Abraham sacrifiant
Apparence
Tragédie françoise du sacrifice d’Abraham (Réimprimé fidèlement sur l’édition de Genève, 1576.)
Joël Cherbuliez, .
- ABRAHAM SACRIFIANT.
-
- Tragedie Françoise
-
- AUTHEUR THEODORE DE BESZE.
-
- NATIF DE VEZELAY EN BOURGONGNE.
- GEN. XV. ROM.III.
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- Abraham a creu à Dieu, & il luy a esté reputé à justice.
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- M.D.L.
- ABRAHAM parle, sortant de sa maison.
- Depuis que j’ay mon païs delaissé, (50)
- Et de courir çà & là n'ay cessé,
- Helas, mon Dieu, est-il encor’ un homme
- Qui ait porté de travaux telle somme ?
- Depuis le temps que tu m'as retiré
- Hors du pays où tu n'es adoré :
- Helas, mon Dieu, est-il encore un homme, (55)
- Qui ait receu de biens si grande somme ?
- Voila comment par les calamitez,
- Tu fais cognoistre aux hommes les bontez :
- Et tout ainsi que tu fis tout de rien .
- Ainsi fais tu sortir du mal le bien, (60)
- Ne pouvant l'homme à l'heure d'un grand heur
- Assez au clair cognoislre ta grandeur.
- Las, j'ay vescu septante & cinq années,
- Suyvant le cours de tes predestinées .
- Qui ont voulu que prinsse ma naissance (65)
- D'une maison riche par suffisance.
- Mais quel bien peut l'homme de bien avoir,
- S'il est contrainct, contrainct (dy-je) de voir,
- En lieu de toy, qui terre & cieulx as faicts,
- Craindre et feruir mille dieux contrefaicts ? (70)
- Or donc sortir tu me fis de ces lieux.
- Laisser mes biens, mes parens & leurs dieux,
- Incontinent que j’eus ouy ta voix.
- Mesmes tu sais que point je ne savois
- En quel endroit tu me voulois conduire : (75)
- Mais qui te suit, mon Dieu, il peut bien dire
- Qu'il va tout droict : et tenant ceste voye,
- Craindre ne doibt que jamais il fourvoye.
- SARA sortant d’une mesme maison.
- Apres auoir pensé & repensé
- Combien j'ay eu de biens le temps passé. (80)
- De toy, mon Dieu, qui tousjours as voulu
- Garder mon cueur , et mon corps impollu :
- Puis m'as donné, ensuyvant ta promesse,
- Cest heureux nom de mere en ma vieillesse,
- En mon esprit suis tellement ravie, (85)
- Que je ne puis, comme j'ay bonne envie,
- A toy, mon Dieu, faire recognoissance
- Du moindre bien dont j'aye jouyssance.
- Si veux-je au moins, puis qu'à l'escart je suis.
- Te mercier, Seigneur, comme je puis. (90)
- Mais n'est-ce pas mon seigneur que je veoy ?
- Si le pensoy-je estre plus loing de moy.
- ABRAHAM.
- Sara, Sara, ce bon vouloir je louë :
- Et n'as rien dict, que tresbien ie n'advouë.
- Approche-toy, & tous deux en ce lieu (95)
- Recognoissons les grans biens faits de Dieu.
- Commune en est à deux la jouyssance,
- Commune en soit à deux la cognoissance .
-
- SARA.
- Ha monseigneur, que saurois-je mieux faire,
- Que d'essayer tousjours à vous complaire ? (100)
- Pour cela suis-je en ce monde ordonnée.
- Et puis comment scauroit-on sa iournée
- Mieux employer, qu'à chanter l’excellence
- De ce grand Dieu, dont la magnificence
- Et hault & bas se présente à nos yeux ? (105)
-
- ABRAHAM.
- 'homme pour vray ne scauroit faire mieux.
- Que de chanter du Seigneur l'excellence :
- Car il ne peult, pour toute recompense
- Des biens qu'il ha par luy journellement,
- Rien luy payer, qu'honneur tant seulement. (110)
- CANTIQUE d'Abraham & de Sara
- Or sus donc commençons
- Et le los annonceons
- Du grand Dieu souverain.
