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Académie française – Réception de M. Sainte-Beuve

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ACADÉMIE FRANÇAISE.

RÉCEPTION DE M. SAINTE-BEUVE.

Il y a précisément vingt ans qu’avait lieu à l’Académie française la réception de M. Casimir Delavigne. C’était au lendemain de cette agréable comédie de l’École des Vieillards dont les soixante premières représentations avaient donné un chiffre de recettes supérieur à celui des recettes de Figaro. Le nom populaire du jeune écrivain brillait alors de son plus serein éclat ; l’opinion émue puisait dans son émotion même un plus reconnaissant souvenir pour les patriotiques Messéniennes, les sourires excités par les spirituelles saillies des Comédiens étaient encore sur bien des lèvres, et tous les esprits dévots au culte de la poésie chaste admiraient les chœurs du Paria. Jusque-là, M. Delavigne n’avait pas quitté sa voie propre ; fidèle à ses instincts, il ne s’était pas très inquiété du besoin d’innovations littéraires qui commençait à se produire avec vivacité autour de lui. Et, en effet, comme poète lyrique, on l’avait vu adopter une manière dès le lendemain de Waterloo, c’est-à-dire avant les Méditations de M. de Lamartine, avant les premières Odes de M. Victor Hugo ; comme poète dramatique, il avait tout de suite, dans la tragédie, essayé de continuer Andromaque par la pureté du style, Zaïre par le mouvement et l’intention philosophique ; dans la comédie, il avait ressaisi et fondu avec esprit et grace l’aimable genre de la Métromanie et du Méchant. En un mot, c’était de nature un classique ingénieux, élégant, distingué, d’une imagination facile, qui tour à tour savait attraper avec un égal bonheur l’éloquence harmonieuse à la suite de Racine, le facile enjouement à côté de Gresset. Il semble que son entrée à l’Académie française, dans l’asile même et comme dans la citadelle (alors jugée imprenable) des traditions, aurait dû affermir à sa place M. Delavigne et l’éloigner moins que jamais de la route sûre où jusque-là il avait marché au milieu des applaudissemens. Ce fut l’opposé. D’autres eussent songé à dépouiller toute hérésie, même légère, sur le seuil orthodoxe de l’Institut : l’auteur des Vêpres Siciliennes, au contraire, prit possession du classique fauteuil en levant, pour la première fois en pareil lieu, la bannière de l’innovation. À dire vrai, il s’agissait d’une innovation bien modeste : l’honnête écrivain voulait viser désormais à un rôle intermédiaire, au rôle de conquérant pacifique, et il laissait deviner ses projets.

Aimons les nouveautés en novateurs prudens ;

le Victor de ses Comédiens avait déjà trahi le faible du poète à flatter le goût public, son penchant prochain à l’imitation discrète, à une sorte d’appropriation modérée des beautés hasardeuses qui allaient être risquées sur la scène. En 1825, c’est-à-dire avant Cromwell et Henri III, au moment même où paraissait Clara Gazul, M. Delavigne déclarait timidement à ses nouveaux confrères de l’Académie qu’il y avait des poètes décidés à s’ouvrir de nouveaux chemins, et que, malgré ce génie des tempêtes qui garde les mers inconnues de la poésie, on devait tenir compte de ces dispositions et y obéir… raisonnablement. Le rôle de Vespuce tentait M. Delavigne plus que celui de Colomb : aussi allait-il essayer Marino Faliero après lord Byron. Son discours de réception à l’Académie fut une sorte de programme de sa seconde manière ; mais comme le poète était encore indécis et flottant, sa prose terne, embarrassée, se ressentit des hésitations de la pensée ; pour la première fois, M. Delavigne eut peu de succès. C’était un signal de retraite, d’une retraite qui devait aussi être glorieuse.

