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Acadie/Tome I/02

La bibliothèque libre.
Texte établi par Henri d’Arles, J.-A. K.-Laflamme (Tome Ip. ix-xxxii).


INTRODUCTION
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L’historien digne de ce nom veut toujours prouver quelque chose.
Brunetière, Bossuet, p. 73.


C’est en mil neuf cent treize que nous fut confié le manuscrit original d’Acadie.

Ce manuscrit avait tout une histoire, presque sa légende. Que de bruits contradictoires j’avais entendu courir sur son compte ! Pour les uns, il se trouvait à Paris, aux mains d’un tel ou d’un tel. Pour les autres, il était à Québec. D’autres enfin croyaient savoir que ses feuillets étaient épars, et que l’on ne parviendrait jamais à les réunir. D’aucuns même prétendaient que l’auteur n’avait pas gardé le texte de son ouvrage, — se contentant de l’admirable traduction anglaise qu’en avait faite le Révérend Père Drummond, S. J. — Bref, tout le monde en parlait, mais personne ne semblait l’avoir vu. C’était à se demander s’il existait vraiment, s’il y avait quelque chance de pouvoir tomber dessus.

Le fait est que ce manuscrit avait eu des destinées assez accidentées, qu’il avait passé par bien des vicissitudes. Édouard Richard l’avait d’abord emporté avec lui à Paris, lorsqu’il y alla en mil huit cent quatre-vingt dix-sept, à titre d’archiviste pour le compte du gouvernement du Canada. Son dessein était de le publier en France, après l’avoir révisé et annoté. Le temps lui en manqua, et peut-être aussi le goût et la patience. Car il n’était pas ce qui s’appelle un homme d’érudition. Il avait, à un haut degré, les dons du penseur, du philosophe ; son esprit aimait à embrasser les larges horizons, se plaisait aux vues d’ensemble ; mais il ne s’était pas habitué aux minutieuses méthodes de recherches qui caractérisent l’école historique moderne. Quand il dut revenir au pays en mil neuf cent trois, avec une santé brisée, et pour y mourir bientôt, laissa-t-il là-bas l’ouvrage qui lui avait coûté tant de peine, et qu’il avait conçu dans une sorte de fièvre et d’enthousiasme ? Est-il vrai qu’un ami intime, Victor Tantet, s’était offert à l’éditer, après l’avoir d’abord mis au point ? Après la mort tragique de ce dernier, en mil neuf cent huit, un publiciste canadien, établi depuis longtemps à Paris, M. Buron, proposa-t-il à son tour de donner enfin aux lettres françaises ce travail que tant de personnes réclamaient ? Toutes ces choses nous ont ont été affirmées, sans preuves. Ce qui est certain, — et cela seul importait — est ceci : lorsqu’il fut décidé que nous allions entreprendre nous-même de publier en français l’ouvrage de notre cousin Édouard Richard, dussions-nous pour cela, à défaut de l’original, nous guider d’après le texte anglais, et, — besogne ingrate et peu satisfaisante — faire une traduction d’une traduction, des démarches sérieuses et directes, faites au bon endroit par M. Auguste Richard, aboutirent à un résultat imprévu et presque inespéré. Le manuscrit d’Acadie, tout entier de la main de l’auteur, vierge de toute correction et annotation, était dans l’ouest canadien, à Battleford, chez M. Émile Richard, chez qui Édouard Richard résidait, au moment de son décès. C’est de ces lointaines régions qu’il nous fut expédié, et que nous l’avons reçu, en parfait état, un beau matin de l’automne de l’an mil neuf cent treize.

L’on se figurera aisément le genre d’émotion que je ressentis en ouvrant le colis, en parcourant du regard ces nombreux cahiers, en feuilletant ces pages, déjà jaunies par le temps, et dont l’écriture, rapide et cursive, nous mettait en contact avec la pensée, avec l’âme de l’auteur.

Jules Lemaître a dit, de façon exquise, en connaisseur et en poète, le charme qui émane des « vieux livres : »

« Celui qui s’attache aux vieux livres sauve et conserve du passé, et du passé choisi ; il conserve ce qui fut, par la lettre imprimée, l’expression première et directe de l’esprit… C’est comme si l’aspect et le toucher du vieux livre nous inclinait à l’état d’esprit des ancêtres… Les caractères imprimés sur ce papier jauni sont les premiers — les premiers ! — qui aient traduit aux yeux tel chef-d’œuvre du génie humain… j’en tiens dans mes mains la première expression matérielle, publique et durable. J’assiste, pour ainsi parler, à leur naissance, qui fut un moment auguste de l’histoire littéraire[1]… »

