries, des rubans, etc., pour tâcher d’établir quelque commerce avec eux, et, par leur entremise, avec le reste des habitans. Les trois insulaires cependant quittèrent leur place, et s’avancèrent le long du rivage avant que la chaloupe pût aborder à terre. Les arbres les cachèrent bientôt à mon lieutenant ; mais nous tînmes les yeux fixés sur eux, et nous vîmes qu’ils rencontrèrent trois autres insulaires. Après avoir conversé entre eux pendant quelque temps, les trois premiers s’en allèrent, et ceux qui étaient venus à leur rencontre marchèrent à grands pas du côté de la chaloupe. Sur quoi je fis signal à mon lieutenant de se tenir sur ses gardes : il aperçut les Indiens ; et comme il remarqua qu’il n’y en avait que trois, il approcha du rivage, et leur fit des signes d’amitié ; il leur tendit, comme présens, les verroteries et les rubans que je lui avais donnés, tandis que l’équipage avait grand soin en même temps de cacher ses armes. Les Indiens, sans faire attention à ce qu’on leur offrait, s’avancèrent hardiment à la portée du trait, et décochèrent alors leurs flèches, qui heureusement passèrent au-dessus de la chaloupe sans faire aucun mal. Ils ne se préparèrent pas à une seconde décharge, et s’enfuirent sur-le-champ dans le bois. Nos gens tirèrent quelques coups de fusil après eux, mais ils ne blessèrent personne.

» Peu de temps après cet événement, le canot arriva le long du vaisseau, et la première personne que j’aperçus fut le maître, qui avait le corps percé de trois flèches. Il ne fallait pas d’autre preuve pour le convaincre d’avoir transgressé mes ordres, et il n’était plus possible d’en douter, en entendant le rapport qu’il me fit, quoiqu’il le rendît sans doute favorable à sa cause. Il dit qu’ayant vu à quatorze ou quinze milles à l’ouest du mouillage du vaisseau quelques maisons d’Indiens, et seulement cinq ou six habitans, il avait débarqué avec quatre hommes armés de fusils et de pistolets ; que les insulaires furent d’abord effrayés et s’enfuirent, qu’ils revinrent bientôt, et qu’il leur donna de la quincaillerie, et d’autres bagatelles qui parurent leur faire beaucoup de plaisir ; qu’il leur demanda par signes des cocos, qu’ils lui apportèrent avec de grandes démonstrations d’amitié, ainsi qu’un poisson grillé et des ignames bouillies ; qu’il marcha alors avec son détachement vers les maisons qui n’étaient pas éloignées de plus de quarante-cinq à soixante pieds du bord de l’eau ; et qu’il vit bientôt après un grand nombre de pirogues venant autour de la pointe ouest de la baie, et plusieurs Indiens entre les arbres ; que ce spectacle lui ayant causé de l’alarme, il quitta la maison où il avait été reçu, et qu’il s’en retourna promptement avec ses compagnons vers le canot ; mais qu’avant qu’il pût arriver à bord, les insulaires avaient commencé l’attaque de leurs pirogues et du rivage, contre lui et le reste de nos gens qui étaient dans la chaloupe. Il dit qu’ils étaient au nombre de trois ou quatre cents ; qu’ils avaient pour armes des arcs de six pieds cinq pouces de long, et des flèches de quatre pieds quatre pouces, qu’ils décochaient par pelotons, avec autant d’ordre que nos troupes d’Europe les mieux disciplinées ; qu’obligé de se défendre, lui et ses gens avaient fait feu au milieu des Indiens pour pouvoir gagner le canot, et qu’ils en avaient tué et blessé plusieurs ; que les insulaires, loin d’être découragés, continuèrent à s’avancer en décochant toujours leurs flèches par pelotons, de façon que leur bordée était perpétuelle ; que le grapin étant engagé dans des rochers, il n’avait pu démarrer le canot que fort lentement, et que pendant cet intervalle, lui et la moitié de l’équipage avaient été blessés dangereusement ; qu’enfin ils coupèrent l’amarre, et s’enfuirent faisant feu avec leurs gros mousquetons chargés chacun de huit ou dix balles de pistolet ; que les Indiens les poursuivirent avec leurs arcs, et que quelques-uns se mirent pour cela dans l’eau jusqu’à la poitrine ; que, quand ils se furent débarrassés de ceux-ci, les pirogues les poursuivirent avec beaucoup de courage et de vigueur, jusqu’à ce qu’une d’elles fût coulée à fond, ainsi que les hommes qu’elle avait à bord ; que, le reste étant fort diminué par le feu de la mousqueterie, ils s’en retournèrent enfin à terre.

» C’est ainsi que l’histoire nous fut racontée par le maître, qui mourut quelque temps après avec trois de mes meilleurs matelots, des blessures qu’ils avaient reçues. Quelque coupable qu’il fût par sa propre confession, il nous parut que le témoignage de ceux qui lui survécurent le rendait encore plus criminel. Ils nous assurèrent que les insulaires lui avaient prodigué les plus grandes marques de confiance et d’amitié, mais qu’il leur donna une juste cause d’offense en ordonnant à ses gens, au sortir d’un repas qu’ils venaient de recevoir des naturels, d’abattre un cocotier. Malgré les instances des insulaires pour le détourner de son dessein, il s’y obstina.

» Dès que l’arbre fut à bas, ils s’en allèrent tous, à l’exception d’un seul qui semblait être une personne d’autorité. Un midshipman, qui faisait partie du détachement envoyé à terre, observa qu’ils se rassemblaient en corps entre les arbres ; il en avertit sur-le-champ le maître, et lui dit que probablement ils méditaient une attaque. Le maître, au lieu de retourner au bateau comme je le lui avais prescrit, tira un de ses pistolets. L’Indien, qui jusqu’alors était resté avec eux, les quitta brusquement, et alla joindre ses compatriotes dans le bois. Alors même le maître, par un entêtement qu’on ne peut pas expliquer, continua à perdre son temps à terre, il n’essaya pas de regagner le canot avant que l’attaque fut commencée.

» Nous avions eu si peu de succès en cherchant un meilleur endroit pour les travaux à faire à la corvette, que je résolus d’essayer à la radouber dans celui où nous étions. Le lendemain 14, le bâtiment fut donc abattu autant que cela nous était possible ; et le charpentier, qui seul de l’équipage avait une santé passable, calfata l’avant aussi bas qu’il put visiter. Quoiqu’il n’arrêtât pas entièrement la voie d’eau, il la diminua beaucoup. Après midi, un vent frais qui souffla directement dans la baie nous porta très-près de la côte. Nous observâmes un grand nombre de naturels qui se cachaient dans les arbres, et qui attendaient vraisemblablement que le vent poussât le bâtiment sur le rivage;

