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Achille Luchaire (Imbart de la Tour)

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Achille Luchaire (Imbart de la Tour)
Revue des Deux Mondes5e période, tome 52 (p. 876-901).
ACHILLE LUCHAIRE

M. Achille Luchaire est mort le 13 novembre 1908. Il avait soixante-deux ans. Frappé en pleine force, par la soudaine attaque d’un mal imprévu et implacable, il venait de recevoir, de l’Académie des Sciences morales, le prix Jean Reynaud, la plus haute de ses récompenses. L’Académie couronnait l’auteur d’Innocent III ; en réalité, elle consacrait une vie et une œuvre. Cet hommage, le dernier, était bien dû à l’homme qui, par la noblesse du caractère, la probité de la pensée, l’énergie du labeur, fut pour l’Université un grand exemple, au savant qui par vingt-cinq années de recherches, d’enseignement, de publications, laisse à son pays un souvenir et un monument durables. Je voudrais dire ce que furent l’homme et le savant. Nous verrons ainsi ce que nous lui devons et quelle perte a faite l’érudition française en le perdant.

Le futur historien de Philippe-Auguste et d’Innocent III était né à Paris le 24 octobre 1846. Sa jeunesse fut rude. Il n’avait pas dix ans, quand il perdit son père, chef de bureau au ministère de l’Intérieur. Cette première épreuve ne fut pas sans influence sur la formation de son caractère et de ses idées. Il n’en comprit que mieux, par la leçon cruelle des choses, cette loi du travail dont sa famille même lui avait prêché l’exemple. A Panissières, chez les Frères de la Doctrine chrétienne, où il débute, aux lycées de Saint-Étienne, de Lyon, puis à Henri IV où il poursuit et achève ses études, l’enfant laisse entrevoir déjà ce que sera l’homme : ce goût du travail, cette conscience, cette rectitude en toutes choses qui formeront les traits dominans de sa nature. On le préparait à l’enseignement. A vingt ans, il entre à l’Ecole normale. Le voici désormais dans cette Université qu’il ne quittera plus et où il avancera vite. Agrégé d’histoire en 1869, il est nommé professeur au lycée de Pau, puis à celui de Bordeaux, en 1874 ; trois ans plus tard, dans cette même ville, il entrera à la Faculté des lettres, où, en 1879, ses thèses lui vaudront une chaire magistrale. En avril 1885, il était appelé à Paris. Son avenir universitaire était fixé. A ce moment même s’était révélée sa vocation.

A vrai dire, celle-ci s’était éveillée assez tard. Rien dans le petit écolier studieux de Lyon ou de Paris n’avait trahi ce « démon » mystérieux qui, dès l’enfance, nous pousse vers nos destinées. A l’Ecole, l’influence de M. Zeller l’avait conduit vers l’histoire, sans l’y confiner. Ses premiers travaux furent un tâtonnement. Il s’occupe d’abord d’histoire locale. En 1873, il débute par une notice sur les origines de la maison d’Albret, qui sera comme la préface de sa thèse sur Alain le Grand. Mais notre historien s’aventurait aussi dans la linguistique. Il s’éprend du pays basque et consacre à sa langue deux articles et une thèse latine. Les difficultés d’une telle entreprise, le long noviciat philologique qu’elle imposait lui firent renoncer à ces recherches. En mettant au concours, en 1880, une Étude sur le pouvoir royal à l’époque des Capétiens, l’Académie des Sciences morales lui rendit le service de lui montrer sa voie. M. Luchaire prit goût au sujet : il concourut ; il eut le prix. Ce fut une indication sûre. Le mémoire remanié devait devenir un livre. En 1883, parut, en deux volumes, l’Histoire des Institutions monarchiques de la France sous les premiers Capétiens. C’était la première grande œuvre historique de M. Luchaire, celle qui devait fonder sa renommée.

Du premier coup, il prenait possession de son domaine, celui qu’il occupera, explorera pendant seize ans, ces trois siècles de vie obscure, où, dans la décomposition de la société créée par Charlemagne, fermente une société nouvelle, et où, du chaos des races pêle-mêle confondues va sortir la France. Sur cette période, rien alors, ou presque rien, que des livres incomplets ou superficiels, des erreurs ou des légendes. Il semblait que l’œuvre des Capétiens commençât avec Philippe-Auguste, que seule, dans cette succession d’ombres falotes et grises qui l’avaient précédé, se dessinât avec quelque relief la figure de Louis VI, le créateur du domaine royal et des communes. Il est vrai, toujours en éveil, l’Allemagne érudite avait porté son attention sur le Xe siècle, et M. de Kalckstein venait de consacrer à l’origine des Capétiens un livre original. Nos historiens, eux, avaient passé. Ces âges sans gloire méritaient-ils un long regard ? Et qu’avions-nous à apprendre au spectacle de ces luttes, de ces contradictions, de ces brigandages, agonie d’un régime où une foule de petits seigneurs avides et cruels s’acharnent à dépecer cette proie : la royauté ? En cela, nos historiens se trompaient. Ce ne sont peut-être pas les plus brillantes périodes de l’histoire qui sont les plus curieuses, et l’étude des siècles calmes où la vie sociale s’épanouit apprend moins au savant que l’aspect des âges troubles où celle-ci se transforme. Cette conception juste de M. Luchaire a été féconde ; elle nous a valu cette suite ininterrompue de recherches qui, de 1883 à 1898, ont jeté la plus vive lumière sur les faits et renouvelé entièrement les théories.

Que nous apportait-il ? — Pour juger et comprendre cette série de transformations dont le changement de dynastie est le fait le plus apparent, deux systèmes dominaient alors l’école historique. Le premier, national, cherchait dans la révolution de 987 un antagonisme de races. Pour ces érudits, les Carolingiens représentaient l’Allemagne ; les Robertiniens, la France. Le duel des deux maisons n’avait pu être que le choc des deux élémens ethniques qui se disputaient notre sol, et la victoire d’Hugues Capet, que la revanche de notre nationalité aspirant à naître et à se séparer. Non moins spécieuse était la théorie féodale. Pour celle-ci, contre le système politique de Charlemagne, la force du pouvoir, l’unité de l’Etat, le duc de France représentait les idées comme les intérêts nouveaux : « l’hérédité des fiefs, le morcellement de la souveraineté, l’indépendance locale. » Contre la monarchie, il est la féodalité ; contre le souverain, le premier des seigneurs, et en le couronnant, c’est elle-même que l’aristocratie élève. Ainsi, théorie nationale et théorie féodale expliquaient la révolution de 987, à la moderne, comme une opposition de principes et de systèmes, où, derniers défenseurs des élémens germaniques et des idées romaines, de la monarchie impériale et unitaire, les Carolingiens devaient être vaincus par leurs rivaux, premier symbole de la France naissante et du séniorat triomphant. De ces théories, et malgré l’autorité des noms qu’elles invoquaient, ceux d’un Thierry ou d’un Guizot, M. Luchaire devait faire justice. Une analyse plus exacte l’amène à des conclusions tout opposées. — « On est obligé de reconnaître, dit-il, que les derniers Carolingiens ont été en somme plus souvent les ennemis que les alliés de la puissance germanique. D’une part, en effet, leur qualité de descendans directs du grand Empereur… cause toujours quelque inquiétude aux ducs de Saxe devenus rois. Enfin leurs éternelles prétentions sur la Lorraine étaient, entre eux et les Allemands, une cause permanente d’hostilité. » Dans cette lutte des deux dynasties, ce sont les Robertiniens au contraire qui recherchent la protection des rois allemands, et c’est avec leur aide qu’ils montent sur le trône. En second lieu, que les rois de la maison de Robert le Fort aient été les représentans de l’aristocratie, il suffit d’étudier leur politique pour se convaincre du contraire. « On les voit tous préoccupés de ramener sous la dépendance du pouvoir central les différentes parties du pays qui tendaient à s’en écarter. » Ils « ont compris et exercé le pouvoir » de la même manière que les princes légitimes. Maîtres de leur trône, ils héritaient de leur politique : ils changeaient d’attitude, en changeant de condition.