Combien les manuscrits, en général, surtout les manuscrits des grandes œuvres, ont plus de charme mystérieux et pénétrant que les plus vénérables bouquins ! Car ces feuillets sont « les premiers où les auteurs ont reconnu leur pensée devenue visible, et détachée d’eux-mêmes ». Pour ma part, le plaisir de tenir dans mes mains la « première expression » d’Acadie, a été l’un des plus complets et des plus profonds que j’aie jamais éprouvés. C’était une pure jouissance que de posséder dans sa source, dans sa forme originelle, une œuvre qui fut, pour nos frères acadiens, « un moment auguste de leur histoire », le signal d’une « résurrection », selon le mot de l’un d’entre eux, un livre qui a fait époque dans les fastes de la race française en Amérique, et qui a été, pour la conscience humaine outragée, un soulagement, et comme une libération. J’assistais, pour ainsi dire, « à sa naissance » ; ma curiosité palpitante saisissait le secret de son élaboration dans le cerveau de l’auteur ; je le voyais se développer, et prendre peu à peu ces belles et fortes proportions qui devaient lui assurer un caractère durable. Et ce plaisir intellectuel, qui était aussi pour moi plaisir de cœur, — car Édouard Richard fut mon proche parent, je l’ai connu et admiré : son manuscrit était donc un souvenir, une précieuse relique de famille, et les choses dont il parlait avaient trait à nos communs ancêtres, éveillaient en moi la voix du sang maternel –, loin de s’émousser avec le temps et par l’habitude, s’est au contraire avivé, à mesure que mon travail personnel s’ajoutait à celui de l’auteur, et me faisait entrer plus intimement dans sa pensée.

Et ici, il nous paraît de notre devoir de nous expliquer franchement avec nos lecteurs, et de leur dire comment nous avons compris notre rôle d’éditeur, et tâché de le remplir de notre mieux.

Possédant le manuscrit original d’Acadie, et voulant le donner au public, et ainsi, — non seulement réaliser par là un dessein que Richard avait d’abord et toujours eu en vue, et que diverses causes, indépendantes de sa volonté, l’avaient empêché d’exécuter, mais par-dessus tout servir les intérêts de la justice et de la vérité, faire œuvre patriotique et nationale, chère aux Acadiens et à tout ce qui possède une âme française dans le monde, en reproduisant le texte même du magnifique et puissant plaidoyer où nos pères étaient réhabilités, et où l’iniquité du traitement auquel ils furent soumis était présentée dans une lumière aveuglante, et stigmatisée avec les accents que l’innocence inspire à l’indignation, — nous avions à choisir entre trois alternatives possibles : — soit éditer l’ouvrage tel qu’il nous était parvenu, sauf à en traduire les nombreuses citations, lesquelles, pour la plupart, sont de provenance anglaise ; — ou encore, tout en respectant scrupuleusement le texte primitif, mettre au bas des pages des notes destinées à éclairer, à confirmer ou à discuter ses assertions, et à les corriger au besoin ; — soit enfin reviser le manuscrit au point de vue de la langue et de la bonne tenue littéraire, le plier à la véritable tradition française, et puis indiquer les noms des auteurs, les titres et les renvois exacts des ouvrages auxquels il se réfère, rétablir dans leur intégrité, redresser, compléter les citations qu’il fait, en donner, non pas seulement le sens et l’à peu près, comme cela lui arrive, mais la teneur même, la lettre précise, restituer à qui de droit les emprunts que l’auteur a glissés inconsciemment dans sa rédaction, et qu’il s’est appropriés de la meilleure foi du monde, refaire, au point de vue strictement catholique, certaines de ses thèses, comme par exemple, celle sur l’influence indue du clergé, où il veut défendre les missionnaires acadiens contre les attaques malhonnêtes et perfides de Francis Parkman, ou mettre en note un correctif à certaines autres de ses idées sur des questions d’ailleurs libres, et combler, par nos recherches personnelles à travers les archives et les bibliothèques, les lacunes de sa documentation par trop insuffisante, en un mot asseoir cet ouvrage sur des substructions propres à en assurer l’équilibre et la stabilité, et à lui donner un cachet scientifique. C’est ce dernier parti que nous avons adopté, ou plutôt qui nous a été imposé par l’état dans lequel Édouard Richard avait laissé son œuvre, et par les nécessités de l’histoire, telle qu’on ne l’a jamais si bien entendue et pratiquée que de nos jours[2].