» Le 15 le temps était beau ; nous disposâmes le bâtiment de manière à ce qu’il protégeât les canots qui iraient à l’aiguade. Comme nous avions raison de croire que les naturels, aperçus parmi les arbres la veille au soir, n’étaient pas fort éloignés, je fis tirer deux coups dans les bois avant d’envoyer nos gens à terre dans le canot pour faire de l’eau. Le lieutenant partit aussi dans le grand canot bien armé et bien équipé. Je lui ordonnai, ainsi qu’aux hommes qu’il conduisait, de se tenir à bord et tout près du rivage, afin de défendre le canot, tandis qu’il prendrait sa charge. Je lui enjoignis en même temps de tirer des coups de fusil dans le bois, de chaque côté de l’endroit où nos gens seraient occupés à remplir les futailles. Ces ordres furent exécutés ponctuellement ; le rivage était escarpé, de sorte que les canots purent se tenir près de nos travailleurs. Le lieutenant fit, du canot dans les bois, trois ou quatre décharges de mousqueterie, avant que les matelots allassent à terre ; et aucun des naturels du pays ne paraissant, ils débarquèrent, et se mirent à l’ouvrage. Malgré toutes ces précautions, un quart d’heure après leur débarquement, ils furent assaillis d’une volée de flèches, dont l’une blessa dangereusement à la poitrine un des matelots qui faisait de l’eau, et une autre s’enfonça dans un tonneau sur lequel M. Pitcairn était assis. Les hommes qui étaient à bord du canot firent sur-le-champ plusieurs décharges de mousqueterie dans cette partie du bois d’où les flèches avaient été tirées. Je rappelai les bateaux, afin de pouvoir chasser plus efficacement les Indiens de leurs embuscades à coups de canons chargés à mitraille. Dès que nos canots et notre monde furent à bord, nous continuâmes à faire feu, et nous vîmes bientôt environ deux cents insulaires sortir des bois, et s’enfuir le long du rivage en grande précipitation. Nous jugeâmes alors que la côte était entièrement balayée ; mais peu de temps après nous en aperçûmes un grand nombre qui se rassemblaient sur la pointe la plus occidentale de la baie, où ils se croyaient probablement hors de notre portée. Pour les convaincre du contraire, je fis tirer un canon à boulet. Le boulet effleurant la surface de l’eau, se releva, et tomba au milieu d’eux, sur quoi ils se dispersèrent avec beaucoup de tumulte et de confusion, et nous n’en vîmes plus aucun. Nous fîmes ensuite de l’eau sans être inquiétés de nouveau ; mais tandis que nos bateaux étaient à terre, nous eûmes la précaution de tirer les canons du vaisseau dans les côtés du bois, et le canot, qui se tint près du rivage comme auparavant, faisait en même temps par pelotons une décharge continuelle de sa mousqueterie. Comme nous n’aperçûmes point de naturels pendant tout ce feu, nous aurions cru qu’ils n’osaient pas s’avancer sur les bords du bois, si nos gens ne nous avaient dit qu’ils entendaient en plusieurs endroits des gémissemens et des cris semblables à ceux des mourans.

» Quoique je fusse attaqué d’une maladie bilieuse et inflammatoire, j’avais cependant toujours pu me tenir sur le pont ; mais les symptômes devinrent si menaçans, que je fus obligé le soir de me mettre au lit. Le maître se mourait des blessures qu’il avait reçues dans son combat avec les Indiens ; mon lieutenant, M. Gower, était aussi très-mal ; le canonnier et trente matelots étaient incapables de faire leur service ; et parmi ceux-ci il y en avait sept des plus vigoureux et de la meilleure» santé qui avaient été blessés avec le maître. Nous n’avions point d’espoir de nous procurer en cet endroit les rafraîchissemens dont nous avions besoin. Ces circonstances affligeantes découragèrent beaucoup l’équipage, et je perdis l’espérance de pouvoir continuer mon voyage vers le sud. Excepté mon lieutenant, le maître et moi, il n’y avait personne à bord qui fût en état de reconduire le vaisseau en Angleterre ; je voyais le maître aux portes du tombeau, et il était très-incertain si mon lieutenant et moi pourrions recouvrer la santé. J’aurais fait de nouveaux efforts pour trouver des rafraîchissemens, si j’avais eu des instrumens de fer, de la verroterie, et d’autres quincailleries, avec lesquelles je pusse regagner l’amitié des naturels du pays, et acheter d’eux les provisions qui croissent dans leur île. Mais je manquais de tous ces objets, et ma situation ne me permettant pas d’exposer de nouveau la vie du petit nombre d’hommes qui pouvaient encore travailler, je levai l’ancre à la pointe du jour du 17, et je fis route le long de la côte vers cette partie de l’île où j’avais envoyé le canot. J’appelai cette île île d’Egmont, en l’honneur du comte de ce nom : c’est certainement la même à laquelle les Espagnols ont donné le nom de Santa-Cruz en 1595.

» En avançant nous aperçûmes la baie où le canot avait été attaqué par les Indiens. Nous y vîmes un petit ruisseau d’eau douce, et plusieurs maisons régulièrement construites. Il y en avait une au bord de l’eau beaucoup plus longue que les autres, bâtie et couverte en chaume ; elle nous parut être une maison d’assemblée. C’était dans celle-ci que le maître et nos matelots avaient été reçus ; ils me dirent que les parois et le plancher étaient couverts d’une belle natte, et que des deux côtés on voyait suspendues un grand nombre de flèches pour s’en servir au besoin : ils ajoutèrent qu’il y avait dans cet endroit plusieurs vergers enclos de murs et plantés de cocotiers, de bananiers, d’autres arbres, d’ignames et de divers végétaux. Nous apercevions du bord beaucoup de cocotiers entremêlés avec les maisons du village. Environ trois milles à l’ouest de ce village nous en découvrîmes un autre fort étendu, vis-à-vis duquel régnait près du bord de l’eau un parapet en pierre haut de quatre pieds et demi, et construit non en ligne droite, mais avec des angles comme nos fortifications. Les armes de ces peuples et leur courage dans les combats, qui est en grande partie l’effet de l’habitude, nous donnèrent lieu de supposer qu’ils ont entre eux des guerres fréquentes.

» Trois milles plus loin nous vîmes une petite anse dans laquelle est l’embouchure d’une rivière qui parait navigable pour les petits bâtimens jusqu’à une certaine distance ; au delà d’une pointe qui termine cette anse à l’ouest, s’ouvre une grande baie sur les bords de laquelle est une bourgade fort étendue. Ces habitans semblaient y fourmiller comme les abeilles dans une ruche. Lorsque la corvette passa vis-à-vis, il sortit de cette bourgade une multitude incroyable d’Indiens tenant en main quelque chose qui ressemblait à un paquet d’herbe dont ils paraissaient se frapper les uns les autres, et dansant en même temps, ou courant en rond. Environ à sept milles à l’ouest de cette pointe nous en vîmes une autre, et un peu à l’ouest un autre grand village défendu par un parapet en pierre comme celui dont je viens de parler. Les Indiens, en apercevant la corvette, accoururent aussi en foule sur le rivage, et dansèrent de même en rond. Un instant après ils lancèrent à l’eau plusieurs pirogues qui se dirigèrent vers nous. Aussitôt je fis mettre en travers, afin qu’ils eussent le temps de s’approcher de nous. J’espérais pouvoir les engager à monter à bord ; mais lorsqu’ils furent assez près pour nous apercevoir plus distinctement, ils cessèrent de ramer, et nous considérèrent sans avoir l’air disposés à s’approcher davantage. Je continuai donc ma route, et je vis une lagune à l’entrée de laquelle se trouve une île que je nommai île de Trévanion. Comme j’aperçus un grand bouillonnement dans l’eau à l’une des entrées de la lagune, j’envoyai un canot pour sonder. Nous ne trouvâmes pas fond à cinquante brasses, et je reconnus que la rencontre des marées causait ce mouvement extraordinaire de l’eau.

Dès que les insulaires eurent vu le canot quitter la corvette, ils dépêchèrent plusieurs pirogues armées pour l’attaquer. Quand la première fut à portée elle décocha ses flèches sur les gens du canot, qui, se tenant sur leurs gardes, tirèrent une volée de coups de fusil, dont un Indien fut tué et un autre blessé. Nous tirâmes en même temps du vaisseau un coup de canon chargé à mitraille qui porta au milieu de leur flotille ; toutes les pirogues gagnèrent la terre avec la plus grande précipitation, à l’exception de celle qui avait commencé l’attaque ; elle fut saisie avec l’Indien blessé, et amenée à la corvette. L’Indien apporté à bord, le chirurgien examina ses blessures ; une balle lui avait percé la tête, une seconde lui avait cassé le bras ; la blessure de la tête fut jugée mortelle. Je fis remettre l’Indien dans sa pirogue : malgré son état, il rama vers la côte. C’était un jeune homme ; quoique sa tête fût laineuse comme celle des nègres, il avait le teint moins noir et les traits fort réguliers. Il était d’une taille moyenne et entièrement nu, de même que tous ses compatriotes que nous avions vus. Sa pirogue, très-petite et grossièrement travaillée, ne consistait qu’en un tronc d’arbre creusé : elle avait pourtant un balancier ; aucune de celles qui s’étaient offertes à nos regards n’avait de voiles.

