Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome XXVII/Cinquième partie/Livre II/Suite du Chapitre VII/Des îles

La bibliothèque libre.

Des îles.

» Toutes les îles que nous avons vues pendant notre voyage sont situées en dedans du tropique ou dans les zones tempérées. Les îles du tropique peuvent se diviser en hautes et basses.

» Les hautes îles du tropique sont ou entourées par des récifs, et ont des plaines près du rivage de la mer, ou bien elles sont sans récifs. Taïti, toutes les îles de la Société et Maïtéa, les îles des Amis, les plus hautes, telles que Tongatabou, Eouah, Anamocka, et l’île de la Tortue, ainsi que la Nouvelle-Calédonie, sont de la première espèce.

» Parmi les hautes îles du tropique, sans récifs, je compte les Marquésas et toutes les Nouvelles-Hébrides, ainsi que l’île Sauvage ; enfin Tofoua, et Oghao, deux des îles des Amis.

» Les îles basses que nous connaissons sont celles de la Chaîne, et quatre autres îles, qui peut-être ont été vues par Bougainville ; Téthooua, Tioukea, et quatre autres appelées les îles de Palliser, Toupaï, et Moupiha, ou les îles d’Hoowe, les îles de Palmerston, ainsi qu’Immer, l’une des Nouvelles-Hébrides, et l’archipel des îles basses des Amis.

» Au premier coup d’œil, on reconnaît la différence de ces îles d’une nature si dissemblable. Les îles basses sont communément des bancs de corail étroits et circulaires, qui renferment au milieu une espèce de lagune ; leur surface offre çà et là de petits espaces sablonneux, un peu élevés au-dessus de la marque de la marée haute, et sur lesquels croissent des cocotiers et quelques autres plantes ; le reste du banc de corail est si bas, que la mer le couvre souvent à la marée haute, et de temps en temps à la marée basse. Plusieurs des grandes îles de cette espèce sont habitées : les insulaires vont par intervalles pêcher, tuer des oiseaux, et chasser à la tortue sur les plus basses ; plusieurs sont inhabitées, quoiqu’elles soient remplies de cocotiers, et fréquentées par des nuées de frégates, de fous, d’hirondelles de mer, de goelands et de pétrels.

» Les hautes îles des deux espèces ressemblent de loin à de grandes montagnes qui s’élancent du milieu de l’Océan : plusieurs sont si hautes, que leur sommet est rarement sans nuages. Celles qui sont entourées d’un récif et d’une plaine fertile le long des bords de la mer ont communément une pente plus douce, au lieu que les autres ont un escarpement brusque. Il faut convenir cependant que les montagnes de quelques-unes des Nouvelles-Hébrides, savoir, d’Ambrym, de l’île Sandwich, de Tanna, etc., offrent aussi, en divers endroits, une pente aisée.

» Les îles du grand Océan, que nous avons vues dans la zone tempérée australe, sont l’île de Pâques, l’île Norfolk et la Nouvelle-Zélande : toutes celles-ci sont hautes, et ne sont pas environnées de récifs. L’île Norfolk est cependant située sur un banc qui s’étend à plus de dix milles tout alentour. La Nouvelle-Zélande, autant que nous avons eu occasion de l’examiner, est composée de très-hautes montagnes, dont quelques-unes ont des sommets presque toujours enveloppés de nuages : quand l’œil peut percer ces nuages, on les voit ordinairement couverts de neige à plus de vingt ou trente lieues de distance. Les montagnes inférieures de ces mêmes îles sont revêtues presque partout de bois et de forêts ; la cime la plus élevée paraît seule stérile.

» La Terre du Feu, dans les cantons que nous avons aperçus, semble être un groupe d’îles séparées par des bras de mer profonds : on y voit des rochers pelés, sourcilleux et escarpés, dont les sommets sont couverts d’une neige éternelle, surtout vers les parties intérieures, qui sont moins exposées à l’air doux et humide de la mer. Sa côte la plus orientale autour du détroit de Le Maire a une pente aisée, et est boisée en quelques endroits. La Terre des États a le même aspect que la partie stérile de la Terre du Feu : on y trouve de la neige au commencement de janvier, c’est-à-dire au milieu de l’été de ce climat.

» La Géorgie australe est une île d’environ quatre-vingts lieues d’étendue, composée de hautes montagnes toutes couvertes de neige au milieu de janvier ; si on en excepte quelques rochers du côté de la mer, le tour de tous ces havres est rempli de glaces.