Si on fût venu dire à quelque classique invétéré, comme il y en avait dans ce temps-là, comme il devait s’en trouver plus d’un sur les bancs mêmes de l’Académie, que le poète des Vêpres siciliennes aurait un jour pour apologistes à l’Institut le critique contesté du Globe et l’auteur anathématisé de Han d’Islande, un sourire dédaigneux d’incrédulité eût certes accueilli l’assertion. C’est pourtant ce qui s’est réalisé naturellement et sans qu’aujourd’hui personne y trouve à redire. Les révolutions littéraires ont leurs péripéties comme les autres : plus d’un conventionnel et plus d’un émigré se trouvèrent voisins au sénat impérial ; M. Victor Hugo siége le plus pacifiquement du monde à côté de M. Viennet. C’est le jeu de la vie. Le plus piquant est que, dans son excellent discours, M. Sainte-Beuve ait pu, et d’une façon légitime, faire à son prédécesseur un grief de ces concessions multipliées qui compromirent sinon sa popularité, au moins le caractère original de son talent. Il était très spirituel de la part d’un écrivain sorti d’une autre école, et qui lui-même maintenait son drapeau, de montrer avec bon goût et dans des termes parfaits qu’en quittant sa propre bannière pour se rapprocher de celle des vainqueurs, on pouvait éviter de mauvais jours, mais qu’on perdait par là les fruits d’une lutte glorieuse, d’une lutte qui à la fin aurait retrouvé ses heures de triomphe. Les vifs et unanimes applaudissemens qui ont accueilli l’observation du pénétrant critique ont prouvé combien était vraie aussi cette autre remarque qu’aujourd’hui le public subordonne en tout les questions de genre aux questions de talent : le récipiendaire a dû s’en apercevoir pour son propre compte au suffrage très marqué qui, sur tous les bancs indistinctement, a accueilli sa fine appréciation de M. Casimir Delavigne. En 1827, parlant dans le Globe de l’auteur des Messéniennes, M. Sainte-Beuve écrivait : « Là où d’autres ne sont que de plats copistes, il saura être original, comme il l’a déjà été ; peut-être même il le deviendrait difficilement dans un autre genre que celui-là. » M. Sainte-Beuve, pour être vrai, n’a eu qu’à reprendre son opinion d’il y a dix-huit ans, et à la développer avec la grace exquise, avec la délicatesse qu’on lui connaît, et qui n’ont jamais eu plus de séduction qu’à la dernière séance académique.

Cette séance, fort attendue, avait provoqué une curiosité toute particulière dans le brillant et aristocratique auditoire qui, bien avant l’heure fixée, encombrait la salle trop étroite de l’Institut. Un pareil empressement fait honneur au goût public et montre qu’à elles seules les lettres suffisent encore à intéresser. Cette fois, il n’y avait qu’elles en jeu ; et tous ceux qui étaient là, on peut le dire, désiraient beaucoup plus quelque brillant tournoi littéraire qu’une passe d’armes politique. M. Victor Hugo a eu la bonne inspiration de ne se souvenir qu’à de rares intervalles de sa candidature à la pairie, et nous n’avons pas eu le renouvellement de cette singulière et brillante séance académique dans laquelle l’héritier glorieux de Lemercier rejeta son sujet sur le second plan, et dérobant la politique à M. de Salvandy, qui le recevait, lui laissa la tâche piquante de parler de littérature. À la réception du successeur de M. Delavigne, il a été surtout question de M. Delavigne ; il y avait des poètes pour orateurs, et il a été question de poésie : cela n’arrive pas toujours. Les auditeurs, avec nous, se sont félicités de l’exception.

L’entrée de M. Sainte-Beuve à l’Académie offrait cela de particulier à l’attention, que deux écrivains de l’école nouvelle se trouvaient pour la première fois en présence devant la célèbre compagnie. À l’occasion de M. Saint-Marc Girardin, on avait pu se convaincre que l’illustre auteur de Notre-Dame de Paris ne se tirait pas avec une extrême souplesse de la délicate obligation d’introduire un contradicteur ; on se demandait s’il serait plus heureux à l’égard d’un ancien soldat de son propre camp, devenu général avec les années et maintenant chef d’une armée à part. Lui répéterait-il, comme dans les Odes et Ballades :

Que ta haute pensée accomplisse sa loi.
Viens, joins ta main de frère à ma main fraternelle.
Poète, prends ta lyre ; aigle, ouvre ta jeune aile ;
Étoile, étoile, lève-toi !