- Tout ce qu'eusmes jamais,
- Et aurons désormais, (115)
- Ne vient que de sa main.
- C'est luy qui des hauts cieux
- Le grand tour spacieux
- Entretient de là haut.
- Dont le cours asseuré (120)
- Est si bien mesuré,
- Que jamais il ne fault.
- Il fait l'esté bruslant :
- Et fait l'hyver tremblant :
- Terre et mer il conduit, (125)
- La pluye & le beau temps,
- L'automne & le printemps,
- Et le jour & la nuict.
- Las, Seigneur, qu'estions-nous,
- Que nous as entre tous(130)
- Choisiz & et retenus ?
- Et contre les meschans,
- Par villes & par champs.
- Si long temps maintenuz ?
- Tiré nous as des lieux (135)
- Tous remplis de faux dieux ,
- Usant de tes bontez :
- Et de mille dangers
- Parmy les estrangers
- Tousjours nous as jetcez.
- En nostre grand besoin
- Egypte a eu le soin
- De nous entretenir :
- Puis contrainct a esté
- De Pharaon despité (145)
- De nous laisser venir.
- Quatre Rois furieux,
- Desja victorieux,
- Avons mis à lenuers.
- Du sang de ces meschans (150)
- Nous avons veu les champs
- Tous rouges & couvers.
- De Dieu ce bien nous vient :
- Car de nous luy souvient.
- Comme de ses amis. (155)
- Luy donc nous donnera.
- Lors que temps en sera.
- Tout ce qu'il a promis.
- A nous & nos enfans
- En honneur triomphans (160)
- Ceste terre appartient :
- Dieu nous l'a dit ainsi.
- Et le croyons aussi :
- Car sa promesse il tient.
- Tremblez doncques pervers, (165)
- Qui par tout l'univers
- Estes si dru semez :
- Et qui vous estes faicts
- Mille dieux contrefaicts
- Qu'en vain vous reclamez. (170)
- Et toy Seigneur vray Dieu.
- Sors un jour de ton lieu,
- Que nous soyons vengez
- De tous tes ennemis :
- Et qu'à néant soyent mis (175)
- Les dieux qu'ils ont forgez.
-
- ABRAHAM.
- Or sus, Sara, le grand Dieu nous benie :
- A celle fin que durant ceste vie,
- Pour tant de biens que luy seul nous ottroye,
- A le servir chacun de nous s'employe. (180)
- Retirons nous, & sur tout prenons garde
- A nostre fils, que trop ne se hazarde,
- Par frequenter tant de malheureux hommes,
- Parmy lesquels vous voyez que nous sommes.
- Un vaisseau neuf tient l'odeur longuement (185)
- Dont abbreuvé il est premièrement.
- Quoy qu'un enfant soit de bonne nature,
- Il est perdu sans bonne nourriture.
-
- SARA.
- Monsieur, j’espere en faire mon devoir,
- Et pour autant qu’en luy nous devons veoir (190)
- De nostre Dieu le vouloir accomply,
- Seure je suis qu’il prendra si bon ply,
- Et le Seigneur si bien le benira,
- Qu’à son honneur le tout se conduira.
-
- SATAN, en habit de moine
- Je voys, je viens, jour & nuit je travaille,(195)
- Et m’est avis, en quelque part que j’aille,
- Que je ne pers ma peine aucunement.
- Regne le Dieu en son hault firmament,
- Mais pour le moins la terre est toute à moy.
- Et n’en desplaise à Dieu ni à sa Loy.(200)
- Dieu est aux cieux par les siens honoré :
- Des miens je suis en la terre adoré,
- Dieu est au ciel : eh bien, je suis en terre.
- Dieu fait la paix, eh moy je fais la guerre.
- Dieu règne en hault : eh bien je regne en bas.(205)
- Dieu faict la paix, & je fais les débas.
- Dieu a creé & la terre et les cieux :
- J’ay bien plus faict, car j’ay créé les dieux.