» La dernière terre que nous ayons vue dans ces climats affreux a été appelée Terre de Sandwich, et la partie la plus méridionale Thulé australe : toute cette contrée ou tout ce groupe d’îles est rempli de glaces, et entièrement caché sous les neiges.

» Toutes les îles basses du tropique semblent avoir été produites par des animaux ressemblant aux polypes qui forment les lithophytes ; ces animalcules élèvent peu à peu leur habitation de dessus une base imperceptible, qui s’étend de plus en plus, à mesure que la construction s’élève davantage ; ils emploient pour matériaux une espèce de chaux mêlée de substances animales : j’ai vu de ces grandes constructions à tous les degrés de leur formation, et de différentes étendues. À quelques milles de distance, et au vent de l’île de la Tortue, s’étend un récif circulaire d’une étendue considérable, sur lequel la mer brise partout : aucune de ces parties ne s’élève au-dessus de l’eau ; dans les autres, les parties saillantes sont liées par des récifs, dont quelques-uns sont secs à la marée basse, et d’autres toujours sous l’eau ; les parties hautes consistent en un sol formé de coquilles et de rochers de corail, mêlé d’un terreau léger et noirâtre, produit par des végétaux pouris et de la fiente d’oiseaux de mer, communément couvert de cocotiers et d’autres arbres, et d’un petit nombre de plantes antiscorbutiques ; les parties basses n’offrent que quelques arbrisseaux, et les plantes dont on vient de parler. Plusieurs, qui se trouvent encore plus bas, sont lavées par la marée haute ; toutes ces îles sont réunies, et renferment au milieu une lagune pleine d’excellens poissons ; quelquefois il s’y trouve une ouverture qui admet un bateau ou une pirogue dans le récif : mais je n’ai jamais aperçu un goulet assez grand pour laisser passer un vaisseau.

» Le récif, premier fondement des îles, est formé par les animaux qui habitent les lithophytes : ils construisent leurs habitations à peu de distance de la surface de la mer : des coquillages, des algues, du sable, de petits morceaux de corail et d’autres choses s’amoncellent peu à peu au sommet de ces rochers de corail, qui enfin se montrent au-dessus de l’eau : ce dépôt continue à s’accumuler jusqu’à ce qu’un oiseau ou les vagues y portent des graines de plantes qui croissent sur le bord de la mer ; leur végétation commence alors : ces végétaux, en se pourissant annuellement, et en reproduisant des semences, créent peu à peu un terreau qui s’augmente à chaque saison par le mélange du sable : une autre vague y porte un coco qui conserve long-temps sa puissance végétative dans les flots, et qui croît d’autant plus vite sur cette espèce de sol, que toutes les terres lui sont également bonnes : c’est par ce moyen que ces îles basses ont pu se couvrir de cocotiers.

» Les animalcules qui bâtissent ces récifs ont besoin de mettre leurs habitations à l’abri de l’impétuosité des vents et de la fureur des vagues ; mais comme en dedans des tropiques le vent souffle communément du même côté, l’instinct ne les porte qu’à étendre le banc en dedans duquel est une lagune : ils construisent donc des bancs de rochers de corail très-étroits, pour s’assurer au centre de l’enceinte un espace calme et abrité. Cette théorie me paraît la plus probable de celles qu’on peut donner sur l’origine des îles basses du tropique dans le grand Océan.

» Quant aux îles plus hautes, je dois avouer qu’on en trouve à peine une seule qui n’offre pas des vestiges frappans d’une altération violente, produite à sa surface par le feu, ou plutôt par un volcan.

» On sait que beaucoup d’îles sont sorties de la mer par l’action d’un feu souterrain, comme le prouvent celles de Santorini, et les deux Kamenis dans l’archipel de la Grèce, et l’île formée en 1720 dans celui des Açores ; elles semblent être des espèces de volcans qui ont paru tout à coup au milieu des vagues. Nous avons abordé sur des îles qui ont encore de ces fournaises ; d’autres avaient seulement une élévation et des marques qui annonçaient un ancien volcan : enfin nous en avons trouvé qui n’offraient point de vestiges de volcan, mais bien d’une altération violente et d’une subversion produites, ou par un tremblement de terre, ou par un feu souterrain. Tofoua, Ambrym, Tanna et Pico sont de la première classe ; Maïtea, Taïti, Houaheiné, Ouliétéa, O-taha, Bolabola, Maouroua, Ouaïtahou, ou Sainte-Christine, et le reste des Marquésas, plusieurs des Nouvelles-Hébrides, et Fayal, appartiennent à la seconde ; et l’île de Pâques, Sainte-Hélène et l’Ascension, à la dernière.