Lui dirait-il encore : « mon poète, » comme dans cette belle pièce des Feuilles d’automne, où il était parlé du

Doux luth de miel et d’ambroisie

de l’auteur des Consolations ? Voilà ce que les curieux se demandaient, et nous étions du nombre des curieux. L’embarras ne semblait pas moins grand, pour M. Victor Hugo, d’avoir à s’expliquer sur la portée littéraire de l’auteur de Louis XI, son compétiteur au théâtre. Quant au récipiendaire, on était moins inquiet de ce qu’il avait à dire sur M. Delavigne. Ce pouvoir en effet sympathique et rare de s’appliquer aux natures les plus diverses, de comprendre les genres et les écrivains les plus disparates, qui constitue l’art du critique, quelqu’un l’a-t-il jamais eu à un plus haut point et avec des nuances plus déliées que M. Sainte-Beuve ? Chez lui, c’est un don véritable. M. Hugo transporte volontiers ses propres et fortes qualités à ce qu’il contemple ; M. Sainte-Beuve, au contraire, ramène à lui et s’approprie les natures qu’il regarde. C’est ce qu’on peut appeler la faculté impersonnelle : dans l’ordre de l’observation, elle fait le critique ; dans l’ordre de l’imagination, elle fait l’écrivain de théâtre : le premier attrape le portrait, le second crée des personnages. On était donc sûr que M. Sainte-Beuve rendrait pleine justice au poète élégant et pur, à l’homme excellent dont il venait remplir le fauteuil. Mais quelle contenance, humble ou décidée, prendrait-il vis-à-vis de l’Académie ? L’ombre de Joseph Delorme se verrait-elle immolée au pied de la statue de Boileau, ou bien serait-elle évoquée de sa tombe ? Les malins se le demandaient à côté de moi, et la curiosité semblait fort éveillée dans tout ce grave et aimable auditoire.

M. Sainte-Beuve a été digne de sa réputation et de lui-même ; on n’a pas plus de grace et d’esprit. Son discours, où les plus épineuses questions sont abordées avec une convenance, une légèreté de touche et un à-propos merveilleux, est sans contredit l’un des plus charmans qui ait été prononcé à l’Académie française. M. Sainte-Beuve avait à peine parlé quelques minutes, qu’il était maître de ceux qui l’écoutaient, les promenant du sourire à l’émotion. À bien des reprises, les murmures flatteurs, les bravos sincères, ont témoigné de l’assentiment unanime de la salle : le succès a été de si bon aloi, que j’ai vu plus d’un immortel, naguère hostile à la candidature de M. Sainte-Beuve, donner le premier le signal des applaudissemens.

Ce qui a plu surtout dans cet éloge senti de M. Casimir Delavigne, où ne s’est point glissé un seul de ces lieux-communs que les meilleurs n’évitent pas toujours en pareille occasion, c’est la dignité littéraire, la dignité personnelle avec laquelle M. Sainte-Beuve a parlé de lui et de l’honorable mémoire qu’il avait à célébrer. En n’évitant aucune des questions qui se présentaient naturellement, il a eu l’occasion de maintenir, comme il le devait à lui-même, son drapeau ; en ne courant pas de front sur les difficultés pour le plaisir de les braver, il n’a eu chance d’aigrir aucune opinion adverse ; enfin, parlant de tout avec aménité, mesure et bon goût, il a séduit les plus rebelles.