- Dieu est servy de ses Anges luisans,
- Ne sont aussi mes Anges reluisans ? (210)
- Il n’y a pas jusques à mes porceaux
- A qui je n’aye enchassé les museaux.
- Tous ces paillars, ces gourmands, ces yvrongnes
- Qu’on veoit reluire avec leurs rouges trongnes,
- Portant saphirs et rubis des plus fins,(215)
- Sont mes supposts, sont mes vrais Cherubins.
- Dieu ne fit onc chose tant soit parfaicte,
- Qui soit egale à celuy qui l’a faicte :
- Mais moy j’ay faict, dont vanter je me puis,
- Beaucoup de gens pires que je ne suis.(220)
- Car quant à moy je crois & scay tresbien
- Qu’il est un Dieu, & que je ne vaux rien :
- Mais j’en scay bien à qui totalement
- J’ay renversé le faulx entendement ,
- Si que les uns (qui est un cas commun)(225)
- Aiment trop mieux servir mille dieux qu’un.
- Les autres ont fantaisie certaine
- Que de ce Dieu l’opinion est vaine.
- Voila comment depuis l’homme premier,
- Heureusement j’ay suyvy ce mestier,(230)
- Et poursuivray, quoy qu’en doive advenir,
- Tant que pourray cest habit maintenir.
- Habit encor’ en ce monde incognu,
- Mais qui sera un jour si bien cognu,
- Qu’il n’y aura ne ville ne village (235)
- Qui ne le voye à son tresgrand dommage.
- O froc, O froc, tant de maulx tu feras
- Et tant d’abus [erreurs] en plein jour couvriras !
- Ce froc, ce froc un jour connu sera,
- Et tant de maux au monde apportera, (240)
- Que si n’estoit l’envie dont j’abonde,
- J’aurois pitié moymesme de ce monde.
- Car moy qui suis de tous méchants le pire,
- Et le portant moymesme je m’empire.
- Or ce feront ces choses en leur temps,(245)
- Mais maintenant assaillir je prétens
- Un Abraham, lequel, seul sur la terre
- Avec les siens, m’ose faire la guerre.
- De faict, je l’ai maintesfois assailli,
- Mais j’ay tousjours à mon vouloir failli : (250)
- Et ne vis onc vieillard mieux résistant.
- Mais il aura des assaults tant & tant,
- Qu’en brief sera, au moins comme j’espere,
- Du rang de ceux desquels je suis le pere.
- Vray est qu’il a au vray Dieu sa fiance,(255)
- Vray est qu’il a du vrai Dieu l’alliance,
- Vray est que Dieu luy a promis merveilles,
- Et desja fait des choses nompareilles.
- Mais quoy ? s’il n’a ferme perseverance,
- Que luy pourra servir son esperance ?(260)
- Je feray tant de tours & cà, & là,
- Que je rompray l’asseurance qu’il a.
- De deux enfans qu’il a, l’un je ne crains :
- L’autre à grand’ peine eschappera mes mains :
- La mere est femme : & quant aux serviteurs,
- Sont simples gens, sont bien povres pasteurs,
- Bien peu rusez encontre mes cautelles.
- Or je m’en vois employer peines telles
- A les avoir, que je suis bien trompé,
- Si le plus fin n’est bien tost attrappé. (270)
-
- ABRAHAM resortant de la maison.
- Quoy que je die, ou que je face,
- Rien n’y a dont je ne me lasse,
- Tant me soit l’affaire aggreable :
- Telle est ma nature damnable !
- Mais sur tout je me mescontente(275)
- De moy-mesme, & fort me tormente,
- Veu que Dieu jamais ne se fasche
- De m’aider, pourquoy je ne tasche
- A ne me fascher point aussi
- De recognoistre sa merci,(280)
- Autant de bouche que de cueur.
-
- L’ANGE.
- Abraham, Abraham.
-
- ABRAHAM.
-
- Seigneur,
- Me voicy.
-
- L’ANGE.