Comme Fustel, M. Luchaire réduit donc l’influence des « races » dans notre histoire ; comme lui également, il va étendre celle de la royauté. Et pour la première fois, ce qui est mis en pleine lumière, c’est la permanence d’une tradition monarchique et aussi la force d’action des premiers Capétiens qui l’ont représentée.

Il n’y a pas de différence entre les rois robertiniens du IXe ou du Xe siècle, Eudes ou Raoul, et les derniers princes de la famille carolingienne. Il n’y a pas davantage de fossé entre la monarchie d’Hugues Capet et celle de Charlemagne. — Mêmes doctrines. C’est toujours, en théorie du moins, le pouvoir absolu et tutélaire, qui gouverne et qui protège, qui légifère et qui juge, sacré, presque sacerdotal, recevant de Dieu la mission de maintenir L’ordre et la paix. Mêmes règles de conduite. Comme leurs devanciers, Hugues, Robert, Henri, sont les alliés de l’Eglise contre les grands, comme eux aussi, partisans de l’hérédité qu’ils cherchent à établir en faisant, de leur vivant, sacrer leurs fils. La révolution capétienne qui a changé le roi, n’a pas changé la royauté ; et si elle s’est faite, c’est précisément qu’en 987, comme en 751, la famille légitime n’avait plus que des titres sans pouvoir, des prétentions sans ressources ; l’impossibilité de se défendre elle-même la rendant incapable de défendre le peuple, elle était déchue de sa fonction. Précisément, les Capétiens avaient cette force qui manquait à leurs rivaux : un domaine. Dans un siècle où la terre est le seul appui, où la possession des villes, des bourgs, des châteaux, des hommes, donne la vraie puissance, ils avaient les uns et les autres : Orléans, Etampes, Paris, Bourges, ce territoire qui les a établis au cœur de la France, à la jonction de la Seine, de la Loire, de la Saône, à ce croisement des grandes régions du pays, d’où ils peuvent voir, commander, agir.

Ce pouvoir royal ainsi défini, l’historien le regarde vivre. On l’avait cru débile et fainéant ; il le montre au contraire énergique, actif, habile. Il en analyse les fonctions et les organes, les agens et les ressources, les attributions administratives ou judiciaires, les relations politiques avec les. différentes classes du pays : l’Eglise, les grands, le peuple ; allié de l’une, hostile aux autres, tantôt favorable, tantôt contraire aux progrès du dernier ; bref, à la fois tenace et souple, maintenant toutes les traditions anciennes de la monarchie, mais se servant de toutes les idées, de toutes les forces nouvelles de son temps, se concentrant sur son propre domaine, en sortant dès qu’il le veut ou qu’il le peut, et sous la diversité des caractères, l’inégalité des mérites, présentant une suite dans les desseins, une fermeté dans la conduite qui va, peu à peu, à la féodalité triomphante donner son maître et son chef. Jusqu’alors, les historiens n’avaient retenu que les annales des plus grands Capétiens, celles d’un Louis VI, d’un Philippe-Auguste, d’un saint Louis. Voici soudés les anneaux de la chaîne qui les rattachent à leurs prédécesseurs. L’œuvre brillante de ces grands fondateurs était inexplicable sans celle, plus modeste, de leurs devanciers. M. Luchaire nous montre que les quatre premiers Capétiens n’ont pas seulement fait vivre leur dynastie : ils ont préparé lentement, mais sûrement, le retour à l’unité.

Ces idées, aujourd’hui, nous sont familières. En 1883, elles étaient une découverte. Et telle est la vérité du tableau tracé alors, qu’il n’a subi, depuis, que très peu de retouches. Ce n’était cependant pour l’historien qu’une partie de sa tâche. Il entendait lui-même réviser, compléter ses recherches. Une série d’études vont achever de nous initier à cette connaissance des premiers siècles capétiens.

Pour ces règnes, en effet, dont il avait d’une main ferme tracé les contours généraux, fait valoir les parties en relief, M. Luchaire sentait le besoin de scruter les détails, de mettre chaque chose ou chaque homme à sa place, et, après avoir montré dans leur ensemble toutes les faces du gouvernement royal, de suivre comme pas à pas les actes des gouvernans. De ces procédés, l’Allemagne nous avait donné l’exemple. Elle avait inauguré ce système des Jahrbücher, qui, règne par règne, année par année, enregistraient les documens comme les événemens. M. Luchaire fut entraîné à appliquer aux rois capétiens cette méthode de monographies. En 1885, paraissait le premier de ses grands ouvrages d’érudition, les Études sur le règne de Louis VII. L’auteur, qui avait fouillé dans la Bibliothèque nationale et les Archives, pouvait cataloguer 798 actes de ce roi, les classer dans un ordre régulier et, avec leur aide, reconstituer les itinéraires, la date des séjours royaux, la succession des grands officiers, en un mot, toute l’ossature du règne. En 1891, il publiait, sur le prédécesseur de Louis VII, un travail semblable : Louis VI le Gros, Annales de sa vie et de son règne. Ici, s’appuyant sur la chronologie des chartes et des documens, il unissait les deux méthodes, celle de la chronologie et celle de l’analyse, étudiant la jeunesse du roi, sa vie, son gouvernement, son action militaire et politique, ses rapports avec Rome, le clergé, les grands vassaux, la société populaire. — Œuvres d’érudition pure… Assurément. Mais qui ne voit les services inappréciables qu’elles ont rendus ? En tout cas, elles n’étaient point pour M. Luchaire un simple exercice de critique. Il eût voulu entraîner la science historique vers les grandes monographies, préface nécessaire d’une histoire générale. Sa tentative est restée isolée. Il faudra y revenir si on veut reconstituer toute la trame de notre passé.

Dix années de recherches, en lui donnant la maîtrise de l’histoire politique des XIe et XIIe siècles, l’avaient mis en présence aussi de l’histoire sociale. L’étude de la royauté le conduisait à celle de la féodalité. A vrai dire, aucun sujet plus vaste, plus ignoré, plus difficile, qui ne demande des connaissances plus variées, une préparation plus longue. Ici, l’historien ne se trouve plus seulement en face de quelques hommes ou d’institutions déterminées, mais de la vie collective tout entière. Celle-ci est complexe : le groupe féodal est à la fois un État, un domaine, un atelier, un marché, enclos fermé aussi solidement par la fiscalité et la coutume que par ses murs de pierre. Comment en comprendre les formes extérieures et apparentes si on n’en étudie d’abord les ressorts internes et cachés ?… Celle-ci est instable : jamais société n’a été plus troublée et plus mobile ; jamais l’être humain n’a été si peu au repos. Comment en saisir la continuité profonde, si on n’en suit toutes les secousses, et, comme pas à pas, toutes les transformations ? Mais voici bien l’immensité de la tâche. Toute cette histoire n’est plus dans les lois, dans quelques centaines de diplômes royaux ; elle se dissimule dans des milliers de chartes, de détails, de petits faits. C’est dans ce chaos qu’il faut la chercher, la découvrir, région par région, époque par époque. M. Luchaire a dit de cette période qu’elle présentait d’immenses « hiatus. » Il se trompait un peu. Les textes ne manquent pas, mais les recueillir, les grouper, reconstituer sur leur témoignage, parfois contraire, les formations et les déformations du régime, discerner, sous la diversité des faits, quelques lois simples qui expliquent tout : quel labeur ! On comprend que les érudits aient reculé. La féodalité a inspiré d’excellentes monographies : elle attend encore son historien.

M. Luchaire eût-il pu l’être, et, reprenant l’œuvre de Fustel au point où celui-ci l’avait conduite, la souder à ce XIIIe siècle vers lequel il s’acheminait lui-même ? Il ne l’a pas cru. « Les travaux originaux, écrivait-il alors, ceux qui font la science, ont pour l’auteur un charme particulier… Mais il est bon aussi que les savans s’assujettissent à vulgariser la science faite. » C’est dans cet esprit qu’il composa, en 1890, ses Communes françaises, et, en 1892, son Manuel des Institutions françaises à l’époque des Capétiens.