Il y a long-temps qu’on l’a dit, les peuples les plus fortunés sont ceux qui ne laissent pas d’histoire. De même pour les hommes heureux : ils n’ont pas de biographie ; M. Casimir Delavigne fut de ceux-là. Au monde il donnait ses œuvres, à la famille ses loisirs ; on applaudissait à la pensée, on connaissait peu le penseur. Cette existence à demi voilée, ce goût de la retraite, cet assidu et calme labeur en vue du public, tout cela n’offrait pas sans doute un ensemble bien animé ; mais M. Sainte-Beuve, et après lui M. Victor Hugo, ont fait ressortir avec un charme infini tout ce qu’il y avait de dignité sereine et d’intime poésie dans ce recueillement habituel, dans cette pratique assidue. M. Delavigne méditait longuement chaque œuvre, et s’y appliquait sérieusement comme à un devoir qu’il aimait. « La famille comprenait tout cela, a dit M. Sainte-Beuve ; on lui ménageait des loisirs ; il pouvait être rêveur et distrait à ses momens. » M. Victor Hugo ne s’est pas exprimé avec moins de grace : « Il avait ce goût charmant de l’obscurité, qui est la soif de ceux qui sont célèbres. Il composait dans la solitude ces poèmes qui plus tard remuaient la foule. » C’est, je crois, un mot de Mme de Staël, que la gloire est le deuil éclatant du bonheur. S’il est une gloire qui ne soit pas cela, et qui laisse vivre le bonheur à côté d’elle, c’est assurément celle que goûta M. Delavigne. Heureux ceux qui comme lui se mettent sous l’invocation de la divinité cachée, heureux ceux qui inscrivent pour devise à une vie illustre : Diis ignotis !

Si ces détails de biographie dont il sait tirer, comme critique et comme moraliste, de si ingénieuses lumières ont un peu fait défaut ici à M. Sainte-Beuve, le sagace appréciateur a trouvé sa revanche dans l’énumération analytique des œuvres de M. Casimir Delavigne. Il a l’air à dessein de s’effacer, de n’être qu’un rapporteur bienveillant et impartial ; mais laissez-le faire, laissez-le s’envelopper de réserve : son opinion ne se fait que mieux sentir par les termes assortis dont il use. La pensée réelle se découvre sous la délicate ténuité de l’expression. L’essai de conciliation tenté dans certaines œuvres particulières à M. Delavigne, son rôle individuel assez glorieux, mais qui n’eut ni influence ni école, ce don singulier de se distribuer avec une facilité égale entre la comédie et la tragédie, tant de qualités élégantes et mitigées, un penchant natif à perfectionner la poésie plutôt qu’à l’agrandir, une verve heureuse de détails et une bonne méthode d’ensemble, l’éminente faculté de saisir la foule par des combinaisons dramatiques habilement proportionnées, cette muse circonspecte et industrieuse qui savait partager pourtant les passions du grand nombre, une tenue persistante dans le caractère et dans le talent, une sympathie douce inspirée par le poète et qui ne se séparait pas de l’estime pour l’homme, un bon sens capable d’éloquence et une finesse d’esprit susceptible d’enthousiasme, en un mot tout cet idéal tempéré qui caractérise la carrière si tôt interrompue du poète est marqué avec beaucoup d’art dans le spirituel discours de M. Sainte-Beuve. Certes, il y avait de la force dans cette réserve ; la renommée populaire de M. Casimir Delavigne aura sa place dans l’histoire des lettres contemporaines. On rendra justice à cette qualité merveilleuse d’imitation qui lui permettait d’amener à son niveau les meilleurs dons des génies créateurs, de trouver dans la prose sémillante de Don Juan d’Autriche des tours de dialogue à la Beaumarchais, dans certains vers de la Fille du Cid des traits de vigueur cornéliens, dans Louis XI quelque chose des hardiesses de Goethe ; mais, à vrai dire, si dignes de considération que soient ces divers ouvrages, l’originalité vraie de M. Delavigne n’est pas là : il y est quelquefois excellent, il n’y est pas précisément lui-même. J’aime mieux les Comédiens et l’École des Vieillards, auxquels une versification exquise assure la durée dans le répertoire de Dufresny et de Gresset ; j’aime mieux les douces langueurs de Néala et les chœurs splendides de ses brahmes ; j’aime mieux la mélancolie voluptueuse des petits morceaux imités du grec, et surtout ces ravissantes pièces les Limbes, À mon Fils, l’Ame du Purgatoire, les Adieux à la Madelène, qui, par la perfection du rhythme comme par la grace des images, peuvent compter entre les plus jolis vers de notre langue. Quant aux Messéniennes, elles furent surtout une noble action ; il fallait admirer cette lave, à présent refroidie, quand elle sillonnait les flancs du Vésuve.

