Actes et paroles/Avant l’exil/Notes

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CHAMBRE DES PAIRS

1846

NOTE 1
la propriété des œuvres d’art

Un projet de loi sur les dessins et modèles de fabrique était proposé par le gouvernement ; une longue discussion s’engagea, au sein de la chambre des pairs, sur la question de savoir quelle serait la durée de la propriété de ces dessins et de ces modèles. Le projet du gouvernement décrétait une durée de quinze années. La commission qui avait fait rapport sur le projet de loi proposait d’étendre le droit exclusif d’exploitation d’un modèle à trente ans. Quelques membres de la chambre voulaient le maintien pur et simple de la législation de 1793 qui attribue à l’auteur d’un dessin ou d’un modèle artistique destiné à l’industrie les mêmes droits qu’à l’auteur d’une statue ou d’un tableau. Victor Hugo demanda la parole.

Messieurs,

Je n’aurai qu’une simple observation à faire sur la question la plus importante, à mes yeux du moins, la question de durée ; et j’appuierai la proposition de la commission, en regrettant, je l’avoue même, l’ancienne législation. Je n’ai que très peu de mots à dire, et je n’abuserai jamais de l’attention de la chambre.

Messieurs, il ne faut pas se dissimuler que c’est un art véritable qui est en question ici. Je ne prétends pas mettre cet art, dans lequel l’industrie entre pour une certaine portion, sur le rang des créations poétiques ou littéraires, créations purement spontanées, qui ne relèvent que de l’artiste, de l’écrivain, du penseur. Cependant, il est incontestable qu’il y a ici dans la question un art tout entier.

Et si la chambre me permettait de citer quelques-uns des grands noms qui se rattachent à cet art, elle reconnaîtrait elle-même qu’il y a des génies créateurs, des hommes d’imagination, des hommes dont la propriété doit être protégée par la loi. Bernard de Palissy était un potier ; Benvenuto Cellini était un orfèvre. Un pape a désiré un modèle de chandeliers d’église ; Michel-Ange et Raphaël ont concouru pour ce modèle, et les deux modèles ont été exécutés. Oserait-on dire que ce ne sont pas là des objets d’art ?

Il y a donc ici, permettez-moi d’insister, un art véritable dans la question, et c’est ce qui me fait prendre la parole.

Jusqu’à présent cette matière a été régie en France par une législation vague, obscure, incomplète, plutôt formée de jurisprudence et d’extensions que composée de textes directs émanés du législateur. Cette législation a beaucoup de défauts, mais elle a une qualité qui, à mes yeux, compense tous les défauts, elle est généreuse.

Cette législation, que donnait-elle à l’art qui est ici en question ? Elle lui donnait la durée ; et n’oubliez pas ceci : toutes les fois que vous voulez que de grands artistes fassent de grandes œuvres, donnez-leur le temps, donnez-leur la durée, assurez-leur le respect de leur pensée et de leur propriété. Si vous voulez que la France reste à ce point où elle est placée, d’imposer à toutes les nations la loi de sa mode, de son goût, de son imagination ; si vous voulez que la France reste la maîtresse de ce que le monde appelle l’ornement, le luxe, la fantaisie, ce qui sera toujours et ce qui est une richesse publique et nationale ; si vous voulez donner à cet art tous les moyens de prospérer, ne touchez pas légèrement à la législation sous laquelle il s’est développé avec tant d’éclat.

Notez que depuis que cette législation, incomplète, je le répète, mais généreuse, existe, l’ascendant de la France, dans toutes les matières d’art et d’industrie mêlée à l’art, n’a cessé de s’accroître.

Que demandez-vous donc à une législation ? qu’elle produise de bons effets, qu’elle donne de bons résultats ? Que reprochez-vous à celle-ci ? Sous son empire, l’art français est devenu le maître et le modèle de l’art chez tous les peuples qui composent le monde civilisé. Pourquoi donc toucher légèrement à un état de choses dont vous avez à vous applaudir ?

J’ajouterai en terminant que j’ai lu avec une grande attention l’exposé des motifs ; j’y ai cherché la raison pour laquelle il était innové à un état aussi excellent, je n’en ai trouvé qu’une qui ne me paraît pas suffisante, c’est un désir de mettre la législation qui régit cette matière en harmonie avec la législation qui régit d’autres matières qu’on suppose à tort analogues. C’est là, messieurs, une pure question de symétrie. Cela ne me paraît pas suffisant pour innover, j’ose dire, aussi témérairement.

J’ai pour M. le ministre du commerce, en particulier, la plus profonde et la plus sincère estime ; c’est un homme des plus distingués, et je reconnais avec empressement sa haute compétence sur toutes les matières qui sont soumises à son administration. Cependant je ne me suis pas expliqué comment il se faisait qu’en présence d’un beau, noble et magnifique résultat, on venait innover dans la loi qui a, en partie du moins, produit cet effet.

Je le répète, je demande de la durée. Je suis convaincu qu’un pas sera fait en arrière le jour où vous diminuerez la durée de cette propriété. Je ne l’assimile pas d’ailleurs, je l’ai déjà dit en commençant, à la propriété littéraire proprement dite. Elle est au-dessous de la propriété littéraire ; mais elle n’en est pas moins respectable, nationale et utile. Le jour, dis-je, où vous aurez diminué la durée de cette propriété, vous aurez diminué l’intérêt des fabricants à produire des ouvrages d’industrie de plus en plus voisins de l’art ; vous aurez diminué l’intérêt des grands artistes à pénétrer de plus en plus dans cette région où l’industrie se relève par son contact avec l’art.

Aujourd’hui, à l’heure où nous parlons, des sculpteurs du premier ordre, j’en citerai un, homme d’un merveilleux talent, M. Pradier, n’hésitent pas à accorder leur concours à ces productions qui ne sont pour l’industrie que des consoles, des pendules, des flambeaux, et qui sont, pour les connaisseurs, des chefs-d’œuvre.

Un jour viendra, n’en doutez pas, où beaucoup de ces œuvres que vous traitez aujourd’hui de simples produits de l’industrie, et que vous réglementez comme de simples produits de l’industrie, un jour viendra où beaucoup de ces œuvres prendront place dans les musées. N’oubliez pas que vous avez ici, en France, à Paris, un musée composé précisément des débris de cet art mixte qui est en ce moment en question. La collection des vases étrusques, qu’est-ce autre chose ?

Si vous voulez maintenir cet art au niveau déjà élevé où il est parvenu en France, si vous voulez augmenter encore ce bel essor qu’il a pris et qu’il prend tous les jours, donnez-lui du temps.

Voilà tout ce que je voulais dire.

Je voterai pour tout ce qui tendra à augmenter la durée accordée aux propriétaires de cette sorte d’œuvres, et je déclare, en finissant, que je ne puis m’empêcher de regretter l’ancienne législation. (Très bien ! très bien !)


NOTE 2

la marque de fabrique

Dans la discussion du projet de loi relatif aux marques de fabrique, deux systèmes étaient en présence, celui de la marque facultative et celui de la marque obligatoire. Analyser cette discussion nous conduirait trop loin ; nous pouvons d’ailleurs citer, sans autre commentaire, les deux discours que Victor Hugo prononça dans ce débat.

Messieurs,

Je viens défendre une opinion qui, je le crains, malgré les excellentes observations qui ont été faites, a peu de faveur dans la chambre. J’ose cependant appeler sur cette opinion l’attention de la noble assemblée. Le projet de loi sur les dessins de fabrique soulevait une question d’art ; le projet de loi sur les marques de fabrique soulève une question d’honneur, et toutes les fois que la loi touche à une question d’honneur, il n’est personne qui ne se sente et qui ne soit compétent.

Il y a deux sortes de commerce, le bon et le mauvais commerce. Le commerce honnête et loyal, le commerce déloyal et frauduleux. Le commerce honnête, c’est celui qui ne fraude pas ; c’est celui qui livre aux consommateurs des produits sincères ; c’est celui qui cherche avant tout, avant même les bénéfices d’argent, le plus sûr, le meilleur, le plus fécond des bénéfices, la bonne renommée. La bonne renommée, messieurs, est aussi un capital. Le mauvais commerce, le commerce frauduleux, est celui qui a la fièvre des fortunes rapides, qui jette sur tous les marchés du monde des produits falsifiés ; c’est celui, enfin, qui préfère les profits à l’estime, l’argent à la renommée.

Eh bien, de ces deux commerces que la loi actuelle met en présence, lequel voulez-vous protéger ? Il me semble que vous devez protection à l’un, et la protection de l’un c’est la répression de l’autre. J’ai cherché dans le projet de loi, dans l’exposé des motifs et dans le rapport de M. le baron Charles Dupin, s’il pouvait y avoir quelque mode de répression préférable au seul mode de répression qui se soit présenté à mon esprit, et j’avoue, à regret, n’en avoir pas trouvé. À mon avis, que je soumets à la chambre, il n’y a d’autre mode de répression pour le mauvais commerce, d’autre mode de protection pour le commerce loyal et honnête, que la marque obligatoire.

Mais on dira : La marque obligatoire est contraire à la liberté. Permettez que je m’explique sur ce point, car il est délicat et grave.

J’aime la liberté, je sais qu’elle est bonne ; je ne me borne pas a dire qu’elle est bonne, je le crois, je le sais ; je suis prêt à me dévouer pour cette conviction. La liberté a ses abus et ses périls. Mais à côté des abus elle a ses bienfaits, à côté des périls elle a la gloire. J’aime donc la liberté, je la crois bonne en toute occasion. Je veux la liberté du bon commerce ; j’admettrais même, s’il en était besoin, la liberté du mauvais commerce, quoique ce soit, à mon avis, la liberté de la ronce et de l’ivraie. Mais, messieurs, je ne pense pas que, dans la marque obligatoire, la liberté soit le moins du monde compromise.

Il existe un commerce, il existe une industrie qui est soumise à la marque obligatoire ; ce commerce, je vais le nommer tout de suite, c’est la presse, c’est la librairie. Il n’existe pas un papier imprimé, quel qu’il soit, dans quelque but que ce soit, sous quelque dénomination que ce soit, si insignifiant qu’il puisse être, il n’existe pas un papier imprimé qui ne doive, aux termes des lois qui nous régissent, porter le nom de l’imprimeur et son adresse. Qu’est-ce que cela ? C’est la marque obligatoire. Avez-vous entendu dire que la marque obligatoire ait supprimé la liberté de la presse ? (Mouvement.)

Je ne sache pas d’argument plus fort que celui-ci ; car voici une liberté publique, la plus importante de toutes, la plus vitale, qui fonctionne parmi nous sous l’empire de la marque obligatoire, c’est-à-dire de cet obstacle qu’on objecte comme devant ruiner une autre liberté dans ce qu’elle a de plus essentiel et de meilleur. Il est donc évident que puisque la marque obligatoire ne gêne dans aucun de ses développements la plus précieuse de nos libertés, elle n’aura aucun effet funeste, ni même aucun effet fâcheux sur la liberté commerciale. J’ajoute qu’à mon avis liberté implique responsabilité. La marque obligatoire, c’est la signature ; la marque obligatoire, c’est la responsabilité. Eh bien, messieurs les pairs, je suis de ceux qui ne veulent pas qu’on jouisse de la liberté sans subir la responsabilité. (Mouvement.)

Je voterai pour la marque obligatoire.


Je vois la chambre fatiguée, je ne crois pas au succès de l’amendement, et cependant je crois devoir insister. Messieurs, c’est que ma conviction est profonde.

La marque facultative peut-elle avoir ce rare résultat de séparer en deux parts le bon et le mauvais commerce, le commerce loyal et le commerce frauduleux ? Si je le pensais, je n’hésiterais pas à me rallier au système du gouvernement et de la commission. Mais je ne le pense pas.

Dans mon opinion, la marque facultative est une précaution illusoire. Pourquoi ? Messieurs les pairs, c’est que l’industrie n’est pas libre ; non, l’industrie n’est pas libre devant le commerce. Notez ceci : l’industrie a un intérêt, le commerce croit souvent en avoir un autre. Quel est l’intérêt de l’industrie ? Donner d’abord de bons produits, et, s’il se peut, des produits excellents, et, s’il se peut, dans les cas où l’industrie touche à l’art, des produits admirables. Ceci est l’intérêt de l’industrie, ceci est aussi l’intérêt de la nation. Quel est l’intérêt du commerce ? Vendre, vendre vite, vendre souvent au hasard, souvent à bon marché et à vil prix. À vil prix ! c’est fort cher. Pour cela, que faut-il au commerce, je dis au commerce frauduleux que je voudrais détruire ? Il lui faut des produits frelatés, falsifiés, chétifs, misérables, coûtant peu et pouvant, erreur fatale du reste, rapporter beaucoup. Que fait le commerce déloyal ? il impose sa loi à l’industrie. Il commande, l’industrie obéit. Il le faut bien. L’industrie n’est jamais face à face avec le consommateur. Entre elle et le consommateur il y a un intermédiaire, le marchand ; ce que le marchand veut, le fabricant est contraint de le vouloir. Messieurs, prenez garde ! Le commerce frauduleux qui n’a malheureusement que trop d’extension, ne voudra pas de la marque facultative ; il ne voudra aucune marque. L’industrie gémira et cédera. La marque obligatoire sera une arme. Donnez cette arme, donnez cette défense à l’industrie loyale contre le commerce déloyal. Je vous le dis, messieurs les pairs, je vous le dis en présence des faits déplorables que vous ont cités plusieurs nobles membres de cette Chambre, en présence des débouchés qui se ferment, en présence des marchés étrangers qui ne s’ouvrent plus, en présence de la diminution du salaire qui frappe l’ouvrier, et de la falsification des denrées qui frappe le consommateur ; je vous le dis avec une conviction croissante, devant la concurrence intérieure, devant la concurrence extérieure surtout, messieurs les pairs, fondez la sincérité commerciale ! (Mouvement.)

Mettez la marque obligatoire dans la loi.

L’industrie française est une richesse nationale. Le commerce loyal tend à élever l’industrie ; le commerce frauduleux tend à l’avilir et à la dégrader. Protégez le commerce loyal, frappez le commerce déloyal.


ASSEMBLÉE CONSTITUANTE

1848-1849

NOTE 3
secours aux theatres
17 juillet 1848.

À la suite des fatales journées de juin 1848, les théâtres de Paris furent fermés. Cette clôture, qui semblait devoir se prolonger indéfiniment, était une calamité de plus ajoutée aux autres calamités publiques. La ruine des théâtres était imminente. M. Victor Hugo sentit l’urgence de leur situation et leur vint en aide. Il convoqua une réunion spéciale des représentants de Paris dans le 1er bureau, leur demanda d’appuyer un projet de décret qu’il se chargeait de présenter et qui allouait une subvention d’un million aux théâtres, pour les mettre à même de rouvrir. La proposition fut vivement débattue. Un membre accusa l’auteur du projet de décret de vouloir faire du bruit. M. Victor Hugo s’écria :


Ce que je veux, ce n’est pas du bruit, comme vous dites, c’est du pain ! du pain pour les artistes, du pain pour les ouvriers, du pain pour les vingt mille familles que les théâtres alimentent ! Ce que je veux, c’est le commerce, c’est l’industrie, c’est le travail, vivifiés par ces ruisseaux de sève qui jaillissent des théâtres de Paris ! c’est la paix publique, c’est la sérénité publique, c’est la splendeur de la ville de Paris, c’est l’éclat des lettres et des arts, c’est la venue des étrangers, c’est la circulation de l’argent, c’est tout ce que répandent d’activité, de joie, de santé, de richesse, de civilisation, de prospérité, les théâtres de Paris ouverts. Ce que je ne veux pas, c’est le deuil, c’est la détresse, c’est l’agitation, c’est l’idée de révolution et d’épouvante que contiennent ces mots lugubres : Les théâtres de Paris sont fermés ! Je l’ai dit à une autre époque et dans une occasion pareille, et permettez-moi de le redire : Les théâtres fermés, c’est le drapeau noir déployé.

Eh bien, je voudrais que vous, vous les représentants de Paris, vous vinssiez dire à cette portion de la majorité qui vous inquiète : Osez déployer ce drapeau noir ! osez abandonner les théâtres ! Mais, sachez-le bien, qui laisse fermer les théâtres fait fermer les boutiques ! Sachez-le bien, qui laisse fermer les théâtres de Paris, fait une chose que nos plus redoutables années n’ont pas faite ; que l’invasion n’a pas faite, que quatrevingt-treize n’a pas faite ! Qui ferme les théâtres de Paris éteint le feu qui éclaire, pour ne plus laisser resplendir que le feu qui incendie ! Osez prendre cette responsabilité !

Messieurs, cette question des théâtres est maintenant un côté, un côté bien douloureux, de la grande question des détresses publiques. Ce que nous invoquons ici, c’est encore le principe de l’assistance. Il y a là, autour de nous, je vous le répète, vingt mille familles qui nous demandent de ne pas leur ôter leur pain ! Le plus déplorable témoignage de la dureté des temps que nous traversons, c’est que les théâtres, qui n’avaient jamais fait partie que de notre gloire, font aujourd hui partie de notre misère.

Je vous en conjure, réfléchissez-y. Ne désertez pas ce grand intérêt. Faites de moi ce que vous voudrez ; je suis prêt à monter à la tribune, je suis prêt à combattre, à la poupe, à la proue, où l’on voudra, n’importe ; mais ne reculons pas ! Sans vous, je ne suis rien ; avec vous, je ne crains rien ! Je vous supplie de ne pas repousser la proposition.


La proposition, appuyée par la presque unanimité des représentants de la Seine et adoptée par le comité de l’intérieur, fut acceptée par le gouvernement, qui réduisit à six cent mille francs la subvention proposée. M. Victor Hugo, nommé président et rapporteur d’une commission spéciale chargée d’examiner le projet de décret, et composée de MM. Léon de Maleville, Bixio et Évariste Bavoux, déposa au nom du comité de l’intérieur et lut en séance publique, le 17 juillet, le rapport suivant :

Citoyens représentants,

Dans les graves conjonctures où nous sommes, en examinant le projet de subvention aux théâtres de Paris, votre comité de l’intérieur et la commission qu’il a nommée ont eu le courage d’écarter toutes les hautes considérations d’art, de littérature, de gloire nationale, qui viendraient si naturellement en aide au projet, que nous conservons du reste, et que nous ferons certainement valoir à l’occasion dans des temps meilleurs ; le comité, dis-je, a eu le courage d’écarter toutes ces considérations pour ne se préoccuper de la mesure proposée qu’au point de vue de l’utilité politique.

C’est à ce point de vue unique d’une grande et évidente utilité politique et immédiate, que nous avons l’honneur de vous proposer l’adoption de la mesure.

Les théâtres de Paris sont peut-être les rouages principaux de ce mécanisme compliqué qui met en mouvement le luxe de la capitale et les innombrables industries que ce luxe engendre et alimente ; mécanisme immense et délicat, que les bons gouvernements entretiennent avec soin, qui ne s’arrête jamais sans que la misère naisse à l’instant même, et qui, s’il venait jamais à se briser, marquerait l’heure fatale où les révolutions sociales succèdent aux révolutions politiques.

Les théâtres de Paris, messieurs, donnent une notable impulsion à l’industrie parisienne, qui, à son tour, communique la vie à l’industrie des départements. Toutes les branches du commerce reçoivent quelque chose du théâtre. Les théâtres de Paris font vivre directement dix mille familles, trente ou quarante métiers divers, occupant chacun des centaines d’ouvriers, et versent annuellement dans la circulation une somme qui, d’après des chiffres incontestables, ne peut guère être évaluée à moins de vingt ou trente millions.

La clôture des théâtres de Paris est donc une véritable catastrophe commerciale qui a toutes les proportions d’une calamité publique. Les faire vivre, c’est vivifier toute la capitale. Vous avez accordé, il y a peu de jours, cinq millions à l’industrie du bâtiment ; accorder aujourd’hui un subside aux théâtres, c’est appliquer le même principe, c’est pourvoir aux mêmes nécessités politiques. Si vous refusiez aujourd’hui ces six cent mille francs à une industrie utile, vous auriez dans un mois plusieurs millions à ajouter à vos aumônes.

D’autres considérations font encore ressortir l’importance politique de la mesure qui rouvrirait nos théâtres. À une époque comme la nôtre, où les esprits se laissent entraîner, dans cette espèce de lassitude et de désœuvrement qui suit les révolutions, à toutes les émotions, et quelquefois à toutes les violences de la fièvre politique, les représentations dramatiques sont une distraction souhaitable, et peuvent être une heureuse et puissante diversion. L’expérience a prouvé que, pour le peuple parisien en particulier, il faut le dire à la louange de ce peuple si intelligent, le théâtre est un calmant efficace et souverain.

Ce peuple, pareil à tant d’égards au peuple athénien, se tourne toujours volontiers, même dans les jours d’agitation, vers les joies de l’intelligence et de l’esprit. Peu d’attroupements résistent à un théâtre ouvert ; aucun attroupement ne résisterait à un spectacle gratis.

L’utilité politique de la mesure de la subvention aux théâtres est donc démontrée. Il importe que les théâtres de Paris rouvrent et se soutiennent, et l’état consulte un grand intérêt public en leur accordant un subside qui leur permettra de vivre jusqu’à la saison d’hiver, où leur prospérité renaîtra, nous l’espérons, et sera à la fois un témoignage et un élément de la prospérité générale.