C’est d’abord la langue et le style de l’auteur, que nous avons retouchés, et en quelque sorte refondus. Un ami intime d’Édouard Richard nous écrivait que ce dernier avait voulu faire reviser son ouvrage, parce qu’il « était inquiet de son français. » Inquiet, il avait en effet de quoi l’être ; et à cet égard, son manuscrit présente des imperfections de diverse nature. Il y a d’abord un fourmillement d’anglicismes, anglicismes de mots et anglicismes d’expressions. Que l’on me permette d’en donner un ou deux exemples : pour munitions, il y aura ammunitions, qui n’est pas un mot de notre langue. Et je prends au hasard telle de ses expressions directement tirée de l’anglais, et où les mots sont français sans doute, mais la phrase ne l’est pas. À la page 21 du manuscrit, dans la Préface, on lit : « nous avons approché la question avec toute l’impartialité que nous pouvions commander. » Aussi, l’éminent traducteur n’a-t-il eu qu’à mettre des mots anglais à la place des mots français pour faire une phrase qui fut parfaitement anglaise : « addressing myself to the subject with all the impartiality at my command, » lisons-nous, à la page 16 de l’édition anglaise, premier alinéa. Si l’on se reporte maintenant à la page 25 du présent ouvrage, on lira ceci : « nous avons abordé cette étude dans un parfait esprit d’impartialité, » qui garde la pensée de l’auteur, mais la rend en un tour conforme au génie de notre langue. Or, pareil cas n’est pas isolé ni accidentel ; il revient, au contraire, avec fréquence, tout au long de l’ouvrage. Et l’on m’a cité l’exclamation de quelqu’un qui avait commencé à lire le manuscrit : « Mais, c’est de l’anglais, cela ! »

Ce n’est certes pas qu’Édouard Richard n’ait su la langue maternelle. Il avait fait de fortes études classiques au séminaire de Nicolet ; puis, un premier séjour à Paris l’avait mis au courant du mouvement littéraire contemporain ; il y avait pris contact avec les meilleurs représentants de la pensée européenne. Il en avait profité pour lire beaucoup ; et il était revenu de France avec toute une bibliothèque, où les grands classiques du dix-septième et du dix-huitième siècles voisinaient avec les auteurs modernes. Mais c’est à l’Université McGill qu’il termina ses études de droit. Et McGill est un milieu anglais. Peu d’années après qu’il eut été reçu avocat et qu’il eut exercé sa profession à Arthabaska, en société avec celui qui demeura toujours son plus grand ami, — Sir Wilfrid Laurier, — il alla s’établir dans cet Ouest canadien, dont il aura été l’un des premiers à entrevoir et à prédire l’avenir. Là, soit dans ses relations officielles, soit dans la vie ordinaire, il n’eut guère à se servir que de la langue anglaise, et cela pendant longtemps. Rien d’étonnant dès lors qu’à sa mentalité, restée au fond si française et si acadienne, se soit ajoutée comme une tournure d’esprit anglaise, et que l’habitude de parler l’anglais, de traiter toutes les affaires en anglais, de fréquenter les anglais, de lire les auteurs anglais, ait influencé sa pensée et se soit reflétée dans sa manière d’écrire en notre langue. Il eût pu, sans aucun doute, réagir contre cette emprise étrangère, et, comme Tite-Live à force de compulser les vieilles chroniques s’était fait une « âme antique », sinon, lui, se refaire une âme française, du moins se libérer des modes britanniques, et retrouver, par l’effort, les façons de pensées et les formes de style ensevelies dans les replis de sa mémoire.