Ces deux livres sont des « synthèses. » L’auteur nous en avertit. « Retracer dans ses lignes générales, d’après les plus récens travaux, l’organisation jurée de la commune du Nord, le type le plus complet de la municipalité indépendante,… montrer la place qu’elle occupait dans la société contemporaine, étudier ses rapports avec la féodalité, l’Eglise, le Roi… » tel est l’objet du premier. Résumer tout ce que l’on sait du régime féodal ; des monographies de détail dégager tout un ensemble de vues précises sur son organisation : celle de l’Eglise, du fief, de la seigneurie, des villes, des classes populaires, du pouvoir royal, tel est le plan du second. Écrits pour les étudians ou le grand public, ils se présentent, l’un et l’autre, comme une mise au point. Sont-ils vraiment si peu originaux ? L’auteur ne voulait qu’offrir aux lecteurs un résumé de ce qu’ils doivent savoir de ces questions. Il rendait à la science le service plus grand encore de lui montrer ce qu’elle sait, ce qu’elle conjecture, ce qu’elle ignore. Cela, c’était encore faire œuvre de savant. Reprenant, par exemple, les excellentes monographies de MM. Giry et Prou sur Saint-Omer et Lorris, M. Luchaire critique, d’une manière décisive, les théories diverses sur l’origine des communes ; il montre qu’elles ne sont ni une survivance du régime gallo-romain, ni une importation de la Germanie, ni un succédané des associations de la paix : c’est dans l’histoire intérieure de nos villes, leur condition économique ou politique qu’il faut chercher la genèse du mouvement. Etudiant à son tour les chartes communales et les comparant à ces transactions multiples et diverses qui de tous côtés se concluent entre les sujets et les seigneurs, il assigne à la commune son vrai rôle et sa véritable place. On avait trop cru, à la suite d’Augustin Thierry, à son influence décisive sur le progrès des classes populaires ; « forme brillante et éphémère de l’émancipation de la bourgeoisie, elle est peu de chose dans ce grand enfantement du régime nouveau qui donne aux foules des droits et des libertés. » Examinant enfin ses rapports avec les pouvoirs établis et la royauté même, il montre dans le clergé comme dans le pouvoir royal, non ses alliés naturels, comme on l’avait dit, mais ses ennemis. Finalement, imprégnée de l’esprit féodal, née de la guerre, faite pour la guerre, jalouse de ses privilèges, impitoyable pour le petit peuple, et minée par l’anarchie et l’émeute, cette seigneurie urbaine succombe « sous le poids de ses fautes et les empiétemens du roi. » Elle avait été un progrès, elle finissait en tyrannie. L’heure était venue où elle devait disparaître.

Comparons ces idées si nouvelles, si fécondes, aux opinions de l’ancienne école, aux théories enthousiastes des historiens de la Restauration ou de la Monarchie de Juillet ; nous pouvons mesurer les changemens qu’elles consacrent. M. Luchaire n’en était pas l’auteur, mais, en les faisant siennes, il a contribué à les répandre ; en les exposant avec clarté, il leur a assuré droit de cité dans le domaine de la science. Et lui-même leur a dû un autre avantage, celui d’élargir sa méthode et son horizon. De 1895 à 1901, en abordant l’époque de Philippe-Auguste, c’est à la fois vers l’étude générale des institutions et celle de la vie sociale qu’il va se diriger.

On peut dire que ce demi-siècle qui s’étend de 1180 à l’avènement de saint Louis fut pour M. Luchaire un domaine de prédilection. Cette histoire d’une ère glorieuse et tragique, pendant laquelle la royauté, comme la nation, achève de se constituer, lui semblait la conclusion naturelle de ses recherches. Pendant cinq ans, à la Sorbonne, il avait pris le règne de Philippe-Auguste comme sujet de son enseignement. Il songeait à en écrire l’histoire. Peut-être les travaux minutieux que publiait à ce moment même un érudit allemand, M. Cartellieri, lui firent-ils ajourner son dessein. Tout au moins avait-il réuni assez de matériaux pour composer dans la collection de l’Histoire de France tout un volume sur Louis VII, Philippe-Auguste et Louis VIII. Quelques aperçus sur la vie sociale parurent dans les revues ou les comptes rendus de l’Académie des Sciences morales. Si achevée enfin était la forme de ses cours, qu’il a suffi de les réunir pour en composer son dernier livre : la Société Française au temps de Philippe-Auguste. Ainsi l’œuvre qu’il voulait faire, des mains pieuses l’ont recueillie… Heureusement ! car elle eût manqué à l’ensemble de ses travaux, comme aussi à la définition de sa méthode. Elle se rattaché à ses premiers livres ; elle les complète ; combien différente cependant et par le sujet même et par la manière dont l’histoire est traitée. Ici, l’auteur n’analyse plus seulement des institutions, il observe des usages ou des mœurs : il explique moins qu’il ne raconte. Le politique se transforme-en moraliste. Qu’est donc cette société française à l’aurore du XIIIe siècle ? Comment vivent ses vilains, ses bourgeois, ses clercs, ses nobles ? Que sont-ils, que pensent-ils ? Si nous voulions savoir comment M. Luchaire comprend le moyen âge, c’est dans ce livre, assurément, que nous pourrions le mieux saisir son opinion. Une société pleine de contrastes, héritière de toutes les tares du passé, livrée à la guerre, au brigandage, à la famine ; des évêques, hommes de cour ou hommes de guerre, plus pénétrés de leurs droits de seigneurs que de leurs devoirs d’apôtres, des curés grossiers et dépravés, buveurs, joueurs, querelleurs ou pis encore, des moines et des écoliers turbulens, des nobles pillards et sanguinaires, violant les lois les plus saintes de la famille et de l’honneur, des rustres superstitieux, malpropres, aux gestes comme aux instincts de brute, et, tel un jet de lumière dans cette ombre, le réveil des sentimens nobles et des idées grandes, le goût des choses de l’esprit, le respect de la femme, le mysticisme de l’amour, les grands Ordres et la chevalerie, l’Ecole et la cathédrale, un effort général vers la justice et la liberté, le régime de fer des féodaux s’ouvrant au bourgeois et au vilain qui s’y font leur place ; tout le siècle de saint Louis, le plus grand, est en germe dans cette France de Philippe-Auguste. — Nous avions la légende révolutionnaire et romantique du moyen âge : l’une, qui en faisait l’enfer de toutes les souffrances, l’autre, le Paradis de tous les héroïsmes. Cette légende, M. Luchaire l’a détruite. Et il nous montre dans la France de nos pères, simplement ce qu’elle fut, une société d’hommes où l’on a beaucoup lutté, mais où la vie, rude et terrible parfois, fut grande, puisqu’elle fut une école de foi, de vouloir et d’action.

L’originalité, l’étendue de ces recherches avaient assuré déjà à M. Luchaire une place à part dans l’érudition française. En 1895, l’Académie des Sciences morales consacrait sa réputation en lui ouvrant ses portes. Il n’avait fait cependant qu’une partie de son œuvre. Philippe-Auguste lui avait découvert Innocent III. L’historien des Capétiens va devenir celui du plus grand des papes du XIIIe siècle. C’est à cette direction de son esprit que nous devons l’œuvre magistrale qui, commencée en 1901, sera terminée quelques semaines avant sa mort.

Pour tous ceux qui connaissaient mal M. Luchaire, elle fut presque une révélation. Assurément, il reprenait des voies ouvertes. Innocent III avait déjà trouvé des biographes, dont Hurter avait été le plus illustre. Mais pour lui, ces voies étaient nouvelles, et nouvelle aussi la manière par laquelle il s’y engageait. Plus d’érudition apparente. Hurter avait suivi, année par année, le récit des événemens : lui, préfère de vastes fresques, exposés méthodiques où il série les questions, loin de les confondre. « J’ai dû suivre les matières, écrivait-il plus tard, et non l’ordre chronologique. On me l’a reproché. Mais je tenais à être lu. Il s’agissait pour moi, non d’être utile à quelques douzaines d’érudits, mais de donner, au public soucieux du passé, la claire intelligence de ce que fut, au moyen âge, l’action d’un grand pape. » Partant, il renverse ses procédés, cache ses matériaux, dérobe ses recherches. Des volumes courts, des tableaux larges, où se révèle non seulement le souci de la vérité documentaire, mais de la vie ; peu ou point de références ; dans la forme même, un mouvement, une souplesse, une verve auxquels l’auteur des Institutions monarchiques ne nous avait guère habitués, tout contribue à faire des six volumes consacrés à Innocent III une œuvre à part. Ils se rattachent aux travaux précédens par les mêmes qualités, la même méthode, le même esprit. Ils les dépassent par l’art supérieur de la composition et l’intérêt du récit. L’auteur a mis son savoir en forme. En vérité, Innocent III a bien servi son historien : il lui a permis de donner la pleine mesure de son talent.

