Actes et Paroles volume1 Séance des cinq associations d’art et d’industrie

La bibliothèque libre.




Réunions Électorales 1848-1849



V

SÉANCE DES CINQ ASSOCIATIONS

D’ART ET D’INDUSTRIE
29 mai 1848.

M. Victor Hugo. — Il y a un mois, j’avais cru devoir, par respect pour l’initiative électorale, m’abstenir de toute candidature personnelle ; mais en même temps, vous vous le rappelez, j’ai déclaré que, le jour où le danger apparaîtrait sur l’assemblée nationale, je me présenterais. Le danger s’est montré, je me présente. (On applaudit.)

Il y a un mois, l’un de vous me fit cette question que j’acceptai avec douleur : — S’il arrivait que des insensés osassent violer l’assemblée nationale, que pensez-vous qu’il faudrait faire ? J’acceptai, je le répète, la question avec douleur, et je répondis sans hésiter, sur-le-champ : Il faudrait se lever tous comme un seul homme, et-ce furent mes propres paroles — écraser l’insolence des dictatures sous la souveraineté de la nation.

Ce que je demandais il y a un mois, trois cent mille citoyens armés l’ont fait il y a quinze jours.

Avant cet événement, qui est un attentat et qui est une catastrophe, s’offrir à la candidature, ce n’était qu’un droit, et l’on peut toujours s’abstenir d’un droit. Aujourd’hui c’est un devoir, et l’on n’abdique pas le devoir. Abdiquer le devoir, c’est déserter. Vous le voyez, je ne déserte pas. (Adhésion.)

Depuis l’époque dont je vous parle, en quelques semaines, les linéaments confus des questions politiques se sont éclaircis, les événements ont brusquement éclairé d’un jour providentiel l’intérieur de toutes les pensées, et, à l’heure qu’il est, la situation est d’une éclatante simplicité. Il n’y a plus que deux questions : la vie ou la mort. D’un côté, il y a les hommes qui veulent la liberté, l’ordre, la paix, la famille, la propriété, le travail, le crédit, la sécurité commerciale, l’industrie florissante, le bonheur du peuple, la grandeur de la patrie, en un mot, la prospérité de tous composée du bien-être de chacun. De l’autre côté, il y a les hommes qui veulent l’abîme. Il y a les hommes qui ont pour rêve et pour idéal d’embarquer la France sur une espèce de radeau de la Méduse où l’on se dévorerait en attendant la tempête et la nuit ! (Mouvement.)

Je n’ai pas besoin de vous dire que je ne suis pas de ces hommes-là, que je n’en serai jamais ! (Non ! non ! nous le savons !) Je lutterai de front jusqu’à mon dernier souffle contre ces mauvais citoyens qui voudraient imposer la guerre à la France par l’émeute et la dictature au peuple par la terreur. Ils me trouveront toujours là, debout, devant eux, comme citoyen à la tribune, ou comme soldat dans la rue. (Très bien ! très bien !)

Ce que je veux, vous le savez. Je l’ai dit il y a peu de jours. Je l’ai dit à mon pays tout entier. Je l’ai dit en prenant toutes mes convictions dans mon âme, en essayant d’arracher du cœur de tous les honnêtes gens la parole que chacun pense et que personne n’ose dire. Eh bien, cette parole, je l’ai dite ! Mon choix est fait ; vous le connaissez. Je veux une république qui fasse envie à tous les peuples, et non une république qui leur fasse horreur ! Je veux, moi, et vous aussi vous voulez une république si noble, si pure, si honnête, si fraternelle, si pacifique que toutes les nations soient tentées de l’imiter et de l’adopter. Je veux une république si sainte et si belle que, lorsqu’on la comparera à toutes les autres formes de gouvernement, elle les fasse évanouir rien que par la comparaison. Je veux une république telle que toutes les nations en regardant la France ne disent pas seulement : Qu’elle est grande ! mais disent encore : Qu’elle est heureuse ! (Applaudissements.)

Ne vous y trompez pas, — et je voudrais que mes paroles dépassassent cette enceinte étroite, et peut-être la dépasseront-elles, — la propagande de la république est toute dans la beauté de son développement régulier, et la propagande de la république, c’est sa vie même. Pour que la république s’établisse a jamais en France, il faut qu’elle s’établisse hors de France, et pour qu’elle s’établisse hors de France il faut qu’elle se fasse accepter par la conscience du genre humain. (Bravo ! bravo !)