Or, il ne s’en est pas donné la peine. Le seul aspect de son manuscrit indique que ce travail est de premier jet. Cela est loin de « sentir l’huile », ainsi qu’il a été dit des œuvres de « monsieur » Boileau. Cela est de première main, sans ratures, sans « repentirs ». L’on sent que, lorsque la matière lui semblait suffisamment élaborée dans son cerveau, la pensée suffisamment mûrie, le plan, l’ordonnance des choses dessinée assez nettement, l’auteur laissait couler avec abondance sur le papier le flot intérieur, et qu’il laissait courir sa plume, trop lente à son gré pour exprimer les idées qui se pressaient, en rangs serrés, au bout de ses méditations et de ses recherches. Cette façon de composer, chez un homme qui n’était pas, à proprement parler, du « métier », qui n’avait pas eu l’entraînement professionnel, et qui avait choisi, pour première œuvre, un sujet dramatique, oui, mais difficile en conséquence, une thèse historique qui touchait en même temps à tous les problèmes moraux, politiques et sociaux, cette façon hâtive d’exécuter un si grand dessein, — ce dessein eût-il été d’ailleurs lentement et consciencieusement couvé, — explique qu’il se soit glissé dans sa réalisation, d’abord des anglicismes et des incorrections syntaxiques de tout genre, et ensuite comme il se fait que souvent, la pensée même étant restée inachevée, incomplète, obscure et mal définie intérieurement, la forme qui lui a été donnée soit nuageuse, flottante et imprécise. L’on surprend une foule d’idées, à l’état pour ainsi dire embryonnaire ; elles ont jailli avant d’avoir été intégralement conçues ; elles n’ont pas été profondément ruminées ; c’est pourquoi elles ne sont pas clairement énoncées. Le vague, le brouillard de l’expression procèdent de ce que le verbe immatériel n’avait pas été forgé dans toutes ses parties. Bien rares — si tant est qu’il en existe ! — sont ceux qui trouvent du premier coup tous les éléments dont se compose une idée. Que de tâtonnements il faut ! que de patience ! une idée est complète quand elle a reçu sa forme concrète. Et qui expliquera le mystère par lequel, de la collaboration de la parole avec l’esprit, naît l’idée ? C’est quand la pensée s’est incarnée dans une forme matérielle qu’elle est parfaite. Le verbe intérieur réclame une chair pour passer à la vie. Or, cela demande un grand travail. Est-ce au premier essai que les ouvriers de l’idéal rencontrent l’expression qui cristallise le produit de leur intelligence ? Ne leur faut-il pas « vingt fois sur le métier remettre leur ouvrage », pour arriver à le constituer dans l’existence définitive ? Que l’on regarde les manuscrits, devenus illisibles à force de retouches, d’un Pascal et d’un Bossuet, par exemple. Eh ! bien, Édouard Richard n’a pas eu cette « longue patience » qui est « le génie », selon le mot de Buffon, je crois. Son travail original a tous les caractères d’une chaude improvisation. Je le constate, non pas pour en diminuer le mérite incontestable, mais pour donner la raison des lacunes que l’on y surprend, des imperfections qu’il offre, et qui sont inévitables dans une première rédaction.

En sorte que nous avons dû nous employer, non seulement à ramener son texte à une forme bien française, à le dépouiller de sa défroque anglo-saxonne pour lui donner la physionomie traditionnelle au style de chez nous, mais encore à parachever des considérations qui nous étaient livrées à l’état d’ébauches, à faire mûrir des semences d’idées, à tirer au clair des choses qui étaient à demi noyées dans les vapeurs du matin. Que de fois me suis-je arrêté devant tel paragraphe, le lisant et relisant, me demandant : « voyons, qu’y a-t-il là-dedans ? Qu’est-ce que l’auteur a voulu dire ? » et en arrivant enfin à débrouiller, à travers les mots et les phrases, la pensée confuse. S’il est vrai que les idées coulent de source dans cet ouvrage, cette source avait besoin d’être passée au filtre et régularisée dans son cours, car du sable, du gravier se mêlent à sa riche substance, et elle se répand sans assez d’ordre. L’épuration, la réforme que nous avons entreprise était d’autant plus difficile que nous voulions, autant que possible, garder au manuscrit son cachet originel, lui laisser pour ainsi dire sa marque de fabrique, l’empreinte personnelle que l’auteur y avait mise. Souvent il nous est arrivé de nous dire, à part nous, qu’un travail de première main est infiniment moins ardu que la refonte d’un écrit dû à un autre. Dans ce cas-ci, en effet, l’imagination est continuellement empêchée dans son élan, l’esprit n’a pas la liberté d’allure : pour le fond et pour la forme, l’on reste dans une sorte de dépendance étroite à l’égard de l’œuvre à refaire, craignant toujours de n’en pas respecter assez le caractère primitif, et de briser les entraves que forcément elle impose.