» Je gardais toujours le lit, et ce fut avec un regret infini que j’abandonnai l’espoir d’obtenir des provisions fraîches dans cet endroit, d’autant plus que nos gens me dirent avoir vu, lorsque nous faisions voile le long de la côte, des cochons et des volailles en grande abondance ; enfin des cocotiers, des bananiers, et beaucoup d’autres végétaux qui nous auraient bientôt rendu la santé et la vigueur que nous avions perdues par les fatigues et les peines d’un long voyage ; mais je ne pouvais pas m’attendre à établir un commerce amical avec les naturels, et je n’étais pas en état de me procurer par la force ce dont j’avais besoin. J’étais dangereusement malade ; la plus grande partie de mon équipage, comme je l’ai déjà observé, était infirme, et le reste découragé par les contretemps et les travaux. Quand même mes matelots auraient été bien portans et de bonne volonté, je n’avais point d’officiers pour les conduire et les diriger dans une pareille entreprise, ni pour commander le service à bord du vaisseau. Les obstacles qui m’empêchèrent de prendre des rafraîchissemens dans cette île furent cause aussi que je n’examinai pas les autres îles situées dans les environs. Le peu de forces que nous avions diminuaient à chaque instant. J’étais incapable de poursuivre le voyage au sud, et, courant risque de manquer la mousson, je n’avais point de temps à perdre : j’ordonnai donc de gouverner au nord, dans l’espoir de relâcher et de nous rafraîchir dans le pays que Dampier a appelé Nouvelle-Bretagne.

» Je donnai le nom d’îles de la reine Charlotte à tout le groupe de ces îles, tant de celles que je vis que des autres que je n’aperçus pas distinctement ; et je donnai en outre des noms particuliers à plusieurs d’entre elles, à mesure que j’en approchais.

» Lorsque nous découvrîmes la terre pour la première fois, nous en aperçûmes deux vis-à-vis de nous ; j’appelai la plus méridionale île de lord Howe, et l’autre île d’Egmont ; je viens d’en parler. L’île de lord Howe est par 11° 10′ sud, et 164° 43′ est ; le cap Byron, pointe orientale de l’île d’Egmont, gît par 10° 40′ sud, et 164° 49′ est. Le passage qui les sépare a quatre milles de largeur ; elles offrent un coup d’œil agréable y et paraissent être toutes deux très-fertiles et couvertes de grands arbres d’une belle verdure.

» À treize lieues au nord de la partie occidentale de l’île d’Egmont est une île d’une hauteur prodigieuse et d’une figure conique ; elle ne lançait point de flammes, mais on voyait sortir de la fumée de son sommet, qui a la forme d’un entonnoir. On ne peut douter que ce ne fut le volcan dont il est fait mention dans la relation du voyage de Mendaña. Carteret l’appela île du Volcan ; il nomma île Keppel une longue île plate, située par 10° 15′ sud, et 165° 4′ est ; île du lord Edgcomb, la plus grande des deux îles au sud-est (11° 10′ sud, et 165° 14′ est), et île d’Oury, la plus petite (11° 10′ sud, et 165° 19′ est). La première est d’un aspect agréable. Il ne donna pas de nom à plusieurs autres îles voisines de celle-ci.

» Les habitans de l’île d’Egmont, dont j’ai décrit la figure, ajoute-t-il, sont extrêmement agiles, vigoureux et actifs, et ont une bravoure que le feu de la mousqueterie ne rebutait pas ; ils semblent aussi propres à vivre dans l’eau que sur terre, car ils sautent de leurs pirogues dans la mer presqu’à toutes les minutes. Leurs embarcations peuvent porter dix et douze hommes, quoique trois ou quatre suffisent pour les conduire avec une dextérité surprenante. Elles ressemblaient toutes à celle qui fut amenée à bord. On en vit sur le rivage quelques-unes plus grandes, et sur le milieu desquelles s’élevait un pavillon.

» Nous prîmes deux de leurs arcs et un paquet de leurs flèches dans la pirogue qui fut saisie avec l’homme blessé ; ils savent, avec ces armes, frapper un but à une distance incroyable. Une de leurs flèches traversa le bordage du canot, et blessa dangereusement un officier à la cuisse. Ces flèches ont une pointe de pierre. Nous ne découvrîmes parmi eux aucune apparence de métal.

» Le pays, en général, est couvert de bois et de montagnes, et entrecoupé d’un grand nombre de vallées ; plusieurs petites rivières coulent de l’intérieur dans la mer, et la côte présente beaucoup de havres. »

Carteret quitta l’île Santa-Cruz le 18 août, et le 20 il découvrit une île basse et plate à de latitude sud, rapportée à la côte méridionale, et à 158° 56′ de longitude orientale, prise à sa côte occidentale. Il la nomma île Gower.

« Le soir, dit-il, nous nous trouvâmes par son travers ; je n’y rencontrai point de mouillage, à mon grand regret. En échange des clous et autres bagatelles que nous avions, nous ne pûmes nous procurer qu’un petit nombre de cocos des habitans, qui ressemblent beaucoup à ceux que nous avons vus à l’île d’Egmont. Ils promirent par signes de nous en apporter une plus grande quantité le lendemain. Après avoir louvoyé pendant toute la nuit, qui fut très-sombre, nous reconnûmes le lendemain à la pointe du jour qu’un courant nous avait dérivés considérablement au sud de l’île, et nous avait mis à portée d’en apercevoir deux autres. Elles sont situées est et ouest l’une par rapport à l’autre, et éloignées d’environ deux nulles. La plus orientale est beaucoup plus petite que l’autre ; nous l’appelâmes île de Simpson, et île Carteret la seconde, qui est élevée et d’une belle apparence. Nous portâmes sur l’île Gower ; elle a à peu près deux lieues et demie de long sur le côté oriental, qui est découpé par des baies ; elle est partout couverte d’arbres, dont la plupart sont des cocotiers. Nous y trouvâmes un nombre considérable d’Indiens avec deux pirogues qui, à ce que nous supposâmes, appartenaient à l’île Carteret, et qui n’y étaient venus que pour pêcher. Nous envoyâmes le canot à terre. Les Indiens essayèrent de massacrer notre monde. Les hostilités ayant ainsi commencé, nous saisîmes leurs pirogues dans lesquelles se trouvaient environ, cent cocos que nous mangeâmes avec plaisir. Nous vîmes quelques tortues près du rivage, mais nous ne pûmes en attaquer aucune. La pirogue que nous avions prise était assez grande pour porter une dizaine d’hommes ; elle était construite avec art de planches très-bien jointes, et ornées de coquillages et de figures grossièrement peintes ; les coutures étaient revêtues d’une substance semblable à notre brai, mais qui me parut avoir plus de consistance. Les insulaires avaient pour armes des arcs, des flèches et des piques ; les pointes des flèches et des piques étaient en cailloux. Nous conjecturâmes, par quelques signes qu’ils firent en montrant nos fusils, qu’ils n’ignoraient pas entièrement l’usage des armes à feu. C’est la même race d’hommes que les naturels de l’île d’Egmont, et comme ceux-ci ils étaient nus. Leurs pirogues sont d’une structure différente et beaucoup plus grandes, quoique nous n’en ayons aperçu aucune qui portât une voile. Les cocos que nous nous y procurâmes furent d’un grand secours à nos malades. »

Le capitaine Carteret, depuis son départ de l’île d’Égmont, avait éprouvé un courant très-fort qui portait dans le sud, et il reconnut que dans le parage où il était parvenu l’effet en augmentait considérablement. Cette observation le porta, en quittant l’île Gower, à diriger sa route au nord-ouest, dans la crainte qu’en prenant plus au sud, il ne s’engageât dans quelque golfe des grandes terres de la Nouvelle-Guinée, d’où la faiblesse de son équipage et le mauvais état de la corvette ne lui auraient pas permis de se relever.