A vrai dire, M. Luchaire l’avoue lui-même, ce n’était point à une étude complète qu’il avait songé d’abord. De là, dans la succession même de ces six volumes, un certain désordre. Qu’importe ! les hésitations du plan ont disparu dans l’unité de l’ensemble, et cette unité, l’historien la doit surtout à l’homme dont il a été le biographe impartial et l’admirateur convaincu. Aussi bien, le Pape est-il le centre, le lien, l’âme de ces livres. Dès le premier, Rome et l’Italie, M. Luchaire nous le présente. Le voici au physique, d’après des monumens contemporains, un fragment de mosaïque conservé à Poli, une peinture de l’église souterraine du Sacro Speco, de Subiaco. « Il a une figure ronde… de grands yeux avec des sourcils bien arqués, un nez droit et une petite bouche. » La taille est « menue » et la voix sonore. Imaginez maintenant le cadre où il a grandi, où il s’est formé. Dans ces pays tourmentés, crevassés du Latium, la race, comme la nature, est rude. Le petit Lothaire de Segni appartient à une de ces familles de seigneurs qui ont construit leur forteresse sur un des tertres chauves, et qui, sous l’alerte continuelle, presque chaque jour, l’épée au poing pour attaquer ou pour se défendre, ont pris l’habitude de commander et d’agir. Quelle école de force d’âme ! Le futur Pape gardera l’empreinte de cette éducation première. Il est un féodal. A sa race, « il doit l’âpreté de l’ambition, l’énergie belliqueuse, les colères, les duretés… » Heureusement aussi, destiné à l’Eglise, il tempère et affine par l’étude et la piété cette première culture. L’école où il s’est formé, à Paris et à Bologne, lui a donné surtout la science du droit, l’art de distinguer et de démontrer, le goût des raisonnemens, des subtilités même ; la religion a développé en lui toutes ses réserves de mansuétude et de tendresse. Quelle complexité ! Il gronde et il caresse ; il menace et il pardonne ; il commande en maître et s’humilie lui-même en pécheur ; en somme, une nature de feu qui dut toujours se dominer et se tenir en équilibre, un esprit ouvert et net, ayant l’intelligence des hommes, le sens des réalités et du gouvernement, l’idée très haute de son rôle, de son pouvoir comme de ses devoirs. Il écrivait, en 1204, à Pierre de Castelnau : « L’action vaut mieux que la contemplation. » Tout le génie d’Innocent III se révèle dans ce conseil.

Qu’un tel homme se fasse l’ouvrier d’une œuvre unique, qu’il mette au service de cette œuvre toutes les richesses de sa nature et toutes les ressources de sa puissance, il changera le monde. Ici, l’idéal est trouvé : la théocratie. Quand Innocent III est élevé à la tiare, le 8 janvier 1198, les formules sont prêtes, et son historien nous montre comment il s’empresse de les faire siennes. Dans le sermon qu’il prononce le jour de son sacre, « il définit, avec une sorte d’emportement et d’orgueil, l’immense étendue de la puissance dévolue au Pape. » Le pouvoir qu’il tient est à la fois « évangélique » et « historique, » spirituel et temporel, « divin et terrestre. » Mais ces formules étaient-elles une réalité ? Et combien au contraire, après un siècle de luttes, de triomphes apparens, la papauté était loin de cette organisation rêvée d’une Europe chrétienne ? On a cru souvent que l’unité de la foi avait créé l’unité de gouvernement et d’obéissance. Qu’on refasse, après M. Luchaire, le tableau de cette société « théocratique ! » En Italie, c’est l’impérialisme qui a reparu, l’aigle allemand tenant dans ses serres la Sicile, la Pouille, la Calabre, la Toscane, une partie des villes lombardes, Crémone et Plaisance, des lambeaux des Romagnes ou des Marches, menaçant, comme jadis, l’indépendance de la papauté. Contre l’envahisseur, celle-ci ne peut que s’appuyer sur les villes ; mais aussi jalouse de son indépendance envers Rome qu’envers l’Empire, imprégnée de cet esprit laïque qui s’attaque aux privilèges des clercs et à l’existence de la hiérarchie, la Commune devient une entrave, plus qu’un appui. A Rome même, le séjour n’est pas sûr. Les papes qui dominent l’Europe, défont les empereurs, jugent les princes, ne sont pas « maîtres de leur capitale. » Lucius III y avait séjourné trois mois ; Alexandre III en avait été chassé ; Urbain III, Grégoire VIII l’avaient fuie ; Innocent III lui-même sera obligé de se retirer à Anagni en 1203. « Tout obéissait au pontife de Rome, excepté Rome. » Et par-delà la péninsule, dans les provinces, aux frontières de la chrétienté, c’est encore la guerre. Guerre contre les rois et les seigneurs indignes qui profanent la sainteté du mariage ou attentent à la liberté du sacerdoce ; guerre contre l’esprit national qui s’éveille et qui s’affirme, limitant les appels à Rome, fermant le territoire aux légats pontificaux, revendiquant pour le prince l’élection des prélatures. L’unité même existe-t-elle ? Jamais elle n’a été plus menacée. Une partie de la France, de l’Italie du Nord est envahie par les Cathares. Au sein de l’Eglise se propage, comme un poison, l’hérésie formidable du manichéisme renaissant, tandis qu’aux extrémités, sous la poussée de l’Islam, Jérusalem est perdue et le royaume latin détruit. Telle est l’Europe que va trouver Innocent III. Et voici celle qu’il rêve : une Italie émancipée, une amphictyonie de royautés vassales, groupées autour de Rome, réconciliées entre elles, unies contre le Turc, l’orthodoxie rétablie dans les consciences, l’Eglise réformée. À cette tâche vont être consacrées dix-huit années de pontificat. On comprend qu’un tel homme et qu’une telle œuvre provoquent l’attention passionnée. Nous allons voir comment M. Luchaire en a été l’historien.