Pour ce qui est des autres défauts de ce manuscrit, et qui viennent encore de l’espèce de hâte avec laquelle l’auteur a projeté sa pensée au dehors, c’eût été par trop changer la nature de cet ouvrage que d’y remédier complètement ; et nous avons dû les laisser subsister, en général. Ainsi, il y a d’inutiles redites, des insistances qui alourdissent la marche du récit, des déséquilibres de composition : par exemple, tel chapitre sera d’une longueur démesurée, et tel autre tiendra dans des bornes trop étroites. Également, la liaison des matières est loin d’être toujours rigoureuse ; les transitions ne s’accomplissent pas avec tout l’art exigé par les règles classiques ; il y a des sauts, des heurts ; c’est souvent sans préparation que l’on passe d’une chose à une autre. Ou, quand l’on croyait que c’en était fini de tel développement, ou qu’une idée, un point de vue, avait été épuisé, l’auteur y revient, le reprend, le ressasse, et ne s’aperçoit pas qu’il tombe dans des répétitions fâcheuses, que ce côté de la question avait été examiné déjà sous toutes ses faces, qu’il n’y a plus rien de nouveau à en tirer. L’on a dit de l’art de peindre que c’est « l’art des sacrifices ». Rien de plus juste. Et l’on peut affirmer cela aussi de l’art d’écrire. Quel est le véritable écrivain qui ne rejette, n’élimine, n’efface, ne « sacrifie » finalement, à une deuxième et troisième lecture de son « brouillon », une grande moitié de la matière qui y était entrée d’abord, et qui, de cinq ou six pages et même davantage, n’en fait qu’une en dernier compte, mais une où tout l’essentiel qui était dispersé sur plusieurs se retrouve, condensé, synthétisé ? Et quel est encore l’écrivain qui ne profite de cette révision définitive de sa pensée réalisée, pour en mieux proportionner les parties, les balancer, les harmoniser, et donner à son œuvre l’unité qui fait la beauté ? Cet « art des sacrifices », Édouard Richard ne l’a guère pratiqué, littérairement parlant ; il n’a pas eu ou n’a pas pris le temps de remettre son œuvre dans le creuset d’où elle fut sortie affinée et purifiée. Et quant à nous, nous n’avons pas cru que notre rôle d’éditeur dût aller jusque là, jusqu’à détruire le cadre de l’ouvrage, en briser l’ossature, pour en substituer une plus conforme aux procédés de la composition. Ce n’est pas qu’à l’intérieur des chapitres nous n’ayons fait, à cet égard, des retouches importantes. Mais l’état des lignes d’ensemble est resté tel que nous l’avons trouvé. Et nous ne nous attendons nullement à être blâmé, de ce chef.

Venons-en maintenant au grief le plus sérieux qui puisse être fait à Édouard Richard, et que la critique n’a pas manqué de lui adresser. Nous venons parler de sa documentation. Il paraissait avoir sur ce point une manière de voir qui n’est plus de mode aujourd’hui, si tant est qu’elle ait jamais eu cours dans la véritable histoire. D’une façon générale, ses citations pèchent contre toutes les lois du genre. Expliquons-nous. Et d’abord, ayant beaucoup lu Rameau, par exemple, il lui arrive de faire de longs emprunts à cet auteur, sans nous en avertir ; après s’en être approprié des passages considérables, en les changeant quelque peu, ou plutôt en en déformant la bonne langue, il mettra entre guillemets un extrait textuel, en l’accompagnant d’un « comme dit Rameau ». L’on s’imagine qu’à cela seul se borne l’emprunt fait à cet historien. Mais, si l’on va à la source, pour contrôler la citation, et pour la situer, l’on découvre par hasard qu’elle commence bien avant que le manuscrit ne le dit, et qu’elle se prolonge bien au delà des guillemets par lesquels elle se ferme ici. Et ce que je constate au sujet de Rameau, est vrai de Casgrain, de Beamish Murdoch et autres. Eh ! quoi, accuserons-nous Richard d’improbité ? Le prendrons-nous pour un plagiaire ? Pas le moins du monde. Il était l’honnêteté et la loyauté même, en tout ; il avait, au plus haut degré, le sens de l’équité, le culte de la justice. À quoi donc attribuer la faute évidente que des spécialistes ont relevée avec raison ? Il faut en chercher la cause toujours dans la précipitation avec laquelle il a exécuté son œuvre. Et je prie le lecteur de se reporter aux considérations que nous avons faites précédemment.