Vous connaissez maintenant le fond de mon cœur. Toute ma pensée, je pourrais la résumer en un seul mot ; ce mot, le voici : haine vigoureuse de l’anarchie, tendre et profond amour du peuple. (Vive et unanime adhésion.) J’ajoute ceci, et tout ce que j’ai écrit, et tout ce que j’ai fait dans ma vie publique est là pour le prouver, pas une page n’est sortie de ma plume depuis que j’ai l’âge d’homme, pas un mot n’est sorti de ma bouche qui ne soit d’accord avec les paroles que je prononce en ce moment. (Oui ! oui ! c’est vrai !) Vous le savez tous, vous, mes amis, mes confrères, mes frères, je suis aujourd’hui l’homme que j’étais hier, l’avocat dévoué de cette grande famille populaire qui a souffert trop longtemps ; le penseur ami des travailleurs, le travailleur ami des penseurs ; l’écrivain qui veut pour l’ouvrier, non l’aumône qui dégrade, mais le travail qui honore. (Très bien !) Je suis l’homme qui, hier, défendait le peuple au milieu des riches, et qui, demain, défendrait, s’il le fallait, les riches au milieu du peuple. (Nouvelle adhésion.) C’est ainsi que je comprends, avec tous les devoirs qu’il contient, ce mot sublime qui m’apparaît écrit par la main de Dieu même, au-dessus de toutes les nations, dans la lumière éternelle des cieux, fraternité ! (Acclamations.)

M. Paulin regrette que le citoyen Victor Hugo, dont il admire l’immense talent, ait cru devoir signaler le danger de l’anarchie sans parler du danger de la réaction. Il pense que la révolution de février n’est pas une révolution politique, mais une révolution sociale. Il demande au citoyen Victor Hugo s’il est d’avis que le prolétariat doive disparaître de la société.

M. Victor Hugo. — Disparaître, comme l’esclavage a disparu ! disparaître à jamais ! mais non en ramenant, sous une autre forme, le servage et la mainmorte ! (Sensation.)

Je n’ai pas deux paroles ; je disais tout à l’heure que je suis aujourd’hui l’homme que j’étais hier. Mon Dieu ! bien avant de faire partie d’un corps politique, il y a quinze ans, je disais ceci dans un livre imprimé : « Si, à moi qui ne suis rien dans l’état, la parole m’était donnée sur les affaires du pays, je la demanderais seulement sur l’ordre du jour, et je sommerais les gouvernements de substituer les questions sociales aux questions politiques. »

Il y a quinze ans que j’imprimais cela. Quelques années après la publication des paroles que je viens de rappeler, j’ai fait partie d’un corps politique… Je m’interromps, permettez-moi d’être sobre d’apologies rétrospectives, je ne les aime pas. Je pense d’ailleurs que lorsqu’un homme, depuis vingt-cinq ans, a jeté sur douze ou quinze cent mille feuilles sa pensée au vent, il est difficile qu’il ajoute quelque chose à cette grande profession de foi, et quand je rappelle ce que j’ai dit, je le fais avec une candeur entière, avec la certitude que rien dans mon passé ne peut démentir ce que je dis à présent. Cela bien établi, je continue.

Lorsque je faisais partie de la chambre des pairs, il arriva, un jour, qu’à propos des falsifications commerciales, dans un bureau où je siégeais, plusieurs des questions qui viennent d’être soulevées furent agitées. Voici ce que je dis alors ; je cite :

« Qui souffre de cet état de choses ? la France au dehors, le peuple au dedans ; la France blessée dans sa prospérité et dans son honneur, le peuple froissé dans son existence et dans son travail. En ce moment, messieurs, j’emploie ce mot, le peuple, dans une de ses acceptions les plus restreintes et les plus usitées, pour désigner spécialement la classe nombreuse et laborieuse qui fait la base même de la société, cette classe si digne d’intérêt parce qu’elle travaille, si digne de respect parce qu’elle souffre. Je ne le cache pas, messieurs, et je sais bien qu’en vous parlant ainsi je ne fais qu’éveiller vos plus généreuses sympathies, j’éprouve pour l’homme de cette classe un sentiment cordial et fraternel. Ce sentiment, tout esprit qui pense le partage. Tous, à des degrés divers, nous sommes des ouvriers dans la grande œuvre sociale. Eh bien ! je le déclare, ceux qui travaillent avec le bras et avec la main sont sous la garde de ceux qui travaillent avec la pensée. » (Applaudissements.)