La question italienne était la première qui se posait devant le Pape. C’est la première aussi que traite notre auteur. Dans Rome et l’Italie, nous assistons aux efforts tentés par Innocent pour achever l’œuvre d’Alexandre, peut-être la plus belle page, en tout cas, la plus durable du règne. Contre l’Allemand, il reconstitue la ligue lombarde, appuie la ligue toscane, libère Spolète, les Marches, la Romagne et y fait reconnaître sa suprématie. En Sicile, que peut-il craindre de ce petit roi enfant, qu’il protège et qui ne peut faire prévoir Frédéric II ? Dans le Patrimoine, à Rome même, dès son élection, il travaille avec vigueur à restaurer sa propre autorité ; et quand, après dix années de lutte, à force d’énergie, de souplesse, et aussi de générosité, il a triomphé de ses sujets, il peut intervenir entre les communes du Nord, comme juge ou comme arbitre, et prendre en mains la cause de la paix, ayant défendu celle de l’indépendance. — Cette hégémonie politique ou morale sur la péninsule n’était-elle pas d’ailleurs la condition nécessaire pour triompher de l’éternel compétiteur : l’Empire : « Souci quotidien de sa politique, l’Allemagne était toujours la terre hostile, la pierre d’achoppement. » Et dans un très beau livre, la Papauté et l’Empire, M. Luchaire nous montre comment Innocent III va engager la lutte. La mort d’Henri VI avait rejeté en Allemagne ce fléau du schisme qui, pendant si longtemps, avait affaibli la papauté. Deux empereurs, Otton de Brunswick et Philippe de Souabe, deux factions, deux armées, « la guerre de burgs et la guerre d’argent : » quel coup de fortune pour Rome ! Et avec quel opportunisme supérieur se sert-elle des événemens, tout en se prêtant à leurs combinaisons contraires ! Depuis Grégoire VII, le Pape ne prétendait-il pas donner l’Empire ? Occasion unique de trancher en maître ! Mais ce droit reste au fourreau ; en fait, Innocent se réserve ; il ne veut pas devancer la fortune. S’il se prononce enfin pour Otton contre le frère d’Henri VI, ce n’est pas seulement par souci de l’équité, c’est qu’il a pesé les chances de l’élu et ses propres avantages. En 1206, Otton est-il vaincu, le Pape se rapproche du Souabe : il le fait absoudre par ses légats et traite secrètement avec lui. Philippe est-il assassiné, Rome revient à Otton. Mais le jour où, infidèle à ses promesses, Otton veut s’émanciper, il est perdu. Innocent III pouvait lui opposer un rival, Frédéric, et l’épée de la France. — Rome triomphe. La défaite de l’Empire est aussi la victoire de la théocratie et la dictature spirituelle étendue à tous les Etats européens. Voici donc la diplomatie papale aux prises avec les princes, travaillant à constituer la fédération chrétienne. Tâche ingrate, que nous décrit le volume sur Innocent III et les royautés vassales. Nous voyons le Pape intervenir partout, partout où il y a un écart du prince à réprimer, une liberté ecclésiastique à défendre ; partout aussi, ferme sur les principes, souple dans les actes, mesurant l’énergie de l’effort à la poussée des résistances. En Portugal, dans les royaumes espagnols, il a réduit les rois à l’obéissance, fait payer le tribut, couronné l’Aragonais, Pierre II, qui sera l’instrument de sa politique. Là, il a réussi, comme en Hongrie, où il profite des compétitions à la couronne pour faire reconnaître, presque sans résistance, son pouvoir suzerain. Il essaye de dominer les Slaves, de rattacher la Serbie à Rome ; il négocie avec les Bulgares qu’il va tenter, en 1204, de ramener à l’unité. On sait combien brillante fut la conquête de l’Angleterre. Rien ne montre mieux, que cette longue lutte contre Jean sans Terre, les procédés de la politique romaine, ses ménagemens, ses ouvertures, tantôt unie à la nation anglaise et à Philippe-Auguste contre « le tyran, » puis, quand celui-ci s’est humilié, au « tyran » contre ses sujets et contre la France. En Philippe-Auguste, la papauté devait trouver un tout autre adversaire. Sa politique se heurtait sans cesse à la nôtre, et peut-être Innocent III eût-il été entraîné à une lutte ouverte, si, par bonheur pour la royauté capétienne, il ne fût mort à temps.

On peut dire que, rarement, l’histoire politique de la papauté a été traitée avec cette ampleur, ce souci du détail, cette vue des réalités, cette intelligence supérieure des faits et des desseins, qui font de ces trois volumes sur le rôle temporel d’Innocent III une esquisse achevée. Et pourtant, plus attachans, plus nouveaux encore sont les deux livres sur la Croisade des Albigeois et la Question d’Orient consacrés au rôle du chef religieux.

Le premier de ces livres est peut-être le meilleur, le plus vivant, le plus complet de la série. Il n’est pas seulement hors pair par les qualités de l’exposition, mais encore par la clairvoyance de l’historien à discerner dans le grand drame religieux les prétextes et les mobiles, les intérêts divers et opposés, et cette poussée d’ambitions féroces qui, sous le zèle de la guerre sainte, va conduire à l’extermination d’un peuple et à la conquête d’un pays. Toutes ces éventualités, le Pape les avait pesées. Après dix années d’efforts, d’adjurations pacifiques et inutiles, la Croisade n’avait été pour lui « qu’une de ces mesures extrêmes auxquelles on recourt, en désespoir de cause, » quand ont échoué tous les autres moyens. Il avait voulu la confier d’abord aux princes du Midi, plus soucieux sans doute de ménager leurs sujets et d’éviter l’effusion du sang, puis, sur leur refus, au roi de France. Ce dernier se déroba. L’assassinat du légat Pierre de Castelnau, en déchaînant la croisade, et la pire de toutes, celle des barons, la fit, par surcroît, atroce. M. Luchaire rend au moins au Pape cette justice qu’il garda la même attitude de mesure et d’humanité, et qu’il ne tint pas à Rome que l’œuvre de sang ne fût promptement close. Innocent III s’effraye des excès de l’armée, désavoue ses légats, refuse de déposséder le comte de Toulouse et enjoint aux évêques d’absoudre sa capitale. Dès que la croisade prend un caractère politique, il négocie avec Pierre d’Aragon et favorise la réaction contre l’envahisseur. Après Muret, s’il « renonce » à l’opposition ouverte, « sa diplomatie n’abdique pas. » Le comté de Toulouse mis sous séquestre, Montfort seulement reconnu comme administrateur provisoire, la cause des Rainions évoquée à l’assemblée de Latran, toutes ces mesures montrent que le Pape n’entendait pas se faire le complice de la spoliation ou des partis extrêmes. M. Luchaire remarque ailleurs que la même pensée se retrouve dans sa législation contre les hérétiques. On chercherait en vain la peine de mort dans les mesures répressives qu’il prend : on n’y trouve que le bannissement ou la prison. « Après tout, n’était-ce par-là un progrès sur la justice sommaire du peuple, des rois et de certains prélats qui commençaient par envoyer les hérétiques au bûcher, sans même faire, la plupart du temps, la distinction indispensable entre les convaincus et les suspects ? »

Mêmes préoccupations et mêmes méthodes dans la plus grande croisade, celle dont Innocent parle et s’occupe toujours. Que de cette œuvre libératrice toute pensée politique fût absente, M. Luchaire ne le croit pas et il montre comment le pontife devait concilier « son devoir de chef de religion et ses visées de domination universelle… ses convictions et ses intérêts… » Du moins, dans la préparation de la croisade, les directions données, à la veille comme au lendemain de la victoire, son activité, son tact, son sens politique sont admirables. Les yeux « sans cesse fixés sur le monde musulman, » le Pape s’était fait envoyer, dès le début de son pontificat, des mémoires sur la situation de l’Islam et de ses chefs. Il entre en relations avec les souverains et les évêques d’Orient, s’efforce de souder les derniers débris du royaume latin de Jérusalem dans une pensée de commune défense. En Europe, il prêche, écrit, fulmine pour entraîner les rois et les peuples. Il ménage Byzance, à la fois son adversaire et son alliée, partagé entre deux nécessités, combattre le schisme et soutenir l’Empire. Cela, fait, Innocent III comprend qu’il faut frapper l’Islam au cœur, non plus à Jérusalem, en Asie Mineure, mais en Egypte. — Et quand enfin, malgré lui, en dehors de lui, la grande vague déchaînée va s’abattre sur Constantinople, s’il s’indigne d’abord, il réfléchit et accepte. Un baron catholique sur le trône du César !… quelle chance inespérée d’en finir avec le schisme ! Et pourtant, s’il s’empresse d’intervenir pour empêcher les vainqueurs « d’accaparer les profits de la victoire, » s’il organise l’Eglise latine, il se rend compte qu’on ne détruira point le schisme par la force. Il arrête toute tentative de persécution, autorise les évêques grecs qui font profession d’obédience à garder leur église, sans nouveau sacre, tolère leur liturgie. Avec les autres, réfugiés en Asie Mineure, Rome entame des pourparlers. Pour l’entente, elle est prête aux plus grandes concessions. « Je pense, disait le Pape, que la diversité des coutumes ecclésiastiques ne peut faire aucun tort aux Eglises qui ont pris racine dans une croyance unique, et que, par elle-même, elle ne saurait constituer un schisme… » Contre le parti intolérant que soutiennent trop souvent ses légats, Innocent se prononce en faveur des modérés des deux Eglises qui croient l’union possible. En 1213, des conférences s’étaient engagées à Sainte-Sophie avec le métropolite d’Ephèse… Ces ouvertures ne réussirent pas. Elles posaient au moins la question de l’unité, et ce n’est pas une des moindres gloires d’Innocent III d’avoir, par son esprit de conciliation, tout fait pour la résoudre.