» Je n’en conclurai pas que toutes ces îles ont été originairement produites par des tremblemens de terre et des volcans ; mais je puis le dire de plusieurs, à en juger par leur aspect extérieur ; et je suis sûr que les autres existaient au-dessus de l’eau avant d’avoir ces volcans, et qu’elles ont été changées et bouleversées en partie par un feu souterrain.

» L’île de l’Ascension m’a fourni des remarques très-curieuses sur cette matière. Mouillés dans Cross-Bay, nous aperçûmes la plus haute montagne de cette terre à environ cinq milles de distance de la côte ; elle est composée d’un tuf calcaire graveleux, entremêlé de marne et de sable. Quelques parties de cette pierre dissoutes par le laps de temps, mêlées à un peu de terreau, produisent du pourpier et quelques graminées. Cette montagne est à tous égards différente du reste de l’île, surtout aux environs de Cross-Bay ; car, dès que nous eûmes gagné la plaine élevée située entre la baie et la montagne qui est en face, nous reconnûmes qu’elle est dans un espace de deux milles de diamètre, couverte de scories noires, graveleuses, et en quelques endroits d’un ocre jaune-foncé. À deux cents ou deux cent cinquante pieds de distance, la plaine est partout remplie de tertres de dix à vingt pieds de haut, formés de scories très-raboteuses, et de fraisil poreux, en un mot, de lave ; elle est environnée d’ailleurs de plusieurs montagnes de forme conique, d’un brun rougeâtre ou de couleur de rouille, composée entièrement de cendres et de scories brisées et graveleuses, dont quelques-unes sont noires, et d’autres de nature ocreuse et de couleur jaune ou rouge. Sur un des côtés de la plaine, règne une haute chaîne de rochers de l’aspect le plus scabreux, disposés en masses très-irrégulières, et qui se termine d’une manière remarquable, en pointes et en proéminences aiguës.

» Au premier coup d’œil, le spectateur juge que le pic élevé du milieu de l’île est une des terres primordiales, et peut-être la seule qui formait l’île avant qu’elle fut parvenue à l’état de désolation où elle se trouve. Les masses sorties du volcan se sont détruites peu à peu, et ces débris, mêlés à des matières étrangères que les grosses pluies ont détachées des monticules de cendres et de fraisils, ont contribué à combler le cratère et à rendre sa surface de niveau. Le volcan a bouleversé entièrement l’île, et on n’y aperçoit plus que la nature en ruine.

» L’aspect des bords de Sainte-Hélène, surtout à l’endroit où mouillent les vaisseaux, est peut-être encore plus horrible et plus informe que celui de l’Ascension ; mais à mesure que l’on avance, le pays est moins affreux, et les cantons intérieurs sont toujours couverts de plantes, d’arbres et de verdure. Cependant on aperçoit partout des traces d’un bouleversement qu’y a causé un volcan ou un tremblement de terre, qui peut-être a plongé la plus grande partie de l’île dans l’Océan.

» L’île de Pâques, ou Ouaïhou, est aussi de la même nature : tous ses rochers sont noirs, brûlés et poreux comme des rayons de miel ; quelques-uns ressemblent parfaitement à des scories ; le sol lui-même, qui recouvre en très-petite quantité les rochers brûlés, est un ocre brun ou jaune. Nous avons découvert beaucoup de pierres vitrifiées, noires, éparses au milieu de la grande quantité de pierres dont l’île est couverte ; elles sont connues des minéralogistes sous le nom d’agate d’Islande, et on les trouve toujours près des volcans, ou près des endroits exposés à leur violence ; ainsi, par exemple, elles abondent en Italie et en Sicile, dans l’Islande, près des volcans, et à l’île de l’Ascension. On a déjà dit, dans la relation du voyage, qu’Ouaïhou n’offre que peu de végétaux ; quoique j’en aie parcouru la plus grande partie, je n’y ai recueilli qu’environ vingt plantes, y compris celles qui sont cultivées, et aucun arbre ; ce qui est remarquable dans une île de cette étendue, habitée depuis si long-temps, et située sous un aussi beau climat. Lorsque Roggeween la découvrit en 1722, il y remarqua les colonnes de pierre que nous avons retrouvées, et qui nous ont paru construites depuis bien des années. Les rédacteurs du Voyage de Roggeween mettent aussi des bois sur cette île ; il paraît donc que depuis cette époque il lui est arrivé quelque désastre qui a détruit les bois et abattu plusieurs de ces énormes colonnes de pierre ; en effet, nous en avons vu plusieurs couchées par terre. Cette révolution est peut-être arrivée en 1746, lorsque Lima et le Callao furent bouleversés par un tremblement de terre. On sait que les tremblemens de terre se font souvent ressentir fort loin. Le capitaine Davis, en 1687, étant à quatre cent cinquante lieues du continent de l’Amérique, en ressentit un considérable, et on éprouva les effets les plus violens de ce même tremblement de terre à Lima et au Callao.