Voilà de quelle manière je parlais à la chambre aristocratique dont j’avais l’honneur de faire partie. (Mouvements en sens divers.) Ce mot, j’avais l’honneur, ne saurait vous choquer. Vous n’attendez pas de moi un autre langage ; lorsque ce pouvoir était debout, j’ai pu le combattre ; aujourd’hui qu’il est tombé, je le respecte. (Très bien ! Profonde sensation.)

Toutes les questions qui intéressent le bien-être du peuple, la dignité du peuple, l’éducation due au peuple, ont occupé ma vie entière. Tenez, entrez dans le premier cabinet de lecture venu, lisez quinze pages intitulées Claude Gueux, que je publiais il y a quatorze ans, en 1834, et vous y verrez ce que je suis pour le peuple, et ce que le peuple est pour moi.

Oui, le prolétariat doit disparaître ; mais je ne suis pas de ceux qui pensent que la propriété disparaîtra. Savez-vous, si la propriété était frappée, ce qui serait tué ? Ce serait le travail.

Car, qu’est-ce que c’est que le travail ? C’est l’élément générateur de la propriété. Et qu’est-ce que c’est que la propriété ? C’est le résultat du travail. (Oui ! oui !) Il m’est impossible de comprendre la manière dont certains socialistes ont posé cette question. Ce que je veux, ce que j’entends, c’est que l’accès de la propriété soit rendu facile à l’homme qui travaille, c’est que l’homme qui travaille soit sacré pour celui qui ne travaille plus. Il vient une heure où l’on se repose. Qu’à l’heure où l’on se repose, on se souvienne de ce qu’on a souffert lorsqu’on travaillait, qu’on s’en souvienne pour améliorer sans cesse le sort des travailleurs ! Le but d’une société bien faite, le voici : élargir et adoucir sans cesse la montée, autrefois si rude, qui conduit du travail à la propriété, de la condition pénible à la condition heureuse, du prolétariat à l’émancipation, des ténèbres où sont les esclaves à la lumière où sont les hommes libres. Dans la civilisation vraie, la marche de l’humanité est une ascension continuelle vers la lumière et la liberté ! (Acclamation.)

M. Paulin n’a jamais songé à attaquer les sentiments de M. Victor Hugo, mais il aurait voulu entendre sortir de sa bouche le grand mot, Association, le mot qui sauvera la république et fera des hommes une famille de frères. (On applaudit.)

M. Victor Hugo. — Ici encore, à beaucoup d’égards, nous pouvons nous entendre. Je n’attache pas aux mots autant d’efficacité que vous. Je ne crois pas qu’il soit donné à un mot de sauver le monde ; cela n’est donné qu’aux choses, et, entre les choses, qu’aux idées. (C’est vrai ! très bien !)

Je prends donc l’association, non comme un mot, mais comme une idée, et je vais vous dire ce que j’en pense.

J’en pense beaucoup de bien ; pas tout le bien qu’on en dit, parce qu’il n’est pas donné à l’homme, je le répète, de rencontrer ni dans le monde physique, ni dans le monde moral, ni dans le monde politique, une panacée. Cela serait trop vite fini si, avec une idée ou le mot qui la représente, on pouvait résoudre toutes les questions et dire : embrassons-nous. Dieu impose aux hommes un plus sévère labeur. Il ne suffit pas d’avoir l’idée, il faut encore en extraire le fait. C’est là le grand et douloureux enfantement. Pendant qu’il s’accomplit, il s’appelle révolution ; quand il est accompli, l’enfantement de la société, comme l’enfantement de la femme, s’appelle délivrance. (Sensation.) En ce moment, nous sommes dans la révolution ; mais, je le pense comme vous, la délivrance viendra ! (Bravo !)

Maintenant, entendons-nous.

Remarquez que, si je n’ai pas prononcé le mot association, j’ai souvent prononcé le mot société. Or, au fond de ces deux mots, société, association, qu’y a-t-il ? La même idée : fraternité.