Tout le monde a su gré à M. Sainte-Beuve d’honorer dignement le souvenir de son célèbre prédécesseur ; tout le monde aussi, dans les deux camps (mais y a-t-il encore deux camps ?), lui a su gré de réserver en même temps, à travers l’urbanité et la politesse, ses doctrines personnelles, sa propre tradition littéraire. Il n’est nulle part honorable de mettre son drapeau dans sa poche. Quand M. Sainte-Beuve, dans un très piquant paragraphe, fait un grief à M. Delavigne d’avoir transigé en littérature, et qu’il croit au succès franchement possible d’un poète classique qui, sans faiblir, eût maintenu sa ligne au théâtre, il n’abdique pas le moins du monde, il découvre seulement son opinion sur les infructueuses tentatives du drame moderne, et se donne spirituellement le plaisir de battre l’ancienne école avec des verges qui sont à elle. Quelques lignes après, M. Sainte-Beuve a d’ailleurs trouvé occasion de glisser sa théorie connue des deux styles, du style convenu et du style spontané, qui ressemble fort peu au procédé académique. L’auteur de Joseph Delorme n’a donc rien renié, comme le railleur feuilleton d’une amie de M. Victor Hugo nous le faisait craindre l’autre jour. Mme de Girardin oubliait qu’être appelé traître et félon par une femme (même quand elle tâche d’être si peu femme) est toujours très flatteur pour un homme, et qu’il y avait là de quoi rendre fat plus d’un poète.

Certain vers des Consolations, dans un sonnet adressé à M. Victor Hugo, m’est revenu plus d’une fois au souvenir, quand l’illustre auteur des Feuilles d’Automne en est arrivé à l’appréciation des titres littéraires de M. Sainte-Beuve :

Votre souffle en passant pourrait nous renverser.

Mais le colosse au contraire s’est fait bénin ; comme Hector, il a doucement bercé Astyanax dans son casque, quoiqu’Astyanax ne soit rien moins qu’un « jeune géant » dans les Odes et Ballades. M. Victor Hugo a loué, en termes trop délicats les mérites de M. Sainte-Beuve pour que nous ne détachions pas ici cette page qui exprime à merveille nos propres opinions, et qui est une noble marque d’équité de la part du célèbre poète :

« L’Académie peut le proclamer hautement, et je suis heureux de le dire en son nom, et le sentiment de tous sera ici pleinement d’accord avec elle, en vous appelant dans son sein, elle a fait un utile et excellent choix. Peu d’hommes ont donné plus de gages que vous aux lettres et aux graves labeurs de l’intelligence. Poète, dans ce siècle où la poésie est si haute, si puissante et si féconde, entre la messénienne épique et l’élégie lyrique, entre Casimir Delavigne qui est si noble et Lamartine qui est si grand, vous avez su dans le demi-jour découvrir un sentier qui est le vôtre et créer une élégie qui est vous-même. Vous avez donné à certains épanchemens de l’ame un accent nouveau. Votre vers, presque toujours douloureux, souvent profond, va chercher tous ceux qui souffrent, quels qu’ils soient, honorés ou déchus, bons ou méchans. Pour arriver jusqu’à eux, votre pensée se voile, car vous ne voulez pas troubler l’ombre où vous allez les trouver. Vous savez, vous poète, que ceux qui souffrent se retirent et se cachent avec je ne sais quel sentiment farouche et inquiet qui est de la honte dans les ames tombées et de la pudeur dans les ames pures. Vous le savez, et pour être un des leurs, vous vous enveloppez comme eux. De là une poésie pénétrante et timide à la fois, qui touche discrètement les fibres mystérieuses du cœur. Comme biographe, vous avez, dans vos Portraits, mêlé le charme à l’érudition, et laissé entrevoir un moraliste qui égale parfois la délicatesse de Vauvenargues et ne rappelle jamais la cruauté de La Rochefoucauld. Comme romancier, vous avez sondé des côtés inconnus de la vie possible, et dans vos analyses patientes et neuves, on sent toujours cette force secrète qui se cache dans la grace de votre talent. Comme philosophe, vous avez confronté tous les systèmes ; comme critique, vous avez étudié toutes les littératures…