La nuit du 24 l’on rencontra neuf îles qui s’étendaient sur une ligne à peu près nord-ouest un quart ouest, et sud-est un quart est, dans un espace d’environ quinze lieues. On passa au nord de ces îles. Le milieu du groupe, est situé par 4° 36′ sud, et 153° 50′ est. Carteret pensa que c’étaient les îles d’Ontong-Java. Une de ces îles est d’une étendue considérable, les huit autres ne sont guère que de grands rochers. Mais quoiqu’elles soient basses et plates, elles sont couvertes de bois et bien peuplées. Les insulaires sont noirs, à tête laineuse ; ils sont armés d’arcs et de flèches ; ils ont de grandes pirogues qui portent une voile ; il s’en approcha une de la corvette ; mais elle n’osa pas l’aborder.

À onze heures du soir on rencontra une autre île fort grande, plate, verdoyante et d’un aspect agréable. On n’aperçut point d’habitans ; mais par le grand nombre de feux que l’on y vit la nuit on jugea qu’elle était très-peuplée. Elle est située à 4° 50′ sud, et quinze lieues à l’ouest de la plus septentrionale du groupe précédent. On la nomma île de sir Charles Hardy.

Le lendemain 25, à la pointe du jour, on découvrit une autre île grande et haute, qui, s’élevant en trois montagnes considérables, avait de loin l’apparence de trois îles ; on l’appela île de Winchelsea. Elle est environ à dix lieues au sud un quart sud-est de l’île de sir Charles Hardy.

Sur les dix heures du matin du 26 on vit une grande île au nord. On supposa que c’était la même qui fut découverte par Le Maire et Schouten, et qu’ils nommèrent île Saint-Jean. Bientôt après on aperçut une haute terre que l’on reconnut par la suite pour la Nouvelle-Bretagne.

Le lendemain 27, un courant venant du sud-est porta le Swallow dans une baie ou golfe profond, nommé baie de Saint-Georges par Dampier, qui la découvrit. On y mouilla le 28 près d’une petite île qui fut nommée île Wallis, et le havre où on laissa tomber l’ancre reçut le nom de havre de Gower. L’après-midi Carteret envoya un canot pour reconnaître la côte, et un autre pour tâcher de se procurer des cocos et pêcher à la seine. On ne prit pas de poissons, mais on rapporta cent cinquante cocos qui furent distribués à l’équipage.

Lorsque l’on voulut lever l’ancre pour gagner un des havres découverts par le premier canot, les forces réunies de l’équipage ne purent en venir à bout. « C’était une preuve bien affligeante de notre faiblesse, s’écrie Carteret ; en employant de nouveaux moyens et nos derniers efforts, nous dégageâmes l’ancre du fond ; mais le vaisseau s’étant rapproché de la côte, elle reprit presqu’au même instant sur un fond de roche. Il fallut recommencer notre travail ; tous les hommes qui étaient valides réunirent leurs forces pendant le reste du jour sans pouvoir rien effectuer. Nous n’étions pas disposés à couper le câble, quoiqu’il fût fort usé, car cette perte eût été difficile à supporter. Le lendemain nous fûmes plus heureux ; mais l’ancre était si endommagée, qu’elle nous devenait désormais inutile ; une des pates était rompue. »

Carteret étant ensuite allé mouiller dans une anse qu’il appela Baie anglaise, y fit du bois et de l’eau ; mais son équipage ne put prendre de poissons, quoiqu’ils y fussent en abondance ; ils ne se laissaient pas envelopper par la seine et ne mordaient pas à l’hameçon. Carteret se demande si c’est parce que l’eau était claire et le rivage rempli de rochers, ou parce que ses matelots étaient maladroits. On ne fut pas plus heureux pour les tortues. « Nous étions, s’écrie-t-il, condamnés au supplice de Tantale ; nous avions continuellement sous les yeux les choses que nous désirions avec ardeur, et nous ne pouvions les saisir. Nous pûmes cependant à marée basse ramasser quelques huîtres et d’autres coquillages. Nous nous procurâmes aussi des cocos et des choux palmistes. Comme nous manquions de la force et de l’agilité nécessaires pour grimper aux arbres qui les produisent, nous fûmes obligés de couper ceux-ci, ce qui me causa un vif regret ; mais la nécessité n’a point de loi. Ces végétaux frais, et surtout l’eau de coco, rendirent très promptement la santé à nos malades ; ils se trouvèrent aussi très-bien de manger des myrobolans.

» La côte autour de cette baie est environnée d’un pays élevé et montagneux, qui est bien boisé. Quelques arbres sont d’une grandeur énorme. Nous y vîmes entre autres un grand nombre de muscadiers. Je cueillis quelques fruits qui n’étaient pas mûrs. Je crois que ce canton produit toutes les espèces de palmiers ; j’y aperçus celui qui donne la noix d’arec, diverses sortes d’aloës, des cannes à sucre, des bambous et des rotangs. Les bois sont remplis de pigeons, de tourterelles, de perroquets et d’oiseaux semblables aux corneilles. On ne vit que deux petits quadrupèdes que les matelots prirent pour des chiens ; les mille-pieds, les scorpions, les serpens ne manquaient pas dans cette région chaude.

» Pas un seul habitant ne s’offrit à nos regards ; cependant des maisons, des coquillages épars à terre dans leurs environs, et qui paraissaient avoir été tirés de l’eau depuis peu de temps ; enfin des morceaux de bois à moitié brûlés indiquaient que les naturels avaient récemment quitté cet endroit. Si l’on peut juger de l’état d’un peuple par celui de ses habitations, ces insulaires doivent être au plus bas degré de l’échelle des êtres civilisés ; car leurs demeures sont les plus misérables huttes qu’il soit possible d’imaginer.

» Pendant notre séjour dans cette baie, on abattit la corvette pour la visiter. Le doublage était très-usé, la quille très-endommagée par les vers. On la radouba le mieux qu’il fut possible, et je sortis de cette anse le 9 de septembre. »

Carteret, après l’inutile et ridicule cérémonie de prendre possession de tout le pays au nom du roi de la Grande-Bretagne, entra dans un havre, qui fut nommé havre de Carteret, et où l’on fit une ample provision de cocos et de choux palmistes ; puis il se mit en route afin de regagner Batavia pendant que la mousson de l’est soufflait encore.

En longeant la côte à laquelle le havre de Carteret appartient ; ce navigateur entra dans l’espace de mer que Dampier avait nommé baie Saint-George, et reconnut bientôt qu’il se trouvait dans un canal entre deux îles. Il conserva à la terre à l’ouest le nom de Nouvelle-Bretagne, et donna celui de Nouvelle-Irlande à la longue île dont la côte méridionale borde ce canal, et qu’il avait à l’est. Toutes les îles situées dans ce canal reçurent des noms. Le détroit eut celui de canal de Saint-George. On vit beaucoup d’habitans dans les grandes îles, et des pirogues qui s’avançaient vers le vaisseau ; mais le vent favorable qui le poussait dans le détroit ne permit pas de les attendre ; lorsqu’il se fut calmé, d’autres pirogues parties de la côte de la Nouvelle-Irlande s’approchèrent assez de la corvette pour qu’on pût donner aux insulaires différentes bagatelles qu’on leur tendit au bout d’un bâton. Ils semblaient préférer le fer à toute autre chose. Ils ne voulurent pas monter à bord. Ils ressemblaient aux habitans de l’île d’Egmont. Une de leurs pirogues avait au moins quatre vingt-dix pieds de long ; elle était cependant creusée dans un seul tronc d’arbre ; trente-trois hommes la faisaient marcher avec des pagaies. Ces gens avaient la tête poudrée ; ce qui fait supposer à Carteret que la mode de se poudrer est plus ancienne et plus étendue qu’on ne le croit communément ; mais ces peuples l’étendent plus loin qu’on ne l’a jamais fait en Europe, quand cet usage y dominait, car ils poudrent aussi leurs barbes. Indépendamment de cette parure, la plupart des insulaires portaient au-dessus d’une de leurs oreilles une plume qui semblait avoir été tirée de la queue d’un coq. Du reste, ils étaient entièrement nus, à l’exception de quelques ornemens en coquillages attachés a leurs bras et à leurs jambes. Ils étaient armés de piques et de grands bâtons en forme de massue ; nous ne leur vîmes ni arcs ni flèches ; peut-être ces armes étaient-elles cachées au fond de leurs pirogues. Ils regardaient nos canons avec beaucoup d’attention ; peut-être en connaissaient-ils l’usage. Des filets qu’ils avaient dans leurs pirogues et leurs cordages nous parurent travaillés avec beaucoup de soin. »

À l’extrémité occidentale de la Nouvelle-Irlande, Carteret aperçut un canal qu’il nomma détroit de Byron, et de l’autre côté une terre qui reçut le nom de Nouveau-Hanovre ; elle est haute et bien boisée ; il y vit des plantations soignées. Le 13 septembre il était hors du canal Saint-George, auquel il donne environ cent lieues de longueur.