Je veux l’association comme vous, vous voulez la société comme moi. Nous sommes d’accord.

Oui, je veux que l’esprit d’association pénètre et vivifie toute la cité. C’est là mon idéal ; mais il y a deux manières de comprendre cet idéal.

Les uns veulent faire de la société humaine une immense famille.

Les autres veulent en faire un immense monastère.

Je suis contre le monastère et pour la famille. (Mouvement. Applaudissements.)

Il ne suffit pas que les hommes soient associés, il faut encore qu’ils soient sociables.

J’ai lu les écrits de quelques socialistes célèbres, et j’ai été surpris de voir que nous avions, au dix-neuvième siècle, en France, tant de fondateurs de couvents. (On rit.)

Mais, ce que je n’aurais jamais cru ni rêvé, c’est que ces fondateurs de couvents eussent la prétention d’être populaires.

Je n’accorde pas que ce soit un progrès pour un homme de devenir un moine, et je trouve étrange qu’après un demi-siècle de révolutions faites contre les idées monastiques et féodales, nous y revenions tout doucement, avec les interprétations du mot association. (Très bien !) Oui, l’association, telle que je la vois expliquée dans les écrits accrédités de certains socialistes, — moi écrivain un peu bénédictin, qui ai feuilleté le moyen âge, je la connais ; elle existait à Cluny, à Cîteaux, elle existe à la Trappe. Voulez-vous en venir là ? Regardez-vous comme le dernier mot des sociétés humaines le monastère de l’abbé de Rancé ? Ah ! c’est un spectacle admirable ! Rien au monde n’est plus beau ; c’est l’abnégation à la plus haute puissance, ces hommes ne faisant rien pour eux-mêmes, faisant tout pour le prochain, mieux encore, faisant tout pour Dieu ! Je ne sache rien de plus beau. Je ne sache rien de moins humain. (Sensation.) Si vous voulez trancher de cette manière héroïque les questions humaines, soyez sûrs que vous n’atteindrez pas votre but. Quoique cela soit beau, je crois que cela est mauvais. Oui, une chose peut à la fois être belle et mauvaise ! et je vous invite, vous tous penseurs, à réfléchir sur ce point. Les meilleurs esprits, les plus sages en apparence, peuvent se tromper, et, voyant une chose belle, dire : elle est bonne. Eh bien ! non, le couvent, qui est beau, n’est pas bon ! non, la vie monastique, qui est sublime, n’est pas applicable ! Il ne faut pas rêver l’homme autrement que Dieu ne l’a fait. Pour lui donner des perfections impossibles, vous lui ôteriez ses qualités naturelles. (Bravo !) Pensez-y bien, l’homme devenu un moine, perdant son nom, sa tradition de famille, tous ses liens de nature, ne comptant plus que comme un chiffre, ce n’est plus un homme, car ce n’est plus un esprit, car ce n’est plus une liberté ! Vous croyez l’avoir fait monter bien haut, regardez, vous l’avez fait tomber bien bas. Sans doute, il faut limiter l’égoïsme ; mais, dans la vie telle que la providence l’a faite à notre infirmité, il ne faut pas exagérer l’oubli de soi-même. L’oubli de soi-même, bien compris, s’appelle abnégation ; mal compris, il s’appelle abrutissement. Socialistes, songez-y ! les révolutions peuvent changer la société, mais elles ne changent pas le cœur humain. Le cœur humain est à la fois ce qu’il y a de plus tendre et ce qu’il y a de plus résistant. Prenez garde à votre étrange progrès ! il va droit contre la volonté de Dieu. N’ôtez pas au peuple la famille pour lui donner le monastère ! (Applaudissements prolongés.)

M. Taylor fait remarquer que M. Victor Hugo sera, sans nul doute, d’autant plus disposé à défendre ce fécond principe de l’association, que c’est l’association qui l’a d’abord choisi pour son candidat, qu’il parlait tout à l’heure devant une association des associations, et que c’est, en réalité, de l’association qu’il tiendra le mandat que les artistes et les ouvriers veulent lui confier, au nom de l’art et du travail.