Cela posé, ce grand intérêt politique une fois constaté, votre comité a dû rechercher les moyens d’arriver sûrement à ce but : faire vivre les théâtres jusqu’à l’hiver. Pour cela, il fallait avant tout qu’aucune partie de la somme votée par vous ne pût être détournée de sa destination, et consacrée, par exemple, à payer les dettes que les théâtres ont contractées depuis cinq mois qu’ils luttent avec le plus honorable courage contre les difficultés de la situation. Cet argent est destiné à l’avenir et non au passé. Il ne pourra être revendiqué par aucun créancier. Votre comité vous propose de déclarer les sommes allouées aux théâtres par le décret incessibles et insaisissables.

Les sommes ne seraient versées aux directeurs des théâtres que sous des conditions acceptées par eux, ayant toutes pour objet la meilleure exploitation de chaque théâtre en particulier, et que les directeurs seraient tenus d’observer sous peine de perdre leur droit à l’allocation.

Quant aux sommes en elles-mêmes, votre comité en a examiné soigneusement la répartition. Cette répartition a été modifiée pour quelques théâtres, d’accord avec M. le ministre de l’intérieur, et toujours dans le but d’utilité positive qui a préoccupé votre comité.

L’allocation de 170,000 francs a été conservée à l’Opéra dont la prospérité se lie si étroitement à la paix de la capitale. La part du Vaudeville a été portée à 24,000 francs, sous la condition que les directeurs ne négligeront rien pour rendre à ce théâtre son ancienne prospérité, et pour y ramener la troupe excellente que tout Paris y applaudissait dans ces derniers temps.

Un théâtre oublié a été rétabli dans la nomenclature, c’est le théâtre Beaumarchais, c’est-à-dire le théâtre spécial du 8e arrondissement et du faubourg Saint-Antoine. L’assemblée s’associera à la pensée qui a voulu favoriser la réouverture de ce théâtre.

Voici cette répartition, telle qu’elle est indiquée et arrêtée dans l’exposé des motifs qui vous a été distribué ce matin :


Pour l’Opéra, Théâtre de la Nation 170,000 fr.
Pour le Théâtre de la République 105,000
Pour l’Opéra-Comique 80,000
Pour l’Odéon 45,000
Pour le Gymnase 30,000
Pour la Porte-Saint-Martin 35,000
Pour le Vaudeville 24,000
Pour les Variétés 24,000
Pour le Théâtre Montansier 15,000
Pour l’Ambigu-Comique 25,000
Pour la Gaîté 25,000
Pour le Théâtre-Historique 27,000
Pour le Cirque 4,000
Pour les Folies-Dramatiques 11,000
Pour les Délassements-Comiques 11,000
Pour le Théâtre Beaumarchais 10,000
Pour le Théâtre Lazary 4,000
Pour le Théâtre des Funambules 5,000
Pour le Théâtre du Luxembourg 5,000
Pour les théâtres de la banlieue 10,000
Pour l’Hippodrome 5,000
Pour éventualités 10,000

Total 680,000 fr.


Le comité a cru nécessaire d’ajouter aux subventions réparties une somme de 10,000 francs destinée à des allocations éventuelles qu’il est impossible de ne pas prévoir en pareille matière.

Afin de multiplier les précautions et de rendre tout abus impossible, votre comité, d’accord avec le ministre, vous propose d’ordonner, par l’article 2 du décret, que la distribution de la somme afférente à chaque théâtre sera faite de quinzaine en quinzaine, par cinquièmes, jusqu’au 1er octobre. Les deux tiers au moins de la somme seront affectés au payement des artistes, employés et gagistes des théâtres. Enfin, le ministre rendra compte de mois en mois de l’exécution du décret à votre comité de l’intérieur.

Un décret spécial avait été présenté pour le Théâtre de la Nation ; le comité, ne voyant aucun motif à ce double emploi, a fondu les deux décrets en un seul.

Le crédit total alloué par les deux décrets ainsi réunis s’élève à 680,000 francs.

Par toutes les considérations que nous venons d’exposer devant vous, nous espérons, messieurs, que vous voudrez bien voter ce décret dont vous avez déjà reconnu et déclaré l’urgence. Il faut que tous les symptômes de la confiance et de la sécurité reparaissent ; il faut que les théâtres rouvrent ; il faut que la population reprenne sa sérénité en retrouvant ses plaisirs. Ce qui distrait les esprits les apaise. Il est temps de remettre en mouvement tous les moteurs du luxe, du commerce, de l’industrie, c’est-à-dire tout ce qui produit le travail, tout ce qui détruit la misère ; les théâtres sont un de ces moteurs.

Que les étrangers se sentent rappelés à Paris par le calme rétabli ; qu’on voie des passants dans les rues la nuit, des voitures qui roulent, des boutiques ouvertes, des cafés éclairés ; qu’on puisse rentrer tard chez soi ; les théâtres vous restitueront toutes ces libertés de la vie parisienne, qui sont les indices mêmes de la tranquillité publique. Il est temps de rendre sa physionomie vivante, animée, paisible, à cette grande ville de Paris, qui porte avec accablement, depuis un mois bientôt, le plus douloureux de tous les deuils, le deuil de la guerre civile !

Et permettez au rapporteur de vous le dire en terminant, messieurs, ce que vous ferez en ce moment sera utile pour le présent et fécond pour l’avenir. Ce ne sera pas un bienfait perdu ; venez en aide au théâtre, le théâtre vous le rendra. Votre encouragement sera pour lui un engagement. Aujourd’hui, la société secourt le théâtre, demain le théâtre secourra la société. Le théâtre, c’est là sa fonction et son devoir, moralise les masses en même temps qu’il enrichit la cité. Il peut beaucoup sur les imaginations ; et, dans des temps sérieux comme ceux où nous sommes, les auteurs dramatiques, libres désormais, comprendront plus que jamais, n’en doutez pas, que faire du théâtre une chaire de vérité et une tribune d’honnêteté, pousser les cœurs vers la fraternité, élever les esprits aux sentiments généreux par le spectacle des grandes choses, infiltrer dans le peuple la vertu et dans la foule la raison, enseigner, apaiser, éclairer, consoler, c’est la plus pure source de la renommée, c’est la plus belle forme de la gloire !

La subvention aux théâtres fut votée. Les théâtres rouvrirent.



NOTE 4

secours aux transportés
14 août 1848.

Immédiatement après les journées de juin, M. Victor Hugo se préoccupa du sort fait aux transportés. Il appela tous les hommes de bonne volonté, dans toutes les nuances de l’assemblée, à leur venir en aide. Il organisa dans ce but une réunion spéciale en dehors de tous les partis.

Voici en quels termes le fait est raconté dans la Presse du 14 août 1848 :

« Tous les hommes politiques ne sont pas en déclin, heureusement ! Au premier rang de ceux qu’on a vus grandir par le courage qu’ils ont déployé sous la grêle des balles dans les tristes journées de juin, par la fermeté conciliante qu’ils ont apportée à la tribune, et enfin par l’élan d’une fraternité sincère telle que nous la concevons, telle que nous la ressentons, nous aimons à signaler un de nos illustres amis, Victor Hugo, devant lequel plus d’une barricade s’est abaissée, et que la liberté de la presse a trouvé debout à la tribune au jour des interpellations adressées à M. le général Cavaignac.

« M. Victor Hugo vient encore de prendre une noble initiative dont nous ne saurions trop le féliciter. Il s’agit de visiter les détenus de juin. Cette proposition a motivé la réunion spontanée d’un certain nombre de représentants dans l’un des bureaux de l’assemblée nationale ; nous en empruntons les détails au journal l’Événement.

« La réunion se composait déjà de MM. Victor Hugo, Lagrange, l’évêque de Langres, Montalembert, David (d’Angers), Galy-Gazalat, Félix Pyat, Edgar Quinet, La Rochejaquelein, Demesmay, Mauvais, de Vogüé, Crémieux, de Falloux, Xavier Durrieu, Considérant, le général Laydet, Vivien, Portalis, Chollet, Jules Favre, Wolowski, Babaud-Laribière, Antony Thouret.

« M. Victor Hugo a exposé l’objet de la réunion. Il a dit :

« Qu’au milieu des réunions qui se sont produites au sein de l’assemblée, et qui s’occupent toutes avec un zèle louable, et selon leur opinion consciencieuse, des grands intérêts politiques du pays, il serait utile qu’une réunion se formât qui n’eût aucune couleur politique, qui résumât toute sa pensée dans le seul mot fraternité, et qui eût pour but unique l’apaisement des haines et le soulagement des misères nées de la guerre civile.

« Cette réunion se composerait d’hommes de toutes les nuances, qui oublieraient, en y entrant, à quel parti ils appartiennent, pour ne se souvenir que des souffrances du peuple et des plaies de la France. Elle aurait, sans le vouloir et sans le chercher, un but politique de l’ordre le plus élevé ; car soulager les malheurs de la guerre civile dans le présent, c’est éteindre les fureurs de la guerre civile dans l’avenir. L’assemblée nationale est animée des intentions les plus patriotiques ; elle veut punir les vrais coupables et amender les égarés, mais elle ne veut rien au delà de la sévérité strictement nécessaire, et, certainement, à côté de sa sévérité, elle cherchera toujours les occasions de faire sentir sa paternité. La réunion projetée provoquerait, selon les faits connus et les besoins qui se manifesteraient, la bonne volonté généreuse de l’assemblée.

« Cette réunion ne se compose encore que de membres qui se sont spontanément rapprochés et qui appartiennent à toutes les opinions représentées dans l’assemblée ; mais elle admettrait avec empressement tous les membres qui auraient du temps à donner aux travaux de fraternité qu’elle s’impose. Son premier soin serait de visiter les forts, en ayant soin de ne s’immiscer dans aucune des attributions du pouvoir judiciaire ou du pouvoir administratif. Elle se préoccuperait de tout ce qui peut, sans désarmer, bien entendu, ni énerver l’action de la loi, adoucir la situation des prisonniers et le sort de leurs familles.

« En ce qui touche ces malheureuses familles, la réunion rechercherait les moyens d’assurer l’exécution du décret qui leur réserve le droit de suivre les transportés, et qui, évidemment n’a pas voulu que ce droit fût illusoire ou onéreux pour les familles pauvres. Le général Cavaignac, consulté par M. Victor Hugo, a pleinement approuvé cette pensée, a compris que la prudence s’y concilierait avec l’intention fraternelle et l’unité politique, et a promis de faciliter, par tous les moyens en son pouvoir, l’accès et la visite des prisons aux membres de la réunion ; ce sera pour eux une occupation fatigante et pénible, mais que le sentiment du bien qu’ils pourront faire leur rendra douce.

« En terminant, M. Victor Hugo a exprimé le vœu que la réunion mît à sa tête et choisît pour son président l’homme vénérable qu’elle compte parmi ses membres, et qui joint au caractère sacré de représentant le caractère sacré d’évêque, M. Parisis, évêque de Langres. Ainsi le double but évangélique et populaire sera admirablement exprimé par la personne même de son président. La fraternité est le premier mot de l’évangile et le dernier mot de la démocratie. »

« La réunion a complètement adhéré à ces généreuses paroles. Elle a aussitôt constitué son bureau, qui est ainsi composé :

« Président, M. Parisis, évêque de Langres ; vice-président, M. Victor Hugo ; secrétaire, M. Xavier Durrieu.

« La réunion s’est séparée, après avoir chargé MM. Parisis, Victor Hugo et Xavier Durrieu de demander au général Cavaignac, pour les membres de la réunion, l’autorisation de se rendre dans les forts et les prisons de Paris. »



NOTE 5.

la question de dissolution

En janvier 1849, la question de dissolution se posa. L’assemblée constituante discuta la proposition Rateau. Dans la discussion préalable des bureaux, M. Victor Hugo prononça, le 15 janvier, un discours que la sténographie a conservé. Le voici :

M. Victor Hugo. — Posons la question.

Deux souverainetés sont en présence.

Il y a d’un côté l’assemblée, de l’autre le pays.

D’un côté l’assemblée. Une assemblée qui a rendu à Paris, à la France, à l’Europe, au monde entier, un service, un seul, mais il est considérable ; en juin, elle a fait face à l’émeute, elle a sauvé la démocratie. Car une portion du peuple n’a pas le droit de révolte contre le peuple tout entier. C’est là le titre de cette assemblée. Ce titre serait plus beau si la victoire eût été moins dure. Les meilleurs vainqueurs sont les vainqueurs cléments. Pour ma part, j’ai combattu l’insurrection anarchique et j’ai blâmé la répression soldatesque. Du reste, cette assemblée, disons-le, a plutôt essayé de grandes choses qu’elle n’en a fait. Elle a eu ses fautes et ses torts, ce qui est l’histoire des assemblées et ce qui est aussi l’histoire des hommes. Un peu de bon, pas mal de médiocre, beaucoup de mauvais. Quant à moi, je ne veux me rappeler qu’une chose, la conduite vaillante de l’assemblée en juin, son courage, le service rendu. Elle a bien fait son entrée ; il faut maintenant qu’elle fasse bien sa sortie.

De l’autre côté, dans l’autre plateau de la balance, il y a le pays. Qui doit l’emporter ? (Réclamations.) Oui, messieurs, permettez-moi de le dire dans ma conviction profonde, c’est le pays qui demande votre abdication. Je suis net, je ne cherche pas à être nommé commissaire, je cherche à dire la vérité. Je sais que chaque parti a une pente à s’intituler le pays. Tous, tant que nous sommes, nous nous enivrons bien vite de nous-mêmes et nous avons bientôt fait de crier : Je suis la France ! C’est un tort quand on est fort, c’est un ridicule quand on est petit. Je tâcherai de ne point donner dans ce travers, j’userai fort peu des grands mots ; mais, dans ma conviction loyale, voici ce que je pense : L’an dernier, à pareille époque, qui est-ce qui voulait la réforme ? Le pays. Cette année, qui est-ce qui veut la dissolution de la chambre ? Le pays. Oui, messieurs, le pays nous dit : retirez-vous. Il s’agit de savoir si l’assemblée répondra : je reste.

Je dis qu’elle ne le peut pas, et j’ajoute qu’elle ne le doit pas.

J’ajoute encore ceci. Le pays doit du respect à l’assemblée, mais l’assemblée doit du respect au pays.

Messieurs, ce mot, le pays, est un formidable argument ; mais il n’est pas dans ma nature d’abuser d’aucun argument. Vous allez voir que je n’abuse pas de celui-ci.

Suffit-il que la nation dise brusquement, inopinément, à une assemblée, à un chef d’état, à un pouvoir : va-t’en ! pour que ce pouvoir doive s’en aller ?

Je réponds : non !

Il ne suffit pas que la nation ait pour elle la souveraineté, il faut qu’elle ait la raison.

Voyons si elle a la raison.

Il y a en république deux cas, seulement deux cas où le pays peut dire à une assemblée de se dissoudre. C’est lorsqu’il a devant lui une assemblée législative dont le terme est arrivé, ou une assemblée constituante dont le mandat est épuisé.

Hors de là, le pays, le pays lui-même peut avoir la force, il n’a pas le droit.

L’assemblée législative dont la durée constitutionnelle n’est pas achevée, l’assemblée constituante dont le mandat n’est pas accompli ont le droit, ont le devoir de répondre au pays lui-même : non ! et de continuer, l’une sa fonction, l’autre son œuvre.

Toute la question est donc là. Je la précise, vous voyez. La Constituante de 1848 a-t-elle épuisé son mandat ? a-t-elle terminé son œuvre ? Je crois que oui, vous croyez que non.

Une voix. — L’assemblée n’a point épuisé son mandat.

M. Victor Hugo. — Si ceux qui veulent maintenir l’assemblée parviennent à me prouver qu’elle n’a point fait ce qu’elle avait à faire, et que son mandat n’est point accompli, je passe de leur bord à l’instant même.

Examinons.

Qu’est-ce que la constituante avait à faire ? Une constitution.

La constitution est faite.

Le même membre. — Mais, après la constitution, il faut que l’assemblée fasse les lois organiques.

M. Victor Hugo. — Voici le grand argument, faire les lois organiques !

Est-ce une nécessité ou une convenance ?

Si les lois organiques participent du privilége de la constitution, si, comme la constitution, qui n’est sujette qu’à une seule réserve, la sanction du peuple et le droit de révision, si comme la constitution, dis-je, les lois organiques sont souveraines, inviolables, au-dessus des assemblées législatives, au-dessus des codes, placées à la fois à la base et au faîte, oh ! alors, il n’y a pas de question, il n’y a rien à dire, il faut les faire, il y a nécessité. Vous devez répondre au pays qui vous presse : attendez ! nous n’avons pas fini ! les lois organiques ont besoin de recevoir de nous le sceau du pouvoir constituant. Et alors, si cela est, si nos adversaires ont raison, savez-vous ce que vous avez fait vendredi en repoussant la proposition Rateau ? vous avez manqué à votre devoir !

Mais si les lois organiques par hasard ne sont que des lois comme les autres, des lois modifiables et révocables, des lois que la prochaine assemblée législative pourra citer à sa barre, juger et condamner, comme le gouvernement provisoire a condamné les lois de la monarchie, comme vous avez condamné les décrets du gouvernement provisoire, si cela est, où est la nécessité de les faire ? à quoi bon dévorer le temps de la France pour jeter quelques lois de plus à cet appétit de révocation qui caractérise les nouvelles assemblées ?

Ce n’est donc plus qu’une question de convenance. Mon Dieu ! je suis de bonne composition, si nous vivions dans un temps calme, et si cela vous était bien agréable, cela me serait égal. Oui, vous trouvez convenable que les rédacteurs du texte soient aussi les rédacteurs du commentaire, que ceux qui ont fait le livre fassent aussi les notes, que ceux qui ont bâti l’édifice pavent aussi les rues à l’entour, que le théorème constitutionnel fasse pénétrer son unité dans tous ses corollaires ; après avoir été législateurs constituants, il vous plaît d’être législateurs organiques ; cela est bien arrangé, cela est plus régulier, cela va mieux ainsi. En un mot, vous voulez faire les lois organiques ; pourquoi ? pour la symétrie.

Ah ! ici, messieurs, je vous arrête. Pour une assemblée constituante, où il n’y a plus de nécessité il n’y a plus de droit. Car du moment où votre droit s’éclipse, le droit du pays reparaît.

Et ne dites pas que si l’on admet le droit de la nation en ce moment, il faudra l’admettre toujours, à chaque instant et dans tous les cas, que dans six mois elle dira au président de se démettre et que dans un an elle criera à la législative de se dissoudre. Non ! la constitution, une fois sanctionnée par le peuple, protégera le président et la législative. Réfléchissez. Voyez l’abîme qui sépare les deux situations. Savez-vous ce qu’il faut en ce moment pour dissoudre l’assemblée constituante ? Un vote, une boule dans la boîte du scrutin. Et savez-vous ce qu’il faudrait pour dissoudre l’assemblée législative ? Une révolution.

Tenez, je vais me faire mieux comprendre encore : faites une hypothèse, reculez de quelques mois en arrière, reportez-vous à l’époque où vous étiez en plein travail de constitution, et supposez qu’en ce moment-là, au milieu de l’œuvre ébauchée, le pays, impatient ou égaré, vous eût crié : Assez ! le mandant brise le mandat ; retirez-vous !

Savez-vous, moi qui vous parle en ce moment, ce que je vous eusse dit alors ?

Je vous eusse dit : Résistez !

Résister ! à qui ? à la France ?

Sans doute.

Notre devoir eût été de dire au peuple : — Tu nous as donné un mandat, nous ne te le rapporterons pas avant de l’avoir rempli. Ton droit n’est plus en toi, mais en nous. Tu te révoltes contre toi-même ; car nous, c’est toi. Tu es souverain, mais tu es factieux. Ah ! tu veux refaire une révolution ? tu veux courir de nouveau les chances anarchiques et monarchiques ? Eh bien ! puisque tu es à la fois le plus fort et le plus aveugle, rouvre le gouffre, si tu l’oses, nous y tomberons, mais tu y tomberas après nous.

Voilà ce que vous eussiez dit, et vous ne vous fussiez pas séparés.

Oui, messieurs, il faut savoir dans l’occasion résister à tous les souverains, aux peuples aussi bien qu’aux rois. Le respect de l’histoire est à ce prix.

Eh bien ! moi, qui il y a trois mois vous eusse dit : résistez ! aujourd’hui je vous dis : cédez !

Pourquoi ?

Je viens de vous l’expliquer.

Parce qu’il y a trois mois le droit était de votre côté, et qu’aujourd’hui il est du côté du pays.

Et ces dix ou onze lois organiques que vous voulez faire, savez-vous ? vous ne les ferez même pas, vous les bâclerez. Où trouverez-vous le calme, la réflexion, l’attention, le temps pour examiner les questions, le temps pour les laisser mûrir ? Mais telle de ces lois est un code ! mais c’est la société tout entière à refaire ! Onze lois organiques, mais il y en a pour onze mois ! Vous aurez vécu presque un an. Un an, dans des temps comme ceux-ci, c’est un siècle, c’est là une fort belle longévité révolutionnaire. Contentez-vous-en.

Mais on insiste, on s’irrite, on fait appel à nos fiertés. Quoi ! nous nous retirons parce qu’un flot d’injures monte jusqu’à nous ! Nous cédons à un quinze mai moral ! l’assemblée nationale se laisse chasser ! Messieurs, l’assemblée chassée ! Comment ? par qui ? Non, j’en appelle à la dignité de vos consciences, vous ne vous sentez pas chassés ! Vous n’avez pas donné les mains à votre honte ! Vous vous retirez, non devant les voies de fait des partis, non devant les violences des factions, mais devant la souveraineté de la nation. L’assemblée se laisse chasser ! Ah ! ce degré d’abaissement rendrait sa condamnation légitime, elle la mériterait pour y avoir consenti ! Il n’en est rien, messieurs, et la preuve, c’est qu’elle s’en irait méprisée, et qu’elle s’en ira respectée !

