Académie française - Réception de M. Jules Sandeau

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ACADEMIE FRANÇAISE. — RÉCEPTION DE M. JULES SANDEAU.


Un intérêt tout particulier s’attachait à la réception de M. Jules Sandeau. La gloire si pacifique, si enviée cependant de l’élection académique, accueillait cette fois un écrivain charmant, sympathique à tous, soigneux de son talent, expert enfin dans l’art de bien dire et de bien penser, et ce légitime honneur avait cela de complet et de rare, qu’il s’adressait uniquement au mérite littéraire. Ce choix rassurait en même temps ceux qui craignaient que les portes de l’Académie ne voulussent point s’ouvrir à cette forme de la pensée, qui est l’originalité et la gloire de notre siècle, le roman. Ces craintes n’offraient-elles pas quelque apparence de solidité ? Jusqu’alors, ainsi que l’a dit M. Vitet avec cette parole fine et ferme qui n’appartient qu’à la raison, jusqu’alors le roman ne s’était introduit à l’Académie qu’à la suite et sous l’abri d’autres œuvres estimées moins légères. Aujourd’hui enfin le roman faisait à l’Institut une brillante entrée, apportant avec lui ses droits et ses devoirs, ses pittoresques descriptions, son dialogue moins vif, mais plus large que celui de la comédie, ses éloquens plaidoyers, son impitoyable analyse des sentimens les plus délicats comme des passions les plus vives. Enfin il a pris rang officiel au milieu des grandes expressions de l’intelligence, en présence d’une assemblée impatiente et charmée, attentive à la voix émue du récipiendaire comme au noble et pénétrant langage de l’orateur chargé de lui répondre.

Il était plus facile de faire l’éloge de M. Brifaut que de parler de lui. Que dire en effet de l’écrivain ? Les œuvres de l’honorable auteur de Ninus II sont peu nombreuses et peu importantes. M. Brifaut cessa de très bonne heure d’être homme de lettres pour des raisons personnelles que l’homme du monde pouvait avouer, mais que le public accepte difficilement, et dont l’académicien devait se contenter moins aisément encore. Heureusement pour son indépendance et pour sa dignité, la littérature participe quelquefois des devoirs publics, et pour être plus périlleuse à de certains momens la tâche de l’écrivain n’en est que plus honorable. En traçant du premier empire un tableau rapide, M. Sandeau a paru contempler cette époque avec une indulgence à laquelle ne nous ont surtout point habitués les traditions littéraires. « La liberté, a-t-il dit, qui est l’honneur des lettres, l’aspiration des sociétés modernes, le prix légitime des efforts de l’esprit humain, n’était point alors le besoin de la France. » On sait pourtant quels déplorables résultats produisit l’absence de liberté : ce ne fut point seulement la science politique comprimée, la critique mise en suspicion, l’intelligence détournée des voies sérieuses de la philosophie et de l’histoire ; ce fut, tant il est vrai que les facultés de l’esprit sont inséparables et qu’elles souffrent ou prospèrent des mêmes causes, ce fut, dis-je, l’impuissance attachée aux productions les plus inoffensives, la fantaisie et l’imagination brisées par les mêmes obstacles qu’on opposait à l’idéologie. Rien n’est plus curieux ni plus significatif, par exemple, que cette aventure tragique dont M. Brifaut lui-même fut le héros, don Sanche se transformant du jour au lendemain en Ninus II, et la tirade babylonienne demeurant la même toutefois que la tirade espagnole, sans préjudice de la couleur locale. M. Sandeau a spirituellement essayé de sauver cette métamorphose avec cet axiome que l’homme se ressemble dans tous les siècles et sous toutes les latitudes ; néanmoins il ne nous a point rassurés sur l’efficacité d’une pareille esthétique.