-
- Ton filz bien aimé,
- Ton filz unique Isac nommé,
- Par toy soit mené jusqu’au lieu (285)
- Surnommé la Myrrhe de Dieu ,
- Là devant moy tu l’offriras,
- Et tout entier le brusleras,
- Au mont que je te monstreray.
-
- ABRAHAM.
- Brusler ! brusler ! je le feray.(290)
- Mais, mon Dieu, si ceste nouvelle
- Me semble fascheuse & nouvelle
- Seigneur me pardonneras-tu ?
- Helas, donne moy la vertu
- D’accomplir ce commandement. (295)
- Ha bien cognoy-je ouvertement
- Qu’envers moy tu es courroucé.
- Las Seigneur, je t’ay offencé.
- O Dieu qui as faict ciel & terre,
- A qui veux tu faire la guerre ? (300)
- Me veux tu donc mettre si bas ?
- Helas mon filz, helas, helas !
- Par quel bout doy-je commencer ?
- La chose vault bien le penser.
-
- TROUPPE des bergers sortans de la maison d’Abraham.
-
- DEMIE trouppe
- Amis, il est temps, ce me semble,(305)
- Que nous retournions ensemble
- Vers noz compaignons.
-
- DEMIE trouppe.
-
- Je le veux.
- Car si nous sommes avec eux
- Ils en seront plus asseurez.
-
- ISAAC.
- Hola, je vous pry demourez, (310)
- Comment ? me laissez vous ainsi ?
-
- TROUPPE.
- Isaac demourez icy,
- Autrement monsieur vostre pere,
- Ou bien madame vostre mere
- En pourroyent estre mal contens.(315)
- Il viendra quelque jour le temps,
- Que vous serez grand, si Dieu plaist,
- Et lors vous cognoistrez que c’est
- De garder aux champs les troppeaux,
- En danger par mons & par vaux, (320)
- De tant de bestes dangereuses,
- Sortans des forests ombrageuses.
-
- ISAAC.
- Pensez vous aussi que voulusse
- Departir devant que je sceusse
- Si mon pere le voudroit ?(325)
-
- TROUPPE.
- Aussi fault-il en tout endroict
- Qu’un filz honneste et bien appris
- Quelque cas qu’il ait entrepris,
- A pere & à mere obeisse.
-
- ISAAC.
- Je n’y faudray point que je puisse,(330)
- Et fust-ce jusques au mourir.
- Mais tandis que je vois courir
- Jusqu’à mon pere pour cognoistre
- Quelle volonté peut estre,
- Voulez vous pas m’attendre icy ?
-
- TROUPPE.
- Allez, nous le ferons ainsi.
-
- CANTIQUE de la trouppe.
- O l’homme heureux au monde
- Qui dessus Dieu se fonde,
- Et en fait son rempart :
- Laissant tous ces haultains,(340)
- Et tant sages mondains
- S’esgarer à lescart.
- Povreté ny richesse
- N’empesche ny ne blesse
- D’un fidele le cueur.(345)
- Quoy qu’il soit tormenté,
- Et mille fois tenté,
- Le fidele est vainqueur.
- Ce grand Dieu qui le meine
- Au plus fort de sa peine, (350)
- En prend un si grand soin,
- Qu’il le vient redresser
- Estant prest de glisser,
- En son plus grand besoin.
- Cela peut-on cognoistre (355)
- D’Abraham nostre maistre,
- Car tant plus on l’assault
- Et decà, & delà,
- Tant moins de peur il a,
- Et moins le cueur luy fault.(360)
- Il a laissé sa terre ,
- Faim luy a faict la guerre.
- En Egypte est venu.
- Sara il veoit soudain
- Ravie de la main(365)
- D’un grand Roy incognu.
- A Dieu fait sa demande,
- Soudain le Roy le mande,
- Et sa femme luy rend :
- La prie de vuider.(370)
- Abraham sans tarder,
- Autre voye entreprend.
-
- Mais durant ceste fuite,
- Son bien si bien profite,
- Que pour s’entretenir(375)
- De Loth il se depart :
- Pource qu’en mesme part
- Deux ne pouvoyent tenir.