Le défauts de son style, les incorrections de sa syntaxe, tout de même que les lacunes de sa documentation, procèdent du même principe. Et ce n’est pas tout. Il nomme parfois l’auteur auquel il emprunte, souvent aussi l’on ne sait à qui appartient l’extrait reproduit, aucun nom n’y étant joint. Que l’auteur en question soit nommé ou non, jamais, — sauf çà et là pour quelques citations (volume IIe de l’édition anglaise), — il n’est donné de renvoi au titre et à la page de l’ouvrage. Le volume des Archives de la Nouvelle-Écosse, édité par ce pauvre Thomas B. Akins, les divers ouvrages de Francis Parkman, l’Histoire de la Nouvelle-Écosse, par B. Murdoch, celle de Haliburton, etc., etc., figurent fréquemment, mais on nous laisse à deviner, soit le titre du livre, — lorsque, comme dans le cas de Parkman, il y en a plusieurs, et il eut été si important de nous dire lequel, — soit l’endroit exact auquel se rapporte la citation. Il semble que Richard veuille faire un mystère de ses sources de renseignements. Or, cela est intolérable, de nos jours surtout où l’on exige de l’historien qu’il produise ouvertement ses preuves, qu’il joue « carte sur table ». Trop souvent aussi à l’entendre, l’on serait fondé à croire qu’il donne de l’inédit, qu’il travaille sur une matière encore inexploitée, quand les documents dont il se sert ont été publiés dans le Canada-Français, ou dans les Appendices aux ouvrages de Parkman, ou ailleurs. Certes, nous ne faisons pas un crime à Richard de s’être abondamment servi des « imprimés ». Je me rappelle avec quel accent presque ridicule l’un de nos « historiens » nous jeta un jour ce mot : « Vous savez, moi, je ne travaille que sur l’inédit. » Mais, ce serait le lieu de répéter avec Brunetière : « Ce qui m’inquiète, c’est quand je vois l’école historique nouvelle si familière avec les manuscrits, mais si fort brouillée avec les imprimés[3]. » Les imprimés peuvent avoir du bon, surtout si, comme pour ce qui regarde la Collection de Documents inédits sur l’Acadie, publiée en mil huit cent quatre-vingt-neuf, personne n’a encore fait usage de ces trésors ni ne les a mis en œuvre. Édouard Richard, — c’est là son grand mérite, — aura été le premier à disposer en corps d’édifice ces moëllons informes, et, de la compilation de Akins aussi bien que de celle dont je viens de parler, à construire un ensemble harmonieux et fort, où l’un se complète et se corrige par l’autre. L’architecte ne crée pas les pierres avec lesquelles l’on réalisera son plan. En a-t-il pour cela moins de gloire, si ce plan même est bien conçu, s’il a les lignes majestueuses, les justes proportions, et qu’il en sorte un monument où l’élégance s’allie à la solidité ? Que l’on n’oublie pas d’ailleurs que l’auteur d’Acadie, tout en écrivant l’histoire, faisait un plaidoyer, qu’il était, par ses pères, partie dans la cause débattue, que la voix, les souffrances imméritées, le sang outragé de ses ancêtres, demandaient, en lui et par lui, justice et réparation. Or, un plaidoyer suppose connus les arguments de ceux contre qui l’on plaide. Pour les réfuter, il faut que ces arguments existent, que l’opinion les ait admis et reconnus. Dans tout procès, l’on raisonne contre un adversaire ; et le triomphe est à celui qui prend l’adversaire en défaut, qui le met en contradiction avec lui-même, qui détruit l’échafaudage de ses preuves, montre l’inanité de ses prétentions, ruine ses sophismes, l’accable sous la honte d’avoir sciemment tronqué ou falsifié les textes, suborné les témoins, étouffé la vérité. Oui, Édouard Richard, s’est fait l’avocat de la grande cause acadienne ; il l’a plaidée magistralement et victorieusement ; il l’a plaidée à coups de documents, en interprétant ces documents comme personne ne l’avait encore fait, en y portant un regard avide de lumière et de vérité ; en en faisant ce que j’appellerai la « critique interne », en complétant, par des renseignements puisés à d’autres sources, les pièces tendancieuses, et uniquement accusatrices, entassées par maître Akins, en particulier, et revêtues de la sanction officielle. De ses comparaisons, de ses discussions, de ses méditations, de ses confrontations de témoignages, a jailli cet ouvrage, qui porte une clarté vengeresse et définitive dans les profondeurs et les mystères d’un débat qui est désormais clos. Le verdict est prononcé. Le jugement de Richard est le jugement de l’histoire. La postérité l’a déjà ratifié. Haliburton avait écrit : « Je distingue une immense canaillerie dans cette affaire ; rien ne justifie la déportation des Acadiens d’après les pièces qui sont restées. » Et, comme a dit M. Benjamin Sulte, dans la belle étude qu’il a consacrée à Acadia : « Il régnait un mystère dans le narré des faits. Il y avait donc place pour un ouvrage donnant la clef de ce mystère. Édouard Richard s’est donné la mission de le découvrir, et il a trouvé ce qu’il cherchait… Les criminels sont désormais connus, marqués, et le dernier d’entre eux, Parkman, ne sera pas le moins notoire[4]. »

Et donc, si nous nous plaçons au vrai point de vue de ce que l’auteur d’Acadie avait à faire, il serait insensé de la blâmer de n’avoir pas pris pour guides les seuls documents inédits. Il serait tout aussi inéquitable de lui reprocher l’accent de passion qui vibre tout au long de son œuvre. L’impartialité est-elle l’indifférence ? Pour être juste et intègre, faut-il nécessairement que l’historien soit froid et apathique à l’égard des matières qu’il traite ? Les critiques qui ont blâmé chez Richard son ton de justicier, ont confondu les notions essentielles. Si parva licet componere magnis, quel est le chrétien, le penseur qui peut parler sans frémissement d’indignation des iniquités légales du procès fait à Notre-Seigneur Jésus-Christ ? L’indignation qui le secoue, devant les abîmes d’horreur de ce drame, l’empêche-t-elle d’en suivre les phases, d’en apprécier l’issue avec un libre jugement ? Comme le rôle de l’historien serait ingrat s’il lui était défendu de se laisser affecter par ce que son sujet peut avoir de douloureux et de tragique ! Dans l’historien, il y a l’homme ; et le charme de son œuvre sera d’autant plus pénétrant que le cœur et l’esprit de l’homme en animeront les pages, et leur donneront l’éclat et la vie.