Bien que Ninus II soit cité traditionnellement comme un spécimen de la littérature impériale, ce n’est point à cette complaisante tragédie pas plus qu’à ses dithyrambes officiels que M. Brifaut dut d’entrer à l’Académie française sous la restauration. Cet honneur récompensa des qualités toutes personnelles, qui ont permis à M. Sandeau de tracer de lui un très fin et très élégant portrait : grâce à cette brillante analyse, dont les procédés lui appartiennent, le roman a dû trouver pleinement grâce devant l’Académie. Cette habile mise en scène d’un personnage dont M. Vitet a dit lui-même qu’il semblait être une de ces figures légèrement artificielles qu’on aime à rencontrer dans les romans de bonne compagnie n’a pas moins charmé que surpris. L’auteur du Docteur Herbeau n’a point eu besoin en cette occasion de rompre avec ses habitudes de romancier : ce Charles Brifaut qu’il nous a dépeint est une véritable création qui s’est trouvée, dit-on, ressembler à la réalité. Il a suffi pour cela que le point de départ fût commun à la figure réelle et à la figure Imaginaire, à l’individu et au type : ce point (et M. Sandeau l’a commenté en moraliste), c’est le don de plaire, privilège de nature dont la puissance de séduction n’a d’égale que celle de la beauté. Aussi, en écoutant l’orateur, le public a-t-il été subitement saisi d’une singulière émotion : que fallait-il croire, du souvenir ou de l’impression nouvelle ? qui fallait-il reconnaître, de l’ombre ou de la chair, du fantôme ou de ce personnage si bien vivant ? fit les périodes se déroulant, tantôt incisives, tantôt recueillies, on les a suivies sans se décider, en se complaisant dans cette indécision même, un peu comme l’on tourne jusqu’à la dernière toutes les pages d’un roman dont le seul défaut est d’être trop court. Quelques paroles de M. Vitet, vivement prononcées et non moins vivement applaudies au sujet de M. de Tocqueville, nous ont ramenés aux tristesses récentes de la réalité. Cet hommage rendu à un écrivain qui servit si noblement la cause de la justice et de la liberté sans en désespérer jamais, M. Vitet a traité de ce qui faisait le principal intérêt de cette remarquable séance, la question du roman. « Nous faisons infraction pour vous à nos traditions séculaires… Votre présence ici, monsieur, aura le double caractère d’un hommage et d’une protestation. » Dans ces paroles se résument des appréhensions qu’il est permis de ne point entièrement partager, mais sur lesquelles le goût éclairé de M. Vitet devait appuyer avec une certaine force, afin de bien montrer quel a été le vœu de l’Académie et quelles distinctions elle prétend établir dans le genre romanesque tout en l’adoptant d’une façon éclatante. L’accueillir sans restrictions, c’eût été sans doute se compromettre gratuitement avec certaines exagérations réalistes ; mais procéder plus sévèrement ne serait-ce point aussi faire un excès d’honneur à des productions passagères qui n’ont rien à démêler avec le style et avec le bon sens ? En accordant au roman les droits souverains qu’elle reconnaît à la poésie, à l’histoire, à la critique, l’Académie heureusement n’était point en contradiction avec elle-même, et ce n’était point un acte absolu d’innovation. Pour l’honneur de l’illustre assemblée, les romanciers, et ils le savent bien, sont depuis longtemps dans la tradition académique par cela seul qu’ils sont dans la gloire de la littérature française. Ils appartiennent à cette tradition au même titre que lui appartenaient Lesage et l’abbé Prévost, et sans parler de ces grandes origines, le roman n’est-il pas aujourd’hui représenté à l’Académie de la façon la plus brillante, et de manière, s’il en eût été besoin, à se refuser l’aide et l’abri de toute autre illustration ?

La vérité, c’est que, sans vouloir que le roman se présente comme un sermon délayé dans l’anecdote, l’Académie demande seulement, qu’il satisfasse aux véritables conditions de l’art, sachant bien que l’art et la littérature sont dans leur essence parfaitement en rapport avec la morale, et qu’un sujet sainement conçu et sévèrement exécuté ne peut en même temps élever l’esprit et pervertir le cœur. M. Vitet a donné lui-même des preuves frappantes de cette vérité dans les analyses successives qu’il a faites des divers romans de M. Jules Sandeau. Y a-t-il dans les canevas choisis par l’auteur de Marianna des différences originelles bien saillantes avec des œuvres qui ont eu pour résultat de corrompre et de faire scandale ? Non, et la différence a tout entière été dans l’exécution. Un talent qui se respecte, comme l’a donné à entendre M. Vitet, respecte infailliblement aussi le public, et telle a été, malgré une production peu féconde, la source principale du succès permanent de M. Sandeau.