M. Aubry. — Beaucoup de personnes que je connais, qui sont loin d’avoir l’instruction nécessaire pour juger les causes et les effets, m’ont demandé, — lorsque je proposais le grand nom de M. Victor Hugo, que je verrais avec bonheur à la chambre, — m’ont demandé pourquoi, en promettant de combattre les hommes qui veulent être, il n’avait pas parlé de combattre les hommes qui ont été. Dans ce moment, la classe ouvrière craint plus les individus qui se cachent que les individus qui se sont montrés… Les républicains qui ont attenté à l’assemblée le 15 mai… je me trompe, ce ne sont pas des républicains ! (Bravo ! bravo ! Applaudissements) ; les individus qui se montrent, on les écrase sous le poids du mépris ; pour ceux qui se cachent, nous désirons que nos représentants viennent dire : Nous les combattrons. (Approbation.)

M. Victor Hugo. — J’ai écouté avec attention, et, chose remarquable, chez un orateur si jeune qui parle avec une facilité si distinguée, qui dit si clairement sa pensée, je n’ai pu la saisir tout entière. Je vais toutefois essayer de la préciser. Il va voir avec quelle sincérité j’aborde toutes les hypothèses.

Il m’a semblé qu’il désignait comme dangereux, j’emprunte ses propres expressions, non-seulement ceux qui veulent être, mais ceux qui ont été.

Je commence par lui dire : Entendez-vous parler de la famille qui vient d’être brisée par un mouvement populaire ? Si vous dites oui, rien ne m’est plus facile que de répondre ; remarquez que vous ne me gênez pas du tout en disant oui.

M. Aubry. — En parlant ainsi, je n’ai pas voulu parler des personnes, mais des systèmes ; non de M. Louis-Philippe, ni de M. Blanqui (sourires), mais du système de Louis-Philippe et du système de Blanqui.

M. Victor Hugo. — Vous me mettez trop à mon aise. S’il ne s’agit que des systèmes, je répondrai par des faits.

J’ai été trois ans pair de France ; j’ai parlé six fois comme pair ; j’ai donné, dans une lettre que les journaux ont publiée, les dates de mes discours. Pourquoi ai-je donné ces dates ? C’est afin que chacun pût recourir au Moniteur. Pourquoi ai-je donné avec une tranquillité profonde ces six dates aux millions de lecteurs des journaux de Paris et de la France ? C’est que je savais que pas une des paroles que j’ai prononcées alors ne serait hors de propos aujourd’hui ; c’est que les six discours que j’ai prononcés devant les pairs de France, je pourrais les redire tous demain devant l’assemblée nationale. Là était le secret de ma tranquillité.

Voulez-vous plus de détails ? Voulez-vous que je vous dise quels ont été les sujets de ces six discours ?

(De toutes parts : Oui ! oui !)

Le premier discours, prononcé le 14 février 1846, a été consacré aux ouvriers, au peuple, dont nous voyons ici une honorable et grave députation. Une loi avait été présentée qui tendait à nier le droit que l’artiste industriel a sur son œuvre. J’ai combattu la disposition mauvaise que cette loi contenait ; je l’ai fait rejeter.

Le second discours a été prononcé le 20 mars de la même année, les journaux l’ont cité il y a quelques jours ; c’était pour la Pologne. Le 1er avril suivant, j’ai parlé pour la troisième fois. C’était encore pour le peuple ; c’était sur la question de la probité commerciale, sur les marques de fabrique. Deux mois après, les 2 et 5 juillet, j’ai repris la parole ; c’était pour la défense et la protection de notre littoral ; je signalais aux chambres ce fait grave que les côtes d’Angleterre sont hérissées de canons, et que les côtes de France sont désarmées.

Le cinquième discours date du 14 juin 1847. Ce jour-là, à propos de la pétition d’un proscrit, je me suis levé pour dire au gouvernement du roi Louis-Philippe ce que je regrette de n’avoir pu dire ces jours passés au gouvernement de la république : que c’est une chose odieuse de bannir et de proscrire ceux que la destinée a frappés. J’ai demandé hautement — il n’y a pas encore un an de cela — que la famille de l’empereur rentrât en France. La chambre me l’a refusé, la providence me l’a accordé. (Mouvement prolongé.)

