Actes et Paroles volume1 Pour la liberté de la presse et contre l’arrestation des écrivains

La bibliothèque libre.




Assemblée Constituante 1848



II

POUR LA LIBERTÉ DE LA PRESSE

ET
CONTRE L’ARRESTATION DES ÉCRIVAINS[1]

M. Victor Hugo. — Je sens que l’assemblée est impatiente de clore le débat, aussi ne dirai-je que quelques mots. (Parlez ! parlez !)

Je suis de ceux qui pensent aujourd’hui plus que jamais, depuis hier surtout, que le devoir d’un bon citoyen, dans les circonstances actuelles, est de s’abstenir de tout ce qui peut affaiblir le pouvoir dont l’ordre social a un tel besoin. (Très bien !)

Je renonce donc à entrer dans ce que cette discussion pourrait avoir d’irritant, et ce sacrifice m’est d’autant plus facile que j’ai le même but que vous, le même but que le pouvoir exécutif, ce but que vous comprenez, il peut se résumer en deux mots, armer l’ordre social et désarmer ses ennemis. (Adhésion.)

Ma pensée est, vous le voyez, parfaitement claire, et je demande au gouvernement la permission de lui adresser une question ; car il est résulté un doute dans mon esprit des paroles de M. le ministre de la justice.

Sommes-nous dans l’état de siège, ou sommes-nous dans la dictature ? C’est là, à mon sens, la question.

Si nous sommes dans l’état de siège, les journaux supprimés ont le droit de reparaître en se conformant aux lois. Si nous sommes dans la dictature, il en est autrement.

M. Démosthène Ollivier. — Qui donc aurait donné la dictature ?

M. Victor Hugo. — Je demande au chef du pouvoir exécutif de s’expliquer.

Quant à moi, je pense que la dictature a duré justement, légitimement, par l’impérieuse nécessité des circonstances, pendant quatre jours. Ces quatre jours passés, l’état de siège suffisait.

L’état de siège, je le déclare, est nécessaire, mais l’état de siège est une situation légale et définie, et il me paraît impossible de concéder au pouvoir exécutif la dictature indéfinie, lorsque vous n’avez prétendu lui donner que l’état de siège.

Maintenant, si le pouvoir exécutif ne croit pas l’autorité dont l’assemblée l’a investi suffisante, qu’il le déclare et que l’assemblée avise. Quant à moi, dans une occasion où il s’agit de la première et de la plus essentielle de nos libertés, je ne manquerai pas à la défense de cette liberté. Défendre aujourd’hui la société, demain la liberté, les défendre l’une avec l’autre, les défendre l’une par l’autre, c’est ainsi que je comprends mon mandat comme représentant, mon droit comme citoyen et mon devoir comme écrivain. (Mouvement.)

Si le pouvoir donc désire être investi d’une autorité dictatoriale, qu’il le dise, et que l’assemblée décide.

Le général Cavaignac, chef du pouvoir exécutif, président du conseil. — Ne craignez rien, monsieur, je n’ai pas besoin de tant de pouvoir ; j’en ai assez, j’en ai trop de pouvoir ; calmez vos craintes. (Marques d’approbation.)

M. Victor Hugo. — Dans votre intérêt même, permettez-moi de vous le dire, à vous homme du pouvoir, moi homme de la pensée… (Interruption prolongée.)

J’ai besoin d’expliquer une expression sur laquelle l’assemblée pourrait se méprendre.

Quand je dis homme de la pensée, je veux dire homme de la presse, vous l’avez tous compris. (Oui ! oui !)

Eh bien, dans l’intérêt de l’avenir encore plus que dans l’intérêt du présent, quoique l’intérêt du présent me préoccupe autant qu’aucun de vous, croyez-le bien, je dis au pouvoir exécutif : Prenez garde ! l’immense autorité dont vous êtes investi…

Le général Cavaignac. — Mais non !

Un membre à gauche. — Faites une proposition. (Rumeurs diverses.)

M. le président. — Il est impossible de continuer à discuter si l’on se livre à des interpellations particulières.

M. Victor Hugo. — Que le pouvoir me permette de le lui dire, — je réponds à l’interruption de l’honorable général Cavaignac, — dans les circonstances actuelles, avec la puissance considérable dont il est investi, qu’il prenne garde à la liberté de la presse, qu’il respecte cette liberté ! Que le pouvoir se souvienne que la liberté de la presse est l’arme de cette civilisation que nous défendons ensemble. La liberté de la presse était avant vous, elle sera après vous. (Agitation.)

Voilà ce que je voulais répondre à l’interruption de l’honorable général Cavaignac.