Messieurs, je crois avoir ruiné les objections les unes après les autres. Me voici revenu à mon point de départ, le pays a pour lui le droit, et il a pour lui la raison. Considérez qu’il souffre, qu’il est, depuis un an bientôt, étendu sur le lit de douleur d’une révolution ; il veut changer de position, passez-moi cette comparaison vulgaire, c’est un malade qui veut se retourner du côté droit sur le côté gauche.

Un membre royaliste. — Non, du côté gauche sur le côté droit. (Sourires.)

M. Victor Hugo. — C’est vous qui le dites, ce n’est pas moi. (On rit.) Je ne veux, moi, ni anarchie ni monarchie. Messieurs, soyons des hommes politiques et considérons la situation. Elle nous dicte notre conduite. Je ne suis pas de ceux qui ont fait la république, je ne l’ai pas choisie, mais je ne l’ai pas trahie. J’ai la confiance que dans toutes mes paroles vous sentez l’honnête homme. Votre attention me prouve que vous voyez bien que c’est une conscience qui vous parle, je me sens le droit de m’adresser à votre cœur de bons citoyens. Voici ce que je vous dirai : Vous avez sauvé le présent, maintenant ne compromettez pas l’avenir ! Savez-vous quel est le mal du pays en ce moment ? C’est l’inquiétude, c’est l’anxiété, c’est le doute du lendemain. Eh bien, vous les chefs du pays, ses chefs momentanés, mais réels, donnez-lui le bon exemple, montrez de la confiance, dites-lui que vous croyez au lendemain, et prouvez-le-lui ! Quoi ! vous aussi, vous auriez peur ! Quoi ! vous aussi, vous diriez : que va-t-il arriver ? Vous craindriez vos successeurs ! La constituante redouterait la législative ? Non, votre heure est fixée et la sienne est venue, les temps qui approchent ne vous appartiennent pas. Sachez le comprendre noblement. Déférez au vœu de la France. Ne passez pas de la souveraineté à l’usurpation. Je le répète, donnons le bon exemple, retirons-nous à temps et à propos, et croyons tous au lendemain ! Ne disons pas, comme je l’ai entendu déclarer, que notre disparition sera une révolution. Comment ! démocrates, vous n’auriez pas foi dans la démocratie ? Eh bien, moi patriote, j’ai foi dans la patrie. Je voterai pour que l’assemblée se sépare au terme le plus prochain.



NOTE 6

achèvement du louvre
Février 1849.

M. Victor Hugo. — Je suis favorable au projet. J’y vois deux choses, l’intérêt de l’état, l’intérêt de la ville de Paris.

Certes, créer dans la capitale une sorte d’édifice métropolitain de l’intelligence, installer la pensée là où était la royauté, remplacer une puissance par une puissance, où était la splendeur du trône mettre le rayonnement du génie, faire succéder à la grandeur du passé ce qui fait la grandeur du présent et ce qui fera la beauté de l’avenir, conserver à cette métropole de la pensée ce nom de Louvre, qui veut dire souveraineté et gloire ; c’est là, messieurs, une idée haute et belle. Maintenant, est-ce une idée utile ?

Je n’hésite pas ; je réponds : Oui.

Quoi ! vivifier Paris, embellir Paris, ajouter encore à la haute idée de civilisation que Paris représente, donner d’immenses travaux sous toutes les formes à toutes les classes d’ouvriers, depuis l’artisan jusqu’à l’artiste, donner du pain aux uns, de la gloire aux autres, occuper et nourrir le peuple avec une idée, lorsque les ennemis de la paix publique cherchent à l’occuper, je ne dis pas à le nourrir, avec des passions, est-ce que ce n’est pas là une pensée utile ?

Mais l’argent ? cela coûtera fort cher. Messieurs, entendons-nous, j’aime la gloire du pays, mais sa bourse me touche. Non-seulement je ne veux pas grever le budget, mais je veux, à tout prix, l’alléger. Si le projet, quoiqu’il me semble beau et utile, devait entraîner une charge pour les contribuables, je serais le premier à le repousser. Mais, l’exposé des motifs vous le dit, on peut faire face à la dépense par des aliénations peu regrettables d’une portion du domaine de l’état qui coûte plus qu’elle ne rapporte.

J’ajoute ceci. Cet été, vous votiez des sommes considérables pour des résultats nuls, uniquement dans l’intention de faire travailler le peuple. Vous compreniez si bien la haute importance morale et politique du travail, que la seule pensée d’en donner vous suffisait. Quoi ! vous accordiez des travaux stériles, et aujourd’hui vous refuseriez des travaux utiles ?

Le projet peut être amélioré. Ainsi, il faudrait conserver toutes les menuiseries de la bibliothèque actuelle, qui sont fort belles et fort précieuses. Ce sont là des détails. Je signale une lacune plus importante. Selon moi, il faudrait compléter la pensée du projet en installant l’institut dans le Louvre, c’est-à-dire en faisant siéger le sénat des intelligences au milieu des produits de l’esprit humain. Représentez-vous ce que serait le Louvre alors ! D’un côté une galerie de peinture comparable à la galerie du Vatican, de l’autre une bibliothèque comparable à la bibliothèque d’Alexandrie ; tout près cette grande nouveauté des temps modernes, le palais de l’Industrie ; toute connaissance humaine réunie et rayonnant dans un monument unique ; au centre l’institut, comme le cerveau de ce grand corps.

Les visiteurs de toutes les parties du monde accourraient à ce monument comme à une Mecque de l’intelligence. Vous auriez ainsi transformé le Louvre. Je dis plus, vous n’auriez pas seulement agrandi le palais, vous auriez agrandi l’idée qu’il contenait.

Cette création, où l’on trouvera tous les magnifiques progrès de l’art contemporain, dotera, sans qu’il en coûte un sou aux contribuables, d’une richesse de plus la ville de Paris, et la France d’une gloire de plus. J’appuie le projet.


NOTE 7

secours aux artistes
3 avril 1849.

Le discours sur les encouragements dus aux arts, prononcé par M. Victor Hugo, le 11 novembre 1848, fut combattu, notamment par l’honorable M. Charlemagne, comme exagérant les besoins et les misères des artistes et des lettrés. Peu de mois s’écoulèrent, la question des arts revint devant l’assemblée le 3 avril 1849, et M. Victor Hugo, appelé à la tribune par quelques mots de M. Guichard, fut amené à dire :

Les besoins des artistes n’ont jamais été plus impérieux. Et, messieurs, puisque je suis monté à cette tribune, — c’est l’occasion que M. Guichard m’a offerte qui m’y a fait monter, — je ne voudrais pas en descendre sans vous rappeler un souvenir qui aura peut-être quelque influence sur vos votes dans la portion de cette discussion qui touche plus particulièrement aux intérêts des lettres et des arts.

Il y a quelques mois, lorsque je discutais à cette même place et que je combattais certaines réductions spéciales qui portaient sur le budget des arts et des lettres, je vous disais que ces réductions, dans certains cas, pouvaient être funestes, qu’elles pouvaient entraîner bien des détresses, qu’elles pouvaient amener même des catastrophes. On trouva à cette époque qu’il y avait quelque exagération dans mes paroles.

Eh bien, messieurs, il m’est impossible de ne pas penser en ce moment, et c’est ici le lieu de le dire, à ce rare et célèbre artiste qui vient de disparaître si fatalement, qu’un secours donné à propos, qu’un travail commandé à temps aurait pu sauver.

Plusieurs membres. — Nommez-le !

M. Victor Hugo. — Antonin Moine.

M. Léon Faucher. — Je demande la parole.

M. Victor Hugo. — Oui, messieurs, j’insiste. Ceci mérite votre attention. Ce grand artiste, je le dis avec une amère et profonde douleur, a trouvé plus facile de renoncer à la vie que de lutter contre la misère. (Mouvement.)

Eh bien ! que ce soit là un grave et douloureux enseignement. Je le dépose dans vos consciences. Je m’adresse à la générosité connue et prouvée de cette assemblée. Je l’ai déjà trouvée, nous l’avons tous trouvée sympathique et bienveillante pour les artistes. En ce moment, ce n’est pas un reproche que je fais à personne, c’est un fait que je constate. Je dis que ce fait doit rester dans vos esprits, et que, dans la suite de la discussion, quand vous aurez à voter, soit à propos du budget de l’intérieur, soit à propos du budget de l’instruction publique, sur certaines réductions que je ne qualifie pas d’avance, mais qui peuvent être mal entendues, qui peuvent être déplorables, vous vous souviendrez que des réductions fatales peuvent, pour faire gagner quelques écus au trésor public, faire perdre à la France de grands artistes. (Sensation.)


CONSEILS DE GUERRE


NOTE 8

28 septembre 1848.

Tant que dura l’état de siége, et à quelque époque que ce fût, M. Victor Hugo regarda comme de son devoir de lui résister sous quelque forme qu’il se présentât. Un jour, le 28 septembre 1848, il reçut en pleine séance de l’assemblée constituante un ordre de comparution comme témoin devant un conseil de guerre, conçu en ces termes :

« Cédule.

« La présente devra être apportée en venant déposer.

« République Française.
« Liberté, Égalité, Fraternité.
« Greffe du 2e conseil de guerre permanent de la 1re division militaire, séant à Paris, 37, rue du Cherche-Midi.

« Nous, de Beurmann, capitaine-rapporteur près le 2e conseil de guerre de la 1re division militaire, requérons le sieur Hugo, Victor, représentant du peuple, rue d’Isly, 5, à Paris, de comparaître à l’audience du 2e conseil de guerre permanent, le 28 du courant 1848, à midi, pour y déposer en personne sur les faits relatifs aux nommés Turmel et Long, insurgés. Le témoin est prévenu que, faute par lui de se conformer à la présente assignation, il y sera contraint par les voies de droit.

« Donné à Paris, le 20 du mois de septembre, an 1848.

« Le rapporteur,
« DE BEURMANN. »

La forme impérative de cette réquisition et les dernières lignes contenant la menace d’une contrainte par les voies de droit, adressée à un représentant inviolable, dictaient à M. Victor Hugo son devoir. C’était, comme il le dit quelques jours après au ministre de la guerre en lui reprochant le fait, l’état de siége pénétrant jusque dans l’assemblée. M. Victor Hugo refusa d’obéir à ce qu’il appela, le lendemain même, en présence du conseil, cette étrange intimation. Il savait, en outre, que sa déposition ne pouvait malheureusement être d’aucune utilité aux accusés. Deux heures plus tard, nouvelle injonction de comparaître apportée par un gendarme dans l’enceinte même de l’assemblée. Nouveau refus de M. Victor Hugo. Dans la soirée, une prière de venir déposer comme témoin lui est transmise de la part des accusés eux-mêmes. Après avoir constaté son refus au tribunal militaire, M. Victor Hugo se rendit au désir des accusés, et comparut, le lendemain, devant le conseil ; mais il commença par protester contre l’empiétement que l’état de siége s’était permis sur l’inviolabilité du représentant.

Voici en quels termes la Gazette des Tribunaux rend compte de cette audience :

2e CONSEIL DE GUERRE DE PARIS
Présidence de M. Destaing, colonel du 61e régiment de ligne.
Audience du 29 septembre.
insurrection de juin. — affaire du capitaine turmel et du lieutenant long, de la 7e légion. — déposition de m. victor hugo. — incident.

Un public plus nombreux qu’hier attend l’ouverture de la salle d’audience, appelé non-seulement par l’intérêt qu’inspire l’affaire soumise au conseil, mais plus encore par l’incident soulevé à la fin de la dernière audience au sujet de la déposition de M. Victor Hugo, qui doit comparaître aujourd’hui comme témoin.

L’audience a été ouverte à onze heures et quelques minutes. Après avoir ordonné l’introduction des deux accusés Turmel et Long, M. le président demande à l’huissier d’appeler M. Victor Hugo, représentant du peuple. L’huissier annonce que M. Victor Hugo ne s’est pas encore présenté.

M. Le président. — M. Victor Hugo m’a fait prévenir qu’il se présenterait à l’ouverture de l’audience ; il viendra vraisemblablement. En attendant, monsieur le commissaire du gouvernement, vous avez la parole.

M. d’Hennezel, substitut du commissaire du gouvernement, expose les faits qui résultent des débats ; et à peine a-t-il prononcé quelques phrases que l’huissier annonce l’arrivée de M. Victor Hugo. M. Hugo s’approche.

M. Le président. — Veuillez nous dire vos nom, prénoms, profession et domicile.

M. Victor Hugo (Marques d’attention). — Avant de vous répondre, monsieur le président, j’ai à dire un mot. En venant déposer devant le conseil, je suis convenu avec M. le président de l’assemblée nationale que j’expliquerais sous quelles réserves je me présente. Je dois cette explication à l’assemblée nationale, dont j’ai l’honneur d’être membre, et au mandat de représentant, dont le respect doit être imposé aux autorités constituées plus encore, s’il est possible, qu’aux simples citoyens. Que le conseil, du reste, ne voie pas dans mes paroles autre chose que l’accomplissement d’un devoir. Personne plus que moi n’honore la glorieuse épaulette que vous portez, et je ne cherche pas, certes, à vous rendre plus difficile la pénible mission que vous accomplissez.

Hier, en pleine séance, au milieu de l’assemblée, au moment d’un scrutin, j’ai reçu par estafette l’injonction de me rendre immédiatement devant le conseil. Je n’ai tenu aucun compte de cette étrange intimation. Je ne devais pas le faire, car il va sans dire que personne n’a le droit d’enlever le représentant du peuple à ses travaux. L’exercice des fonctions de représentant est sacré ; il constitue comme il impose un droit, un devoir inviolable. Je n’ai donc pas tenu compte de l’injonction qui m’était faite.

Vers la fin de la séance de l’assemblée, qui s’était prolongée au delà de celle du conseil de guerre, j’ai reçu, toujours dans l’assemblée, une nouvelle sommation non moins irrégulière que la première. Je pouvais n’y pas répondre, car, au moment même où je parle, les comités de l’assemblée nationale sont réunis, et c’est là qu’est ma place, et non ici.

Je me présente cependant, parce que la prière m’en a été faite. Je dis la prière, en ce qui concerne les défenseurs, dont l’intervention m’a décidé, parce que jamais je ne ferai défaut à la prière que l’on m’adressera au nom de malheureux accusés. Je dois le dire, cependant, je ne sais pas pourquoi la défense insiste pour mon audition. Ma déposition est absolument sans importance, et ne peut pas plus être utile à la défense qu’à l’accusation.

M. le commissaire du gouvernement. — C’est le ministère public aussi, qui, comme la défense, a insisté ; le ministère public, qui demandera à M. le président la permission de vous répondre.

M. Victor Hugo. — Rien n’était plus facile que de concilier les droits de la représentation nationale et les exigences de la justice, c’était de demander l’autorisation de M. le président de l’assemblée, et de s’entendre sur l’heure.

M. le commissaire du gouvernement. — Permettez-moi de dire un mot au nom de la loi dont je suis l’organe et au-dessus de laquelle personne ne peut se placer. L’article 80 du code d’instruction criminelle est formel, absolu, personne ne peut s’y soustraire, et tout individu cité régulièrement est obligé de se présenter, sous peine d’amende et même de contrainte par corps. L’assemblée, qui fait des lois, doit assurément obéissance aux lois existantes. M. Galy-Cazalat, qui avait des devoirs à remplir non moins importants que ceux de l’illustre poëte que nous citions comme témoin, s’est rendu ici sans arguer d’empêchements. Nous le répétons donc, la loi est une ; elle doit être égale pour tout le monde dans ses exigences, comme elle l’est dans sa protection.

M. Victor Hugo. — Les paroles de M. le commissaire du gouvernement m’obligent à une courte réponse. La loi, si elle a des exigences, a aussi des exceptions. Sur beaucoup de points, le représentant du peuple se trouve protégé par des exceptions nombreuses, et cela dans l’unique intérêt du peuple dont il résume la souveraineté. Je maintiens donc qu’aucun pouvoir ne peut arracher le représentant de son siège au moment où il délibère et où le sort du pays peut dépendre du vote qu’il va déposer dans l’urne.

Le défenseur des prévenus. — Puisque c’est moi qui, en insistant hier pour que le témoin fût appelé devant vous, ai provoqué l’incident qu’il plaît à M. Victor Hugo de prolonger, je demande, à mon tour, au conseil, à dire quelques mots pour revendiquer la responsabilité de ce qui a été fait à ma prière par le ministère public, et rappeler les véritables droits de chacun ici.

M. Victor Hugo proteste, en son nom et au nom de l’assemblée nationale, contre cet appel de votre justice, qu’il considère comme une violation de son droit de représentant.

La question, dit-il, a été déjà jugée. C’est une erreur ; elle ne l’a jamais été, parce que dans des circonstances pareilles elle n’a jamais été soulevée. Ce qui a été jugé, le voici : c’est que lorsqu’un représentant ou un député est appelé pendant le cours de la session d’une assemblée législative à remplir d’autres fonctions qui, pendant un long temps, l’enlèveraient à ses devoirs de législateur, il doit être dispensé de ces fonctions. Ainsi pour le jury, ainsi pour les devoirs d’un magistrat qui est appelé à choisir entre la chambre et le palais. Mais lorsqu’un accusé réclame un témoignage d’où dépend sa liberté, ou son honneur peut-être ; lorsque ce témoignage peut être donné dans l’intervalle qui sépare le commencement d’un scrutin de sa fin ; lorsque, au pire, il retardera d’une heure un discours, important sans doute, mais qui peut attendre, que, de par la qualité de représentant, en opposant pour tout titre quatre lignes de M. le président de l’assemblée nationale, on puisse refuser ce témoignage, c’est ce que personne n’aurait soutenu, c’est ce que je m’étonne que M. Victor Hugo ait soutenu le premier.

M. Victor Hugo, continue l’honorable défenseur, proteste, au nom de l’assemblée nationale ; moi, comme défenseur contribuant à l’administration de la justice, je proteste au nom de la justice même. Jamais je n’admettrai qu’en venant ici M. le représentant Victor Hugo fasse un acte de complaisance. Nous n’acceptons pas l’aumône de son témoignage, la justice commande et ne sollicite pas.

M. Victor Hugo. — Je ne refuse point de venir ici, mais je soutiens que personne n’a le droit d’arracher un représentant à ses fonctions législatives ; je n’admets point que l’on puisse violer ainsi la souveraineté du peuple. Je n’entends point engager ici une discussion sur cette grave question, elle trouvera sa place dans une autre enceinte. Je suis le premier à reconnaître l’élévation des sentiments du défenseur, mais ce que je veux maintenant, c’est mon droit de représentant. Pour le moment, ce n’est pas un refus, ce n’est qu’une question d’heure choisie. Je suis prêt, monsieur le président, à répondre à vos questions.

Le défenseur. — M. Victor Hugo a écrit sur les derniers jours d’un condamné à mort des pages qui resteront comme l’une des œuvres les plus belles qui soient sorties de l’esprit humain. Les angoisses des accusés Turmel et Long ne sont pas aussi terribles que celles du condamné, mais elles demandent aussi à n’être pas prolongées. Eh bien ! si M. Victor Hugo, qui le pouvait comme M. Galy-Cazalat, était venu hier ici, les accusés auraient été jugés hier, et votre tribunal n’eût pas été dans la nécessité de s’assembler une seconde fois. Les accusés n’auraient pas passé une nuit cruelle sous le poids d’une accusation qui peut entraîner la peine des travaux forcés.

M. Victor Hugo. — J’ai dit en commençant, et je regrette que le défenseur paraisse l’oublier, que jamais un accusé ne me trouverait sourd à son appel. Je devais maintenir, vis-à-vis de quelque autorité que ce soit, l’inviolabilité des délibérations de l’assemblée, qui tient en ses mains les destinées de la France. Maintenant, j’ajoute que, si j’avais pu penser que ma déposition servît la cause des malheureux accusés, je n’aurais pas attendu la citation, j’aurais demandé moi-même, et comme un droit alors, que le conseil m’entendît. Mais ma déposition n’est d’aucune importance, comme ont pu en juger les défenseurs eux-mêmes, qui ont lu ma déclaration écrite. Je n’avais donc point à hésiter. Je devais préférer à une comparution absolument inutile à l’accusé l’accomplissement du plus sérieux de tous les devoirs dans la plus grave de toutes les conjonctures ; je devais en outre résister à l’acte inqualifiable qu’avait osé, vis-à-vis d’un représentant, se permettre la justice d’exception sous laquelle Paris est placé en ce moment.

M. le président. — Permettez-moi de vous adresser la question : Quels sont vos nom et prénoms ?

M. Victor Hugo. — Victor Hugo.

M. le président. — Votre profession ?

M. Victor Hugo. — Homme de lettres et représentant du peuple.

M. le président. — Votre lieu de naissance ?

M. Victor Hugo. — Besançon.

M. le président. — Votre domicile actuel ?

M. Victor Hugo. — Rue d’Isly, 5.

M. le président. — Votre domicile précédent ?

M. Victor Hugo. — Place Royale, 6.

M. le président. — Que savez-vous sur l’accusé Turmel ?

M. Victor Hugo. — Je pourrais dire que je ne sais rien. Ma déposition devant M. le juge d’instruction a été faite dans un moment où mes souvenirs étaient moins confus, et elle serait plus utile que mes paroles actuelles à la manifestation de la vérité. Cependant, voilà ce que je crois me rappeler.

Nous venions d’attaquer une barricade de la rue Saint-Louis, d’où partait depuis le matin une fusillade assez vive qui nous avait coûté beaucoup de braves gens ; cette barricade enlevée et détruite, je suis allé seul vers une autre barricade placée en travers de la rue Vieille-du-Temple, et très forte. Voulant avant tout éviter l’effusion du sang, j’ai abordé les insurgés ; je les ai suppliés, puis sommés, au nom de l’assemblée nationale dont mes collègues et moi avions reçu un mandat, de mettre bas les armes ; ils s’y sont refusés.