-
- Une guerre soubdaine
- Entre neuf Roys se meine. (380)
- Parmy ces grans combas
- Loth pert avec les siens
- Sa franchise & ses biens,
- Cinq Roys sont mis à bas.
-
- Nostre maistre fidelle (385)
- Oyant ceste nouvelle
- Vivement les poursuit :
- Les atteint, les desfaict,
- N’ayant d’hommes de faict
- Que trois cens dixhuict.
-
- Leur arrache leur proye,
- La disme au prestre poye,
- A chacun fait raison.
- Puis de tous haultement
- Loué tresjustement(395)
- Retourne en sa maison.
-
- Or parmi sa famille
- N’avoit-il filz ne fille.
- Sara qui cela voit,
- Ne pouvant concevoir,(400)
- Luy fait mesme avoir,
- Agar qui la servoit.
- D’Agar donc, nostre maistre
- Ismaël se veit naistre :
- Treize ans ainsi passa,(405)
- Voyant devant ses yeux,
- Aller de bien en mieux
- Les biens qu’il amassa.
-
- Lors pour signifiance
- De la saincte alliance(410)
- Du Seigneur et de nous,
- Autant petis que grans
- Jusqu’aux petis enfans
- Circonciz fusmes tous.
-
- ISAAC.
-
- Mes amis, Dieu se monstre à nous(415)
- Si bon, si gracieux, si doulx,
- Que jamais je ne luy demande
- Chose tant soit petite ou grande,
- Que je ne me voye accordé
- Trop plus que je n’ay demandé.(420)
- J’avois, comme scavez, vouloir
- De vous suyvre, afin d’aller veoir,
- Mais voicy mon pere qui vient.
-
- ABRAHAM sortant avec Sara.
- Mais tant y a qu’il appartient,
- Quand Dieu nous enjoinct une chose,(425)
- Que nous ayons la bouche close :
- Sans estriver aucunement
- Contre son sainct commandement.
- S’il commande, il fault obeir.
-
- SARA.
-
- Je vous pry ne vous esbair(430)
- Si le cas bien fascheux je trouve.
-
- ABRAHAM.
- Au besoin le bon cueur s’esprouve.
-
- SARA.
- Il est vray : mais en premier lieu,
- Scachez donc le vouloir de Dieu.
- Nous avons cest enfant seulet (435)
- Qui est encores tout foiblet :
- Auquel gist toute l'asseurance
- De nostre si grande esperance.
-
- ABRAHAM.
- Mais en Dieu.
-
- SARA.
Mais laissez-moy dire.
-
- ABRAHAM.
- Dieu se peut-il jamais desdire ? (440)
- Partant asseurée soyez
- Que Dieu le garde : & me croyez.
-
- SARA.
- Mais Dieu veut-il qu'on le hazarde ?
-
- ABRAHAM.
Hazardé n'est point que Dieu garde.
-
- SARA.
- Je me doutbe de quelque cas.
-
- ABRAHAM.
- Quant à moy je n'en doutte pas.
-
- SARA.
- C'est quelque entreprise secrette.
-
- ABRAHAM.
- Mais telle qu'elle est, Dieu l'a faicte.
-
- SARA.
- Au moins si vous scaviez où c'est.
-
- ABRAHAM.
- Bien tost le sauray, si Dieu plaist. (450)
-
- SARA.
- Il n'ira iamais jusques là.
-
- ABRAHAM.
- Dieu pourvoira à tout cela.
-
- SARA.
- Mais les chemins sont dangereux.
-
- ABRAHAM.
Qui meurt suyuant Dieu, est heureux.
-
- SARA.
- S'il meurt, nous voila demeurez. (455)
-
- ABRAHAM.
- Les mots de Dieu sont asseurez.
-
- SARA.
- Mieux vaut sacrifier icy.
-
- ABRAHAM.
- Mais Dieu ne le veut pas ainsi.
-
- SARA.
- Or sus, puis que faire le fault,
- Je prie au grand Seigneur d'en hault. (460)
- Monseigneur, que sa saincte grace
- Tousjours compaignie vous face.