« Nous n’apercevions plus le Nouveau-Hanovre que très-imparfaitement, ajoute-t-il ; mais nous découvrîmes à sept ou huit lieues à l’ouest, sept petites îles que j’appelai îles du duc de Portland : il y en a deux assez grandes. La force des lames me fit apercevoir alors que nous avions dépassé toutes les terres. Je pensai que le passage par le canal Saint-George doit être beaucoup plus sûr et plus court, soit que l’on vienne de l’est ou de l’ouest, que la navigation autour des terres et des îles qui sont au nord. D’ailleurs on a la possibilité de se procurer des vivres frais en échange de verroteries, de miroirs et de quincailleries, objets que les insulaires des deux côtés du canal aiment passionnément, mais dont par malheur nous n’étions pas pourvus. Le milieu des îles du duc de Portland est situé par 2° 27′ sud, et 149° 50′ est. »

En continuant de faire route à l’ouest, Carteret rencontra plusieurs îles dont il ne put déterminer la position avec précision, parce que le temps resta couvert jusqu’au 15. Malgré ses démonstrations d’amitié aux pirogues qu’il rencontra, les insulaires l’assaillirent à coups de flèches ; il leur répondit par des coups de fusil, ce qui mit fin aux attaques. Carteret passa ensuite le long d’un groupe de trente îles d’une étendue considérable ; ils les nomma Admiralty-islands (îles de l’Amirauté). Si son vaisseau eût été en meilleur état, et mieux pourvu de marchandises propres à commercer avec les insulaires, il eût volontiers abordé à ces terres, dont l’aspect invitait à les visiter. Elles sont couvertes de la plus belle verdure ; les bois sont élevés et touffus, entremêlés de clairières cultivées, de bocages, de cocotiers et de nombreuses habitations. Un pic situé à la côte méridionale de la plus grande île est par 2° 27′ sud, et 146° 50′ est.

Le 25, étant arrivé devant trois petites îles, les naturels en partirent aussitôt dans leurs pirogues, et, après avoir fait des signes de paix, ils montèrent à bord sans la moindre défiance. Ils n’avaient qu’un petit nombre de cocos qu’ils échangèrent avec joie contre des morceaux de fer. Ils connaissent ce métal et le nommaient parram. « Ils nous firent entendre par signes qu’un vaisseau comme le nôtre, ajoute Carteret, avait touché à leur île. Je donnai à l’un d’eux trois morceaux d’un vieux cercle de fer, qui avaient quatre pouces de long ; ce don le jeta dans un ravissement qui approchait de l’extravagance. J’avoue que je pris une part bien vive à la joie qu’il ressentait, et que j’en éprouvai une très-grande en voyant les démonstrations par lesquelles il l’exprimait. Ce peuple paraissait avoir pour le fer une passion plus forte que tous les insulaires que nous avions rencontrés jusque-là. Ceux-ci étaient de couleur cuivrée ; nous n’en avions pas encore vu de cette teinte dans ces parages. Ils ont de longs cheveux noirs, mais peu de barbe, qu’ils arrachent continuellement. Leurs traits sont réguliers, leurs dents d’une blancheur éclatante ; leur taille est moyenne ; ils sont extraordinairement alertes, vigoureux et actifs ; ils grimpaient à la grande hune beaucoup plus lestement que mes meilleurs matelots ; ils me parurent d’un caractère franc et ouvert ; ils mangeaient et buvaient tout ce qu’on leur offrait ; ils allaient sans hésiter dans toutes les parties du vaisseau ; ils étaient aussi familiers et aussi gais avec tous les hommes de l’équipage que si nous eussions été de vieilles et intimes connaissances. Ils étaient un peu plus vêtus que les habitans des îles vues précédemment, car ils portaient autour des reins une ceinture étroite faite d’une natte bien travaillée. Leurs pirogues sont façonnées avec adresse ; un arbre creusé en forme le fond ; les côtés sont en planches ; elles ont une voile d’une natte fine, et un balancier ; leurs cordages et leurs filets n’annoncent pas moins d’industrie. Ils nous proposèrent instamment d’aller à terre, en nous offrant de laisser comme otages sur la corvette un nombre égal d’hommes à celui que nous voudrions envoyer chez eux ; cette proposition me charma, et j’y aurais volontiers consenti, si le vaisseau n’eut pas été entraîné par un fort courant à une si grande distance à l’ouest, que je n’eus pas le temps de chercher un mouillage ; et la nuit survenant, je continuai ma route. Quand ces insulaires s’aperçurent que nous les quittions, l’un d’eux demanda instamment de venir avec nous ; et, malgré les représentations de ses compatriotes et les miennes, malgré tout ce que nous pûmes faire, il refusa opiniâtrement de retourner avec eux. Comme je pensai qu’il pourrait contribuer à nous faire faire des découvertes utiles, je n’employai pas la force pour le renvoyer à terre, et je le gardai : il me dit qu’au nord se trouvaient des îles dont les habitans avaient du fer, et s’en servaient pour tuer ses compatriotes quand ils les rencontraient en mer. Au bout de quelques jours je m’aperçus avec douleur que la santé de ce bon Indien, à qui j’avais donné le nom de Joseph Freewill (de bonne volonté) à cause de son empressement à venir avec nous, s’altérait sensiblement et alla toujours en déclinant jusqu’à notre arrivée à Célèbes, où il mourut. Je donnai son nom à la plus grande île du groupe ; les naturels la désignent par celui de Pegan : elle est située par 50° nord et 137° 51′ ouest. Ces îles sont entourées de récifs de rochers. J’en dressai la carte d’après l’esquisse que les Indiens en tracèrent sur le pont de la corvette ; ils indiquaient la profondeur de l’eau en montrant la longueur de leurs bras pour une brasse. Elles doivent, malgré leur peu d’étendue (car la plus grande n’a pas plus de cinq milles de circonférence), abonder en végétaux, car le pauvre Joseph, étant à Célèbes, reconnut un grand nombre d’arbres tels que le cocotier, le palmiste, le citronnier, l’aréquier et l’arbre à pain ; il en cueillit le fruit et le fit cuire dans des cendres chaudes. »

Le 26 octobre Carteret eut connaissance de la côte sud-est de Mindanao : comme il avait un grand nombre de malades, et que le besoin de vivres frais devenait chaque jour plus pressant, il envoya son lieutenant dans un canot, avec un certain nombre d’hommes pour chercher une baie indiquée par Dampier. Ceux-ci ne trouvèrent qu’un petit enfoncement à la pointe méridionale de l’île, et au fond une ville et un fort. Dès que les insulaires eurent aperçu le canot anglais, ils tirèrent un coup de canon, et détachèrent trois pirogues remplies de monde. Le lieutenant anglais n’ayant pas assez de forces pour s’opposer à cette attaque, il revint au vaisseau. Les pirogues lui donnèrent la chasse jusqu’à ce qu’elles furent en vue de la corvette : apparemment que son nombreux équipage les intimida ; elles s’en retournèrent.