M. Villain de Saint-Hilaire, adjoint au maire, qui a montré en cette occasion un rare courage, vint me rejoindre à cette barricade, accompagné d’un garde national, homme de cœur et de résolution, et dont je regrette de ne pas savoir le nom, pour m’engager à ne pas prolonger des pourparlers désormais inutiles, et dont ils craignaient quelque résultat funeste. Voyant que mes efforts ne réussissaient pas, je cédai à leurs prières.

Nous nous retirâmes à quelque distance pour délibérer sur les mesures que nous avions à prendre. Nous étions derrière l’angle d’une maison. Un groupe de gardes nationaux amena un prisonnier. Comme, depuis quelque temps, j’avais vu beaucoup de prisonniers, je ne pourrais me rappeler si j’ai vu celui-ci.

M. le président au témoin. — Regardez l’accusé, le reconnaissez-vous ?

(Les deux accusés Turmel et Long se lèvent et se tournent vers Victor Hugo.)

M. Victor Hugo, montrant Long. — Je n’ai pas l’honneur de connaître monsieur. Quant à l’autre accusé, je crois le reconnaître, il était amené par un groupe de gardes nationaux. Il vit à mon insigne que j’étais représentant. — Citoyen représentant, s’écria-t-il, je suis innocent, faites-moi mettre en liberté. — Mais tous furent unanimes à me dire que c’était un homme très dangereux, et qu’il commandait une des barricades qui nous faisaient face. Ce que voyant, je laissai la justice suivre son cours, et on l’emmena.

M. le président. — Vos souvenirs sont parfaitement fidèles. Maintenant vous pouvez retourner à vos travaux législatifs. Quant à nous, nous avons fait notre devoir, la loi est satisfaite, personne n’a le droit de se mettre au-dessus d’elle.

M. Victor Hugo. — Il y a eu confusion dans l’esprit de la défense et du ministère public, et je regretterais de voir cette confusion s’introduire dans l’esprit du conseil. J’ai toujours été prêt, et je l’ai prouvé surabondamment, à venir éclairer la justice. C’était simplement, s’il faut que je le dise encore, une question d’heure à choisir. Mais j’ai toujours nié, et je nierai toujours, que quelque autorité que ce puisse être, autorité nécessairement inférieure à l’assemblée nationale, puisse pénétrer jusqu’au représentant inviolable, le saisir dans l’enceinte de l’assemblée, l’arracher aux délibérations, et lui imposer un prétendu devoir autre que son devoir de législateur. Le jour où cette monstrueuse usurpation serait tolérée, il n’y aurait plus de liberté des assemblées, il n’y aurait plus de souveraineté du peuple, il n’y aurait plus rien ! rien que l’arbitraire et le despotisme et l’abaissement de tout dans le pays. Quant à moi, je ne verrai jamais ce jour-là. (Mouvement.)

M. le président. — Notre devoir est de faire exécuter les lois, quelque élevé que soit le caractère des personnes appelées devant la justice.

M. Victor Hugo. — Ce ne serait point là exécuter les lois, ce serait les violer toutes à la fois. Je persiste dans ma protestation.

(M. Victor Hugo se retire au milieu d’un mouvement de curiosité qui l’accompagne au dehors de la salle d’audience.)

M. le président au commissaire du gouvernement. — Vous avez la parole.

M. d’Hennezel soutient l’accusation contre les deux accusés.

Mes Madier de Montjau et Briquet défendent les accusés.

Le conseil entre dans la salle des délibérations, et, après une heure écoulée, M. le président prononce un jugement qui déclare Turmel et Long non coupables sur la question d’attentat, mais coupables d’avoir pris part à un mouvement insurrectionnel, étant porteurs d’armes apparentes.

En conséquence, Turmel est condamné à deux années de prison, et Long à une année de la même peine, en vertu de l’article 5 de la loi du 24 mai 1834, modifié par l’article 463 du Code pénal.

— La grave question soulevée par l’honorable M. Victor Hugo devant le conseil de guerre a été, à son retour dans le sein de l’assemblée, l’objet de discussions assez animées qui se sont engagées dans la salle des conférences. Les principes posés par M. Victor Hugo ont été vivement soutenus par les membres les plus compétents de l’assemblée. On annonçait que cet incident ferait l’objet d’une lettre que le président de l’assemblée devait adresser au président du conseil de guerre.



CONSEIL D’ÉTAT


1849


NOTE 9


LA LIBERTÉ DU THÉÂTRE


En 1849, la commission du conseil d’état, formée pour préparer la loi sur les théâtres, fit appel à l’expérience des personnes que leurs études ou leur profession intéressent particulièrement à la prospérité et à la dignité de l’art théâtral. Six séances furent consacrées à entendre trente et une personnes, parmi lesquelles onze auteurs dramatiques ou compositeurs, trois critiques, sept directeurs, huit comédiens. M. Victor Hugo fut entendu dans les deux séances du 17 et du 30 septembre. Nous donnons ici ces deux séances recueillies par la sténographie et publiées par les soins du conseil d’état.


Séance du 17 septembre. — Présidence de M. Vivien.


M. Victor Hugo. — Mon opinion sur la matière qui se discute maintenant devant la commission est ancienne et connue ; je l’ai même en partie publiée. J’y persiste plus que jamais. Le temps où elle prévaudra n’est pas encore venu. Cependant, comme, dans ma conviction profonde, le principe de la liberté doit finir par triompher sur tous les points, j’attache de l’importance à la manière sérieuse dont la commission du conseil d’état étudie les questions qui lui sont soumises ; ce travail préparatoire est utile, et je m’y associe volontiers. Je ne laisserai échapper, pour ma part, aucune occasion de semer des germes de liberté. Faisons notre devoir, qui est de semer les idées ; le temps fera le sien, qui est de les féconder.

Je commencerai par dire à la commission que, dans la question des théâtres, question très grande et très sérieuse, il n’y a que deux intérêts qui me préoccupent. À la vérité, ils embrassent tout. L’un est le progrès de l’art, l’autre est l’amélioration du peuple.

J’ai dans le cœur une certaine indifférence pour les formes politiques, et une inexprimable passion pour la liberté. Je viens de vous le dire, la liberté est mon principe, et, partout où elle m’apparaît, je plaide ou je lutte pour elle.

Cependant si, dans la question théâtrale, vous trouvez un moyen qui ne soit pas la liberté, mais qui me donne le progrès de l’art et l’amélioration du peuple, j’irai jusqu’à vous sacrifier le grand principe pour lequel j’ai toujours combattu, je m’inclinerai et je me tairai. Maintenant, pouvez-vous arriver à ces résultats autrement que par la liberté ?

Vous touchez, dans la matière spéciale qui vous occupe, à la grande, à l’éternelle question qui reparaît sans cesse, et sous toutes les formes, dans la vie de l’humanité. Les deux grands principes qui la dominent dans leur lutte perpétuelle, la liberté, l’autorité, sont en présence dans cette question-ci comme dans toutes les autres. Entre ces deux principes, il vous faudra choisir, sauf ensuite à faire d’utiles accommodements entre celui que vous choisirez et celui que vous ne choisirez pas. Il vous faudra choisir ; lequel prendrez-vous ? Examinons.

Dans la question des théâtres, le principe de l’autorité a ceci pour lui et contre lui qu’il a déjà été expérimenté. Depuis que le théâtre existe en France, le principe d’autorité le possède. Si l’on a constaté ses inconvénients, on a aussi constaté ses avantages, on les connaît. Le principe de liberté n’a pas encore été mis à l’épreuve.

M. le président. — Il a été mis à l’épreuve de 1791 à 1806.

M. Victor Hugo. — Il fut proclamé en 1791, mais non réalisé ; on était en présence de la guillotine. La liberté germait alors, elle ne régnait pas. Il ne faut point juger des effets de la liberté des théâtres par ce qu’elle a pu produire pendant la première révolution.

Le principe de l’autorité a pu, lui, au contraire, produire tous ses fruits ; il a eu sa réalisation la plus complète dans un système où pas un détail n’a été omis. Dans ce système, aucun spectacle ne pouvait s’ouvrir sans autorisation. On avait été jusqu’à spécifier le nombre de personnages qui pouvaient paraître en scène dans chaque théâtre, jusqu’à interdire aux uns de chanter, aux autres de parler ; jusqu’à régler, en de certains cas, le costume et même le geste ; jusqu’à introduire dans les fantaisies de la scène je ne sais quelle rigueur hiérarchique.

Le principe de l’autorité, réalisé si complétement, qu’a-t-il produit ? On va me parler de Louis XIV et de son grand règne. Louis XIV a porté le principe de l’autorité, sous toutes ses formes, à son plus haut degré de splendeur. Je n’ai à parler ici que du théâtre. Eh bien ! le théâtre du dix-septième siècle eût été plus grand sans la pression du principe d’autorité. Ce principe a arrêté l’essor de Corneille et froissé son robuste génie. Molière s’y est souvent soustrait, parce qu’il vivait dans la familiarité du grand roi dont il avait les sympathies personnelles. Molière n’a été favorisé que parce qu’il était valet de chambre-tapissier de Louis XIV ; il n’eût point fait sans cela le quart de ses chefs-d’œuvre. Le sourire du maître lui permettait l’audace. Chose bizarre à dire, c’est sa domesticité qui a fait son indépendance ; si Molière n’eût pas été valet, il n’eût pas été libre.

Vous savez qu’un des miracles de l’esprit humain avait été déclaré immoral par les contemporains ; il fallut un ordre formel de Louis XIV pour qu’on jouât Tartuffe. Voilà ce qu’a fait le principe de l’autorité dans son plus beau siècle. Je passerai sur Louis XV et sur son temps ; c’est une époque de complète dégradation pour l’art dramatique. Je range les tragédies de Voltaire parmi les œuvres les plus informes que l’esprit humain ait jamais produites. Si Voltaire n’était pas, à côté de cela, un des plus beaux génies de l’humanité, s’il n’avait pas produit, entre autres grands résultats, ce résultat admirable de l’adoucissement des mœurs, il serait au niveau de Campistron.

Je ne triomphe donc pas du dix-huitième siècle ; je le pourrais, mais je m’abstiens. Remarquez seulement que le chef-d’œuvre dramatique qui marque la fin de ce siècle, le Mariage de Figaro, est dû à la rupture du principe d’autorité. J’arrive à l’empire. Alors l’autorité avait été restaurée dans toute sa splendeur, elle avait quelque chose de plus éclatant encore que l’autorité de Louis XIV, il y avait alors un maître qui ne se contentait pas d’être le plus grand capitaine, le plus grand législateur, le plus grand politique, le plus grand prince de son temps, mais qui voulait être le plus grand organisateur de toutes choses. La littérature, l’art, la pensée ne pouvaient échapper à sa domination, pas plus que tout le reste. Il a eu, et je l’en loue, la volonté d’organiser l’art. Pour cela il n’a rien épargné, il a tout prodigué. De Moscou il organisait le Théâtre-Français. Dans le moment même où la fortune tournait et où il pouvait voir l’abîme s’ouvrir, il s’occupait de réglementer les soubrettes et les crispins.

Eh bien, malgré tant de soins et tant de volonté, cet homme, qui pouvait gagner la bataille de Marengo et la bataille d’Austerlitz, n’a pu faire faire un chef-d’œuvre. Il aurait donné des millions pour que ce chef-d’œuvre naquît ; il aurait fait prince celui qui en aurait honoré son règne. Un jour, il passait une revue. Il y avait là dans les rangs un auteur assez médiocre qui s’appelait Barjaud. Personne ne connaît plus ce nom. On dit à l’empereur : — Sire, M. Barjaud est là. — Monsieur Barjaud, dit-il aussitôt, sortez des rangs. — Et il lui demanda ce qu’il pouvait faire pour lui.

M. Scribe. — M. Barjaud demanda une sous-lieutenance, ce qui ne prouve pas qu’il eût la vocation des lettres. Il fut tué peu de temps après, ce qui aurait empêché son talent (s’il avait eu du talent) d’illustrer le règne impérial.

M. Victor Hugo. — Vous abondez dans mon sens. D’après ce que l’empereur faisait pour des médiocrités, jugez de ce qu’il eût fait pour des talents, jugez de ce qu’il eût fait pour des génies ! Une de ses passions eût été de faire naître une grande littérature. Son goût littéraire était supérieur, le Mémorial de Sainte-Hélène le prouve. Quand l’empereur prend un livre, il ouvre Corneille. Eh bien ! cette littérature qu’il souhaitait si ardemment pour en couronner son règne, lui ce grand créateur, il n’a pu la créer. Qu’ont produit, dans le domaine de l’art, tant d’efforts, tant de persévérance, tant de magnificence, tant de volonté ? Qu’a produit ce principe de l’autorité, si puissamment appliqué par l’homme qui le faisait en quelque sorte vivant ? Rien.

M. Scribe. — Vous oubliez les Templiers de M. Raynouard.

M. Victor Hugo. — Je ne les oublie pas. Il y a dans cette pièce un beau vers.

Voilà, au point de vue de l’art sous l’empire, ce que l’autorité a produit, c’est-à-dire rien de grand, rien de beau.

J’en suis venu à me dire, pour ma part, en voyant ces résultats, que l’autorité pourrait bien ne pas être le meilleur moyen de faire fructifier l’art ; qu’il fallait peut-être songer à quelque autre chose. Nous verrons tout à l’heure à quoi.

Le point de vue de l’art épuisé, passons à l’autre, au point de vue de la moralisation et de l’instruction du peuple. C’est un côté de la question qui me touche infiniment.

Qu’a fait le principe d’autorité à ce point de vue ? et que vaut-il ? Je me borne toujours au théâtre. Le principe d’autorité voulait et devait vouloir que le théâtre contribuât, pour sa part, à enseigner au peuple tous les respects, les devoirs moraux, la religion, le principe monarchique qui dominait alors, et dont je suis loin de méconnaître la puissance civilisatrice. Eh bien, je prends le théâtre tel qu’il a été au siècle par excellence de l’autorité, je le prends dans sa personnification française la plus illustre, dans l’homme que tous les siècles et tous les temps nous envieront, dans Molière. J’observe ; que vois-je ? Je vois le théâtre échapper complétement à la direction que lui donne l’autorité. Molière prêche, d’un bout à l’autre de ses œuvres, la lutte du valet contre le maître, du fils contre le père, de la femme contre le mari, du jeune homme contre le vieillard, de la liberté contre la religion.

Nous disons, nous : Dans Tartuffe, Molière n’a attaqué que l’hypocrisie. Tous ses contemporains le comprirent autrement.

Le but de l’autorité était-il atteint ? Jugez vous-mêmes. Il était complétement tourné ; elle avait été radicalement impuissante. J’en conclus qu’elle n’a pas en elle la force nécessaire pour donner au peuple, au moins par l’intermédiaire du théâtre, l’enseignement le meilleur selon elle.

Voyez, en effet. L’autorité veut que le théâtre exhorte toutes les désobéissances. Sous la pression des idées religieuses, et même dévotes, toute la comédie qui sort de Molière est sceptique ; sous la pression des idées monarchiques, toute la tragédie qui sort de Corneille est républicaine. Tous deux, Corneille et Molière, sont déclarés, de leur vivant, immoraux, l’un par l’académie, l’autre par le parlement.

Et voyez comme le jour se fait, voyez comme la lumière vient ! Corneille et Molière, qui ont fait le contraire de ce que voulait leur imposer le principe d’autorité sous la double pression religieuse et monarchique, sont-ils immoraux vraiment ? L’académie dit oui, le parlement dit oui, la postérité dit non. Ces deux grands poëtes ont été deux grands philosophes. Ils n’ont pas produit au théâtre la vulgaire morale de l’autorité, mais la haute morale de l’humanité. C’est cette morale, cette morale supérieure et splendide, qui est faite pour l’avenir et que la courte vue des contemporains qualifie toujours d’immoralité.

Aucun génie n’échappe à cette loi, aucun sage, aucun juste ! L’accusation d’immoralité a successivement atteint et quelquefois martyrisé tous les fondateurs de la sagesse humaine, tous les révélateurs de la sagesse divine. C’est au nom de la morale qu’on a fait boire la ciguë à Socrate et qu’on a cloué Jésus au gibet.

Je reprends, et je résume ce que je viens de dire.

Le principe d’autorité, seul et livré à lui-même, a-t-il su faire fructifier l’art ? Non. A-t-il su imprimer au théâtre une direction utile dans son sens à l’amélioration du peuple ? Non.

Qu’a-t-il fait donc ? Rien, ou, pour mieux dire, il a comprimé les génies, il a gêné les chefs-d’œuvre.

Maintenant, voulez-vous que je descende de cette région élevée, où je voudrais que les esprits se maintinssent toujours, pour traiter au point de vue purement industriel la question que vous étudiez ? Ce point de vue est pour moi peu considérable, et je déclare que le nombre des faillites n’est rien pour moi à côté d’un chef-d’œuvre créé ou d’un progrès intellectuel ou moral du peuple obtenu. Cependant, je ne veux point négliger complétement ce côté de la question, et je demanderai si le principe de l’autorité a été du moins bon pour faire prospérer les entreprises dramatiques ? Non. Il n’a pas même obtenu ce mince résultat. Je n’en veux pour preuve que les dix-huit années du dernier règne. Pendant ces dix-huit années, l’autorité a tenu dans ses mains les théâtres par le privilége et par la distinction des genres. Quel a été le résultat ?

L’empereur avait jugé qu’il y avait beaucoup trop de théâtres dans Paris ; qu’il y en avait plus que la population de la ville n’en pouvait porter. Par un acte d’autorité despotique, il supprima une partie de ces théâtres, il émonda en bas et conserva en haut. Voilà ce que fit un homme de génie. La dernière administration des beaux-arts a retranché en haut et multiplié en bas. Cela seul suffit pour faire juger qu’au grand esprit de gouvernement avait succédé le petit esprit. Qu’avez-vous vu pendant les dix-huit années de la déplorable administration qui s’est continuée, en dépit des chocs de la politique, sous tous les ministres de l’intérieur ? Vous avez vu périr successivement ou s’amoindrir toutes les scènes vraiment littéraires.

Chaque fois qu’un théâtre montrait quelques velléités de littérature, l’administration faisait des efforts inouïs pour le faire rentrer dans des genres misérables. Je caractérise cette administration d’un mot : point de débouchés à la pensée élevée, multiplication des spectacles grossiers ; les issues fermées en haut, ouvertes en bas. Il suffisait de demander à exploiter un spectacle-concert, un spectacle de marionnettes, de danseurs de corde, pour obtenir la permission d’attirer et de dépraver le public. Les gens de lettres, au nom de l’art et de la littérature, avaient demandé un second Théâtre-Français ; on leur a répondu par une dérision, on leur a donné l’Odéon !

Voilà comment l’administration comprenait son devoir ; voilà comment le principe de l’autorité a fonctionné depuis vingt ans. D’une part, il a comprimé l’essor de la pensée ; de l’autre, il a développé l’essor, soit des parties infimes de l’intelligence, soit des intérêts purement matériels. Il a fondé la situation actuelle, dans laquelle nous avons vu un nombre de théâtres hors de toute proportion avec la population parisienne, et créés par des fantaisies sans motifs. Je n’épuise pas les griefs. On a dit beaucoup de choses sur la manière dont on trafiquait des priviléges. J’ai peu de goût à ce genre de recherches. Ce que je constate, c’est qu’on a développé outre mesure l’industrie misérable pour refouler le développement de l’art.

Maintenant qu’une révolution est survenue, qu’arrive-t-il ? C’est que, du moment qu’elle a éclaté, tous ces théâtres factices sortis du caprice d’un commis, de pis encore quelquefois, sont tombés sur les bras du gouvernement. Il faut, ou les laisser mourir, ce qui est une calamité pour une multitude de malheureux qu’ils nourrissent, ou les entretenir à grands frais, ce qui est une calamité pour le budget. Voilà les fruits des systèmes fondés sur le principe de l’autorité. Ces résultats, je les ai énumérés longuement. Ils ne me satisfont guère. Je sens la nécessité d’en venir à un système fondé sur autre chose que le principe d’autorité.

Or, ici, il n’y a pas deux solutions. Du moment où vous renoncez au principe d’autorité, vous êtes contraints de vous tourner vers le principe de liberté.

Examinons maintenant la question des théâtres au point de vue de la liberté.

Je veux pour le théâtre deux libertés qui sont toutes deux dans l’air de ce siècle, liberté d’industrie, liberté de pensée.

Liberté d’industrie, c’est-à-dire point de privilèges ; liberté de pensée, c’est-à-dire point de censure.

Commençons par la liberté d’industrie ; nous examinerons l’autre question une autre fois. Le temps nous manque aujourd’hui.

Voyons comment nous pourrions organiser le système de la liberté. Ici, je dois supposer un peu ; rien n’existe.

Je suis obligé de revenir à mon point de départ, car il ne faut pas le perdre de vue un seul instant. La grande pensée de ce siècle, celle qui doit survivre à toutes les autres, à toutes les formes politiques, quelles qu’elles soient, celle qui sera le fondement de toutes les institutions de l’avenir, c’est la liberté. Je suppose donc que la liberté pénètre dans l’industrie théâtrale, comme elle a pénétré dans toutes les autres industries, puis je me demande si elle satisfera au progrès de l’art, si elle produira la rénovation du peuple. Voici d’abord comment je comprendrais que la liberté de l’industrie théâtrale fût proclamée.