Maintenant je demande au pouvoir de se prononcer sur la manière dont il entend user de l’autorité que nous lui avons confiée. Quant à moi, je crois que les lois existantes, énergiquement appliquées, suffisent. Je n’adopte pas l’opinion de M. le ministre de la justice, qui semble penser que nous nous trouvons dans une sorte d’interrègne légal, et qu’il faut attendre, pour user de la répression judiciaire, qu’une nouvelle loi soit faite par vous. Si ma mémoire ne me trompe pas, le 24 juin, l’honorable procureur général près la cour d’appel de Paris a déclaré obligatoire la loi sur la presse du 16 juillet 1828. Remarquez cette contradiction. Y a-t-il pour la presse une législation en vigueur ? Le procureur général dit oui, le ministre de la justice dit non. (Mouvement.) Je suis de l’avis du procureur général.

La presse, à l’heure qu’il est, et jusqu’au vote d’une loi nouvelle, est sous l’empire de la législation de 1828. Dans ma pensée, si l’état de siège seul existe, si nous ne sommes pas en pleine dictature, les journaux supprimés ont le droit de reparaître en se conformant à cette législation. (Agitation.) Je pose la question ainsi et je demande qu’on s’explique sur ce point. Je répète que c’est une question de liberté, et j’ajoute que les questions de liberté doivent être dans une assemblée nationale, dans une assemblée populaire comme celle-ci, traitées, je ne dis pas avec ménagement, je dis avec respect. (Adhésion.)

Quant aux journaux, je n’ai pas à m’expliquer sur leur compte, je n’ai pas d’opinion à exprimer sur eux, cette opinion serait peut-être pour la plupart d’entre eux très sévère. Vous comprenez que plus elle est sévère, plus je dois la taire ; je ne veux pas prendre la parole pour les attaquer quand ils n’ont pas la parole pour se défendre. (Mouvement.) Je me sers à regret de ces termes, les journaux supprimés ; l’expression supprimés ne me paraît ni juste, ni politique ; suspendus était le véritable mot dont le pouvoir exécutif aurait dû se servir. (Signe d’assentiment de M. le ministre de la justice.) Je n’attaque pas en ce moment le pouvoir exécutif, je le conseille. J’ai voulu et je veux rester dans les limites de la discussion la plus modérée. Les discussions modérées sont les discussions utiles. (Très bien !)

J’aurais pu dire, remarquez-le, que le pouvoir avait attenté à la propriété, à la liberté de la pensée, à la liberté de la personne d’un écrivain ; qu’il avait tenu cet écrivain neuf jours au secret, onze jours dans un état de détention qui est resté inexpliqué. (Mouvements divers.)

Je n’ai pas voulu entrer et je n’entrerai pas dans ce côté irritant, je le répète, de la question. Je désire simplement obtenir une explication, afin que les journaux puissent savoir, à l’issue de cette séance, ce qu’ils peuvent attendre du pouvoir qui gouverne le pays.

Dans ma conviction, les laisser reparaître sous l’empire rigide de la loi, ce serait à la fois une mesure de vraie justice et une mesure de bonne politique ; de justice, cela n’a pas besoin d’être démontré ; de bonne politique, car il est évident pour moi qu’en présence de l’état de siège, et sous la pression des circonstances actuelles, ces journaux modéreraient d’eux-mêmes la première explosion de leur liberté. Or c’est cette explosion qu’il serait utile d’amortir dans l’intérêt de la paix publique. L’ajourner, ce n’est que la rendre plus dangereuse par la longueur même de la compression. (Mouvement.) Pesez ceci, messieurs.

Je demande formellement à l’honorable général Cavaignac de vouloir bien nous dire s’il entend que les journaux interdits peuvent reparaître immédiatement sous l’empire des lois existantes, ou s’ils doivent, en attendant une législation nouvelle, rester dans l’état où ils sont, ni vivants ni morts, non pas seulement entravés par l’état de siège, mais confisqués par la dictature. (Mouvement prolongé.)

  1. M. Crespel-Delatouche avait interpellé le gouvernement sur la suppression de onze journaux frappés d’interdit le 25 juin, sur l’arrestation et la détention au secret, dix jours durant, du directeur de l’un des journaux supprimés, M. Émile de Girardin, etc. Les mesures attaquées furent défendues par le ministre de la justice ; elles furent combattues par les représentants Vesin, Valette, Dupont (de Bussac), Germain Sarrut et Lenglet. Le général Cavaignac, après le discours de Victor Hugo, déclara qu’il ne voulait entrer dans aucune explication et qu’il laissait à l’assemblée le soin de le défendre ou de l’accuser. L’assemblée déclara la discussion close et passa à l’ordre du jour.
    (Note de l’éditeur.)