Voici donc un pape bien vivant, bien humain, et qui se dégage du nimbe de la légende pour prendre place dans la réalité de l’histoire. Peu de conducteurs d’hommes ont été étudiés avec autant d’équité, de finesse, et aussi de sympathie. L’historien d’Innocent III ne pouvait le séparer de son temps ; mais comme il le montre « supérieur à son temps, » en partageant les idées, et, si l’on veut, quelques-unes des faiblesses, le dominant toutefois et par la hauteur de l’idéal, la grandeur des desseins, la souplesse de l’action, l’énergie du caractère, « l’esprit de tolérance et d’équité ? » — « Il faut lui savoir gré d’avoir mis en lumière et recommandé au monde une maxime des temps apostoliques que certains réformateurs de la justice moderne prendraient volontiers comme devise : « La pitié prime la loi. » Et de même que l’homme a été grand, le pouvoir a été bienfaisant et utile. Dans cette société anarchique encore, où les peuples sont trop souvent livrés à l’arbitraire et à la force, où les grands n’ont aucun respect de la parole donnée, de la majesté du droit et de la sainteté du mariage, Innocent III représente seul les idées de progrès et de justice. Le régime qu’il rêve, la théocratie, n’était-il pas enfin, pour l’Europe, la seule organisation possible ? Cela, M. Luchaire a le mérite de l’avoir entrevu et de nous l’avoir montré. Le meilleur service qu’on puisse rendre aux grands hommes, est encore de les comprendre. Il semble qu’en fermant ces livres qui lui sont consacrés, nous connaissions mieux le plus grand des papes du XIIIe siècle, et que nous ayons quelque droit de l’admirer. Est-ce à dire que l’étude soit complète et le portrait définitif ? On a reproché à M. Luchaire d’avoir laissé dans l’ombre l’action spirituelle, fermé les yeux sur l’impulsion féconde donnée à l’Église, aux Universités, aux consciences. Sans doute était-il sensible à ce reproche et cherchait-il à se justifier en traçant, dans un dernier volume, une histoire du concile de Latran et une esquisse du mouvement de réforme… Nous aurions aimé aussi, dans ce portrait d’un pape, quelques traits plus accusés sur l’homme, le croyant mystique qu’il fut, sa vie intérieure et cachée. Et enfin, comme conclusion de cette très belle œuvre, l’auteur ne nous devait-il pas, dans un raccourci vigoureux, son jugement sur la grandeur et la caducité du système, sur les conséquences incalculables du régime théocratique pour l’avenir de l’Europe, de la papauté, du catholicisme ? — À ces critiques, M. Luchaire eût pu répondre qu’il voulait n’écrire qu’une histoire « politique » d’Innocent III, il y a réussi. Et si son horizon est restreint, ce n’est point qu’il n’en soupçonne d’autres, c’est qu’il s’y enferme et par sa conception de l’histoire et par la nature de son talent.

Il n’est pas toujours aisé de démêler, dans notre formation intellectuelle, notre part et celle d’autrui. A l’inverse d’un grand nombre de savans, M. Luchaire semble un isolé. Il n’entend se ranger dans aucune école ; il ne se réclame d’aucun maître. Cependant, il a subi des influences qui percent dans ses jugemens comme dans ses écrits.

La première fut celle de M. Zeller. L’auteur de l’Histoire d’Allemagne n’avait pas uniquement dirigé son élève vers l’étude du passé. Il lui en avait donné le sens comme le goût, et montré que l’histoire n’est pas seulement une œuvre de compilateur, mais d’artiste, moins une chronique qu’une résurrection. Fustel de Coulanges fut son second maître. Il l’avait peu connu, mais il avait lu ses livres, et il eut toujours pour celui qu’il devait remplacer à la Sorbonne la plus vive admiration. C’est à lui qu’il dédie ses Institutions monarchiques. Dans l’éloge ému qu’il lui consacre, en 1890, il loue sans réserves sa méthode « parce qu’elle est la vraie… » sa critique, parce qu’elle a laissé de « salutaires exemples. » Six ans plus tard, dans sa notice sur M. Geffroy, il rappelle encore « son idéal supérieur. » Et de fait, il lui emprunte quelques-unes de ses idées maîtresses. Il rejette, comme lui, la théorie de l’influence, de la persistance des races par laquelle Thierry et Guizot avaient prétendu expliquer nos institutions. Il professe, comme lui, « la grande loi historique de la continuité et de la transformation lente et graduelle » qui domine toute la philosophie sociale. On peut même retrouver parfois dans les premières œuvres de l’historien d’Innocent III quelques procédés, quelques formules qui rappellent les Institutions politiques de l’ancienne France. Mais là s’arrête la comparaison. En réalité, M. Luchaire n’est le disciple de personne. Il s’est formé lui-même, et c’est encore un des traits les plus accusés de sa physionomie intellectuelle que, dans sa longue carrière, il fut en progrès continu. Son talent s’est élargi avec son œuvre ; ce fond premier, fait de sérieux, de patience, de justesse, de netteté d’esprit, s’est enrichi de tout l’apport qu’ajoute l’expérience de la vie au contact des livres. Une finesse plus grande, une forme moins raide, une intelligence plus vive et plus concrète du passé : voilà ce que l’âge et la réflexion lui ont donné. Il n’en garde pas moins ses traits distinctifs, ce par quoi il nous permet de le définir.

Il fut d’abord, avant tout, un érudit. — Que l’histoire exige une érudition bien faite, peu de principes sont aujourd’hui moins contestés. Il n’en était pas de même, en 1875, au moment où le futur auteur d’Innocent III commençait à écrire. L’influence de l’Allemagne savante, les travaux de Guérard, de Pardessus, de Fustel venaient à peine de nous détourner des systèmes ou des synthèses. On voulait que l’historien fût éloquent : dès ses premiers livres, M. Luchaire entend qu’il soit exact. Lire tous les textes, les contrôler avant de les grouper, se défendre des hypothèses aventureuses ou des généralisations prématurées, en un mot, soumettre les théories aux faits, non les faits aux théories, voilà les règles qu’il applique, qu’il appliquera toujours. Elles forment sa méthode ou, plus exactement, la méthode, cette technique générale, impersonnelle, « qui s’apprend, » qui s’impose à tous. Parcourez son œuvre. Elle vaut par la structure. L’auteur parle quelque part de ces historiens qui « travaillent en surface. » Lui, travaille surtout en profondeur. Dans ce domaine où s’est concentrée son énergie intellectuelle, il n’élève rien à la légère, ni au hasard. C’est sur le tuf qu’il a construit.

Ce sol primitif et ferme, ce sont les documens. Le premier soin de notre savant fut toujours de les consulter tous, et là où ils manquaient, de les découvrir. S’il fait l’histoire des Capétiens, il explore avec minutie toutes les chroniques de leur temps, comme tous les actes de leur règne. Nous parle-t-il d’Innocent III ? Il va tout droit au registre de ses lettres comme à la seule biographie que nous possédions. A ces témoignages officiels, voyez-le maintenant ajouter les chroniqueurs allemands, français, italiens, anglais, espagnols. Cela même ne lui suffit pas. Il ne se contente pas de rassembler des matériaux connus : il cherche et il trouve. Il fouille les bibliothèques et les archives : à Paris, à Laon, à Orléans, où il met au jour des chartes royales et une correspondance des abbés de Saint-Victor ; à Rome, où il révise sur l’original l’édition des registres d’Innocent III ; à Zurich, où il trouve, en 1905, la liste des évêques présens au concile du Latran. On peut dire que, dans cette minutieuse enquête qui porte sur près de trois siècles, il est peu de documens qui aient échappé à son regard.