Dans la situation où sont encore les esprits et les questions politiques, aucune liberté ne peut exister sans que le gouvernement y ait pris sa part de surveillance et d’influence. La liberté d’enseignement ne peut, à mon sens, exister qu’à cette condition ; il en est de même de la liberté théâtrale. L’état doit d’autant mieux intervenir dans ces deux questions, qu’il n’y a pas là seulement un intérêt matériel, mais un intérêt moral de la plus haute importance.

Quiconque voudra ouvrir un théâtre le pourra en se soumettant aux conditions de police que voici… aux conditions de cautionnement que voici… aux garanties de diverses natures que voici… Ce sera le cahier des charges de la liberté.

Ces mesures ne suffisent pas. Je rapprochais tout à l’heure la liberté des théâtres de la liberté de l’enseignement ; c’est que le théâtre est une des branches de l’enseignement populaire. Responsable de la moralité et de l’instruction du peuple, l’état ne doit point se résigner à un rôle négatif, et, après avoir pris quelques précautions, regarder, laisser aller. L’état doit installer, à côté des théâtres libres, des théâtres qu’il gouvernera, et où la pensée sociale se fera jour.

Je voudrais qu’il y eût un théâtre digne de la France pour les célèbres poëtes morts qui l’ont honorée ; puis un théâtre pour les auteurs vivants. Il faudrait encore un théâtre pour le grand opéra, un autre pour l’opéra-comique. Je subventionnerais magnifiquement ces quatre théâtres.

Les théâtres livrés à l’industrie personnelle sont toujours forcés à une certaine parcimonie. Une pièce coûte 100 000 francs à monter, ils reculeront ; vous, vous ne reculerez pas. Un grand acteur met à haut prix ses prétentions, un théâtre libre pourrait marchander et le laisser échapper ; vous, vous ne marchanderez pas. Un écrivain de talent travaille pour un théâtre libre, il reçoit tel droit d’auteur ; vous lui donnez le double, il travaillera pour vous. Vous aurez ainsi dans les théâtres de l’état, dans les théâtres nationaux, les meilleures pièces, les meilleurs comédiens, les plus beaux spectacles. En même temps, vous, l’état, qui ne spéculez pas, et qui, à la rigueur, en présence d’un grand but de gloire et d’utilité à atteindre, n’êtes pas forcé de gagner de l’argent, vous offrirez au peuple ces magnifiques spectacles au meilleur marché possible.

Je voudrais que l’homme du peuple, pour dix sous, fût aussi bien assis au parterre, dans une stalle de velours, que l’homme du monde à l’orchestre, pour dix francs. De même que je voudrais le théâtre grand pour l’idée, je voudrais la salle vaste pour la foule. De cette façon vous auriez, dans Paris, quatre magnifiques lieux de rendez-vous, où le riche et le pauvre, l’heureux et le malheureux, le parisien et le provincial, le français et l’étranger, se rencontreraient tous les soirs, mêleraient fraternellement leur âme, et communieraient, pour ainsi dire, dans la contemplation des grandes œuvres de l’esprit humain. Que sortirait-il de là ? L’amélioration populaire et la moralisation universelle.

Voilà ce que feraient les théâtres nationaux. Maintenant, que feraient les théâtres libres ? Vous allez me dire qu’ils seraient écrasés par une telle concurrence. Messieurs, je respecte la liberté, mais je gouverne et je tiens le niveau élevé. C’est à la liberté de s’en arranger.

Les dépenses des théâtres nationaux vous effraient peut-être ; c’est à tort. Fussent-elles énormes, j’en réponds, bien que mon but ne soit pas de créer une spéculation en faveur de l’état, le résultat financier ne lui sera pas désavantageux. Les hommes spéciaux vous diraient que l’état fera avec ces établissements de bonnes affaires. Il arrivera alors ce résultat singulier et heureux qu’avec un chef-d’œuvre un poëte pourra gagner presque autant d’argent qu’un agent de change par un coup de bourse.

Surtout, ne l’oubliez pas, aux hommes de talent et de génie qui viendront à moi, je dirai : — Je n’ai pas seulement pour but de faire votre fortune et d’encourager l’art en vous protégeant ; j’ai un but plus élevé encore. Je veux que vous fassiez des chefs-d’œuvre, s’il est possible, mais je veux surtout que vous amélioriez le peuple de toutes les classes. Versez dans la population des idées saines ; faites que vos ouvrages ne sortent pas d’une certaine ligne que voici, et qui me paraît la meilleure. — C’est là un langage que tout le monde comprendra ; tout esprit consciencieux, toute âme honnête sentira l’importance de la mission. Vous aurez un théâtre qui attirera la foule et qui répandra les idées civilisatrices, l’héroïsme, le dévouement, l’abnégation, le devoir, l’amour du pays par la reproduction vraie, animée ou même patriotiquement exaltée, des grands faits de notre histoire.

Et savez-vous ce qui arrivera ? Vous n’attirerez pas seulement le peuple à vos théâtres, vous y attirerez l’étranger. Pas un homme riche en Europe qui ne soit tenu de venir à vos théâtres compléter son éducation française et littéraire. Ce sera là une source de richesse pour la France et pour Paris. Vos magnifiques subventions, savez-vous qui les payera ? L’Europe. L’argent de l’étranger affluera chez vous ; vous ferez à la gloire nationale, une avance que l’admiration européenne vous remboursera.

Messieurs, au moment où nous sommes, il n’y a qu’une seule nation qui soit en état de donner des produits littéraires au monde entier, et cette nation, c’est la nation française. Vous avez donc là un monopole immense, un monopole que l’univers civilisé subit depuis dix-huit ans. Les ministres qui nous ont gouvernés n’ont eu qu’une seule pensée : comprimer la littérature française à l’intérieur, la sacrifier au dehors, la laisser systématiquement spolier dans un royaume voisin par la contrefaçon. Je favoriserais, au contraire, cet admirable monopole sous toutes ses formes, et je le répandrais sur le monde entier ; je créerais à Paris des foyers lumineux qui éclaireraient toutes les nations, et vers lesquels toutes les nations se tourneraient.

Ce n’est pas tout. Pour achever l’œuvre, je voudrais des théâtres spéciaux pour le peuple ; ces théâtres, je les mettrais à la charge, non de l’état, mais de la ville de Paris. Ce seraient des théâtres créés à ses frais et bien choisis par son administration municipale parmi les théâtres déjà existants, et dès lors subventionnés par elle. Je les appellerais théâtres municipaux.

La ville de Paris est intéressée, sous tous les rapports, à l’existence de ces théâtres. Ils développeraient les sentiments moraux et l’instruction dans les classes inférieures ; ils contribueraient à faire régner le calme dans cette partie de la population, d’où sortent parfois des commotions si fatales à la ville.

Je l’ai dit plus haut d’une manière générale en me faisant le plagiaire de l’empereur Napoléon, je le répète ici en appliquant surtout mon assertion aux classes inférieures de la population parisienne : le peuple français, la population parisienne principalement, ont beaucoup du peuple athénien ; il faut quelque chose pour occuper leur imagination. Les théâtres municipaux seront des espèces de dérivatifs, qui neutraliseront les bouillonnements populaires. Avec eux, le peuple parisien lira moins de mauvais pamphlets, boira moins de mauvais vins, hantera moins de mauvais lieux, fera moins de révolutions violentes.

L’intérêt de la ville est patent ; il est naturel qu’elle fasse les frais de ces fondations. Elle ferait appel à des auteurs sages et distingués, qui produiraient sur la scène des pièces élémentaires, tirées surtout de notre histoire nationale. Vous avez vu une partie de cette pensée réalisée par le Cirque ; on a eu tort de le laisser fermer.

Les théâtres municipaux seraient répartis entre les différents quartiers de la capitale, et placés surtout dans les quartiers les moins riches, dans les faubourgs.

Ainsi, à la charge de l’état, quatre théâtres nationaux pour la France et pour l’Europe ; à la charge de la ville, quatre théâtres municipaux pour le peuple des faubourgs ; à côté de ce haut enseignement de l’état, les théâtres libres ; voilà mon système.

Selon moi, de ce système, qui est la liberté, sortiraient la grandeur de l’art et l’amélioration du peuple, qui sont mes deux buts. Vous avez vu ce qu’avait produit, pour ces deux grands buts, le système basé sur l’autorité, c’est-à-dire le privilége et la censure. Comparez et choisissez.

M. le président. — Vous admettez le régime de la liberté, mais vous faites aux théâtres libres une condition bien difficile. Ils seront écrasés par ceux de l’état.

M. Victor Hugo. — Le rôle des théâtres libres est loin d’être nul à côté des théâtres de l’état. Ces théâtres lutteront avec les vôtres. Quoique vous soyez le gouvernement, vous vous trompez quelquefois. Il vous arrive de repousser des œuvres remarquables ; les théâtres libres accueilleront ces œuvres-là. Ils profiteront des erreurs que vous aurez commises, et les applaudissements du public que vous entendrez dans les salles seront pour vous des reproches et vous stimuleront.

On va me dire : Les théâtres libres, qui auront peine à faire concurrence au gouvernement, chercheront, pour réussir, les moyens les plus fâcheux ; ils feront appel au dévergondage de l’imagination ou aux passions populaires ; pour attirer le public, ils spéculeront sur le scandale ; ils feront de l’immoralité et ils feront de la politique ; ils joueront des pièces extravagantes, excentriques, obscènes, et des comédies aristophanesques. — S’il y a dans tout cela quelque chose de criminel, on pourra le réprimer par les moyens légaux ; sinon, ne vous en inquiétez pas. Je suis un de ceux qui ont eu l’inconvénient ou l’honneur, depuis Février, d’être quelquefois mis sur le théâtre. Que m’importe ! J’aime mieux ces plaisanteries, inoffensives après tout, que telles calomnies répandues contre moi par un journal dans ses cinquante mille exemplaires.

Quand on me met sur la scène, j’ai tout le monde pour moi ; quand on me travestit dans un journal, j’ai contre moi les trois quarts des lecteurs. Et cependant je ne m’inquiète pas de la liberté de la presse, je ne fais point de procès aux journaux qui me travestissent, je ne leur écris pas même de lettres avec un huissier pour facteur. Sachez donc accepter et comprendre la liberté de la pensée sous toutes ses formes, la liberté du théâtre comme la liberté de la presse ; c’est l’air même que vous respirez. Contentez-vous, quand les théâtres libres ne dépassent point certaines bornes que la loi peut préciser, de leur faire une noble et puissante guerre avec vos théâtres nationaux et municipaux ; la victoire vous restera.

M. Scribe. — Les généreuses idées que vient d’émettre M. Victor Hugo sont en partie les miennes ; mais il me semble qu’elles gagneraient à être réalisées dans un système moins compliqué. Le système de M. Victor Hugo est double, et ses deux parties semblent se contredire. Dans ce système, où la moitié des théâtres serait privilégiée et l’autre moitié libre, il y aurait deux choses à craindre : ou bien les théâtres du gouvernement et de la ville ne donneraient que des pièces officielles où personne n’irait, ou bien ils pourraient à leur gré user des ressources immenses de leurs subventions ; dans ce cas, les théâtres libres seraient évidemment écrasés.

Pourquoi, alors, permettre à ceux-ci de soutenir une lutte inégale, qui doit fatalement se terminer par leur ruine ? Si le principe de liberté n’est pas bon en haut, pourquoi serait-il bon en bas ? Je voudrais, et sans invoquer d’autres motifs que ceux que vient de me fournir M. Hugo, que tous les théâtres fussent placés entre les mains du gouvernement.

M. Victor Hugo. — Je ne prétends nullement établir des théâtres privilégiés ; dans ma pensée, le privilége disparaît. Le privilége ne crée que des théâtres factices. La liberté vaudra mieux ; elle fonctionnera pour l’industrie théâtrale comme pour toutes les autres. La demande réglera la production. La liberté est la base de tout mon système, il est franc et complet ; mais je veux la liberté pour tout le monde, aussi bien pour l’état que pour les particuliers. Dans mon système, l’état a tous les droits de l’individu ; il peut fonder un théâtre comme il peut créer un journal. Seulement il a plus de devoirs encore. J’ai indiqué comment l’état, pour remplir ses devoirs, devait user de la liberté commune ; voilà tout.

M. le président. — Voulez-vous me permettre de vous questionner sur un détail ? Admettriez-vous dans votre système le principe du cautionnement ?

M. Victor Hugo. — J’en ai déjà dit un mot tout à l’heure ; je l’admettrais, et voici pourquoi. Je ne veux compromettre les intérêts de personne, principalement des pauvres et des faibles, et les comédiens, en général, sont faibles et pauvres. Avec le système de la liberté industrielle il se présentera plus d’un aventurier qui dira : — Je vais louer un local, engager des acteurs ; si je réussis, je paierai ; si je ne réussis pas, je ne paierai personne. — Or c’est ce que je ne veux point. Le cautionnement répondra. Il aura un autre usage, le paiement des amendes qui pourront être infligées aux directeurs. À mon avis, la liberté implique la responsabilité ; c’est pourquoi je veux le cautionnement.

M. le président. — On a proposé devant la commission d’établir, dans l’hypothèse où la liberté industrielle serait proclamée, des conditions qui empêcheraient d’établir, sous le nom de théâtres, de véritables échoppes, conditions de construction, conditions de dimension, etc.

M. Victor Hugo. — Ces conditions sont de celles que je mettrais à l’établissement des théâtres.

M. Scribe. — Elles me paraissent parfaitement sages.

M. le président. — On avait proposé aussi d’interdire le mélange des représentations théâtrales avec d’autres industries, par exemple les cafés-spectacles.

M. Alexandre Dumas. — C’est une affaire de police.

M. le conseiller Dufresne. — Comment seront administrés, dans le système de M. Hugo, les théâtres subventionnés ?

M. Victor Hugo. — Vous me demandez comment je ferais administrer, dans mon système, les théâtres subventionnés, c’est-à-dire les théâtres nationaux et les théâtres municipaux.

Je commence par vous dire que, quoi que l’on fasse, le résultat d’un système est toujours au-dessous de ce que l’on en attend. Je ne vous promets donc pas la perfection, mais une amélioration immense. Pour la réaliser, il est nécessaire de choisir avec un soin extrême les hommes qui voudront diriger ce que j’appellerais volontiers les théâtres-écoles. Avec de mauvais choix l’institution ne vaudrait pas grand’chose. Il arrivera peut-être quelquefois qu’on se trompera ; le ministère, au lieu de prendre Corneille, pourra prendre M. Campistron ; quand il choisira mal, ce seront les théâtres libres qui corrigeront le mal, et alors vous aurez le Théâtre-Français ailleurs qu’au Théâtre-Français. Mais cela ne durera pas longtemps.

Je voudrais, à la tête des théâtres du gouvernement, des directeurs indépendants les uns des autres, subordonnés tous quatre au directeur, ou, pour mieux dire, au ministre des arts, et se faisant, pour ainsi dire, concurrence entre eux. Ils seraient rétribués par le gouvernement et auraient un certain intérêt dans les bénéfices de leurs théâtres.

M. Mélesville. — Qui est-ce qui nommera et qui est-ce qui destituera les directeurs ?

M. Victor Hugo. — Le ministre compétent les nommera, et ce sera lui aussi qui les destituera. Il en sera pour eux comme pour les préfets.

M. Mélesville. — Vous leur faites là une position singulière. Supposez un homme honorable, distingué, qui aura administré avec succès la Comédie-Française ; un ministre lui a demandé une pièce d’une certaine couleur politique, le ministre suivant sera défavorable à cette couleur politique. Le directeur, malgré tout son mérite et son service, sera immédiatement destitué.

M. Alexandre Dumas. — C’est un danger commun à tous les fonctionnaires.


Séance du 30 septembre. — Présidence de M. Vivien.

M. le président. — Un seul système répressif paraît possible avec le régime légal actuel, c’est celui qui confie la répression aux tribunaux ordinaires. On a déjà signalé les dangers de ce système ; les juges ne peuvent souvent saisir le délit, parce que, pour l’apprécier en pleine connaissance de cause, il faudrait avoir assisté à la représentation ; puis, quand viendrait la répression, souvent il serait trop tard ; représentée devant douze à quinze cents personnes réunies ensemble, une pièce dangereuse peut avoir produit un mal irréparable, et le procès ne ferait souvent qu’aggraver et propager le scandale. Il paraît impossible d’organiser la censure répressive. Aussi, en Angleterre, où la liberté existe sous toutes ses formes, la censure préventive est admise et exercée avec une grande sévérité et un arbitraire absolu.

M. Victor Hugo. — Nulle comparaison à faire, selon moi, entre la question du théâtre en Angleterre et la question du théâtre en France.

En Angleterre, le théâtre, à l’heure qu’il est, n’existe plus, pour ainsi dire. Tout le théâtre anglais est dans Shakespeare, comme toute la poésie espagnole est dans le Romancero. Depuis Shakespeare, rien. Deux théâtres défraient Londres, qui est deux fois plus grand que Paris. De là le peu de souci des anglais pour leur théâtre. Ils l’ont abandonné à cette espèce de pruderie publique, qui est si puissante en Angleterre, qui y gêne tant de libertés, et qu’on appelle le cant.

Or, où Londres a deux théâtres, Paris en a vingt ; où l’Angleterre n’a que Shakespeare (pardon d’employer ce diminutif pour un si grand homme !), nous avons Molière, Corneille, Rotrou, Racine, Voltaire, Le Sage, Regnard, Marivaux, Diderot, Beaumarchais et vingt autres. Cette liberté théâtrale, qui peut n’être pour les anglais qu’une affaire de pruderie, doit être pour nous une affaire de gloire. C’est bien différent.

Je laisse donc l’Angleterre, et je reviens à la France.

Les esprits sérieux sont assez d’accord maintenant pour convenir qu’il faut livrer les théâtres à une exploitation libre, moyennant certaines restrictions imposées par la loi en vue de l’intérêt public ; mais ils sont assez d’accord aussi pour demander le maintien de la censure préventive en l’améliorant autant que possible.

J’espère qu’ils arriveront bientôt à cette solution plus large et plus vraie, la liberté littéraire des théâtres à côté de la liberté industrielle.

Pour résumer en deux mots l’état de la législation littéraire, je dirai que c’est désordre et arbitraire. Je voudrais arriver à pouvoir la résumer dans ces deux mots, organisation et liberté. Pour en venir là, il faudrait faire autrement qu’on n’a fait jusqu’ici. Tout ce qui, dans notre législation, se rattache à la littérature, a été étrangement compris jusqu’à ce jour. Vous avez entendu des hommes qui se croient sérieux dire pendant trente ans, dans nos assemblées politiques, que c’étaient là des questions frivoles.

À mon avis, il n’y a pas de questions plus graves, et je voudrais qu’on les coordonnât dans un ensemble complet, qu’on fit un code spécial pour les choses de l’intelligence et de la pensée.

Ce code réglerait d’abord la propriété littéraire, car c’est une chose inouïe de penser que, seuls en France, les lettrés sont en dehors du droit commun ; que la propriété de leurs œuvres leur est déniée par la société dans un temps donné et confisquée sur leurs enfants.

Vous sentez l’importance et la nécessité de défendre la propriété aujourd’hui. Eh bien, commencez donc par reconnaître la première et la plus sacrée de toutes, celle qui n’est ni une transmission, ni une acquisition, mais une création, la propriété littéraire.

Cessez de traiter l’écrivain comme un paria, renoncez à ce vieux communisme que vous appelez le domaine public, cessez de voler les poëtes et les artistes au nom de l’état, réconciliez-les avec la société par la propriété.

Cela fait, organisez.

Il vous sera désormais facile, à vous, l’état, de donner à la classe des gens de lettres, je ne dirai pas une certaine direction, mais une certaine impulsion.

Favorisez en elle le développement de cet excellent esprit d’association, qui, à l’heure qu’il est, se manifeste partout, et qui a déjà commencé à unir les gens de lettres, et, en particulier, les auteurs dramatiques. L’esprit d’association est l’esprit de notre temps ; il crée des sociétés dans la société. Si ces sociétés sont excentriques à la société, elles l’ébranlent et lui nuisent ; si elles lui sont concentriques, elles la servent et la soutiennent.

Le dernier gouvernement n’a point compris ces questions. Pendant vingt années, il a fait tous ses efforts pour dissoudre les associations précieuses qui avaient commencé à se former. Il aurait dû, au contraire, faire tous ses efforts pour en tirer l’élément de prospérité et de sagesse qu’elles renferment. Lorsque vous aurez reconnu et organisé ces associations, les délits spéciaux, les délits de profession qui échappent à la société trouveront en elles une répression rapide et très efficace.

Le système actuel, le voici ; il est détestable. En principe, c’est l’état qui régit la liberté littéraire des théâtres ; mais l’état est un être de raison, le gouvernement l’incarne et le représente ; mais le gouvernement a autre chose à faire que de s’occuper des théâtres, il s’en repose sur le ministre de l’intérieur. Le ministre de l’intérieur est un personnage bien occupé ; il se fait remplacer par le directeur des beaux-arts. La besogne déplaît au directeur des beaux-arts, qui la passe au bureau de censure.

Admirez ce système qui commence par l’état et qui finit par un commis ! Si bien que cette espèce de balayeur d’ordures dramatiques, qu’on appelle un censeur, peut dire, comme Louis XIV : L’état, c’est moi !

La liberté de la pensée dans un journal, vous la respectez en la surveillant ; vous la confiez au jury. La liberté de la pensée sur le théâtre, vous l’insultez en la réprimant ; vous la livrez à la censure.

Y a-t-il au moins un grand intérêt qui excuse cela ? Point.

Quel bien la censure appliquée au théâtre a-t-elle produit depuis trente ans ? A-t-elle empêché une allusion politique de se faire jour ? Jamais. En général, elle a plutôt éveillé qu’endormi l’instinct qui pousse le public à faire, au théâtre, de l’opposition en riant.

