Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome XXVII/Cinquième partie/Livre II/Suite du Chapitre VII/De la formation du sol

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De la formation du sol.

» Il est évident que les îles du tropique jouissent depuis long-temps de leur fertilité actuelle ; mais les parties les plus méridionales de la Nouvelle-Zélande, la Terre du Feu, la Terre des États, la Géorgie australe et la Terre de Sandwich, se trouvent encore dans cet état informe où elles sont originairement sorties du chaos, cependant avec cette différence que le sol devient meilleur et plus fécond à chaque pas que l’on fait depuis le pôle vers des climats plus doux, où le soleil exerce son influence bienfaisante.

» Toutes les particules des corps minéraux sont inanimées. Les corps organiques des végétaux et des animaux ont seuls la faculté de la vie. Quand le minéral est seul et absolument nu, la nature offre l’aspect de la stérilité, les horreurs de la désolation et le silence de la mort ; le moindre végétal anime la scène, et les mouvemens lourds et pesans des phoques engourdis et des gauches pingouins la vivifient et l’égaient. Dès que la surface du terrain est parée de plantes, et embellie par des oiseaux et des animaux, on reconnaît la force de la nature ; la pensée s’élève vers son auteur tout-puissant.

» Cette observation préliminaire nous met en état de juger exactement de chacune des terres sauvages et brutes dont on vient de parler. Les roches pelées et stériles de la Terre de Sandwich ne paraissent pas couvertes du moindre atome de terreau, et on n’y remarque aucune trace de végétation : des masses immenses d’une neige éternelle enveloppent à jamais ces rochers stériles, comme s’ils étaient maudits de la nature ; des brouillards continuels les couvrent de ténèbres perpétuelles.

» La Géorgie australe a sur sa pointe nord-ouest une petite île revêtue d’un gazon vert ; et dans la baie de Possession nous avons vu deux rochers où la nature a commencé son grand travail en produisant des corps organiques végétaux, et en formant une légère enveloppe de sol sur le sommet des rochers pelés ; mais son ouvrage avance si lentement, qu’il ne s’y trouve encore que deux plantes, une graminée et une espèce de plante qui a de l’analogie avec la pimprenelle.

» À la Terre du Feu, l’île la plus voisine à l’ouest, je joindrai la Terre des États, à cause de la grande ressemblance qu’offre l’aspect de ces deux pays. Dans les cavités et les crevasses des piles énormes de rochers qui composent ces terres, il se conserve un peu d’humidité ; le frottement continuel des fragmens de roches qui se précipitent le long des flancs de ces masses brutes produit du sable ou une poussière très-fine qui s’amasse dans ces cavités humides ; il y croît graduellement quelques plantes de la famille des algues, dont les graines y ont été portées accidentellement par les oiseaux : ces plantes, par leur destruction, créent à la fin de chaque saison des atomes de terreau qui s’accroît d’une année à l’autre : les oiseaux, la mer et le vent apportent d’une île voisine sur ce commencement de terreau les graines de quelques-unes des plantes analogues aux mousses qui y végètent durant la belle saison. Ces plantes, sans être véritablement des mousses, s’en rapprochent beaucoup par leur extérieur. Je mets de ce nombre l’ixia pumila, la donatia, nouvelle plante, un petit melanthium, une oxalis naine, une calendula, le phyllachne, et le mniarum, deux plantes nouvelles : toutes, ou du moins la plus grande partie, ont une organisation propre à vivre dans ces régions, et à former du sol et du terreau sur les rochers nus. Elles poussent des tiges et des branches aussi rapprochées les unes des autres que l’on peut l’imaginer : les fibres, les racines, les tiges et les feuilles inférieures tombant successivement en putréfaction, produisent une espèce de tourbe, qui insensiblement se convertit en un bon terreau ; cependant la partie supérieure de la plante continue à croître, pousse de nouvelles tiges et de nouvelles feuilles, répand ses graines, et finit par couvrir un grand espace. Le tissu serré de ces plantes, empêchant l’humidité qui est au-dessous de s’évaporer, fournit aussi à la nutrition de la partie supérieure, et revêt à la longue des montagnes et des îles entières d’une verdure constante. Parmi ces végétaux nains, quelques-uns plus grands commencent à se multiplier sans nuire à l’accroissement des premiers, qui sont les créateurs du terreau et du sol. Je mets au nombre de ces plantes un petit arbousier, un petit myrte, un petit pissenlit, une petite crassula rampante, la pinguicula alpina commune, une variété jaune de la viola palustris, la statice armeria, ou gazon d’olympe, une espèce de pimprenelle, le ranunculus laponicus, l’holcus odoratus, le céleri commun, et l’arabis heterophylla. Dans les cantons couverts encore des végétaux analogues aux mousses, nous avons observé un nouveau jonc (juncus uniglumis), un joli amellus, une très-belle chelone écarlate ; enfin des arbrisseaux, dont un à fleur écarlate, l’embothrium coccineum, forme un nouveau genre ; deux nouvelles espèces d’épines-vinettes, un arbousier à feuilles pointues, et enfin l’arbre qui porte l’écorce de Winter (drymis Winteri) ; mais sur ces rochers stériles de la Terre du Feu il n’excède jamais la taille d’un arbrisseau ordinaire, au lieu que dans la baie du Succès, sur un terrain en pente douce, et dans un sol fertile et profond, il acquiert la dimension des plus grands arbres. Les feuilles qui tombent, les végétaux nains qui se pourissent, et d’autres causes accroissent le terreau, et forment un sol plus profond, qui devient de jour en jour plus en état de produire de plus grandes plantes. C’est ainsi que se multiplient les végétaux, et qu’on voit sortir du chaos et de l’engourdissement de nouveaux corps animés.