Ce fut une autre partie de sa tâche de les mettre en œuvre. Rappelant dans un de ses discours un mot quelque peu irrévérencieux de Renan sur les érudits, il se le fût volontiers appliqué à lui-même. Le travail de laboratoire le passionnait, qu’il le fît seul, dans son cabinet, ou avec ses élèves, dans cet Institut médiéval qu’il avait fondé, en 1900, à la Sorbonne. Il savait bien que rien n’est mesquin pour le savant, ni inutile pour la science. Etudier un manuscrit, en fixer avec précision l’auteur ou l’origine, établir avec certitude un petit fait, rectifier une date, toutes ces minuties lui paraissaient chose grave. Le premier devoir qu’il enseignait à ses étudians, et qu’il pratiquait lui-même, était de s’y appliquer. Nulle discipline ne lui paraissait meilleure pour former un historien. C’est qu’il avait, d’instinct, le sens de la critique et en maniait la pointe avec une dextérité supérieure. Que d’études originales dans ces articles d’érudition pure qui annonçaient ses grands ouvrages ! A la Sorbonne, le professeur avait fait préparer une série de publications : celle des actes du monastère de Saint-Denis, préface d’une histoire de la grande abbaye capétienne ; celle des historiens de la croisade des Albigeois, Guillaume de Puylaurens et Pierre des Vaux-Cernay. Le critique, à son tour, consignait dans des mémoires spéciaux ses recherches personnelles. Peu de travaux nous aident à aussi bien comprendre ses procédés et sa méthode. Qu’ils soient consacrés à une compilation historique du XIIIe siècle ou à un traité attribué à Hugues de Clères, à l’histoire des registres d’Innocent III ou aux listes des grands officiers de la couronne, ils révèlent toujours la même finesse, la même sûreté de main, la même clarté de discussion. M. Luchaire m’écrivait un jour : « Il n’est pas nécessaire de sortir de l’École des chartes pour être un érudit. » Peut-être songeait-il un peu à lui-même. Ces petits mémoires, alertes, précis, serrés, sont des modèles. Il eût été fâcheux qu’ils fussent perdus.

Qu’on mesure maintenant aux matériaux dont l’historien se sert, aux assises qu’il pose, la qualité supérieure de l’édifice. Rien n’y est laissé à la fantaisie : il ne vise pas à faire grand, mais solide. Un souci du détail poussé jusqu’au scrupule, point d’idée générale sans faits, de faits sans preuves, des documens de premier choix, enchaînés les uns aux autres, encastrés dans une trame serrée, tout donne l’impression d’une construction durable et forte. Peu importe même que l’auteur nous dérobe ses témoignages. On les devine, on les voit presque sous chaque phrase, à travers chaque mot. Le revêtement extérieur accuse toujours l’armature savante et ferme, ce par quoi le monument reste debout. Tel est bien le premier caractère de ses livres. — Et voici le second. L’érudition chez lui n’est qu’un moyen. Elle est la condition première de l’histoire, non l’histoire même. Ce qu’il lui demande, c’est une résurrection du passé.

L’histoire est une science par la nature des problèmes qu’elle pose et des solutions qu’elle cherche. Nul, plus que M. Luchaire, n’a été pénétré de cette vérité. Il pensait que l’histoire a un but : atteindre dans leur réalité les faits individuels ou collectifs, qu’elle offre un plaisir très délicat, « celui de sentir vivre les générations mortes, de pénétrer l’âme des siècles disparus. » Il est vrai, ce ferme et sage esprit ne lui apporte, ni ne lui demande une théorie ou une explication de la vie sociale. On chercherait en vain un système dans son œuvre. Il proteste hautement contre la doctrine qui assimile les sciences historiques aux sciences biologiques ; la seule certitude qu’il reconnaisse, qu’il proclame volontiers, est cette continuité, cette dépendance qui unit les siècles les uns aux autres et fait toujours parler les morts dans le verbe des vivans. S’il admire le génie d’un Fustel, et cette puissance d’analyse qui lui fait toucher jusqu’aux infiniment petits de la vie sociale, il se garde de le suivre. Dans les faits du passé, il choisit et il se limite. Ses regards se portent sur les phénomènes les plus apparens, moins sur les idées et les grands faits sociaux, que sur les institutions et les hommes, sur la vie privée, que sur la vie publique. Est-ce par goût ? Par nature d’esprit ? Sous l’influence aussi du milieu dans lequel il a grandi et que le problème des formes de l’État passionnait seul ? On ne saurait le dire. Ce qui est sûr, c’est qu’il n’est ni un métaphysicien, ni un économiste. Il est surtout un historien « politique. » C’est la formule qui semble le mieux lui convenir.

Comparons ses ouvrages. Tous révèlent cette tendance. Sa thèse est l’histoire d’un des derniers féodaux, de ses démêlés avec l’autorité royale. Les Institutions monarchiques sont l’étude d’une révolution et d’un gouvernement. Dans la grande secousse des classes populaires, au XIIe siècle, ce qui le frappe, ce n’est ni l’organisation nouvelle de la vie, du travail, de la production, des rapports juridiques entre l’homme et la terre, ou l’homme et son maître ; c’est la Commune. Nous veut-il donner une description du régime féodal ? Les meilleurs chapitres de son Manuel sont encore ceux qu’il consacre à l’administration, au gouvernement des seigneurs. Mais, il l’avoue lui-même, il ne touche « ni à l’économie politique et sociale, ni à l’organisation intellectuelle. » Il n’est point jusqu’à son Innocent III, qui n’accuse le même esprit. Certes, on ne peut dire que l’auteur de la Croisade des Albigeois ait été fermé à l’intelligence des idées religieuses. Et pourtant, son héros est surtout un politique. M. Luchaire aime à suivre le fil de ses combinaisons, à démêler d’une main ferme ses desseins, ses audaces, ses reviremens, ses reculs, les poussées vigoureuses qu’il donne aux événemens ou les chocs en retour que les événemens lui infligent, toute cette stratégie de l’action que nul n’a vue, comprise, exposée comme lui. Sa grandeur intime et mystique lui échappe. Le dernier volume consacré à l’œuvre ecclésiastique est le moins complet. Encore la grande assemblée en 1215 ne l’a-t-elle intéressé que par les solutions qu’elle donne « aux plus graves problèmes de la politique européenne, » et l’affirmation éclatante « de la suprématie conquise sur le monde » par la papauté. C’est qu’il a côtoyé, sans le voir, cet infini de la vie de l’Eglise. Seule dans cet ensemble, l’étude de la Société française au temps de Philippe-Auguste, semble faire exception. Ici, l’historien a élargi sa manière. Qui oserait dire pourtant que cette œuvre qui touche à peine aux transformations profondes de l’économie sociale et de la structure, où nous ne sentons point comme le frisson des grands souffles intellectuels et mystiques qui annoncent le XIIIe siècle, soit bien celle que nous attendions ? L’auteur voit les faits sociaux par le dehors ; il les décrit, plus qu’il ne les pénètre : l’âme des penseurs et des foules ne lui livre qu’une part de son secret.

Les grands démiurges sont des poètes. Cette imagination créatrice n’avait pas été donnée à celui qui eut, avant tout, l’âme d’un savant. Son esprit net et précis avait au plus haut degré l’art de grouper les faits, de les exposer avec méthode. Son style est simple et sobre comme sa pensée. M. Luchaire avait le grand souci de bien écrire ; il ne croyait pas que la science dût se résoudre à s’exprimer mal. Tels chapitres de son Innocent III, l’exposé des impérialismes, puis encore la peinture des croyances albigeoises, sont hors pair. — En réalité, fond et forme, son œuvre vaut surtout par cette vertu supérieure, qui fut l’âme de sa vie : la probité.