Au point de vue politique, elle ne vous a donc rendu aucun service. En a-t-elle rendu au point de vue moral ? Pas davantage.

Rappelez vos souvenirs. A-t-elle empêché des théâtres de s’établir uniquement pour l’exploitation d’un certain côté des appétits les moins nobles de la foule ? Non. Au point de vue moral, la censure n’a été bonne à rien ; au point de vue politique, bonne à rien. Pourquoi donc y tenez-vous ?

Il y a plus. Comme la censure est réputée veiller aux mœurs publiques, le peuple abdique sa propre autorité, sa propre surveillance, il fait volontiers cause commune avec les licences du théâtre contre les persécutions de la censure. Ainsi que je l’ai dit un jour à l’assemblée nationale, de juge il se fait complice.

La difficulté même de créer des censeurs montre combien la censure est un labeur impossible. Ces fonctions si difficiles, si délicates, sur lesquelles pèse une responsabilité si énorme, elles devraient logiquement être exercées par les hommes les plus éminents en littérature. En trouverait-on parmi eux qui les accepteraient ? Ils rougiraient seulement de se les entendre proposer. Vous n’aurez donc jamais pour les remplir que des hommes sans valeur personnelle, et j’ajouterai, des hommes qui s’estiment peu ; et ce sont ces hommes que vous faites arbitres, de quoi ? De la littérature ! Au nom de quoi ? De la morale !

Les partisans de la censure nous disent : — Oui, elle a été mal exercée jusqu’ici, mais on peut l’améliorer. — Comment l’améliorer ? On n’indique guère qu’un moyen, faire exercer la censure par des personnages considérables, des membres de l’institut, de l’assemblée nationale, et autres, qui fonctionneront, au nom du gouvernement, avec une certaine indépendance, dit-on, une certaine autorité, et, à coup sûr, une grande honorabilité. Il n’y a à cela qu’une petite objection, c’est que c’est impossible.

Tenez, nous avons vu pendant dix-huit ans un corps de l’état, très haut placé, remplir des fonctions beaucoup moins choquantes pour la susceptibilité des esprits, l’institut de France jugeant d’une manière préalable, et à un simple point de vue de convenance locale, les ouvrages qui devaient être présentés à l’exposition annuelle de peinture.

Cette réunion d’hommes distingués, éminents, illustres, a échoué à la tâche ; elle n’avait aucune autorité, elle était bafouée chaque année, et elle a remercié la Révolution de Février, qui lui a rendu le service de la destituer de cet emploi. Croyez-moi, n’accouplez jamais ce mot, qui est si noble, l’institut de France, avec ce mot qui l’est si peu, la censure.

Dans votre comité de censure mettrez-vous des membres de l’assemblée nationale élus par cette assemblée ? Mais d’abord j’espère que l’assemblée refuserait tout net ; et puis, si elle y consentait, en quoi elle aurait grand tort, la majorité vous enverrait des hommes de parti qui vous feraient de belle besogne.

Pour commission de censure, vous bornerez-vous à prendre la commission des théâtres ? Il y a un élément qui y serait nécessaire. Eh bien ! cet élément n’y sera pas. Je veux parler des auteurs dramatiques. Tous refuseront, comptez-y. Que sera alors votre commission de censure ? Ce que serait une commission de marine sans marins.

Difficultés sur difficultés. Mais je suppose votre commission composée, soit ; fonctionnera-t-elle ? Point. Vous figurez-vous un représentant du peuple, un conseiller d’état, un conseiller à la cour de cassation, allant dans les théâtres et s’occupant de savoir si telle pièce n’est pas faite plutôt pour éveiller des appétits sensuels que des idées élevées ? Vous les figurez-vous assistant aux répétitions et faisant allonger les jupes des danseuses ? Pour ne parler que de la censure du manuscrit, vous les figurez-vous marchandant avec l’auteur la suppression d’un coq-à-l’âne ou d’un calembour ?

Vous me direz : Cette commission ne jugera qu’en appel. De deux choses l’une : ou elle jugera en appel sur tous les détails qui feront difficulté entre l’auteur et les censeurs inférieurs, et l’auteur ne s’entendra jamais avec les censeurs inférieurs, autant, alors, ne faire qu’un degré ; ou bien elle se bornera, sans entrer dans les détails, à accorder ou à refuser l’autorisation. Alors la tyrannie sera plus grande qu’elle n’a jamais été.

Tenez, renonçons à la censure et acceptons résolument la liberté. C’est le plus simple, le plus digne et le plus sûr.

En dépit de tout sophisme contraire, j’avoue qu’en présence de la liberté de la presse, je ne puis redouter la liberté des théâtres. La liberté de la presse présente, à mon avis, dans une mesure beaucoup plus considérable, tous les inconvénients de la liberté du théâtre.

Mais liberté implique responsabilité. À tout abus il faut la répression. Pour la presse, je viens de le rappeler, vous avez le jury ; pour le théâtre, qu’aurez-vous ?

La cour d’assises ? Les tribunaux ordinaires ? Impossible.

Les délits que l’on peut commettre par la voie du théâtre sont de toutes sortes. Il y a ceux que peut commettre volontairement un auteur en écrivant dans une pièce des choses contraires aux mœurs ; il y a ensuite les délits de l’acteur, ceux qu’il peut commettre en ajoutant aux paroles par des gestes ou des inflexions de voix un sens répréhensible qui n’est pas celui de l’auteur.

Il y a les délits du directeur ; par exemple, des exhibitions de nudités sur la scène ; puis les délits du décorateur, de certains emblèmes dangereux ou séditieux mêlés à une décoration ; puis ceux du costumier, puis ceux du coiffeur, oui, du coiffeur ! un toupet peut être factieux, une paire de favoris a fait défendre Vautrin. Enfin il y a les délits du public ; un applaudissement qui accentue un vers, un sifflet qui va plus haut que l’acteur et plus loin que l’auteur.

Comment votre jury, composé de bons bourgeois, se tirera-t-il de là ?

Comment démêlera-t-il ce qui est à celui-ci et ce qui est à celui-là ? le fait de l’auteur, le fait du comédien et le fait du public ? Quelquefois le délit sera un sourire, une grimace, un geste. Transporterez-vous les jurés au théâtre, pour en juger ? Ferez-vous siéger la cour d’assises au parterre ?

Supposez-vous, ce qui, du reste, ne sera pas, que les jurys en général, se défiant de toutes ces difficultés, et voulant arriver à une répression efficace, justement parce qu’ils n’entendent pas grand’chose aux délits de théâtre, suivront aveuglément les indications du ministère public et condamneront sans broncher sur ouï-dire ? Alors savez-vous ce que vous aurez fait ? Vous aurez créé la pire des censures, la censure de la peur. Les directeurs, tremblant devant des arrêts qui seraient leur ruine, mutileront la pensée et supprimeront la liberté.

Vous êtes placés entre deux systèmes impossibles : la censure préventive, que je vous défie d’organiser convenablement ; la censure répressive, la seule admissible maintenant, mais qui échappe aux moyens du droit commun.

Je ne vois qu’une manière de sortir de cette double impossibilité.

Pour arriver à la solution, reprenons le système théâtral tel que je vous l’ai indiqué. Vous avez un certain nombre de théâtres subventionnés, tous les autres sont livrés à l’industrie privée ; à Paris, il y a quatre théâtres subventionnés par le gouvernement et quatre par la ville.

L’état normal de Paris ne comporte pas plus de seize théâtres. Sur ces seize théâtres, la moitié sera donc sous l’influence directe du gouvernement ou de la ville ; l’autre moitié fonctionnera sous l’empire des restrictions de police et autres, que dans votre loi vous imposerez à l’industrie théâtrale.

Pour alimenter tous ces théâtres et ceux de la province, dont la position sera analogue, vous aurez la corporation des auteurs dramatiques, corporation composée d’environ trois cents personnes et ayant un syndicat.

Cette corporation a le plus sérieux intérêt à maintenir le théâtre dans la limite où il doit rester pour ne point troubler la paix de l’état et l’honnêteté publique. Cette corporation, par la nature même des choses, a sur ses membres un ascendant disciplinaire considérable. Je suppose que l’état reconnaît cette corporation, et qu’il en fait son instrument. Chaque année elle nomme dans son sein un conseil de prud’hommes, un jury. Ce jury, élu au suffrage universel, se composera de huit ou dix membres. Ce seront toujours, soyons-en sûrs, les personnages les plus considérés et les plus considérables de l’association. Ce jury, que vous appellerez jury de blâme ou de tout autre nom que vous voudrez, sera saisi, soit sur la plainte de l’autorité publique, soit sur celle de la commission dramatique elle-même, de tous les délits de théâtre commis par les auteurs, les directeurs, les comédiens. Composé d’hommes spéciaux, investi d’une sorte de magistrature de famille, il aura la plus grande autorité, il comprendra parfaitement la matière, il sera sévère dans la répression, et il saura superposer la peine au délit.

Le jury dramatique juge les délits. S’il les reconnaît, il les blâme ; s’il blâme deux fois, il y a lieu à la suspension de la pièce et à une amende considérable, qui peut, si elle est infligée à un auteur, être prélevée sur les droits d’auteur recueillis par les agents de la société.

Si un auteur est blâmé trois fois, il y a lieu à le rayer de la liste des associés. Cette radiation est une peine très grave ; elle n’atteint pas seulement l’auteur dans son honneur, elle l’atteint dans sa fortune, elle implique pour lui la privation à peu près complète de ses droits de province.

Maintenant, croyez-vous qu’un auteur aille trois fois devant le jury dramatique ? Pour moi, je ne le crois pas. Tout auteur traduit devant le jury se défendra ; s’il est blâmé, il sera profondément affecté par ce blâme, et, soyez tranquilles, je connais l’esprit de cette excellente et utile association, vous n’aurez pas de récidives.

Vous aurez donc ainsi, dans le sein de l’association dramatique elle-même, les gardiens les plus vigilants de l’intérêt public.

C’est la seule manière possible d’organiser la censure répressive. De cette manière vous conciliez les deux choses qui font tout le problème, l’intérêt de la société et l’intérêt de la liberté.

M. le conseiller Béhic. — Mais il y a des auteurs qui ne font pas partie de l’association ?

M. Victor Hugo. — Il y en a, tout au plus, douze ou quinze ; si l’association était reconnue et patronnée par l’état, il n’y en aurait plus.

M. le conseiller Béhic. — Mais si, par impossible, un auteur persistait à se tenir en dehors de la société, ou si un auteur blâmé trois fois, et, par conséquent, exclu de la société, continuait à écrire pour le théâtre, votre système répressif ne pourrait s’appliquer. Faudrait-il empêcher ces hommes de faire jouer leurs pièces ?

M. Victor Hugo. — Je n’irais pas jusque-là, mais dans ces cas qui seront bien rares, je laisserais la répression aux tribunaux ordinaires, à la cour d’assises. Dura lex, sed lex. Tant pis pour les réfractaires.

M. le président. — Comment entendez-vous l’organisation de votre société ?

M. Victor Hugo. — On est reçu avocat après avoir rempli certaines conditions. Une fois avocat, on peut commettre des délits professionnels assez graves, on peut se rendre, par exemple, coupable de diffamation dans une plaidoirie, cela n’arrive même que trop souvent. Pour les délits professionnels, un avocat n’est justiciable que du conseil de l’ordre. Pourquoi n’établirait-on pas quelque chose d’analogue pour les auteurs dramatiques ? Pour faire partie de leur association, il faudrait évidemment avoir commencé à écrire ; il faudrait avoir produit un ou deux ouvrages. On maintiendrait quelque chose d’analogue à ce qui existe maintenant. Une fois admis, l’auteur, comme l’avocat, ne serait justiciable que du syndicat de son ordre pour ses délits professionnels.

M. le président. — Je ferai remarquer à M. Victor Hugo que, lorsqu’un avocat s’écarte des convenances dans sa plaidoirie, il y a, en dehors du conseil de l’ordre, le juge qui peut le réprimander et même le suspendre.

M. Victor Hugo. — En dehors du syndicat de l’ordre des auteurs dramatiques, il y aura aussi un juge qui veillera à la police de l’audience, à la dignité de la représentation ; ce juge ce sera le public. Sa puissance est grande et sérieuse, elle sera plus sérieuse encore quand il se sentira réellement investi d’une sorte de magistrature par la liberté même. Ce juge a puissance de vie et de mort ; il peut faire tomber la toile, et alors tout est dit.

M. le conseiller Béhic. — L’organisation de la censure répressive, telle que la propose M. Victor Hugo, présente une difficulté dont je le rends juge. On ne peut maintenant faire partie de l’association des auteurs dramatiques qu’après avoir fait jouer une pièce, M. Victor Hugo propose de maintenir des conditions analogues d’incorporation. Quel système répressif appliquera-t-il alors à la première pièce d’un auteur ?

M. Victor Hugo. — Le système de droit commun, comme aux pièces de tous les auteurs qui ne feront pas partie de la société, la répression du jury.

M. le conseiller Béhic. — J’ai une autre critique plus grave à faire au système de M. Victor Hugo. Toute personne qui remplit des conditions déterminées a droit de se faire inscrire dans l’ordre des avocats. De plus, les avocats peuvent seuls plaider. Si un certain esprit littéraire prédominait dans votre association, ne serait-il pas à craindre qu’elle repoussât de son sein les auteurs dévoués à des idées contraires, ou même que ceux-ci ne refusassent de se soumettre à un tribunal évidemment hostile, et aimassent mieux se tenir en dehors ? Ne risque-t-on pas de voir alors, en dehors de la corporation des auteurs dramatiques, un si grand nombre d’auteurs que son syndicat deviendrait impuissant à réaliser la mission que lui attribue M. Victor Hugo ?

M. Scribe. — Je demande la permission d’appuyer cette objection par quelques mots. Il y a des esprits indépendants qui refuseront d’entrer dans notre association, précisément parce qu’ils craindront une justice disciplinaire, à laquelle il n’y aura pas chance d’échapper, et ceux-là seront sans doute les plus dangereux.

Du reste, il y a dans le système de M. Victor Hugo des idées larges et vraies, qu’il me semble bon de conserver dans le système préventif, le seul qui, selon moi, puisse être établi avec quelque chance de succès. Ne pourrait-on pas composer la commission d’appel de personnes considérables de professions diverses, parmi lesquelles se trouveraient, en certain nombre, des auteurs dramatiques élus par le suffrage de leurs confrères ?

Si ces auteurs étaient désignés par le ministre, par le directeur des beaux-arts, ils n’accepteraient sans doute pas ; mais, nommés par leurs confrères, ils accepteront. J’avais soutenu le contraire en combattant le principe de M. Souvestre ; les paroles de M. Victor Hugo m’ont fait changer d’opinion. Celui de nous qui serait élu ainsi ne verrait pas de honte à exercer les fonctions de censeur.

M. Victor Hugo. — Personne n’accepterait. Les auteurs dramatiques consentiront à exercer la censure répressive, parce que c’est une magistrature ; ils refuseront d’exercer la censure préventive, parce que c’est une police.

J’ai dit les motifs qui, à tous les points de vue, me font repousser la censure préventive ; je n’y reviens pas.

Maintenant, j’arrive à cette objection, que m’a faite M. Béhic et qu’a appuyée M. Scribe. On m’a dit qu’un grand nombre d’auteurs dramatiques pourraient se tenir, pour des motifs divers, en dehors de la corporation, et qu’alors mon but serait manqué.

Cette difficulté est grave. Je n’essayerai point de la tourner ; je l’aborderai franchement, en disant ma pensée tout entière. Pour réaliser la réforme, il faut agir vigoureusement, et mêler à l’esprit de liberté l’esprit de gouvernement. Pourquoi voulez-vous que l’état, au moment de donner une liberté considérable, n’impose pas des conditions aux hommes appelés à jouir de cette liberté ? L’état dira : — Tout individu qui voudra faire représenter une pièce sur un théâtre du territoire français pourra la faire représenter sans la soumettre à la censure ; mais il devra être membre de la société des auteurs dramatiques. — Personne, de cette manière, ne restera en dehors de la société ; personne, pas même les nouveaux auteurs, car on pourrait exiger pour l’entrée dans la société la composition et non la représentation d’une ou plusieurs pièces.

Le temps me manque ici pour dire ma pensée dans toute son étendue ; je la compléterai ailleurs et dans quelque autre occasion. Je voudrais qu’on organisât une corporation, non pas seulement de tous les auteurs dramatiques, mais encore de tous les lettrés. Tous les délits de presse auraient leur répression dans les jugements des tribunaux d’honneur de la corporation. Ne sent-on pas tous les jours l’inefficacité de la répression par les cours d’assises ?

Tout homme qui écrirait et ferait publier quelque chose serait nécessairement compris dans la corporation des gens de lettres. À la place de l’anarchie qui existe maintenant parmi nous, vous auriez une autorité ; cette autorité servirait puissamment à la gloire et à la tranquillité du pays.

Aucune tyrannie dans ce système ; l’organisation. À chacun la liberté entière de la manifestation de la pensée, sauf à l’astreindre à une condition préalable de garantie qu’il serait possible à tous de remplir.

Les idées que je viens d’exprimer, j’y crois de toute la force de mon âme ; mais je pense en même temps qu’elles ne sont pas encore mûres. Leur jour viendra, je le hâterai pour ma part. Je prévois les lenteurs. Je suis de ceux qui acceptent sans impatience la collaboration du temps.

M. le conseiller Defresne. — Ce que M. Victor Hugo et M. Souvestre demandent, c’est tout bonnement l’établissement d’une jurande ou maîtrise littéraire. Je ne dis pas cela pour les blâmer. L’institution qu’ils demandent serait une grande et utile institution ; mais, comme eux, je pense qu’il n’y faut songer que pour un temps plus ou moins éloigné.

M. Victor Hugo. — Les associations de l’avenir ne seront point celles qu’ont vues nos pères. Les associations du passé étaient basées sur le principe de l’autorité et faites pour le soutenir et l’organiser ; les associations de l’avenir organiseront et développeront la liberté.

Je voudrais voir désormais la loi organiser des groupes d’individualités, pour aider, par ces associations, au progrès véritable de la liberté. La liberté jaillirait de ces associations et rayonnerait sur tout le pays. Il y aurait liberté d’enseignement avec des conditions fortes imposées à ceux qui voudraient enseigner. Je n’entends pas la liberté d’enseignement comme ce qu’on appelle le parti catholique. Liberté de la parole avec des conditions imposées à ceux qui en usent, liberté du théâtre avec des conditions analogues ; voilà comme j’entends la solution du problème.

J’ajoute un détail qui complète les idées que j’ai émises sur l’organisation de la liberté théâtrale. Cette organisation, on ne pourra guère la commencer sérieusement que quand une réforme dans la haute administration aura réuni dans une même main tout ce qui se rapporte à la protection que l’état doit aux arts, aux créations de l’intelligence ; et cette main, je ne veux pas que ce soit celle d’un directeur, mais celle d’un ministre. Le pilote de l’intelligence ne saurait être trop haut placé. Voyez, à l’heure qu’il est, quel chaos !

Le ministre de la justice a l’imprimerie nationale ; le ministre de l’intérieur, les théâtres, les musées ; le ministre de l’instruction publique, les sociétés savantes ; le ministre des cultes, les églises ; le ministre des travaux publics, les grandes constructions nationales. Tout cela devrait être réuni.

Un même esprit devrait coordonner dans un vaste système tout cet ensemble et le féconder. Que peuvent maintenant toutes ces pensées divergentes, qui tirent chacune de leur côté ? Rien, qu’empêcher tout progrès réel.

Ce ne sont point là des utopies, des rêves. Il faut organiser. L’autorité avait organisé autrefois assez mal, car rien de véritablement bon ne peut sortir d’elle seule. La liberté l’a débordée et l’a vaincue à jamais. La liberté est un principe fécond ; mais, pour qu’elle produise ce qu’elle peut et doit produire, il faut l’organiser.

Organisez donc dans le sens de la liberté, et non pas dans le sens de l’autorité. La liberté, elle est maintenant nécessaire. Pourquoi, d’ailleurs, s’en effrayer ? Nous avons la liberté du théâtre depuis dix-huit mois ; quel grand danger a-t-elle fait courir à la France ?

Et cependant elle existe maintenant sans être entourée d’aucune des garanties que je voudrais établir. Il y a eu de ces pièces qu’on appelle réactionnaires ; savez-vous ce qui en est résulté ? C’est que beaucoup de gens qui n’étaient pas républicains avant ces pièces le sont devenus après. Beaucoup des amis de la liberté ne voulaient pas de la république, parce qu’ils croyaient que l’intolérance était dans la nature de ce gouvernement ; ces hommes-là se sont réconciliés avec la république le jour où ils ont vu qu’elle donnait un libre cours à l’expression des opinions, et qu’on pouvait se moquer d’elle, qu’elle était bonne princesse, en un mot. Tel a été l’effet des pièces réactionnaires. La république s’est fait honneur en les supportant.

Voyez maintenant ce qui arrive ! La réaction contre la réaction commence. Dernièrement, on a représenté une pièce ultra-réactionnaire ; elle a été sifflée. Et c’est dans ce moment que vous songeriez à vous donner tort en rétablissant la censure ! Vous relèveriez à l’instant même l’esprit d’opposition qui est au fond du caractère national !

Ce qui s’est passé pour la politique s’est passé aussi pour la morale. En réalité, il s’est joué depuis dix-huit mois moins de pièces décolletées qu’il ne s’en jouait d’ordinaire sous l’empire de la censure. Le public sait que le théâtre est libre ; il est plus difficile. Voilà la situation d’esprit où est le public. Pourquoi donc vouloir faire mal ce que la foule fait bien ?