« Par vos recherches sur la langue, par la souplesse et la variété de votre esprit, par la vivacité de vos idées toujours fines, souvent fécondes, par ce mélange d’érudition et d’imagination qui fait qu’en vous le poète ne disparaît jamais tout-à-fait sous le critique et le critique ne dépouille jamais entièrement le poète, vous rappelez à l’Académie un de ses membres les plus chers et les plus regrettés, ce bon et charmant Nodier, qui était si supérieur et si doux… »

Voilà de nobles jugemens exprimés dans un noble langage. En tout ceci, on le voit, l’attitude de l’éminent écrivain a été digne ; nous aimons à rendre ce témoignage public à ses sentimens.

La réponse que M. Victor Hugo a faite à M. Sainte-Beuve, et où il a parlé, en termes excellens, de l’auteur du Paria, a plus d’une fois produit l’émotion. M. Hugo a obtenu beaucoup plus de succès que dans son précédent et très contesté discours sur M. Saint-Marc Girardin. Son morceau d’avant-hier a des portions touchées avec vigueur, des traits de charmante poésie. On a particulièrement remarqué une fraîche et délicieuse esquisse de la vie intérieure de M. Delavigne, et des pages fortement colorées sur Port-Royal, qui, malgré l’abus de la pompe, ont obtenu le rare et précieux suffrage de M. Royer-Collard. Si M. Sainte-Beuve affine trop sa pensée, M. Victor Hugo grossit trop la sienne. Chez lui, les riches métaphores abondent, redoublent, s’entrecroisent, et l’idée souvent est comme oppressée sous ces splendides draperies de synonymes : c’est toujours le même abus éblouissant, le même emploi savant de l’hyperbole et de l’antithèse. Mais des traits de vraie grandeur rachètent heureusement ce luxe exagéré de la forme, cette solennelle étiquette de la phrase ; il n’y aurait souvent qu’à émonder le feuillage trop touffu pour que le tronc du chêne se montrât dans sa majesté. Certains détails médiocrement heureux eussent aussi pu disparaître : sans parler du ton de prédication qui me gâte un peu cette éloquence, je n’aime pas, par exemple, cette insistance traînante sur Waterloo dont Béranger a si bien dit :

Son nom jamais n’attristera mes vers.

Il y a des sujets sur lesquels il faut glisser ; en voulant flatter le patriotisme, on le blesse. Quant à la nouvelle sortie que M. Victor Hugo fait contre la philosophie, nous ne pouvons y voir qu’un caprice peu digne de sa haute gravité ; la philosophie et la poésie sont sœurs, l’une enseigne ce que l’autre chante. Est-ce une revanche que l’auteur des Orientales voudrait prendre sur l’auteur de la République ? Platon au moins ne chassait que les poètes, il absolvait la poésie ; nous aimons à croire que M. Hugo fait tout le contraire, et qu’il tolère les philosophes tout en bannissant la philosophie ; car comment imaginer qu’un si sérieux esprit en veuille aux choses à cause des hommes ?

En somme, la séance académique de jeudi est l’une des plus brillantes à laquelle nous ayons jamais assisté. Rien n’a manqué à l’éclat de cette fête vraiment littéraire, où M. Villemain est venu reprendre ses fonctions de secrétaire perpétuel. Aux vifs et universels applaudissemens qui l’ont accueilli dès son entrée, l’illustre écrivain a pu juger de la joie sincère qu’on avait de le voir rendu aux lettres, comme déjà il l’était à l’amitié.


Ch. Labitte.