Le 2 de novembre Carteret mouilla dans une baie un peu plus à l’est près de l’embouchure d’une rivière. Deux canots qu’il envoya pour remplir des futailles d’eau revinrent sans avoir vu d’habitans ; mais il aperçut une pirogue qui, doublant la pointe occidentale de la baie, semblait avoir été expédiée pour examiner la corvette ; il arbora pavillon anglais espérant engager la pirogue à s’approcher de son vaisseau ; mais, après l’avoir considéré pendant quelque temps, elle s’en alla. Le soir on entendit tout à coup un grand bruit sur la partie de la côte située vis-à-vis de la corvette ; il était produit par la réunion d’un grand nombre de voix d’hommes, et ressemblait beaucoup au cri de guerre des sauvages de l’Amérique à l’instant du combat.

« Je fus alors de plus en plus convaincu, continue Carteret, de la nécessité d’employer le peu qui nous restait de forces le mieux qu’il serait possible. Le lendemain on acheva de retirer les canons de la cale, et l’on raccommoda les manœuvres. N’apercevant aucun des insulaires qui s’étaient efforcés de nous effrayer par leurs cris pendant la nuit, j’envoyai à onze heures du matin la chaloupe à terre, pour prendre encore une provision d’eau. Persuadé que les insulaires s’étaient cachés dans les bois, je tins le grand canot armé avec le lieutenant à bord, tout prêt à donner du secours à nos gens dans le cas où ils seraient menacés de quelque danger. Mes conjectures étaient fondées. Nos matelots n’eurent pas plus tôt quitté la chaloupe, qu’un gros d’Indiens armés sortit du bois ; l’un d’eux portait à la main quelque chose de blanc que je pris pour un signe de paix. Par une suite de l’équipement défectueux de ma corvette, dont j’avais souffert plus d’une fois, nous n’avions pas de pavillon blanc à bord ; j’y suppléai par une nappe que je remis au lieutenant. Dès qu’il eut débarqué avec ce pavillon, le porte-étendard des Mindanayens et un autre insulaire s’avancèrent vers lui sans armes, et en lui faisant de grandes démonstrations d’amitié. L’un d’eux lui adressa la parole en hollandais qu’aucun de nous ne comprenait. Il proféra ensuite quelques mots en espagnol : heureusement un de nos matelots savait fort bien l’espagnol ; mais le Mindanayen le parlait si mal, que ce ne fut qu’avec beaucoup de peine et par le secours de beaucoup de signes qu’il parvint à se faire comprendre. Il demanda quel était le capitaine qu’il appelait Skyper ; si nous étions Hollandais, si notre bâtiment était un vaisseau de guerre ou un navire marchand ; combien il portait d’hommes et de canons ; si nous avions à Batavia ou si nous en revenions. Quand on eut répondu à toutes ces questions, il dit que nous devions aller à la ville, et qu’il nous introduirait chez le gouverneur, auquel il donnait le titre de rajah. Le lieutenant répliqua que notre dessein était d’y aller, mais que nous avions un grand besoin d’eau, et qu’il demandait la permission d’en remplir quelques barriques ; il pria en même temps que l’on fit écarter un peu plus loin les insulaires qui étaient armés d’arcs et de flèches. Le Mindanayen acquiesça à ce désir. Comme il paraissait regarder avec une attention particulière un mouchoir de soie que le lieutenant avait au cou, celui-ci le lui présenta. Le Mindanayen, qui était à peu près vêtu comme un Hollandais, lui offrit en retour une espèce de cravate d’une toile de coton grossière. Après cet échange de mouchoirs de cou, il demanda si nous avions à bord des marchandises pour commercer ; l’officier répondit que nous n’en avions que pour acheter des provisions ; sur quoi le Mindanayen repartit que nous aurions tout ce dont nous avions besoin.

» Cette conférence me faisait augurer favorablement des avantages que nous pourrions tirer de ce lieu, lorsque deux heures après je vis, à ma surprise et à ma douleur extrêmes plusieurs centaines d’hommes armés qui se plaçaient en différens endroits, entre les arbres, le long du rivage, vis-à-vis de la corvette. Ils avaient des fusils, des arcs, des flèches, de grandes lances, des sabres, des crics et des boucliers. Je remarquai aussi qu’ils retirèrent dans les bois une grande pirogue placée sur la plage, sous un hangar. Ces apparences n’étaient rien moins que pacifiques ; elles furent suivies de démonstrations encore plus hostiles. Les Mindanayens passèrent le reste du jour à entrer dans les bois et à en sortir, comme s’ils se fussent exercés à attaquer un ennemi. Quelquefois ils lançaient leurs traits et leurs lances dans la mer, du côté de la corvette ; d’autres fois ils élevaient leurs boucliers en l’air, et agitaient leurs sabres comme pour nous menacer. De mon côté, je ne restais pas oisif ; je faisais monter les canots, réparer nos agrès, et tout mettre en ordre pour repousser une attaque. Le soir, étant prêt à appareiller, je voulus essayer d’avoir une autre entrevue avec les Mindanayens, et d’apprendre la cause d’un changement si subit et si extraordinaire dans leurs procédés à notre égard. Le canot se dirigea, par précaution, vers un endroit du rivage dégarni de bois, afin de n’être pas surpris au dépourvu par des ennemis embusqués ; j’avais aussi défendu que personne descendît à terre. Les Mindanayens, voyant que le canot était arrivé près de la côte, et que personne ne débarquait, envoyèrent un des leurs, armé d’un arc et de flèches, qui fit signe à nos gens d’aborder dans l’endroit où il était. Le lieutenant, qui tenait le pavillon blanc, eut la prudence de ne pas se rendre à cette invitation ; il attendit quelque temps, et comme il vit qu’il ne pouvait pas obtenir de conférence à d’autre condition, il revint au vaisseau. Il ne dépendait certainement que de moi de tuer un grand nombre d’hommes parmi ce peuple si peu hospitalier ; mais à quoi aurait abouti cet usage de nos forces ? à me priver par la suite du moyen de me procurer du bois et de l’eau sans risquer la vie de mon monde. J’espérais acheter de gré à gré des provisions à la ville où j’avais dessein d’aller, étant en état de me défendre contre une attaque inattendue. »

En quittant Mindanao, Carteret fit route à l’ouest pour passer par le détroit de Macassar, entre Bornéo et Célèbes. Le 3 décembre, étant par 2° 31′ de latitude sud et 117° 12′ de longitude est, près de Célèbes, il fut attaqué à minuit par un pirate qui fit un feu très-vif avec des pierriers et des fusils : on lui répondit si efficacement, que ce bâtiment ne tarda pas à couler à fond avec tous les misérables qui le montaient. Cependant le lieutenant et un matelot anglais avaient été blessés, mais peu dangereusement ; une partie des manœuvres courantes fut coupée. Carteret apprit ensuite que le bâtiment qui l’avait assailli appartenait à un pirate qui avait plus de trente bâtimens semblables.

Le 12 décembre il eut le chagrin de s’apercevoir que la mousson de l’ouest avait commencé, et qu’il lui était impossible d’arriver durant cette saison à Batavia. Il avait déjà perdu treize hommes ; trente autres étaient aux portes de la mort ; tous ses officiers subalternes étaient malades ; son lieutenant et lui-même, sur lesquels roulait tout le service, étaient d’une faiblesse extrême. Dans de si tristes conjonctures, il ne pouvait pas tenir la mer ; il ne lui restait d’autre moyen, pour conserver le reste de son équipage, que de relâcher dans un lieu où il trouverait du repos et des provisions fraîches ; en conséquence, il résolut de gagner Macassar, principal établissement des Hollandais dans l’île Célèbes. Le 15 au soir il laissa tomber l’ancre à quatre milles de cette ville, trente-cinq semaines depuis sa sortie du détroit de Magellan.

« Le soir même, dit-il, un Hollandais dépêché par le gouverneur, vint à bord s’informer qui nous étions. Lorsque je lui dis que le Swallow était une corvette du roi de la Grande-Bretagne, il eut l’air alarmé, car jamais bâtiment de guerre anglais n’était venu dans ces parages. Je ne pus lui persuader de descendre dans ma chambre ; toutefois nous nous séparâmes bons amis, à ce qu’il me sembla.

