Actes et Paroles volume1 La liberté du théâtre

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Assemblée Constituante 1848


Actes et parolesJ. Hetzel & Cie1 (p. 197-199).


VIII

LA LIBERTÉ DU THÉÂTRE[1]

3 avril 1849.

Je regrette que cette grave question, qui divise les meilleurs esprits, surgisse d’une manière si inopinée. Pour ma part, je l’avoue franchement, je ne suis pas prêt à la traiter et à l’approfondir comme elle devrait être approfondie ; mais je croirais manquer à un de mes plus sérieux devoirs, si je n’apportais ici ce qui me paraît être la vérité et le principe.

Je n’étonnerai personne dans cette enceinte en déclarant que je suis partisan de la liberté du théâtre.

Et d’abord, messieurs, expliquons-nous sur ce mot. Qu’entendons-nous par là ? Qu’est-ce que c’est que la liberté du théâtre ?

Messieurs, à proprement parler, le théâtre n’est pas et ne peut jamais être libre. Il n’échappe à une censure que pour retomber sous une autre, car c’est là le véritable nœud de la question, c’est sur ce point que j’appelle spécialement l’attention de M. le ministre de l’intérieur. Il existe deux sortes de censures. L’une, qui est ce que je connais au monde de plus respectable et de plus efficace, c’est la censure exercée au nom des idées éternelles d’honneur, de décence et d’honnêteté, au nom de ce respect qu’une grande nation a toujours pour elle-même, c’est la censure exercée par les mœurs publiques. (Mouvements en sens divers. Agitation.)

L’autre censure, qui est, je ne veux pas me servir d’expressions trop sévères, qui est ce qu’il y a de plus malheureux et de plus maladroit, c’est la censure exercée par le pouvoir.

Eh bien ! quand vous détruisez la liberté du théâtre, savez-vous ce que vous faites ? Vous enlevez le théâtre à la première de ces deux censures, pour le donner à la seconde.

Croyez-vous y avoir gagné ?

Au lieu de la censure du public, de la censure grave, austère, redoutée, obéie, vous avez la censure du pouvoir, la censure déconsidérée et bravée. Ajoutez-y le pouvoir compromis. Grave inconvénient.

Et savez-vous ce qui arrive encore ? C’est que, par une réaction toute naturelle, l’opinion publique, qui serait si sévère pour le théâtre libre, devient très indulgente pour le théâtre censuré. Le théâtre censuré lui fait l’effet d’un opprimé. (C’est vrai ! c’est vrai !)

Il ne faut pas se dissimuler qu’en France, et je le dis à l’honneur de la générosité de ce pays, l’opinion publique finit toujours tôt ou tard par prendre parti pour ce qui lui paraît être une liberté en souffrance.

Eh bien, je ne dis pas seulement il n’est pas moral, je dis il n’est pas adroit, il n’est pas habile, il n’est pas politique de mettre le public du côté des licences théâtrales ; le public, mon Dieu ! il a toujours dans l’esprit un fonds d’opposition, l’allusion lui plaît, l’épigramme l’amuse ; le public se met en riant de moitié dans les licences du théâtre.

Voilà ce que vous obtenez avec la censure. La censure, en retirant au public sa juridiction naturelle sur le théâtre, lui retire en même temps le sentiment de son autorité et de sa responsabilité ; du moment où il cesse d’être juge, il devient complice. (Mouvement.)

Je vous invite, messieurs, à réfléchir sur les inconvénients de la censure ainsi considérée. Il arrive que le public finit très promptement par ne plus voir dans les excès du théâtre que des malices presque innocentes, soit contre l’autorité, soit contre la censure elle-même ; il finit par adopter ce qu’il aurait réprouvé, et par protéger ce qu’il aurait condamné. (C’est vrai !)

J’ajoute ceci : la répression pénale n’est plus possible, la société est désarmée, son droit est épuisé, elle ne peut plus rien contre les délits qui peuvent se commettre pour ainsi dire à travers la censure. Il n’y a plus, je le répète, de répression pénale. Le propre de la censure, et ce n’est pas là son moindre inconvénient, c’est de briser la loi en s’y substituant. Le manuscrit une fois censuré, tout est dit, tout est fini. Le magistrat n’a rien à faire où le censeur a travaillé. La loi ne passe pas où la police a passé.

Quant à moi, ce que je veux, pour le théâtre comme pour la presse, c’est la liberté, c’est la légalité.

Je résume mon opinion en un mot que j’adresse aux gouvernants et aux législateurs : par la liberté, vous placez les licences et les excès du théâtre sous la censure du public ; par la censure, vous les mettez sous sa protection. Choisissez. (Longue agitation.)

  1. Ce discours fut prononcé dans la discussion du budget, après un discours dans lequel le représentant Jules Favre demanda pour les théâtres l’abolition de toute censure.