On peut, dire que peu de consciences scientifiques furent aussi hautes. Il avait le culte de la justice, celle que l’on doit à ses devanciers, celle qu’attendent, dans le passé, les hommes ou les choses. Jamais érudit fut-il plus équitable pour ses rivaux ? Ce maître n’était pas de ceux qui pensent que rien n’a été fait avant eux et qu’il est habile de profiter des travaux des autres, tout en les ignorant. Nulle part, on ne trouverait dans son œuvre une remarque injuste ou malveillante : très souvent au contraire, on y peut voir des éloges sans réserves. Lui-même ne se met pas au-dessus de la critique. Il se révise, se contrôle, et, quand il s’est trompé, reconnaît loyalement son erreur. De telles natures sont bien faites pour la magistrature sereine de l’histoire. Ce penseur libre, qui avait rompu avec toute religion positive, a été un des écrivains qui ont le mieux jugé Innocent III et les papes. « Ils avaient, dit-il, l’esprit plus large, l’âme plus haute et plus accessible au sentiment d’humanité et de justice que ceux qui les représentaient. Ils étaient meilleurs que leurs cardinaux et légats : ceci fut vrai, par exemple, de Grégoire VII, beaucoup moins intransigeant et moins dur que ceux qui agissaient en son nom. » Cet universitaire, très épris de son temps, ne parle pas seulement du passé avec respect, mais avec amour. Il voulait qu’on l’étudiât, non seulement parce qu’il nous instruit et qu’il nous charme, mais parce qu’il est une portion de nous-mêmes. « Disparu ! le moyen âge ne l’est pas tant qu’on pourrait le croire. Il a laissé, autour de nous, des témoignages indestructibles de sa vitalité et de sa grandeur. Une époque qui a bâti nos cathédrales, ces chefs-d’œuvre d’élévation morale, de fécondité et de puissance… est toujours digne d’intéresser l’homme qui voit et qui pense. » Et il ajoutait, non sans scepticisme : « Il y a un fond de sentimens, de pensées et de passions qui ne varie pas, parce que l’homme est toujours semblable à lui-même… Nous reprochons au moyen âge d’avoir été superstitieux et mystique : mais regardons autour de nous. Je lisais, il y a quelques jours, un curieux opuscule, celui d’un publiciste qui prêche l’abolition du pouvoir temporel des papes, la suppression des biens d’Eglise, l’arbitrage international comme instrument de paix perpétuelle… Quel est ce remueur d’idées ? Évidemment un contemporain de Rousseau ou de Voltaire… Il vivait au temps de Philippe le Bel… Quelqu’un a écrit les lignes suivantes : « N’emploie jamais la contrainte pour amener ton prochain à professer la croyance qui est tienne… La foi ne vient pas de la force, mais de la raison. » C’est la définition même de la tolérance religieuse, telle que l’entend la société moderne. Eh bien ! elle vient des croisades. » Pour ce grand chercheur, l’histoire n’était pas seulement un inventaire, mais l’hommage légitime rendu par notre temps à tous les temps.

Une œuvre ainsi conçue risque fort d’être impersonnelle. A l’inverse de ces écrivains qui se racontent eux-mêmes en racontant le passé et lui demandent moins la vérité que leurs vérités, M. Luchaire a mis comme une coquetterie à disparaître de ses livres. Il se cache derrière les faits, les laisse parler, se bornant, greffier impassible, à inscrire leur témoignage. A-t-il si bien réussi à s’effacer qu’on ne le retrouve ? Non, il n’est pas vrai que l’historien ne soit d’aucun temps, ni d’aucun pays. L’homme reparaît dans le savant, et notre auteur a dit lui-même excellemment : « La nature ne connaît pas et ne connaîtra jamais cet être de raison, qui ne sent pas, n’a pas de préférences et ne se passionne pour rien… » Lui, se passionnait profondément, silencieusement, comme tous ceux qui sentent en profondeur. Sous ce masque froid et correct, qui semblait toujours se réserver ou se recueillir, on devinait la nature chaude, capable de se donner comme de s’émouvoir. Il n’était pas un homme d’action. Les jouissances de la pensée lui parurent toujours supérieures à celles de la lutte, et il ne goûta guère d’autre émotion intellectuelle que celle de son labeur. Travailleur inlassable, dans cette carrière déjà longue, il ne connut aucun arrêt. Chaque jour ressemblait à un autre, consacré à l’étude, ne laissant guère au patient érudit que deux heures de repos ; lui-même ne s’accordait, dans l’année, qu’un seul mois de vacances. Rarement, l’Université et l’Académie ont eu des maîtres plus pénétrés de leur devoir, des confrères plus laborieux et plus exacts. Il vivait tout entier pour la science, et ses auditeurs comme ses livres formaient l’horizon de sa vie publique.

Ce n’est pas qu’il n’eût ses convictions très fermes et très nettes. Mais il ne songea jamais, comme tant d’autres, à en tirer parti. L’honnête homme se défendit toujours de courtiser les opinions comme les gens au pouvoir ; l’historien avait trop le sens des nuances, de l’envers ou de la continuité des choses, pour ne pas discerner dans nos doctrines d’un jour la part de vérité et d’erreur qu’elles renferment toutes. Sur un point seulement, il fut et se montra toujours intransigeant. Ce travailleur, si détaché des contingences de la politique, resta un patriote. Il avait pour son pays l’ambition de la primauté intellectuelle. En 1883, abordant l’étude des institutions monarchiques, il remarque avec regret que nous avons été devancés, « qu’il est grand temps de prendre possession de notre histoire, si nous ne voulons y trouver les autres. » Il admire ceux, quels qu’ils soient, qui ont bien servi la France. S’il proteste contre les dénigremens systématiques d’un récent romancier de Jeanne d’Arc, il décerne son hommage, en pleine Académie, aux missionnaires qui ont rendu tant de services à la civilisation… Il ne veut pas surtout que l’amour de notre temps nous rende injustes envers nos pères, et c’est à des étudians comme à leurs maîtres qu’il donne ce conseil. « Il est des gens à courte vue pour qui l’histoire du pays commence en 1789. Ils ont jeté par-dessus bord, avec une légèreté de cœur et d’esprit qui s’explique par l’ignorance autant que par la passion politique, tout un héritage de huit siècles… Oui, il est sage d’être de son temps : mais nous pensons que le patriotisme consiste à aimer son pays jusque dans le passé, à souffrir des épreuves qu’il a traversées, comme à triompher de ses gloires. »

Ce culte très pur ne fut pas le seul. M. Luchaire en eut un autre : celui de la famille et de l’amitié. Le foyer intellectuel qu’il s’était créé venait s’échauffer au contact de son foyer domestique. Il avait dû à ses relations avec M. Zeller, son ancien maître, l’union qui fit le charme de sa vie. Ce petit cercle de tendresse eut toujours le meilleur de lui-même. Mais il ne s’y enferma pas en égoïste, et il sut l’ouvrir plus d’une fois à ses élèves comme à ses amis. Son accueil était froid : il parlait peu ; mais quand on parvenait à le connaître, comme on sentait la sympathie si vive et si sûre ! Bienveillant, serviable, il était toujours prêt à aider de ses conseils. Il aimait les jeunes, applaudissait à leurs succès : combien lui ont dû un encouragement ou un éloge qui a décidé peut-être leur vocation ! Et cette confiance une fois donnée ne se reprenait plus. Il a eu la rare fortune de garder tous ses amis. L’Académie des Sciences morales se souvient encore des termes émus du dernier adieu qu’il adressait, en 1907, à deux confrères qui avaient été ses camarades… Il ne se doutait guère que son tour fût alors si proche.

Quelle place lui assigner dans cette famille des historiens qui a honoré notre XIXe siècle ? Certes, les dons si rares qu’il avait reçus n’ont pas suffi pour l’élever au premier rang. On ne trouvera pas dans son œuvre la vigueur des raccourcis, la puissance des aperçus, la concision immortelle des formules, cet art d’embrasser d’un regard, de découvrir d’un geste, qui mettent hors pair un Guizot ou un Fustel. Dans ce passé qu’il explore, il ne sent pas davantage, avec l’intensité d’un Michelet, ce frémissement, cette vie intime des âmes, des foules ou des choses, qui sont le grand enchantement des époques lointaines. Sur la fresque à laquelle il a travaillé à son tour, son pinceau n’a jeté ni le relief, ni la couleur. Ses figures un peu pâles valent surtout par la netteté du dessin, la fidélité des traits, la recherche du détail… Qu’importe, si on y retrouve ce qui rend une œuvre saine cl forte, non la puissance de l’artiste, mais la conscience du savant ? M. Luchaire n’eût pas souhaité d’autre éloge. On peut dire qu’après lui, grâce à lui, l’histoire est en progrès, dans ses méthodes et dans ses conquêtes. Et c’est par-là qu’il mérite sa place, à quelque distance des plus grands, mais comme un frère puîné qui a sa part de l’héritage. La science, de même que l’action, ne se fait pas seulement par les premiers rôles qui occupent le devant de la scène. Avoir arraché au passé un de ses secrets, retrouvé un des anneaux du lien qui nous unit les uns aux autres, apporté ainsi sa part de vérités utiles et satisfait à ce besoin de connaître qui est l’angoisse et l’honneur de la nature humaine, n’est-ce point assez pour illustrer une existence ? La France n’oubliera pas les bons ouvriers qui, comme M. Luchaire, l’ont si bien servie. Ce sage ne laisse pas seulement un nom, mais une œuvre, — car, pour tout dire, il fut un historien.


IMBART DE LA TOUR.