Le lendemain, au point du jour, j’envoyai M. Gower à la ville avec une lettre pour le gouverneur, que j’informais du motif de mon arrivée, et à qui je demandais la permission d’acheter des vivres ; et de mettre ma corvette à l’abri jusqu’au retour de la saison convenable pour la continuation de ma route à l’ouest. On ne permit pas à M. Gower de débarquer ; et il refusa, d’après mes instructions, de remettre ma lettre à un messager qui devait la porter au gouverneur. Un instant après, le sabandar et le fiscal arrivèrent de la part de cet officier, et dirent qu’une maladie l’empêchait de recevoir lui-même ma lettre, et qu’ils venaient par son ordre exprès la chercher. M. Gower la leur confia ; ils s’en allèrent. Tandis qu’ils retournaient à la ville, M. Gower et les matelots restèrent à bord du canot exposés à la chaleur brûlante d’un soleil perpendiculaire. On ne permit à aucun bateau du pays de s’approcher d’eux pour leur vendre des vivres frais. Sur ces entrefaites, M. Gower aperçut beaucoup de mouvement le long de la côte ; tous les bâtimens armés en guerre furent équipés avec la plus grande promptitude. J’aurais bien voulu m’approcher de la ville, car je crois que mes forces maritimes auraient été supérieures à celles des Hollandais, si mon équipage avait été bien portant ; mais dans l’absence du canot, nous ne pûmes, malgré nos efforts réunis, réussir à lever l’ancre, quoique ce fût une des petites. M. Gower attendait dans le canot depuis cinq heures, lorsqu’on vint lui dire que le gouverneur avait chargé deux officiers de m’apporter sa réponse. À peine m’eut-il fait ce rapport, que les deux envoyés arrivèrent. La lettre qu’ils me remirent était écrite en hollandais, langue que personne du bord n’entendait. Comme ces deux officiers parlaient français, l’un d’eux la traduisit dans cette langue. La lettre portait que je devais sortir à l’instant du port, sans approcher plus près de la ville ; que je ne devais mouiller sur aucune partie de la côte, ni permettre à aucun des hommes de ma corvette d’y débarquer. Avant de faire réponse à cette lettre, je montrai aux deux envoyés le nombre de nos malades, spectacle qui parut les toucher ; je leur représentai qu’ils étaient témoins de la nécessité pressante où je me trouvais de me procurer des vivres frais pour tant d’infortunés qui se mouraient ; que refuser de nous en vendre serait agir non-seulement contre les traités subsistans entre les deux nations, mais encore contre les lois de la nature. Ils n’eurent rien à objecter à la force du raisonnement ; mais ils répondirent que les ordres absolus de leurs chefs ne leur permettaient pas de souffrir qu’aucun bâtiment étranger séjournât dans ce port. Alors je répliquai que des hommes réduits à une situation aussi désespérée que la nôtre n’avaient rien à ménager ; que, s’ils ne m’accordaient pas sur-le-champ la liberté d’entrer dans le port pour acheter des vivres et trouver un abri, j’irais, dès que le vent le permettrait, mouiller tout près de la ville, et me ferais échouer sous leurs murailles ; et après avoir vendu chèrement nos vies, je les couvrirais d’infamie pour avoir réduit un vaisseau ami à une si terrible extrémité. Ce discours parut les alarmer ; ils me pressèrent avec un air très-ému de rester où j’étais jusqu’à ce que j’eusse reçu une seconde lettre du gouverneur. Après quelques difficultés, j’y consentis, mais à condition que le gouverneur me ferait part de sa résolution avant la brise de mer du lendemain.

» Il est difficile de décrire l’état d’inquiétude mêlée d’indignation dans lequel nous passâmes le reste du jour et la nuit. Le lendemain de grand matin, nous eûmes la douleur de voir deux bâtimens armés en guerre et montés par beaucoup de soldats, venir mouiller des deux côtés de la corvette. Ils ne voulurent rien répondre aux questions qui leur furent adressées. Vers midi la brise de mer se leva ; alors n’ayant pas reçu de nouvelles du gouverneur, j’avançai contre la ville, bien résolu de repousser la force par la force. Heureusement pour les Hollandais et pour nous, les deux bâtimens se bornèrent à lever l’ancre en même temps que nous.

» Bientôt après un bâtiment léger, qui portait une troupe de musiciens et plusieurs officiers, s’approcha de nous. Les officiers me dirent qu’ils venaient de la part du gouverneur, mais qu’ils ne monteraient pas à bord, si je ne jetais pas l’ancre. On mouilla sur-le-champ ; ils montèrent à bord de la corvette, témoignèrent de la surprise de ce que j’avais fait avancer mon vaisseau, et me demandèrent quels étaient mes desseins. Je répétai ce que j’avais dit la veille, ajoutant qu’il valait mieux mourir tout d’un coup dans un combat dont la cause était juste que de souffrir tous les jours le tourment de prévoir une mort inévitable ; enfin, je leur dis qu’aucun peuple civilisé ne laissait périr de faim ses prisonniers de guerre, et encore moins des hommes appartenant à une nation amie, qui ne demandaient que la permission d’acheter des vivres. Ils convinrent de la vérité de mon discours, mais en disant que je m’étais trop pressé ; je répliquai que j’avais attendu tout le temps que j’avais fixé. Alors ils me firent des excuses de n’être pas venus plus tôt, et, pour preuve qu’on nous accordait ce que nous désirions, ils ajoutèrent que leur bâtiment apportait des vivres. Nous les prîmes aussitôt à bord. Mais, à mon grand étonnement, ils me montrèrent une seconde lettre du gouverneur qui m’enjoignait de nouveau de quitter le port, justifiant cet ordre par une convention conclue avec les rois de l’île, qui avaient déjà témoigné du mécontentement de notre arrivée, parce que le traité portait qu’aucun vaisseau étranger ne pouvait ni séjourner ni commercer dans le port. Les officiers qui devaient me donner de plus amples éclaircissemens sur ce point, n’ayant pas voulu reconnaître la différence réelle qui existait entre le Swallow et un navire marchand, et m’ayant fait des propositions qui rentraient toutes dans celles de mon départ de cette île avant le retour de la mousson, je réitérai ma première déclaration ; et, afin de lui donner plus de force, je leur fis voir le cadavre d’un de mes matelots qui était mort le matin, et dont les jours auraient probablement été sauvés, s’ils nous avaient vendu des vivres dès le premier jour. Ce spectacle les déconcerta : après un moment de silence ils s’informèrent avec empressement si j’avais été dans les îles à épiceries : je leur répondis que non : ils eurent l’air d’ajouter foi à ce que je disais. Enfin nous en vînmes à une espèce d’arrangement ; ils me proposèrent d’aller mouiller dans une petite baie à peu de distance, où je serais à l’abri des vents, où je pourrais dresser un hôpital pour mes malades, et où les provisions étaient abondantes. J’agréai cette offre en leur exprimant les regrets de ne pouvoir leur offrir qu’un verre de vin, de mauvaise viande salée, et du pain moisi ; alors ils me demandèrent poliment la permission de faire apporter à notre bord un repas qui avait été apprêté dans leur vaisseau. J’y consentis de bon cœur. Après le repas ils nous quittèrent, et la corvette les salua de neuf coups de canon.

» Le 19 je reçus une lettre signée par le gouverneur et le conseil de Macassar, qui contenait les raisons pour lesquelles j’étais envoyé à la rade de Bonthain, et confirmait la convention verbale conclue avec les officiers. Le 20 au point du jour j’appareillai, et le lendemain après midi je laissai tomber l’ancre sur la rade de Bonthain, accompagné de nos deux bateaux de garde, qui s’approchèrent de la côte pour empêcher les embarcations du pays et les nôtres d’avoir aucune communication entre elles.

