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Abrégé de l’origine de tous les cultes/I

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ABRÉGÉ


DE L’ORIGINE


DE


TOUS LES CULTES.



CHAPITRE PREMIER.

De l’Univers-Dieu et de son culte.




Le mot Dieu paraît destiné à exprimer l’idée de la force universelle et éternellement active qui imprime le mouvement à tout dans la Nature, suivant les lois d’une harmonie constante et admirable, qui se développe dans les diverses formes que prend la matière organisée, qui se mêle à tout, anime tout, et qui semble être une dans ses modifications infiniment variées, et n’appartenir qu’à elle-même. Telle est la force vive que renferme en lui l’Univers ou cet assemblage régulier de tous les corps qu’une chaîne éternelle lie entre eux, et qu’un mouvement perpétuel roule majestueusement au sein de l’espace et du temps sans bornes. C’est dans ce vaste et merveilleux ensemble que l’homme, du moment qu’il a voulu raisonner sur les causes de son existence et de sa conservation, ainsi que sur celles des effets variés qui naissent et se détruisent autour de lui, a dû placer d’abord cette cause souverainement puissante qui fait tout éclore, et dans le sein de laquelle tout rentre pour en sortir encore par une succession de générations nouvelles et sous des formes différentes. Cette force étant celle du Monde lui-même, le Monde fut regardé comme Dieu ou comme cause suprême et universelle de tous les effets qu’il produit, et dont l’homme fait partie. Voilà le grand Dieu, le premier ou plutôt l’unique Dieu qui s’est manifesté à l’homme à travers le voile de la matière qu’il anime, et qui forme l’immense corps de la Divinité. Tel est le nom de la sublime inscription du temple de Saïs : Je suis tout ce qui a été, tout ce qui est, tout ce qui sera, et nul mortel n’a encore levé le voile qui me couvre.

Quoique ce Dieu fût partout, et fût tout ce qui porte un caractère de grandeur et de perpétuité dans ce Monde éternel, l’homme le chercha de préférence dans ces régions élevées où semble voyager l’astre puissant et radieux qui inonde l’Univers des flots de sa lumière, et par lequel s’exerce, sur la Terre, la plus belle comme la plus bienfaisante action de la Divinité. C’est sur la voûte azurée, semée de feux brillants, que le Très-Haut paraissait avoir établi son trône ; c’était du sommet des cieux qu’il tenait les rênes du Monde, qu’il dirigeait les mouvements de son vaste corps, et qu’il se contemplait lui-même dans les formes aussi variées qu’admirables sous lesquelles il se modifiait sans cesse. « Le Monde, dit Pline, ou ce que nous appelons autrement le Ciel, qui dans ses vastes flancs embrasse tous les êtres, est un Dieu éternel, immense, qui n’a jamais été produit et qui ne sera jamais détruit. Chercher quelque chose au-delà est un travail inutile à l’homme et hors de sa portée. Voilà l’Être véritablement sacré, l’Être éternel, immense, qui renferme tout en lui ; il est tout en tout, ou plutôt il est lui-même tout. Il est l’ouvrage de la Nature et la Nature elle-même. »

Ainsi parle le plus philosophe comme le plus savant des naturalistes anciens. Il croit devoir donner au Monde et au Ciel le nom de cause suprême et de Dieu. Suivant lui, le Monde travaille éternellement en lui-même et sur lui-même ; il est en même temps et l’ouvrier et l’ouvrage. Il est la cause universelle de tous les effets qu’il renferme. Rien n’existe hors de lui ; il est tout ce qui a été, tout ce qui est, tout ce qui sera, c’est-à-dire, la Nature elle-même ou Dieu ; car, par Dieu, nous entendons l’Être éternel, immense et sacré, qui, comme cause, contient en lui tout ce qui est produit. Tel est le caractère que Pline donne au Monde, qu’il appelle le grand Dieu, hors duquel on ne doit pas en chercher d’autre.

Cette doctrine remonte à la plus haute antiquité chez les Égyptiens et chez les Indiens. Les premiers avaient leur grand Pan, qui réunissait tous les caractères de la Nature universelle, et qui originairement n’était qu’une expression symbolique de sa force féconde.

Les seconds ont leur Dieu Vichnou, qu’ils confondent souvent avec le Monde lui-même, quoique quelquefois ils n’en fassent qu’une fraction de la triple force dont se compose la force universelle. Ils disent que l’Univers n’est autre chose que la forme de Vichnou ; qu’il le porte dans son sein ; que tout ce qui a été, tout ce qui est, tout ce qui sera, est en lui ; qu’il est le principe et la fin de toutes choses ; qu’il est tout ; qu’il est un Être unique et suprême, qui se produit à nos yeux sous mille formes. C’est un Être infini, ajoute le Bagawadam, qui ne doit pas être séparé de l’Univers, qui est essentiellement un avec lui ; car, disent les Indiens, Vichnou est tout, et tout est en lui ; expression parfaitement semblable à celle dont Pline se sert pour caractériser l’Univers-Dieu ou le Monde, cause suprême de tous les effets produits.