Le sixième discours, prononcé le 13 janvier dernier, était sur l’Italie, sur l’unité de l’Italie, sur la révolution française, mère de la révolution italienne. Je parlais à trois heures de l’après-midi ; j’affirmais qu’une grande révolution allait s’accomplir dans la péninsule italienne. La chambre des pairs disait non, et, à la même minute, le 13 janvier, à trois heures, pendant que je parlais, le premier tocsin de l’insurrection sonnait à Palerme. (Nouveau mouvement.) C’est la dernière fois que j’ai parlé.

L’indépendance de ma pensée s’est produite sous bien d’autres formes encore ; je rappelle un souvenir que les auteurs dramatiques n’ont peut-être pas oublié. Dans une circonstance mémorable pour moi, c’était la première fois que je recueillais des gages de la sympathie populaire, dans un procès intenté à propos du drame le Roi s’amuse, dont le gouvernement avait suspendu les représentations, je pris la parole. Personne n’a attaqué avec plus d’énergie et de résolution le gouvernement d’alors ; vous pouvez relire mon discours.

Voilà des faits. Passerons-nous aux personnes ? Vous me donnez bien de la force. Non, je n’attaquerai pas les personnes ; non, je ne ferai pas cette lâcheté de tourner le dos à ceux qui s’en vont, et de tourner le visage à ceux qui arrivent ; jamais, jamais ! personne ne me verra suivre, comme un vil courtisan, les flatteurs du peuple, moi qui n’ai pas suivi les flatteurs des rois ! (Explosion de bravos.) Flatteurs de rois, flatteurs du peuple, vous êtes les mêmes hommes, j’ai pour vous un mépris profond.

Je voudrais que ma voix fût entendue sur le boulevard, je voudrais que ma parole parvînt aux oreilles de tout ce loyal peuple répandu en ce moment dans les carrefours, qui ne veut pas de proscription, lui qui a été proscrit si longtemps ! Depuis un mois, il y a deux jours où j’ai regretté de ne pas être de l’assemblée nationale ; le 15 mai, pour m’opposer au crime de lèse-majesté populaire commis par l’émeute, à la violation du domicile de la nation ; et le 25 mai, pour m’opposer au décret de bannissement. Je n’étais pas là lorsque cette loi inique et inutile a été votée par les hommes mêmes qui soutenaient la dynastie il y a quatre mois ! Si j’y avais été, vous m’auriez vu me lever, l’indignation dans l’âme et la pâleur au front. J’aurais dit : Vous faites une loi de proscription ! mais votre loi est invalide ! mais votre loi est nulle ! Et, tenez, la providence met là, sous vos yeux, la preuve éclatante de la misère de cette espèce de lois. Vous avez ici deux princes, — je dis princes à dessein, — vous avez deux princes de la famille Bonaparte, et vous êtes forcés de les appeler à voter sur cette loi, eux qui sont sous le coup d’une loi pareille ! et, en votant sur la loi nouvelle, ils violent, Dieu soit loué, la loi ancienne ! Et ils sont là au milieu de vous comme une protestation vivante de la toute-puissance divine contre cette chose faible et violente qu’on appelle la toute-puissance humaine ! (Acclamation.)

Voilà ce que j’aurais dit. Je regrette de n’avoir pu le dire ; et, soyez tranquilles, si l’occasion se représente, je la saisirai ; j’en prends à la face du peuple l’engagement. Je ne permettrai pas qu’en votre nom on fasse des actions honteuses. Je flétrirai les actes et je démasquerai les hommes. (Bravo !) Non, je n’attaquerai jamais les personnes d’aucun parti malheureux ! Je n’attaquerai jamais les vaincus ! J’ai l’habitude de traiter les questions par l’amour et non par la haine. (Sensation.) J’ai l’instinct de chercher le côté noble, doux et conciliant, et non le côté irritant des choses. Je n’ai jamais manqué à cette habitude de ma vie entière, je n’y manquerai pas aujourd’hui. Et pourquoi y manquerais-je ? dans quel but ? Dans un but de candidature ! Est-ce que vous croyez que j’ai l’ambition d’être député à l’assemblée nationale ? J’ai l’ambition du pompier qui voit une maison qui brûle, et qui dit : Donnez-moi un seau d’eau ! (Bravo ! bravo !)