Laissez là la censure, organisez ; mais, je vous le répète, organisez la liberté.

ASSEMBLÉE LÉGISLATIVE

1849-1851
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NOTE 1

PILLAGE DES IMPRIMERIES


Aux journées de juin 1848, Victor Hugo, après avoir contribué à la victoire, était venu au secours des vaincus. Après le 13 juin 1849, il accepta le même devoir. La majorité était enivrée par la colère, et voulait fermer les yeux sur les violences de son triomphe, notamment sur les imprimeries saccagées et pillées. Victor Hugo monta le 15 juin à la tribune. L’incident fut bref, mais significatif. Le voici tel qu’il est au Moniteur.


Permanence. — Séance du 15 juin 1849.


INTERPELLATION

La parole est à M. Victor Hugo.

M. Victor Hugo. — Messieurs, je demande à l’assemblée la permission d’adresser une question à MM. les membres du cabinet.

Cette assemblée, dans sa modération et dans sa sagesse, voudra certainement que tous les actes de désordre soient réprimés, de quelque part qu’ils viennent. S’il faut en croire les détails publiés, des actes de violence regrettables auraient été commis dans diverses imprimeries. Ces actes constitueraient de véritables attentats contre la légalité, la liberté et la propriété.

Je demande à M. le ministre de la justice, ou, en son absence, à MM. les membres du cabinet présents, si des poursuites ont été ordonnées, si des informations sont commencées. (Très bien ! très bien !)

Plusieurs Membres. — Contre qui ?

M. Dufaure, ministre de l’intérieur. — Messieurs, nous regrettons aussi amèrement que l’honorable orateur qui descend de la tribune les actes à propos desquels il nous interpelle. Ils ont eu lieu, j’ose l’affirmer, spontanément, au milieu des émotions de la journée du 13 juin… (Interruptions à gauche.)

Je dis qu’ils ont eu lieu spontanément, c’est à ce sujet que j’ai été interrompu. Rien n’avait prévenu l’autorité des actes de violence qui devaient être commis dans les bureaux de quelques presses de Paris ; je veux expliquer seulement comment l’autorité n’était pas, n’a pas pu être prévenue, comment l’autorité n’a pas pu les empêcher.

On a dit dans des journaux qu’un aide de camp du général Changarnier avait présidé à cette dévastation. Je le nie hautement. Un aide de camp du général Changarnier a paru sur les lieux pour réprimer cet acte audacieux ; il n’a pu le faire, tout ayant été consommé ; d’ailleurs, on ne l’écoutait pas. J’ajoute qu’aussitôt que nous avons été prévenus de ces faits, ordre a été donné de faire deux choses, de constater les dégâts et d’en rechercher les auteurs. On les recherche en ce moment, et je puis assurer à l’assemblée, qu’aussitôt qu’ils seront découverts, le droit commun aura son empire, la loi recevra son exécution. (Très bien ! Très bien !)

M. le président. — L’incident est réservé.

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À propos de cet incident, on lit dans le Siècle du 17 juin 1848 :

M. Victor Hugo était très vivement blâmé aujourd’hui par un grand nombre de ses collègues pour la généreuse initiative qu’il a prise hier en flétrissant du haut de la tribune les actes condamnables commis contre plusieurs imprimeries de journaux. — Ce n’était pas le moment, lui disait-on, de parler de cela, et dans tous les cas ce n’était pas à nous à appeler sur ces actes l’attention publique ; il fallait laisser ce soin à un membre de l’autre côté, et la chose n’eût pas eu le retentissement que votre parole lui a donné. —

Nous étions loin de nous attendre à ce que l’honnête indignation exprimée par M. Victor Hugo, et la loyale réponse de M. le ministre de l’intérieur pussent être l’objet d’un blâme même indirect d’une partie quelconque de l’assemblée. Nous pensions que le sentiment du juste, le respect de la propriété devaient être au-dessus de toutes les misérables agitations de parti. Nous nous trompions.

M. Victor Hugo racontait lui-même aujourd’hui dans l’un des groupes qui se formaient çà et là dans les couloirs une réponse qu’il aurait été amené à faire à l’un de ces modérés excessifs. — Si je rencontrais un tel dans la rue, je lui brûlerais la cervelle, dit celui-là. — Vous vous calomniez vous-même, répondit M. Victor Hugo, vous vouliez dire que vous feriez usage de votre arme contre lui, si vous l’aperceviez sur une barricade. — Non, non ! disait l’autre en insistant, dans la rue, ici même. — Monsieur, dit le poëte indigné, vous êtes le même homme qui a tué le général Bréa ! — Il est difficile de dire l’impression profonde que ce mot a causée à tous les assistants, à l’exception de celui qui venait de provoquer cette réponse foudroyante.

NOTE 2

proposition melun. — enquête sur la misère
Bureaux. — Juin 1849.

M. Victor Hugo. — J’appuie énergiquement la proposition.

Messieurs, il est certain qu’à l’heure où nous sommes, la misère pèse sur le peuple. Quelles sont les causes de cette misère ? Les longues agitations politiques, les lacunes de la prévoyance sociale, l’imperfection des lois, les faux systèmes, les chimères poursuivies et les réalités délaissées, la faute des hommes, la force des choses. Voilà, messieurs, de quelles causes est sortie la misère. Cette misère, cette immense souffrance publique, est aujourd’hui toute la question sociale, toute la question politique. Elle engendre à la fois le malaise matériel et la dégradation intellectuelle ; elle torture le peuple par la faim et elle l’abrutit par l’ignorance.

Cette misère, je le répète, est aujourd’hui la question d’état. Il faut la combattre, il faut la dissoudre, il faut la détruire, non seulement parce que cela est humain, mais encore parce que cela est sage. La meilleure habileté aujourd’hui, c’est la fraternité. Le grand homme politique d’à présent serait un grand homme chrétien.

Réfléchissez, en effet, messieurs.

Cette misère est là, sur la place publique. L’esprit d’anarchie passe et s’en empare. Les partis violents, les hommes chimériques, le communisme, le terrorisme surviennent, trouvent la misère publique à leur disposition, la saisissent et la précipitent contre la société. Avec de la souffrance, on a sitôt fait de la haine ! De là ces coups de main redoutables ou ces effrayantes insurrections, le 15 mai, le 24 juin. De là ces révolutions inconnues et formidables qui arrivent, portant dans leurs flancs le mystère de la misère.

Que faire donc en présence de ce danger ? Je viens de vous le dire. Ôter la misère de la question. La combattre, la dissoudre, la détruire.

Voulez-vous que les partis ne puissent pas s’emparer de la misère publique ? Emparez-vous-en. Ils s’en emparent pour faire le mal, emparez-vous-en pour faire le bien. Il faut détruire le faux socialisme par le vrai. C’est là votre mission.

Oui, il faut que l’assemblée nationale saisisse immédiatement la grande question des souffrances du peuple. Il faut qu’elle cherche le remède, je dis plus, qu’elle le trouve ! Il y a là une foule de problèmes qui veulent être mûris et médités. Il importe, à mon sens, que l’assemblée nomme une grande commission centrale, permanente, métropolitaine, à laquelle viendront aboutir toutes les recherches, toutes les enquêtes, tous les documents, toutes les solutions. Toutes les spécialités économiques, toutes les opinions même, devront être représentées dans cette commission, qui fera les travaux préparatoires ; et, à mesure qu’une idée praticable se dégagera de ses travaux, l’idée sera portée à l’assemblée qui en fera une loi. Le code de l’assistance et de la prévoyance sociale se construira ainsi pièce à pièce avec des solutions diverses, mais avec une pensée unique. Il ne faut pas disperser les études ; tout ce grand ensemble veut être coordonné. Il ne faut pas surtout séparer l’assistance de la prévoyance. Il ne faut pas étudier à part les questions d’hospices, d’hôpitaux de refuges, etc. Il faut mêler le travail à l’assistance, ne rien laisser dégénérer en aumône. Il y a aujourd’hui dans les masses de la souffrance ; mais il y a aussi de la dignité. Et c’est un bien. Le travailleur veut être traité, non comme un pauvre, mais comme un citoyen. Secourez-les en les élevant.

C’est là, messieurs, le sens de la proposition de M. de Melun, et je m’y associe avec empressement.

Un dernier mot. Vous venez de vaincre ; maintenant savez-vous ce qu’il faut que vous fassiez ? Il faut, vous majorité, vous assemblée, montrer votre cœur à la nation, venir en aide aux classes souffrantes par toutes les lois possibles, sous toutes les formes, de toutes les façons, ouvrir les ateliers et les écoles, répandre la lumière et le bien-être, multiplier les améliorations matérielles et morales, diminuer les charges du pauvre, marquer chacune de vos journées par une mesure utile et populaire ; en un mot, dire à tous ces malheureux égarés qui ne vous connaissaient pas et qui vous jugeaient mal : — Nous ne sommes pas vos vainqueurs, nous sommes vos frères.



NOTE 3

la loi sur l’enseignement
Bureaux. — Juin 1849.

M. Victor Hugo. — Je parle sur la loi. Je l’approuve en ce qu’elle contient un progrès. Je la surveille en ce qu’elle peut contenir un péril.

Le progrès, le voici. Le projet installe dans l’enseignement deux choses qui y sont nouvelles et qui sont bonnes, l’autorité de l’état et la liberté du père de famille. Ce sont là deux sources vives et fécondes d’impulsions utiles.

Le péril, je l’indiquerai tout à l’heure.

Messieurs, deux corporations redoutables, le clergé jusqu’à notre révolution, depuis notre révolution, l’université, ont successivement dominé l’instruction publique dans notre pays, je dirais presque ont fait l’éducation de la France.

Université et clergé ont rendu d’immenses services ; mais, à côté de ces grands services, il y a eu de grandes lacunes. Le clergé, dans sa vive ardeur pour l’unité de la foi, avait fini par se méprendre, et en était venu — ce fut là son tort du temps de nos pères — à contrarier la marche de l’intelligence humaine et à vouloir éteindre l’esprit de progrès qui est le flambeau même de la France. L’université, excellente par ses méthodes, illustre par ses services, mais enfermée peut-être dans des traditions trop étroites, n’a pas en elle-même cette largeur d’idées qui convient aux grandes époques que nous traversons, et n’a pas toujours fait pénétrer dans l’enseignement toute la lumière possible. Elle a fini par devenir, elle aussi, un clergé.

Les dernières années de la monarchie disparue ont vu une lutte acharnée entre ces deux puissances, l’université et l’église, qui se disputaient l’esprit des générations nouvelles.

Messieurs, il est temps que cette guerre finisse et se change en émulation. C’est là le sens, c’est là le but du projet actuel. Il maintient l’université dans l’enseignement, et il introduit l’église par la meilleure de toutes les portes, par la porte de la liberté. Comment ces deux puissances vont-elles se comporter ? Se réconcilieront-elles ? De quelle façon vont-elles combiner leurs influences ? Comment vont-elles comprendre l’enseignement, c’est-à-dire l’avenir ? C’est là, messieurs, la question. Chacun de ces deux clergés a ses tendances, tendances auxquelles il faut marquer une limite. Les esprits ombrageux, et en matière d’enseignement je suis de ce nombre, pourraient craindre qu’avec l’université seule l’instruction ne fût pas assez religieuse, et qu’avec l’église seule l’instruction ne fût pas assez nationale. Or religion et nationalité, ce sont là les deux grands instincts des hommes, ce sont là les deux grands besoins de l’avenir. Il faut donc, je parle en laïque et en homme politique, il faut au-dessus de l’église et de l’université quelqu’un pour les dominer, pour les conseiller, pour les encourager, pour les retenir, pour les départager. Qui ? L’état.

L’état, messieurs, c’est l’unité politique du pays, c’est la tradition française, c’est la communauté historique et souveraine de tous les citoyens, c’est la plus grande voix qui puisse parler en France, c’est le pouvoir suprême, qui aie droit d’imposer à l’université l’enseignement religieux, et à l’église l’esprit national.

Le projet actuel installe l’état au sommet de la loi. Le conseil sud’enseignement, tel que le projet le compose, n’est pas autre chose. C’est en cela qu’il me convient.

Je regrette diverses lacunes dans le projet, l’enseignement supérieur dont il n’est pas question, l’enseignement professionnel, qui est destiné à reclasser les masses aujourd’hui déclassées. Nous reviendrons sur ces graves questions.

Somme toute, tel qu’il est, en maintenant l’université, en acceptant le clergé, le projet fait l’enseignement libre et fait l’état juge. Je me réserve de l’examiner encore.

M. de Melun, qui soutint la prédominance de l’église dans l’enseignement, fut nommé commissaire par 20 voix contre 18 données à M. Victor Hugo.



NOTE 4

demande en autorisation de poursuites
contre les représentants sommier et richardet
Bureaux. — 31 juillet 1849.

M. Victor Hugo. — Messieurs, on invoque les idées d’ordre, le respect de l’autorité qu’il faut raffermir, la protection que l’assemblée doit au pouvoir, pour appuyer la demande en autorisation de poursuites. J’invoque les mêmes idées pour la combattre.

Et en effet, messieurs, quelle est la question ? La voici :

Un délit de presse aurait été commis, il y a quatre mois, dans un département éloigné, dans une commune obscure, par un journal ignoré. Depuis cette époque, les auteurs présumés de ce délit ont été nommés représentants du peuple. Aujourd’hui on vous demande de les traduire en justice.

De deux choses l’une : ou vous accorderez l’autorisation, ou vous la refuserez. Examinons les deux cas.

Si vous accordez l’autorisation, de ce fait inconnu de la France, oublié de la localité même où il s’est produit, vous faites un événement. Le fait était mort, vous le ressuscitez ; bien plus, vous le grossissez du retentissement d’un procès, de l’éclat d’un débat passionné, de la plaidoirie des avocats, des commentaires de l’opposition et de la presse. Ce délit, commis dans le champ de foire d’un village, vous le jetez sur toutes les places publiques de France. Vous donnez au petit journal de province tous les grands journaux de Paris pour porte-voix. Cet outrage au président de la république, cet article que vous jugez venimeux, vous le multipliez, vous le versez dans tous les esprits, vous tirez l’offense à huit cent mille exemplaires.

Le tout pour le plus grand avantage de l’ordre, pour le plus grand respect du pouvoir et de l’autorité.

Si vous refusez l’autorisation, tout s’évanouit, tout s’éteint. Le fait est mort, vous l’ensevelissez, voilà tout.

Eh bien ! messieurs, je vous le demande, qui est-ce qui comprend mieux les intérêts de l’ordre et de l’autorité et le raffermissement du pouvoir, de nos adversaires qui accordent l’autorisation, ou de nous qui la refusons ?

Cette question d’intérêt social vidée et écartée, permettez-moi de m’élever à des considérations d’une autre nature.

Dans quelle situation êtes-vous ?

Vous êtes une majorité immense, compacte, triomphante, en présence d’une minorité vaincue et décimée. Je constate la situation et je la livre à votre appréciation politique. Le 13 juin a créé pour vous ce que vous appelez des nécessités ; en tout cas, ce sont des nécessités bien fatales et bien douloureuses. Le 13 juin est un fait considérable, terrible, mystérieux, au fond duquel il vous importe, dites-vous, que la justice pénètre, que le jour se fasse. Il faut, en effet, que le pays connaisse dans toute sa profondeur cet événement d’où a failli sortir une révolution. Vous avez pu aider la justice. Ce qu’elle vous a demandé en fait de poursuites, vous avez pu le lui accorder. Vous avez été prodigues, c’est mon sentiment.

Mais enfin, de ce côté, tout est fini. Trente-huit représentants, c’est assez ! c’est trop ! Est-ce que le moment n’est pas venu d’être généreux ? Est-ce qu’ici la générosité n’est pas de la sagesse ? Quoi ! livrer encore deux représentants, non plus pour les nécessités de l’instruction de juin, mais pour un fait ignoré, prescrit, oublié ! Messieurs, je vous en conjure, moi qui ai toujours défendu l’ordre, gardez-vous de tout ce qui semblerait violence, réaction, rancune, parti-pris, coup de majorité ! Il faut savoir se refuser à soi-même les dernières satisfactions de la victoire. C’est à ce prix que, de la situation de vainqueurs, on passe à la condition de gouvernants. Ne soyez pas seulement une majorité nombreuse, soyez une majorité grande !

Tenez, voulez-vous rassurer pleinement le pays ? prouvez-lui votre force. Et savez-vous quelle est la meilleure preuve de la force ? c’est la mesure. Le jour où l’opinion publique dira : Ils sont vraiment modérés, la conscience des partis répondra : C’est qu’ils sont vraiment forts !

Je refuse l’autorisation de poursuites.

M. Amable Dubois combattit M. Victor Hugo. M. Amable Dubois fut nommé rapporteur par 14 voix contre 11 données à M. Victor Hugo.

NOTE 5

dotation de m. bonaparte
Bureaux. — 6 février 1851.

En janvier 1851, immédiatement après le vote de défiance, M. Louis Bonaparte tendit la main à cette assemblée qui venait de le frapper, et lui demanda trois millions. C’était une véritable dotation princière. L’assemblée débattit cette prétention, d’abord dans les bureaux, puis en séance publique. La discussion publique ne dura qu’un jour et fut peu remarquable. La discussion préalable des bureaux, qui eut lieu le 6 février, avait vivement excité l’attention publique, et, quand la question arriva au grand jour, elle avait été comme épuisée par ce débat préliminaire.

Dans le 12e bureau particulièrement, le débat fut vif et prolongé. À deux heures et demie, malgré la séance commencée, la discussion durait encore. Une grande partie des membres de l’assemblée, groupés derrière les larges portes vitrées du 12e bureau, assistaient du dehors à cette lutte où furent successivement entendus MM. Léon Faucher, Sainte-Beuve, auteur de la rédaction de défiance, Michel (de Bourges) et Victor Hugo.

M. Combarel de Leyval prit la parole le premier ; M. Léon Faucher et après lui M. Bineau, tous deux anciens ministres de Bonaparte, soutinrent vivement le projet de dotation. Le discours passionné de M. Léon Faucher amena dans le débat M. Victor Hugo.

M. Victor Hugo. — Ce que dit M. Léon Faucher m’oblige à prendre la parole. Je ne dirai qu’un mot. Je ne désire pas être nommé commissaire ; je suis trop souffrant encore pour pouvoir aborder la tribune, et mon intention n’était pas de parler, même ici.

Selon moi, l’assemblée, en votant la dotation il y a dix mois, a commis une première faute ; en la votant de nouveau aujourd’hui, elle commettrait une seconde faute, plus grave encore.

Je n’invoque pas seulement ici l’intérêt du pays, les détresses publiques, la nécessité d’alléger le budget et non de l’aggraver ; j’invoque l’intérêt bien entendu de l’assemblée, j’invoque l’intérêt même du pouvoir exécutif, et je dis qu’à tous ces points de vue, aux points de vue les plus restreints comme aux points de vue les plus généraux, voter ce qu’on vous demande serait une faute considérable.

Et en effet, messieurs, depuis le vote de la première dotation, la situation respective des deux pouvoirs a pris un aspect inattendu. On était en paix, on est en guerre. Un sérieux conflit a éclaté.

Ce conflit, au dire de ceux-là mêmes qui soutiennent le plus énergiquement le pouvoir exécutif, ce conflit est une cause de dés ordre, de trouble, d’agitation dont souffrent tous les intérêts ; ce conflit a presque les proportions d’une calamité publique.

Or, messieurs, sondez ce conflit. Qu’y a-t-il au fond ? La dotation.

Oui, sans la dotation, vous n’auriez pas eu les voyages, les harangues, les revues, les banquets de sous-officiers mêlés aux généraux, Satory, la place du Havre, la société du Dix-Décembre, les cris de vive l’Empereur ! et les coups de poing. Vous n’auriez pas eu ces tentatives prétoriennes qui tendaient à donner à la république l’empire pour lendemain. Point d’argent, point d’empire.

Vous n’auriez pas eu tous ces faits étranges qui ont si profondément inquiété le pays, et qui ont dû irrésistiblement éveiller le pouvoir législatif et amener le vote de ce qu’on a appelé la coalition, coalition qui n’est au fond qu’une juxtaposition.

Rappelez-vous ce vote, messieurs ; les faits ont été apportés devant vous, vous les avez jugés dans votre conscience, et vous avez solennellement déclaré votre défiance.

La défiance du pouvoir législatif contre le pouvoir exécutif !

Or, comment le pouvoir exécutif, votre subordonné après tout, a-t-il reçu cet avertissement de l’assemblée souveraine ?

Il n’en a tenu aucun compte. Il a mis à néant votre vote. Il a déclaré excellent ce cabinet que vous aviez déclaré suspect. Résistance qui a aggravé le conflit et qui a augmenté votre défiance.

Et aujourd’hui que fait-il ?

Il se tourne vers vous, et il vous demande les moyens d’achever quoi ? Ce qu’il avait commencé. Il vous dit : — Vous vous défiez de moi. Soit ! payez toujours, je vais continuer.

Messieurs, en vous faisant de telles demandes, dans un tel moment, le pouvoir exécutif écoute peu sa dignité. Vous écouterez la vôtre et vous refuserez.

Ce qu’a dit M. Faucher des intérêts du pays, lorsqu’il a nommé M. Bonaparte, est-il vrai ? Moi qui vous parle, j’ai voté pour M. Bonaparte. J’ai, dans la sphère de mon action, favorisé son élection. J’ai donc le droit de dire quelques mots des sentiments de ceux qui ont fait comme moi, et des miens propres. Eh bien ! non, nous n’avons pas voté pour Napoléon, en tant que Napoléon ; nous avons voté pour l’homme qui, mûri par la prison politique, avait écrit, en faveur des classes pauvres, des livres remarquables. Nous avons voté pour lui, enfin, parce qu’en face de tant de prétentions monarchiques nous trouvions utile qu’un prince abdiquât ses titres en recevant du pays les fonctions de président de la république.