Dans l’opinion des Brames, comme dans celle de Pline, l’ouvrier ou le grand Demiourgos n’est pas séparé ni distingué de son ouvrage. Le Monde n’est pas une machine étrangère à la Divinité, créée et mue par elle et hors d’elle ; c’est le développement de la substance divine ; c’est une des formes sous lesquelles Dieu se produit à nos regards. L’essence du Monde est une et indivisible avec celle de Brama qui l’organise. Qui voit le Monde voit Dieu, autant que l’homme peut le voir ; comme celui qui voit le corps de l’homme et ses mouvements, voit l’homme autant qu’il peut être vu, quoique le principe de ses mouvements, de sa vie et de son intelligence reste caché sous l’enveloppe que la main touche et que l’œil aperçoit. Il en est de même du corps sacré de la Divinité ou de l’Univers-Dieu. Rien n’existe qu’en lui et que par lui ; hors de lui tout est néant ou abstraction. Sa force est celle de la Divinité même. Ses mouvements sont ceux du Grand-Être, principe de tous les autres ; et son ordre admirable, l’organisation de sa substance visible et de la partie de lui-même que Dieu montre à l’homme. C’est dans ce magnifique spectacle que la Divinité nous donne d’elle-même que nous avons puisé les premières idées de Dieu ou de la cause suprême ; c’est sur lui que se sont attachés les regards de tous ceux qui ont cherché les sources de la vie de tous les êtres. Ce sont les membres divers de ce corps sacré du Monde qu’ont adorés les premiers hommes, et non pas de faibles mortels que le torrent des siècles emporte dans son courant. Et quel homme, en effet, eût jamais pu soutenir le parallèle qu’on eût voulu établir entre lui et la Nature ?

Si l’on prétend que c’est à la force que l’on a élevé d’abord des autels, quel est le mortel dont la force ait pu être comparée à cette force incalculable répandue dans toutes les parties du Monde, qui s’y développe sous tant de formes et par tant de degrés variés, qui produit tant d’effets merveilleux, qui tient en équilibre le Soleil au centre du système planétaire, qui pousse les planètes et les retient dans leurs orbites, qui déchaîne les vents, soulève les mers ou calme les tempêtes, lance la foudre, déplace et bouleverse les montagnes par les explosions volcaniques, et tient dans une activité éternelle tout l’Univers ? Croyons-nous que l’admiration que cette force produit aujourd’hui sur nous n’ait pas également saisi les premiers mortels qui contemplèrent en silence le spectacle du Monde, et qui cherchèrent à deviner la cause puissante qui faisait jouer tant de ressorts ? Que le fils d’Alcmène ait remplacé l’Univers-Dieu et l’ait fait oublier, n’est-il pas plus simple de croire que l’homme, ne pouvant peindre la force de la Nature que par des images aussi faibles que lui, a cherché dans celle du lion ou dans celle d’un homme robuste l’expression figurée qu’il destinait à réveiller l’idée de la force du Monde ? Ce n’est point l’homme ou Hercule qui s’est élevé à la hauteur de la Divinité ; c’est la Divinité qui a été abaissée au niveau de l’homme, qui manquait de moyens pour la peindre. Ce ne fut donc point l’apothéose des hommes, mais la dégradation de la Divinité par les symboles et les images, qui a semblé déplacer tout dans le culte rendu à la cause suprême et à ses parties, et dans les fêtes destinées à chanter ses plus grandes opérations. Si c’est à la reconnaissance des hommes pour les bienfaits qu’ils avaient reçus, que l’on croit devoir attribuer l’institution des cérémonies religieuses et des mystères les plus augustes de l’antiquité, peut-on penser que des mortels, soit Cérès, soit Bacchus, aient mieux mérité de l’homme que cette terre qui de son sein fécond fait éclore les moissons et les fruits que le Ciel alimente de ses eaux, et que le Soleil échauffe et mûrit de ses feux ? que la Nature, qui nous prodigue ses biens, ait été oubliée, et qu’on ne se soit souvenu que de quelques mortels qui auraient enseigné à en faire usage ? Penser ainsi, c’est bien peu connaître l’empire que la Nature a toujours exercé sur l’homme, dont elle tient sans cesse les regards tournés vers elle, par l’effet du sentiment de sa dépendance et de ses besoins.