Pour nous, là n’est pas le grief contre l’auteur d’Acadie, mais plutôt dans le fait qu’il a négligé d’indiquer ses références, et que ses citations échappent totalement à la méthode reçue en la matière. Nous avons donc tâché de relever par le menu toutes ses sources, de trouver l’origine précise de ses informations et de la marquer exactement. Et ce travail nous a permis de rétablir la lettre même des textes, de les compléter, car l’on dirait que souvent Richard cite de mémoire, tellement la teneur de son texte est différente de l’original ; il donne le sens ; il s’inquiète peu de la précision. Pour ce qui est des documents français qui nous sont parvenus, au lieu que Richard les modernise, nous les avons donnés tels quels, en en respectant l’orthographe, et même, suivant le cas, la savoureuse barbarie. Il y a tel document officiel portant l’empreinte de la langue de l’époque, laquelle n’est plus tout à fait la nôtre, on le sait ; il y a aussi telle lettre ou telle supplique, émanée de ces chers Acadiens qui n’avaient guère de lettres, et où règne une absence totale des règles du langage. Il nous a paru préférable de reproduire les uns et les autres tels que nous les possédons, soit avec leur parfum d’archaïsme, soit avec leurs inexpériences et leur primitivisme d’expression. Ernest Havet, pour un, nous eût blâmé de ce respect des formes antiques dans la réimpression des vieux textes : « Je ne puis lire, écrivait-il en effet, nos classiques imprimés avec l’orthographe de leur temps sans un sentiment désagréable ; il me semble qu’elle me sépare d’eux, tandis que la pensée et le plus souvent la langue elle-même m’en rapprochent. Ce sont des amis avec lesquels on m’empêche de converser à mon aise. D’ailleurs, suivant le système des orthographes diverses, il faudra que les enfants dans nos écoles apprennent plusieurs sortes de français, comme aussi les élèves de nos lycées plusieurs sortes de latin. Mais si on revient à l’orthographe, pourquoi ne reviendrait-on pas aussi, quand on lit à voix haute, à la prononciation du temps, qui paraîtrait, il faut en convenir, fort étrange ? » — Ernest Havet avait une façon de voir là-dessus qui est plausible, mais qu’il est permis de ne pas partager. Il écrivait voici trente ou quarante ans. D’autres idées ont prévalu depuis, dont il a eu, du reste, comme l’intuition : « Le contraire (conserver l’orthographe du temps) ne tardera peut-être pas à devenir une obligation pour les éditeurs des classiques, et cette exigence tient à un goût d’exactitude et de vérité, qui est certainement très respectable[5]. » Et voilà qui nous met d’accord. En donnant les vieux textes tels quels, nous avons cédé à un goût d’exactitude et de vérité qui est très respectable, et qui règne d’ailleurs sans conteste dans l’école historique d’aujourd’hui. Rien n’est moins « moderne » assurément que de « moderniser » la phraséologie des vieux parchemins.

Nous ne nous sommes pas contenté de signaler le lieu précis des documents insérés par Richard dans sa narration, nous avons encore accompagné son texte d’annotations marginales abondantes. Et ces notes, dont un grand nombre sont inédites ou personnelles, ont pour objet soit de discuter des assertions douteuses, soit de corriger des affirmations erronées émises par l’auteur, soit de renseigner sur les événements ou les personnages mis en cause, soit de renforcer le récit ou l’argumentation par une série de témoignages qui achèvent de projeter la pleine lumière sur la question débattue. Je me permettrai de faire remarquer au lecteur que c’est en ce sens particulier que s’est porté le meilleur de notre effort, et que ce fut là la partie la plus ardue de notre rôle d’éditeur. Si l’on jette les yeux sur l’édition anglaise, où de notes il y a ni peu ni prou, et qu’on la compare ensuite avec la nôtre, l’on aura une idée de la somme de labeur que nous avons accomplie, de ce chef. Car, pour le reste, il faut nous en croire sur parole, et comme le manuscrit original n’est pas, et ne sera sans doute jamais du domaine public, nul ne pourra se convaincre par lui-même du travail immense qu’il nous a causé, et que, certes, nous sommes loin de regretter.