» Les matelots les plus malades furent envoyés à terre ; ils y étaient sous une garde de trente-six hommes, deux sergens, deux caporaux et un officier ; il leur était défendu de s’éloigner de plus de cent pieds de la maison qui servait d’hôpital ; aucun naturel du pays ne pouvait s’approcher plus près que cette distance, ni rien leur vendre ; de sorte que nos gens n’achetaient rien que par l’entremise des Hollandais qui abusaient honteusement de cette faculté. J’en portai mes plaintes au résident, à l’officier et au secrétaire. Le résident réprimanda les soldats, mais sa harangue produisit si peu d’effet, que je ne pus m’empêcher de soupçonner de la connivence entre l’officier et ses soldats.

» Il ne se passa rien de remarquable jusqu’au 19 février 1768, que l’officier commandant du poste fut rappelé à Macassar pour entreprendre, disait-on, une expédition à l’île de Bally. Le 7 mars le plus grand de nos bateaux de garde eut ordre de retourner à Macassar avec une partie des soldats, et le 9 le résident reçut une lettre du gouverneur qui demandait quand je partirais pour Batavia. J’avais été surpris du rappel de l’officier et du bateau de garde ; je le fus bien davantage de la lettre du gouverneur, puisqu’il savait que, la mousson d’est ne commençant qu’au mois de mai, je ne pouvais faire voile avant cette époque. Cependant les choses restèrent dans le même état jusqu’à la fin du mois. Quelques-uns de mes matelots remarquèrent alors que depuis peu de temps un petit canot venait rôder autour de nous à différentes heures de la nuit, et s’enfuyait dès qu’il remarquait le moindre mouvement à bord de la corvette. Le 29 nous raisonnions sur ce sujet, lorsqu’un de mes officiers, arrivant de terre, m’apporta une lettre qui lui avait été remise par un nègre. Elle était adressée « au commandant du vaisseau anglais, à Bonthain, » et m’avertissait que les Hollandais, de concert avec le roi de Bony, avaient formé le projet de nous égorger ; que les premiers, pour ne pas se compromettre, ne paraîtraient pas, et que le coup serait exécuté par un fils du roi de Bony, qui, outre une somme que les Hollandais lui paieraient, aurait pour sa part le pillage de la corvette ; enfin que ce personnage était en ce moment à Bonthain avec huit cents hommes. La lettre ajoutait que les liaisons que j’avais formées avec les Bogghis et les autres peuples ennemis des Hollandais m’avaient attiré cette attaque ; qu’on craignait d’ailleurs qu’arrivé en Angleterre je ne fournisse à mes compatriotes des renseignemens qui leur feraient concevoir des desseins contre la compagnie hollandaise, puisque jamais un vaisseau de guerre de mon pays n’avait visité cette île.

» Pour bien comprendre cette lettre, il faut savoir que l’île de Célèbes est partagée en plusieurs territoires qui ont chacun leur souverain particulier. La ville de Macassar est située dans un territoire qui porte le même nom que celui de Bony, et dont le roi est allié des Hollandais. Ceux-ci ont été repoussés dans leurs tentatives pour subjuguer les autres parties de l’île, dont une est habitée par les Bogghis, et l’autre se nomme Ouaggs ou Tosora. La ville de Tosora est défendue par du canon ; car les naturels avaient des armes à feu européennes long-temps avant que les Hollandais eussent remplacé les Portugais à Macassar.

» Cette lettre fut pour nous un nouveau sujet de surprise et de réflexions. Quoiqu’elle fût très-mal écrite et très-mai rédigée, elle n’en méritait pas moins d’attention. Je ne pouvais décider jusqu’à quel point l’avis qu’elle contenait était fondé ; mais, en le rapprochant de toutes les circonstances dont j’ai parlé plus haut, il était fait pour me donner à penser. La précaution était le garant de la sûreté ; je pris toutes les mesures nécessaires pour nous défendre et éviter une surprise. Le résident était absent ; je lui écrivis dans les termes les plus pressans pour lui demander une conférence. Il vint à bord le 5 avril ; quelques minutes de conversation me convainquirent qu’il ignorait entièrement le projet qui m’alarmait ; il le regardait comme une fable. Cependant il promit de faire des recherches sur le motif de la visite que lui avait rendue depuis peu un conseiller du roi de Bony, qui n’en avait pas trop bien expliqué la cause. Quelques jours après il m’écrivit qu’effectivement un des princes de Bony était venu à Bonthain sous un déguisement, mais seul.

» Le 7 mai le résident me remit une longue dépêche du gouverneur, portant en substance qu’il avait entendu parler d’une lettre dans laquelle on l’accusait d’avoir formé, conjointement avec le roi de Bony, le projet de nous égorger ; il se récriait sur cette affreuse calomnie, protestant de la pureté de ses sentimens, et me priait de lui en délivrer la lettre pour qu’il en fît punir l’auteur comme il le méritait. Je répondis au gouverneur que je ne l’accusais ni lui ni ses alliés, mais que je garderais la lettre.

» Le 22, au point du jour, je partis de Bonthain. Cette ville, située à la côte orientale de Célèbes, par 5° 10′ de latitude sud, et 117° 28′ de longitude est, est bâtie sur une pointe de terre, dans une plaine arrosée par une rivière qu’un vaisseau peut remonter jusqu’à une demi-portée de canon des murailles de la ville. Le pays paraît bien peuplé ; les maisons sont entremêlées de cocotiers et d’autres arbres. Le terrain, en s’éloignant de la mer, s’élève en collines très-hautes. Plus loin il est hérissé de montagnes. La baie de Bonthain est très-sûre ; le fond y est de bonne tenue. Le fort, qui est monté de huit pièces de canon de huit, suffit pour contenir les naturels dans la soumission. Le résident commande la place, ainsi que Bollocomba, autre ville située vingt milles plus à l’est, où il y a aussi un fort et quelques soldats qui dans la saison sont occupés à recueillir le riz que les naturels livrent aux Hollandais comme impôt. On peut se procurer aisément dans cette baie du bois, de l’eau et des provisions fraîches. Le bœuf est excellent, mais rare ; les sangliers sont nombreux dans les bois ; on les achète à bon marché, parce que les naturels, qui sont mahométans, n’en mangent jamais. Le poisson et les tortues y abondent. »

Carteret mouilla le 3 juin sur la rade de Batavia. Ce ne fut pas sans beaucoup de difficulté qu’il obtint la permission de radouber son bâtiment à Onrust, port voisin de Batavia, où sont les chantiers de la compagnie.

On voulut lui faire signer une déclaration portant qu’il n’avait pas reçu, étant à Bonthain, une lettre relative à un complot dont il devait être la victime ; ou bien attester de même par écrit qu’il regardait le projet dénoncé dans la lettre comme faux et malicieusement inventé. Comme cette demande n’était pas faite par écrit, il refusa.

Le 15 septembre il quitta Onrust, et eut une traversée fort heureuse. Le 19 février 1769, étant dans l’Océan atlantique, il rencontra Bougainville qui retournait en France. Carteret fut très-surpris de s’entendre appeler par son nom. Bougainville, dont le vaisseau marchait mieux que la corvette anglaise, lui offrit des provisions, s’il en avait besoin, et lui proposa de se charger de ses lettres pour l’Europe. Carteret répondit que, si le canot de Bougainville venait au Swallow, il y trouverait plusieurs lettres pour la France, qui avaient été prises en passant au cap. Un officier déguisé en matelot vint les chercher ; il répondit aux questions de Carteret que le vaisseau français venait d’une campagne dans l’Inde ; mais un matelot raconta à un matelot anglais qui entendait le français, que son commandant venait aussi de faire le tour du monde.

Carteret arriva en Angleterre le 20 mars, après avoir eu à lutter pendant son voyage contre des difficultés de toute espèce, et surtout contre le mauvais état du Swallow. L’altération de sa santé et le délabrement de son vaisseau l’empêchèrent probablement de pousser plus loin ses découvertes. Quoi qu’il en soit, il a enrichi la géographie de plusieurs connaissances importantes, et mérite d’occuper un rang honorable parmi les navigateurs.