Il est vrai que quelquefois des mortels audacieux ont voulu disputer aux vrais dieux leur encens, et le partager avec eux ; mais ce culte forcé ne dura qu’autant de temps que la flatterie ou la crainte eut intérêt de le perpétuer. Domitien n’était déjà plus qu’un monstre sous Trajan. Auguste lui-même fut bientôt oublié ; mais Jupiter resta en possession du Capitole. Le vieux Saturne fut toujours respecté des descendants des antiques peuplades d’Italie, qui révéraient en lui le dieu du temps, ainsi que Janus ou le génie qui lui ouvre la carrière des saisons. Pomone et Flore conservèrent leurs autels ; et les différents astres continuèrent d’annoncer les fêtes du calendrier sacré, parce qu’elles étaient celles de la nature.

La raison des obstacles qu’a toujours trouvés le culte d’un homme à s’établir et à se soutenir parmi ses semblables, est tirée de l’homme même, comparé au Grand-Être que nous appelons l’Univers. Tout est faiblesse dans l’homme : dans l’Univers, tout est grandeur, tout est force, tout est puissance. L’homme naît, croît et meurt, et partage à peine un instant la durée éternelle du Monde, dont il occupe un point infiniment petit. Sorti de la poussière, il y rentre aussitôt tout en entier, tandis que la Nature seule reste avec ses formes et sa puissance, et des débris des êtres mortels elle recompose de nouveaux êtres. Elle ne connaît point de vieillesse ni d’altération dans ses forces. Nos pères ne l’ont point vue naître ; nos arrière-neveux ne la verront point finir. En descendant au tombeau, nous la laisserons aussi jeune qu’elle l’était lorsque nous sommes sortis de son sein. La postérité la plus reculée verra le Soleil se lever aussi brillant que nous le voyons et que l’ont vu nos pères. Naître, croître, vieillir et mourir expriment des idées qui sont étrangères à la Nature universelle, et qui n’appartiennent qu’à l’homme et autres effets qu’elle produit. « L’univers, dit Ocellus de Lucanie, considéré dans sa totalité, ne nous annonce rien qui décèle une origine ou présage une destruction : on ne l’a pas vu naître, ni croître, ni s’améliorer ; il est toujours le même, de la même manière, toujours égal et semblable à lui-même. » Ainsi parlait un des plus anciens philosophes dont les écrits soient parvenus jusqu’à nous, et depuis lui nos observations ne nous en ont pas appris davantage. L’Univers nous paraît tel encore qu’il lui paraissait être alors. Ce caractère de perpétuité sans altérations n’est-il pas celui de la Divinité ou de la cause suprême ? Que serait donc Dieu s’il n’était pas tout ce que nous paraissent être la Nature et la force interne qui la meut ? Irons-nous chercher hors du Monde cet Être éternel et improduit, dont rien ne nous atteste l’existence ? Placerons-nous dans la classe des effets produits cette immense cause au-delà de laquelle nous ne voyons rien que les fantômes qu’il plaît à notre imagination de créer ? Je sais que l’esprit de l’homme, que rien n’arrête dans ses écarts, s’est élancé au-delà de ce que son œil voit, et a franchi la barrière sacrée que la Nature avait posée devant son sanctuaire. Il a substitué à la cause qu’il voyait agir une cause qu’il ne voyait pas hors d’elle et supérieure à elle, sans s’inquiéter des moyens d’en prouver la réalité. Il a demandé qui a fait le Monde, comme s’il eût été prouvé que le Monde eût été fait ; et il n’a pas demandé qui a fait son Dieu, étranger au Monde, bien persuadé qu’on pouvait exister sans avoir été fait ; ce que les philosophes ont pensé effectivement du Monde ou de la cause universelle et visible. L’homme, parce qu’il n’est qu’un effet, a voulu que le Monde en fût aussi un ; et dans le délire de sa métaphysique il a imaginé un être abstrait appelé Dieu, séparé du Monde et cause du Monde, placé au-dessus de la sphère immense qui circonscrit le système de l’Univers, et lui seul s’est trouvé garant de l’existence de cette nouvelle cause ; c’est ainsi que l’homme a créé Dieu. Mais cette conjecture audacieuse n’est point le premier pas qu’il a fait. L’empire qu’exerce sur lui la cause visible est trop fort pour qu’il ait songé sitôt à s’y soustraire. Il a cru long-temps au témoignage de ses yeux avant de se livrer aux illusions de son imagination, et de se perdre dans les routes inconnues d’un Monde invisible. Il a vu Dieu ou la grande cause dans l’Univers avant de le chercher au-delà, et il a circonscrit son culte dans la sphère du Monde qu’il voyait, avant d’imaginer un Dieu abstrait dans un Monde qu’il ne voyait pas. Cet abus de l’esprit, ce raffinement de la métaphysique est d’une date très-récente dans l’histoire des opinions religieuses, et peut être regardé comme une exception à la religion universelle, qui a pour objet la Nature visible et la force active et intelligente qui paraît répandue dans toutes ses parties, comme il nous est facile de nous en assurer par le témoignage des historiens, et par les monuments politiques et religieux de tous les peuples anciens.