- Adieu mon fils.
-
- ISAAC.
- Adieu ma mère.
-
- SARA.
- Suyvez bien tousjours vostre pere.
- Mon amy, & servez bien Dieu, (465)
- Afin que bien tost en ce lieu,
- Puissiez en santé revenir.
- Voila, je ne me puis tenir.
- Isaac, que je ne vous baise.
-
- ISAAC.
- Ma mère, qu’il ne vous desplaise, (470)
- Je vous veux faire une requeste.
-
- SARA.
- Dicte mon amy, je suis preste
- A l'accorder.
-
- ISAAC.
- Je vous supplye
- D'oster ceste melancholie.
- Mais, s'il vous plaist, ne pleurez point, (475)
- Je reviendray en meilleur poinct :
- Je vous pry de ne vous fascher.
-
- ABRAHAM.
- Enfans, il vous fauldra marcher
- Pour le moins six bonnes journées.
- Voila voz charges ordonnées. (480)
- Et tout ce qu’il fait de besoin.
-
- TROUPE.
- Sire, laissez-nous en le soin.
- Tant seulement commandez-nous.
-
- ABRAHAM.
- Or sus, Dieu soit avecques vous :
- Ce grand Dieu qui par sa bonté (485)
- Jusques icy nous a esté
- Tant propice & tant secourable,
- Soit à vous & moy favorable.
- Quoy qu'il y ait, monstrez-vous sage :
- J’espère que nostre voyage (490)
- Heureusement se parfera.
-
- SARA.
- Las je ne say quand ce sera
- Que reuoir je vous pourray tous.
- Le Seigneur soit avecques vous.
-
- ISAAC.
- Adieu ma mere.
-
- ABRAHAM.
-
- Adieu.
-
- TROUPE.
Adieu.
- ABRAHAM.
- Or sus, départons de ce lieu.
-
- SATAN.
- Mais n'est-ce pas pour enrager,
- Moy qui fais un chacun ranger,
- Qui say tirer le monde à moy,
- Ne faisant signe que du doy :(500)
- Moy qui renverse & trouble tout,
- Ne puis pourtant venir à bout
- De ce faulx vieillard obstiné.
- Quelque assault qu'on luy ait donné . (505)
- Le voila party de ce lieu.
- Et tout prest d'obeir à Dieu :
- Quoy que le cas soit fort estrange.
- Mais au fort, soit que son cueur change,
- Ou qu'il sacrifie en effect,
- Ce que je preten sera faict. (510)
- S'il sacrifie, Isac mourra,
- Et mon cueur delivré sera
- De la frayeur qu'en sa personne
- La promesse de Dieu me donne.
- S'il change de cueur, je puis dire (515)
- Que j'ay tout ce que je desire :
- Et voila le poinct où je tasche.
- Car si une fois il se fasche
- D'obeir au Dieu tout puissant,
- Le voila desobeissant, (520)
- Banny de Dieu & de sa grace.
- Voila le poinct que je pourchasse.
- Sus donc mon froc, courons apres,
- Pour le combattre de plus près.
-
- PAUSE.
- ABRAHAM.
- Enfans voicy arrivé le tiers jour, (525)
- Que nous marchons sans avoir faict sejour
- Que bien petit : reposer il vous fault :
- Car quant à moy, je veux monter plus hault,
- Avec Isaac, jusqu'en un certain lieu,
- Qui m'a esté enseigné de mon Dieu. (530)
- Là je feray sacrifice & prière,
- Comme il requiert : demourez donc derriere,
- Et vous gardez de marcher plus avant.
- Mais vous, mon fils Isaac, passez devant,
- Car le Seigneur requiert vostre presence. (535)
-
- TROUPPE.
- Puis que telle est, Sire, vostre defence.
- Nous demourrons.
-
- ABRAHAM.
- Baillez-luy ce fardeau,
- Et je prendray le feu & le cousteau.
- Bien tost serons de retour, si Dieu plaist.
- Mais cependant, scavez-vous bien que c'est ?(540)