» Je ne dois pas oublier de dire comment croît une espèce de graminée sur l’île du Nouvel-An, près de la Terre des États, et à la Géorgie australe ; c’est le dactylis glomerata, si connu, ou l’une de ses variétés. Il est vivace, et il affronte les hivers les plus froids : il croît toujours en touffes à quelque distance l’une de l’autre. Chaque année les pousses forment en quelque sorte une nouvelle tête, et donnent plus d’extension à la croissance de la touffe ; de sorte qu’elle finit par avoir quatre ou cinq pieds de haut, et deux ou trois fois plus de largeur au sommet qu’au pied. Les feuilles et les tiges de ce graminée sont fortes et souvent longues de trois à quatre pieds. Les phoques et les manchots se réfugient sous ces touffes ; et comme ils sortent souvent de la mer tout mouillés, ils rendent si sales et si boueux les intervalles qui les séparent, qu’un homme ne peut y marcher que sur le sommet de ces touffes. Ailleurs les cormorans s’emparent de ces touffes et y font leurs nids : ce graminée et les déjections des phoques, des manchots et des cormorans y donnent peu à peu une élévation plus considérable au sol du pays.

» Dans les parties méridionales de la Nouvelle-Zélande, la formation du terreau et du sol est beaucoup plus avancée, parce que le climat y est plus doux, l’été plus long, la végétation plus active et plus vigoureuse ; mais en tout on y remarque la même analogie dans le principe. Toutes sortes de fougères et de petites plantes analogues aux mousses, surtout les mniarum, occupent de vastes espaces : leur putréfaction annuelle accroît le terreau, et produit ainsi un sol capable de porter un grand nombre d’arbrisseaux. Le feuillage se pourit chaque année, et augmente le dépôt du terreau fertile, où enfin les plus gros arbres acquièrent une étendue et une taille immenses : une tempête violente brise ces arbres affaiblis par l’âge, et dans leur chute ils écrasent une quantité innombrable de buissons et d’arbrisseaux, qui passent ensemble à un état de putréfaction, et fournissent de la place et de la nourriture à une nouvelle génération de jeunes arbres, qui doivent à leur tour tomber et faire place à d’autres. Cette scène apparente de destruction et de désordre est une des opérations les plus utiles de la nature : elle entasse ainsi une quantité précieuse du terreau le plus fertile pour une race future d’hommes qui tôt ou tard vivront de ses productions.