Et puis, remarquez encore ceci, ce prince, puisqu’on attache tant d’importance à rappeler ce titre, était un prince révolutionnaire, un membre d’une dynastie parvenue, un prince sorti de la révolution, et qui, loin d’être la négation de cette révolution, en était l’affirmation. Voilà pourquoi nous l’avions nommé. Dans ce con damné politique, il y avait une intelligence ; dans ce prince, il y avait un démocrate. Nous avons espéré en lui.

Nous avons été trompés dans nos espérances. Ce que nous attendions de l’homme, nous l’avons attendu en vain ; tout ce que le prince pouvait faire, il l’a fait, et il continue en demandant la dotation. Tout autre, à sa place, ne le pourrait pas, ne le voudrait pas, ne l’oserait pas. Je suppose le général Changarnier au pouvoir. Il suivrait probablement la même politique que M. Bonaparte, mais il ne songerait pas à venir vous demander 2 millions à ajouter à 1 200 000 francs, par cette raison fort simple qu’il ne saurait réellement, lui, simple particulier avant son élection, que faire d’une pareille liste civile. M. Changarnier n’aurait pas besoin de faire crier vive l’Empereur ! autour de lui. C’est donc le prince, le prince seul, qui a besoin de 2 millions. Le premier Napoléon lui-même, dans une position analogue, se contenta de 500,000 francs, et, loin de faire des dettes, il payait très noblement, avec cette somme, celles de ses généraux.

Arrêtons ces déplorables tendances ; disons par notre vote : Assez ! assez !

Qui a rouvert ce débat ? Est-ce vous ? Est-ce nous ? Si ranimer cette discussion, c’est faire acte de mauvais citoyen, comme on vient de le dire, est-ce à nous qu’on peut adresser ce reproche ? Non, non ! Le mauvais citoyen, s’il y en a un, est ailleurs que dans l’assemblée.

Je termine ici ces quelques observations. Quand la majorité a voté la dotation la première fois, elle ne savait pas ce qui était derrière.

Aujourd’hui vous le savez. La voter alors, c’était de l’imprudence ; la voter aujourd’hui, ce serait de la complicité.

Tenez, messieurs du parti de l’ordre, voulez-vous faire de l’ordre ? acceptez la république. Acceptez-la, acceptons-la tous purement, simplement, loyalement. Plus de princes, plus de dynasties, plus d’ambitions extra-constitutionnelles ; je ne veux pas dire : plus de complots, mais je dirai plus de rêves. Quand personne ne rêvera plus, tout le monde se calmera. Croyez-vous que ce soit un bon moyen de rassurer les intérêts et d’apaiser les esprits que de dire sans cesse tout haut : — Cela ne peut durer ; et tout bas : — Préparons autre chose ! — Messieurs, finissons-en. Toutes ces allures princières, ces dotations tristement demandées et fâcheusement dépensées, ces espérances qui vont on ne sait où, ces aspirations à un lendemain dictatorial et par conséquent révolutionnaire, c’est de l’agitation, c’est du désordre. Acceptons la république. L’ordre, c’est le définitif.

On sait que l’assemblée refusa la dotation.


NOTE 6.


le ministre baroche et victor hugo
Séance du 18 juillet 1851.

Après le discours du 17 juillet, Louis Bonaparte, stigmatisé par Victor Hugo d’un nom que la postérité lui conservera, Napoléon le Petit, sentit le besoin de répondre. Son ministre, M. Baroche, se chargea de la réponse. Il ne trouva rien de mieux à opposer à Victor Hugo qu’une citation falsifiée. Victor Hugo monta à la tribune pour répliquer au ministre et rétablir les faits et les textes. La droite, encore tout écumante de ses rages de la veille et redoutant un nouveau discours, lui coupa la parole et ne lui permit pas d’achever. On ne croirait pas à de tels faits, si nous ne mettions sous les yeux du lecteur l’extrait de la séance même du 18 juillet. Le voici :

M. Baroche, ministre des affaires étrangères. — Je voudrais ne pas entrer dans cette partie de la discussion qu’a abordée hier M. Victor Hugo.

Mais l’attaque est si agressive, si injurieuse pour un homme dont je m’honore d’être le ministre, que je me reprocherais de ne pas la repousser. (Très bien ! très bien ! à droite.)

Et d’abord, une observation. La séance d’hier a offert un douloureux contraste avec les séances précédentes. Jusque-là, tous les orateurs, l’honorable général Cavaignac, M. Michel (de Bourges) et même M. Pascal Duprat, malgré la vivacité de son langage, s’étaient efforcés de donner à la discussion un caractère de calme et de dignité qu’elle n’aurait jamais dû perdre.

C’est hier seulement qu’un langage tout nouveau, tout personnel…

M. VICTOR HUGO. — Je demande la parole. (Mouvement.)

M. Baroche. — … est venu jeter l’irritation. Eh bien ! puisque l’on nous attaque, il faut bien que nous examinions la valeur de celui qui nous attaque.

C’est le même homme qui a conquis les suffrages des électeurs de la Seine par des circulaires de ce genre.

(M. le ministre déroule une feuille de papier et lit :)

« Deux républiques sont possibles :

« L’une abattra le drapeau tricolore sous le drapeau rouge, fera des gros sous avec la colonne, jettera bas la statue de Napoléon et dressera la statue de Marat ; détruira l’institut, l’école polytechnique et la légion d’honneur ; ajoutera à l’auguste devise : Liberté, Égalité, Fraternité l’option sinistre : ou la mort ! fera banqueroute, ruinera les riches sans enrichir les pauvres, anéantira le crédit, qui est la fortune de tous, et le travail, qui est le pain de chacun ; abolira la propriété et la famille, promènera des têtes sur des piques, remplira les prisons par le soupçon et les videra par le massacre, mettra l’Europe en feu et la civilisation en cendres, fera de la France la patrie des ténèbres, égorgera la liberté, étouffera les arts, décapitera la pensée, niera Dieu ; remettra en mouvement ces deux machines fatales, qui ne vont pas l’une sans l’autre, la planche aux assignats et la bascule de la guillotine ; en un mot, fera froidement ce que les hommes de 93 ont fait ardemment, et, après l’horrible dans le grand, que nos pères ont vu, nous montrera le monstrueux dans le petit… »

M. Victor Hugo, se levant. — Lisez tout !

M. Baroche reprend. — Voilà, messieurs, un langage qui contraste singulièrement avec celui que vous avez entendu hier…

M. Victor Hugo. — Mais lisez donc tout !

M. Baroche, continuant. — Voilà l’homme qui reprochait à cette majorité de ruser comme le renard, pour combattre le lion révolutionnaire. Voilà l’homme qui, dans des paroles qu’il a vainement cherché à rétracter, accusait la majorité, une partie du moins de cette majorité, de se mettre à plat ventre et d’écouter si elle n’entendait pas venir le canon russe. ..........................

M. Victor Hugo, à la tribune. — Je déclare que M. Baroche n’a articulé que d’infâmes calomnies ; qu’il a, malgré mes sommations de tout lire, tronqué honteusement une citation. J’ai le droit de lui répondre. (À gauche : Oui ! oui ! — À droite : Non ! non !)

À Gauche. — Parlez ! parlez ! (Bruit prolongé.)

M. le président. — Quand un orateur n’est pas mêlé au débat, et qu’un autre implique sa personne dans la discussion, il peut demander la parole et dire : Pourquoi vous adressez-vous à moi ? Mais quand un orateur inscrit a parlé à son tour pendant trois heures et demie, et qu’on prononce son nom en lui répondant, il n’y a pas là fait personnel, il ne peut exiger la parole sur cela. (Rumeurs nombreuses.)

M. Jules Favre. — Je demande la parole.

M. le président. — La parole appartient à M. Dufaure, je ne puis vous la donner.

M. Jules Favre. — J’ai demandé la parole pour un rappel au règlement. Je n’ai à faire qu’une simple observation (Parlez ! parlez !), j’ai le droit d’être entendu.

L’art. 45 du règlement, qui accorde la parole pour un fait personnel, est un article absolu qui protège l’honneur de tous les membres de l’assemblée. Il n’admet pas la distinction qu’a voulu établir M. le président ; je soutiens que M. Victor Hugo a le droit d’être entendu.

VOIX NOMBREUSES, à Victor Hugo. — Parlez ! parlez !

M. Victor Hugo. — La réponse que j’ai à faire à M. Baroche porte sur deux points.

Le premier point porte sur un document qui n’a été lu qu’en partie ; l’autre est relatif à un fait qui s’est passé hier dans l’assemblée.

L’assemblée doit remarquer que ce n’a été que lorsqu’une agression personnelle m’a été adressée pour la troisième fois que j’ai enfin exigé, comme j’en ai le droit, la parole. (À gauche : Oui ! oui !)

Messieurs, entre le 15 mai et le 23 juin, dans un moment où une sorte d’effroi bien justifié saisissait les cœurs les plus profondément dévoués à la cause populaire, j’ai adressé à mes concitoyens la déclaration que je vais vous lire.

Rappelez-vous que des tentatives anarchiques avaient été faites contre le suffrage universel, siégeant ici dans toute sa majesté ; j’ai toujours combattu toutes les tentatives contre le suffrage universel, et, à l’heure qu’il est, je les repousse encore en combattant cette fatale loi du 31 mai. (Vifs applaudissements à gauche.)

Entre le 15 mai et le 23 juin donc, je fis afficher sur les murailles de Paris la déclaration suivante adressée aux électeurs, déclaration dont M. Baroche a lu la première partie, et dont, malgré mon insistance, il n’a pas voulu lire la seconde ; je vais la lire… (Interruption à droite.)

Voix nombreuses à droite. — Lisez tout ! tout ! Lisez-la tout entière !

Un membre à droite, avec insistance. — Tout ou rien ! tout ou rien.

M. Victor Hugo. — Vous avez déjà entendu la première partie, elle est présente à tous vos esprits. Du reste rien n’est plus simple ; je veux bien relire ce qui a été lu. Ce n’est que du temps perdu.

M. Lebœuf. — Nous exigeons tout ! tout ou rien !

M. Victor Hugo, à M. Lebœuf. — Ah ! vous prétendez me dicter ce que je dois être et ce que je dois faire à cette tribune ! En ce cas c’est différent. Puisque vous exigez, je refuse. (À gauche : Très bien ! vous avez raison.) Je lirai seulement ce que M. Baroche a eu l’indignité de ne pas lire. (Très bien ! Très bien !)

(Un long désordre règne dans l’assemblée ; la séance reste interrompue pendant quelques instants.)

M. Victor Hugo. — Je lis donc : « Deux républiques sont possibles… » — M. Baroche a lu ce qui était relatif à la première de ces républiques ; dans ma pensée, c’est la république qu’on pouvait redouter à cette époque du 15 mai et du 23 juin… (Interruption.) Je reprends la lecture où M. Baroche l’a laissée… (Interruption.)

À Droite. — Non ! non ! tout !

M. le président. — La gauche est silencieuse ; faites comme elle, écoutez !

M. Victor Hugo. — Écoutez donc, messieurs, un homme qui, visiblement, et grâce à vos violences d’hier (À gauche : Très bien ! Très bien !), peut à peine parler. (La voix de l’orateur est, en effet, pro fondément altérée par la fatigue. — Rires à droite. — L’orateur reprend.)

Le silence serait seulement de la pudeur. (Murmures à droite.)

M. Mortimer-Ternaux. — C’est le mot de Marat à la Convention.

M. le président, à la droite. — C’est vous qui avez donné la parole à l’orateur ; écoutez-le.

Voix nombreuses. — Parlez ! parlez !

M. Victor Hugo, lisant. — … « L’autre sera la sainte communion de tous les français dès à présent et de tous les peuples un jour dans le principe démocratique ; fondera la liberté sans usurpations et sans violences, une égalité qui admettra la croissance naturelle de chacun, une fraternité non de moines dans un couvent, mais d’hommes libres ; donnera à tous l’enseignement, comme le soleil donne la lumière, gratuitement ; introduira la clémence dans la loi pénale et la conciliation dans la loi civile ; multipliera les chemins de fer, reboisera une partie du territoire, en défrichera une autre ; décuplera la valeur du sol ; partira de ce principe qu’il faut que tout homme commence par le travail et finisse par la propriété ; assurera, en conséquence, la propriété comme la représentation du travail accompli, et le travail comme l’élément de la propriété future, respectera l’héritage, qui n’est autre chose que la main du père tendue aux enfants à travers le mur du tombeau ; combinera pacifiquement, pour résoudre le glorieux problème du bien-être universel, les accroissements continus de l’industrie, de la science, de l’art et de la pensée ; poursuivra, sans quitter terre pourtant et sans sortir du possible et du vrai, la réalisation sérieuse de tous les grands rêves des sages ; bâtira le pouvoir sur la même base que la liberté, c’est-à-dire sur le droit ; subordonnera la force à l’intelligence ; dissoudra l’émeute et la guerre, ces deux formes de la barbarie ; fera de l’ordre la loi du citoyen et de la paix la loi des nations ; vivra et rayonnera ; grandira la France, conquerra le monde ; sera, en un mot, le majestueux embrassement du genre humain sous le regard de Dieu satisfait.

« De ces deux républiques, celle-ci s’appelle la civilisation, celle-là s’appelle la terreur. Je suis prêt à dévouer ma vie pour établir l’une et empêcher l’autre.

« 26 mai 1848.
« Victor Hugo. »

À gauche en masse. — Bravo ! bravo !

M. Victor Hugo. — Voilà ma profession de foi électorale, et c’est à cause de cette profession de foi — je n’en ai pas fait d’autre — que j’ai été nommé.

M. A. de Kerdrel aîné. — Tous les démocrates ont voté contre vous. (Bruit.)

Un membre. — Qu’en savez-vous ?

M. Brives. — Il y a bien eu des démocrates qui ont voté pour M. Baroche. (Hilarité.)

M. Victor Hugo. — C’est à cause de cette profession de foi que j’ai été nommé représentant.

Cette profession de foi, c’est ma vie entière, c’est tout ce que j’ai dit, écrit et fait depuis vingt-cinq ans.

Je défie qui que ce soit de prouver que j’ai manqué à une seule des promesses de ce programme. Et voulez-vous que je vous dise qui aurait le droit de m’accuser ?… (Interruption à droite.)

Si j’avais accepté l’expédition romaine ;

Si j’avais accepté la loi qui confisque l’enseignement et qui l’a donné aux jésuites ;

Si j’avais accepté la loi de déportation qui rétablit la peine de mort en matière politique ;

Si j’avais accepté la loi contre le suffrage universel, la loi contre la liberté de la presse ;

Savez-vous qui aurait eu le droit de me dire : Vous êtes un apostat ? (Montrant la droite.) Ce n’est pas ce côté-ci (montrant la gauche) ; c’est celui-là. (Sensation). — (Très bien ! très bien !)

J’ai été fidèle à mon mandat. (Interruption.)

À droite. — Monsieur le président, c’est un nouveau discours. Ne laissez pas continuer l’orateur.

M. le président. — Votre explication est complète.

M. Victor Hugo. — Non ! j’ai à répondre aux calomnies de M. Baroche.

Cris déjà droite. — L’ordre du jour ! Assez ! ne le laissez pas achever !

À gauche. — C’est indigne ! Parlez !

M. Victor Hugo. — Quoi ! hier la violence morale, aujourd’hui la violence matérielle ! (Tumulte.)

M. le président. — Je consulte l’assemblée sur l’ordre du jour. (La droite se lève en masse.)

À gauche. — Nous protestons ! c’est un scandale odieux !

L’ordre du jour est adopté.

M. Victor Hugo. — On accuse et on interdit la défense. Je dénonce à l’indignation publique la conduite de la majorité. Il n’y a plus de tribune. Je proteste.

(L’orateur quitte la tribune. — Agitation prolongée. — Protestation à gauche.)

NOTE 16.

le rappel de la loi du 31 mai
Réunion Lemardelay. — 11 novembre 1851.

Les membres de toutes les nuances de l’opposition républicaine s’étaient réunis, au nombre de plus de deux cents, dans les salons Lemardelay, pour délibérer sur la conduite à tenir à propos de la proposition du rappel de la loi du 31 mai.

Le bureau était occupé par MM. Michel (de Bourges), Victor Hugo et Rigal.

MM. Schoelcher, Laurent (de l’Ardèche), Bac, Mathieu (de la Drôme), Madier de Montjau, Émile de Girardin ont parlé les premiers.

La question était celle-ci : De quelle façon la gauche, unanime sur le fond, devait-elle gouverner cette grave discussion ? Convenait-il de procéder, pour le rappel de la loi du 31 mai, comme on avait procédé pour la révision de la constitution ? les orateurs devaient-ils avoir le champ libre ? ou valait-il mieux que l’opposition, gardant dans son ensemble le silence de la force, déférât la parole à un seul de ses orateurs, pour protester simplement et solennellement, au nom du droit et au nom du peuple ?

La question de liberté devait-elle primer la question de conduite ?

— Oui, dit M. Charras avec chaleur, oui, la liberté, la liberté tout entière. Laissons le champ libre à la discussion. Savez-vous ce qui est advenu du libre et franc-parler sur la révision ? Les discours de Michel (de Bourges) et de Victor Hugo ont porté partout la lumière. Une question dont les habitants des compagnes, les paysans, n’auraient jamais connu l’énoncé, est désormais claire, nette, simple pour eux. Liberté de discussion ; en conséquence, liberté illimitée. J’en appelle à M. Victor Hugo lui-même ; ne vaut-elle pas mieux que toute précaution ? Ne l’a-t-il pas recommandée quand il s’est agi de la révision de la loi fondamentale ?

M. Dupont (de Bussac) soutient un avis différent : — Agir ! n’est-ce pas le mot même de la situation ? Est-ce que la discussion n’est point épuisée ? Ne faisons pas de discours, faisons un acte. Pas de menace à la droite ; à quoi bon ? Dans de telles conjonctures, la vraie menace c’est le silence. Que l’opposition en masse se taise ; mais qu’elle fasse expliquer son silence par une voix, par un orateur, et que cet orateur fasse entendre contre la loi du 31 mai, en peu de mots dignes, sévères, contenus, non pas la critique d’un seul, mais la protestation de tous. La situation est solennelle ; l’attitude de la gauche doit être solennelle. En présence de ce calme, le peuple applaudira et la majorité réfléchira.

Après MM. Jules Favre et Mathieu (de la Drôme), M. Victor Hugo prend la parole.

Il déclare qu’il se lève pour appuyer la proposition de M. Dupont (de Bussac). Il ajoute :

« La responsabilité des orateurs dans une telle situation est immense ; tout peut être compromis par un mot, par un incident de séance ; il importe de tout dire et de ne rien hasarder. D’un côté, il y a le peuple qu’il faut défendre, et de l’autre l’assemblée qu’il ne faut pas brusquer.

M. Victor Hugo peint à grands traits la situation faite à l’avenir par la loi du 31 mai, et il la résume d’un mot, qui a fait tressaillir l’auditoire.

Depuis que l’histoire existe, dit-il, c’est la première fois que la loi donne rendez-vous à la guerre civile.

Puis il reprend :

Que devons-nous faire ? Dans un discours, dans un seul, résumer tout ce que le silence, tout ce que l’abstention du peuple présagent, annoncent de déterminé, de résolu, d’inévitable.

Montrer du doigt le spectre de 1852, sans menaces.

Il ne faut pas que la majorité puisse dire : On nous menace.

Il ne faut pas que le peuple puisse dire : On me déserte.

M. Victor Hugo termine ainsi :

Je me résume.

Je pense qu’il est sage, qu’il est politique, qu’il est nécessaire qu’un orateur seulement parle en notre nom à tous. Comme l’a fort bien dit M. Dupont (de Bussac), pas de discours, un acte !

Maintenant, quel est l’orateur qui parlera ? Prenez qui vous voudrez. Choisissez. Je n’en exclus qu’un seul, c’est moi. Pourquoi ? Je vais vous le dire.

La droite, par ses violences, m’a contraint plus d’une fois à des représailles à la tribune qui, dans cette occasion, feraient de moi pour elle un orateur irritant. Or, ce qu’il faut aujourd’hui, ce n’est pas l’orateur qui passionne, c’est l’orateur qui concilie. Eh bien ! je le déclare en présence de la loi du 31 mai, je ne répondrais pas de moi.

Oui, en voyant reparaître devant nous cette loi que, pour ma part, j’ai déjà hautement flétrie à la tribune, en voyant, si l’abrogation est refusée, se dresser dans un prochain avenir l’inévitable conflit entre la souveraineté du peuple et l’autorité du parlement, en voyant s’entêter dans leur œuvre les hommes funestes qui ont aveuglément préparé pour 1852 je ne sais quelle rencontre à main armée du pays légal et du suffrage universel, je ne sais quel duel de la loi, forme périssable, contre le droit, principe éternel ! oui ! en présence de la guerre civile possible, en présence du sang prêt à couler… je ne répondrais pas de me contenir, je ne répondrais pas de ne point éclater en cris d’indignation et de douleur ; je ne répondrais pas de ne point fouler aux pieds toute cette politique coupable, qui se résume dans la date sinistre du 31 mai ; je ne répondrais pas de rester calme. Je m’exclus.

La réunion adopte à la presque unanimité la proposition de M. Dupont (de Bussac), appuyée par M. Victor Hugo.

M. Michel (de Bourges) est désigné pour parler au nom de la gauche.