Il résulte de tout ce débat que l’auteur de Marianna doit surtout à son talent d’écrivain l’honneur qu’il a reçu de l’Académie : je ne veux pas dire, et M. Vitet a insisté sur ce point, que le but moral de ses œuvres n’y soit aussi pour une grande part ; mais ce qui caractérise nettement l’intention, n’est-ce pas la composition et le style ? Là sera toujours l’écueil des productions véritablement dangereuses. Que serait Manon Lescaut sans le style ? Une vulgaire aventure dont les situations délicates deviendraient aussitôt pour les sens de grossières excitations. Quant au cœur et à l’esprit, c’est le droit de l’écrivain de leur tendre des pièges ; c’est à nous en même temps de nous défendre et de nous rassurer, et si nous sommes enivrés, en revanche ne sommes-nous point avertis par ces grandeurs, ces misères, ces fatalités de la passion ? Les tyranniques exigences du cœur nous attirent, il est vrai, plus qu’elles ne nous effraient ; mais si le romancier peut en être quelquefois le juge, il doit en être plus souvent le témoin et le narrateur. C’est heureusement une des grandes et fécondes lois de la nature humaine qu’en ces sortes d’accidens l’expérience des autres ne nous détourne point de notre propre expérience, et que nous ayons foi dans nos propres efforts. Un tel spectacle doit nous éclairer ; sous peine d’immobilité morale, peut-il nous retenir ?

On a suivi avec un plaisir manifeste M. Vitet dans ses appréciations sur les romans de M. Sandeaun. Chacune de ces œuvres charmantes a été exposée et définie en quelques lignes d’une façon aussi claire que correcte, aussi profonde que précise. Il faut voir de véritables modèles de critique dans ces divers jugemens, où percent au même degré la conviction émue et la froide analyse. Nous ne saurions rien ajouter à tant d’esprit et à tant de raison. Nous n’en détacherons qu’un seul conseil, dont l’importance est manifeste aujourd’hui que le talent véritable lui-même ne se défie point assez de la spéculation, toute légitime qu’elle puisse être : « Partagez vos faveurs ; donnez quelquefois au théâtre une primeur de vos pensées ; ne lui sacrifiez plus vos romans. Si bonne et si féconde que soit une semence, on n’en peut tirer deux moissons. » Puis, à propos d’une œuvre qui est née ici même, et que le public a si bien accueillie, la Maison de Penarvan, M. Vitet, en parlant de la religion des souvenirs, a prononcé une phrase qui est l’expression souveraine de l’éloquence et de la justice, et en la détournant un peu, ne pourrait-on pas l’appliquer à la littérature contemporaine ? Puisque telle est son influence sur les mœurs, qu’elle peut tantôt en élever, tantôt en abaisser le niveau, n’est-il pas opportun de la maintenir étroitement dans ses conditions naturelles d’indépendance et de dignité ? Si, dans les idées religieuses, le pasteur a charge d’âmes, on peut dire que dans la vie commune l’écrivain a charge de caractères. Là se rencontre, pour le poète comme pour le romancier, le devoir de montrer ce que nos misères et nos défaillances peuvent étouffer d’idées généreuses, et même ce que certains enthousiasmes irréfléchis peuvent compromettre de vérités qu’on n’oublie jamais impunément. La littérature n’y aurait pas sa raison d’être, qu’elle y trouverait encore son propre intérêt. Sa dignité veut qu’elle se suffise à elle-même, et si elle peut attendre des circonstances extérieures quelque secours, une heure de liberté lui sera plus utile que dix ans de gloire.
Eugène Lataye.