Jours de travail ! seuls jours où j’ai vécu !


a dit le poète[6]. Nous nous sommes, en effet, senti vivre d’une vie intense et délicieuse, au fur et à mesure que nous nous enfoncions dans le passé, à la suite de notre grand cousin Édouard Richard, et que nous remontions avec lui aux origines de nos ancêtres, que nous parcourions les diverses péripéties du drame qui fait de leur histoire une chose palpitante et sombre, presque irréelle, épique. Je me rappelle un joli mot de Sainte-Beuve : « Heureux l’homme d’étude qui peut s’enfermer, s’isoler dans un monument ! » Ce bonheur est le nôtre depuis quelques années. Nous en bénissons la divine Providence dont les voies mystérieuses nous ont acheminé vers cette consolation. Dans l’Avertissement de son Histoire de la France Contemporaine, M. Gabriel Hanotaux a écrit : « Henri Martin a écrit une Histoire de France populaire. Je continue son œuvre et je suis son exemple. Peut-être remarquera-t-on cette circonstance que, dans une même famille, deux générations auront travaillé successivement à une même tâche[7]. » Oui, peut-être remarquera-t-on cette circonstance que, dans une même famille, deux cousins, appartenant à la même génération, séparés seulement par l’âge et par les différences de milieu, auront travaillé successivement à une même tâche. Cette tâche aura été, pour tous les deux, un devoir auguste et sacré… En la remplissant pour ma part, j’avais conscience, non seulement d’être utile à l’histoire, mais encore de satisfaire au désir qu’Édouard Richard avait emporté dans la tombe. Il m’aura été doux et précieux de faire refleurir son dessein. Puisse mon œuvre réjouir sa grande ombre ! Puisse mon travail immortaliser sa mémoire ! Quant à nous, notre meilleure récompense aura été d’avoir collaboré avec lui.

Qu’il nous soit permis, en terminant, de remercier toutes les personnes qui, à un titre ou à un autre, nous ont aidé dans notre travail, soit par leurs lumières, soit par leurs encouragements. Notre gratitude va particulièrement à ceux dont les noms suivent : M. Auguste Richard, M. et Madame J. O. Bourbeau, M. l’abbé L. J. A. Doucet, — M. le Dr. Doughty, M. Placide Gaudet et M. Gustave Lanctôt, des Archives du Canada, — M. William Bennett-Munro, de l’Université Harvard, M. le Sénateur Pascal Poirier, M. Arthur H. Chase, bibliothécaire de l’État du New Hampshire, MM. les Directeurs du Bulletin du Parler Français, de Québec, M. A. D. DeCelles et M. L. P. Sylvain, de la Bibliothèque du Parlement, à Ottawa, notre imprimeur, M. J. A. K.-Laflamme, ainsi que M. L. Amable Proulx, pour avoir si bien compris le caractère de l’ouvrage, et avoir mis tout leur dévoûment dans son exécution matérielle, — tous nos souscripteurs présents et à venir, ceux de la première comme ceux de la onzième heure. Il reste un nom, qu’il ne nous suffit pas de mentionner, mais auquel nous voulons joindre l’entière expression de nos plus vifs sentiments de reconnaissance et d’affection : que M. J. E. Prince, de Québec, Docteur-en-Droit, Professeur à l’Université Laval, soit remercié entre tous, des secours que ses conseils nous ont apportés. Si nous n’avons pas faibli sous la tâche, nous le devons en grande partie à ses bonnes lettres, qui sont venues périodiquement ranimer notre ardeur, et nous insuffler cet enthousiasme sans quoi rien ne se fait ici-bas de grand ni de durable.

Henri d’Arles



  1. Les Vieux Livres. Lecture faite à l’Académie Française. Dans En Marge des Vieux Livres. IIe série, P. 3 et seq. (Paris. Société Française d’imprimerie et de Librairie. Rue de Cluny, 15).
  2. Cf. les belles considérations de M. Gabriel Hanotaux, de l’Histoire et des Historiens, l’Histoire est un art, l’Histoire est une science. (Revue des Deux-Mondes du 15 septembre 1913, p. 306 et seq.).
  3. Bossuet — avec préface de Victor Giraud. Ch. IV. La Querelle du Quiétisme, p. 97. (Paris, Librairie Hachette, 1913).
  4. Cette étude avait paru en trois articles dans le Monde Illustré de Montréal.
  5. Les Provinciales de Pascal, nouvelle édition, avec une Introduction et des Remarques, par Ernest Havet. Page 6 de l’Avertissement. (Paris, Libr. Charles Delagrave. 1887. Deuxième édition).
  6. Musset. La Nuit d’Octobre.
  7. Hanotaux. Histoire de la France Contemporaine. Avertissement P. IX. (Paris. Soc. d’Édit. Contemp. 5 rue Palatine).