M. Aubry. — Ce que mes amis demandent, c’est précisément de voir stigmatiser ces mêmes individus qui ont voté la loi de proscription, dont nous ne voulons pas. S’ils ont proscrit la famille de Louis-Philippe, c’est qu’ils craignent de la voir revenir, eux qui lui doivent tout, et qui se sont montrés si ingrats. Ces hommes devraient être marqués d’un fer rouge à l’épaule. Nous n’en voulons pas, parce qu’ils ont un système ténébreux. Ils en ont donné la preuve en votant cette loi.

M. Victor Hugo. — Je ferai ce que j’ai fait, toujours fait, je resterai indépendant, dussé-je rester isolé. Je ne suis rien qu’un esprit pensif, solitaire et sérieux. L’homme qui aime la solitude ne craint pas l’isolement.

Je suis résolu à toujours agir selon cette lumière qui est dans mon âme, et qui me montre le juste et le vrai. Soyez tranquilles, je ne serai jamais ni dupe ni complice des folies d’aucun parti. J’ai bien assez, nous avons tous bien assez des fautes personnelles qui tiennent à notre humanité, sans prendre encore le fardeau et la responsabilité des fautes d’autrui. Ce que je sais de pire au monde, c’est la faute en commun. Vous me verrez me jeter sans le moindre calcul tantôt au-devant des nouveaux partis qui veulent refaire un mauvais passé, tantôt au-devant des vieux partis qui veulent, eux aussi, refaire un passé pire encore ! (Émotion et adhésion.)

Je ne veux pas plus d’une politique qui a abaissé la France, que je ne veux d’une politique qui l’a ensanglantée. Je combattrai l’intrigue comme la violence, de quelque part qu’elles viennent ; et, quant à ce que vous appelez la réaction, je repousse la réaction comme je repousse l’anarchie. (Applaudissements.)

En ce moment, les véritables ennemis de la chose publique sont ceux qui disent : Il faut entretenir l’agitation dans la rue, faire une émeute désarmée et indéfinie, que le marchand ne vende plus, que l’acheteur n’achète plus, que le consommateur ne consomme plus, que les faillites privées amènent la faillite publique, que les boutiques se ferment, que l’ouvrier chôme, que le peuple soit sans travail et sans pain, qu’il mendie, qu’il traîne sa détresse sur le pavé des rues ; alors tout s’écroulera ! — Non, ce plan affreux ne réussira pas ! non, la France ne périra pas de misère ! un tel sort n’est pas fait pour elle ! Non, la grande nation qui a survécu à Waterloo n’expirera pas dans une banqueroute ! (Émotion profonde. Bravo ! bravo !)

Un membre. — Que M. Victor Hugo dise : Je ne suis pas un républicain rouge, ni un républicain blanc, mais un républicain tricolore.

M. Victor Hugo. — Ce que vous me dites, je l’ai imprimé il y a trois jours.

Il me semble qu’il est impossible d’être plus clair et plus net que dans cette publication. Je ne voudrais pas qu’un seul de vous écrivît mon nom sur son bulletin et dit le lendemain : je me suis trompé. Savez-vous pourquoi je ne crie pas bien haut : je suis républicain ? C’est parce que beaucoup trop de gens le crient. Savez-vous pourquoi j’ai une sorte de pudeur et de scrupule à faire cet étalage de républicanisme ? C’est que je vois des gens qui ne sont rien moins que républicains faire plus de bruit que vous qui êtes convaincus. Il y a une chose sur laquelle je défie qui que ce soit, c’est le sentiment démocratique. Il y a vingt ans que je suis démocrate. Je suis un démocrate de la veille. Est-ce que vous aimeriez mieux le mot que la chose ? Moi, je vous donne la chose, qui vaut mieux que le mot ! (Applaudissements.)

M. Marlet, au nom des artistes-peintres, demande l’appui de M. Victor Hugo dans toutes les questions qui intéressent l’élection, le concours, les droits des artistes et les franchises de l’art.

M. Victor Hugo déclare qu’ici encore son passé répond de son avenir, et que pour défendre les libertés et les droits de l’art et des artistes depuis vingt ans il n’a pas attendu qu’on le lui demandât. Il continuera d’être ce qu’il a toujours été, le défenseur et l’ami des artistes. Ils peuvent compter sur lui.

L’assemblée proclame, à l’unanimité, Victor Hugo candidat des associations réunies.