» Je n’insisterai pas sur ce que l’île était remplie de bois et de forêts au temps de Roggeween ; car un des rédacteurs de son Voyage finit par contredire son propre récit, en racontant que l’homme qui vint à bord avait une pirogue formée de petits morceaux de bois, dont aucun n’excédait un demi-pied de longueur. Les pirogues sont encore aujourd’hui de la même espèce ; ce qui est très-naturel, puisque les insulaires n’ont point de bois. J’ajouterai que nous avons trouvé toutes les figures et toutes les colonnes composées d’un tuf poreux qui avait subi une action violente du feu. Ces colonnes existaient déjà du temps de Roggeween ; par conséquent l’île, ses pierres et ses couches avaient déjà subi la violence du feu ; et les bouleversemens dont il est question ont dû être antérieurs à 1722, époque du voyage de Roggeween.

» Les îles du tropique du grand Océan offrent aussi des vestiges incontestables des mêmes révolutions, quoique leur culture actuelle, le terreau fertile qui couvre leur surface, et les différens végétaux qu’elles produisent cachent en partie les traces de ces bouleversemens, qui ne sont aperçues que par un homme accoutumé à ces recherches. Les sommets excavés des pics de Maïtéa, Bolabola et Moouroua, les aiguilles, les rochers fracassés de l’intérieur de Tierrébou ou de la petite péninsule de Taïti, ainsi que les rochers noirs, poreux et la lave de Tobréonou et des Marquésas, sont pour les naturalistes, et surtout pour ceux qui ont examiné les environs des volcans, des preuves incontestables de ces révolutions : de plus, toutes les Nouvelles-Hébrides, les Marquésas et les îles de la Société, ainsi que les Açores dans la mer Atlantique, attestent plus ou moins de grands bouleversemens arrivés dans les premiers âges du monde ; mais si nous nous souvenons que les tremblemens de terre et les feux souterrains ont, dans tous les temps, tiré des îles du fond de l’Océan ; si nous lisons l’histoire de l’origine de Therasia, d’Hiera ou de Santorini et de Volcanello ou des deux Kaménis, et d’une île située entre Tercère et Saint-Michel ; si nous comparons les couches et la structure de ces nouvelles îles et de quelques-unes de la mer Atlantique et du grand Océan ; si nous considérons que plusieurs de ces îles ont encore des volcans, et que d’autres sont encore sujettes à des tremblemens de terre, nous serons disposés à supposer que ces îles ont eu la même origine.

» Les Taïtïens et les habitans des îles de la Société semblent connaître les tremblemens de terre. Suivant leur mythologie, le dieu O-maoui est le créateur du soleil, et dans sa colère il ébranle la terre et produit des tremblemens ; ce qu’ils expriment par O-maoui touroré té Ouennoua, c’est-à-dire Mahoui, ébranle la terre. Au reste, quelque degré de vraisemblance que cette circonstance puisse donner à l’hypothèse exposée plus haut, je ne la présente pas comme démontrée, ni comme pouvant être appliquée à toutes les îles montagneuses du grand Océan. Je suis persuadé au contraire que plusieurs ont une origine plus ancienne, et formaient avant ces révolutions des terres plus grandes, qui n’ont été démembrées que par l’affaissement des parties intermédiaires. Les naturels des îles de la Société disent que leurs contrées ont été produites lorsque O-maoui traîna de l’ouest à l’est, à travers l’Océan, une grande terre qu’ils croient toujours située à l’est de leurs îles. Ils assurent que ces îles sont de petits morceaux qui se sont détachés de la grande terre pendant la route, et qui ont été laissés au milieu des flots. Cette tradition semble indiquer que les habitans eux-mêmes conservent l’idée d’une grande révolution. On pourrait en conclure que leur pays faisait peut-être partie jadis d’un grand continent détruit par des tremblemens de terre et une inondation violente. L’entraînement des terres à travers la mer paraît indiquer ces deux bouleversemens.