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Actes et paroles/Depuis l’exil/1876

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Depuis l’exil - 1876-1885
1876



I

POUR LA SERBIE

Il devient nécessaire d’appeler l’attention des gouvernements européens sur un fait tellement petit, à ce qu’il paraît, que les gouvernements semblent ne point l’apercevoir. Ce fait, le voici : on assassine un peuple. Où ? En Europe. Ce fait a-t-il des témoins ? Un témoin, le monde entier. Les gouvernements le voient-ils ? Non.

Les nations ont au-dessus d’elles quelque chose qui est au-dessous d’elles, les gouvernements. À de certains moments, ce contre-sens éclate : la civilisation est dans les peuples, la barbarie est dans les gouvernants. Cette barbarie est-elle voulue ? Non ; elle est simplement professionnelle. Ce que le genre humain sait, les gouvernements l’ignorent. Cela tient à ce que les gouvernements ne voient rien qu’à travers cette myopie, la raison d’état ; le genre humain regarde avec un autre œil, la conscience.

Nous allons étonner les gouvernements européens en leur apprenant une chose, c’est que les crimes sont des crimes, c’est qu’il n’est pas plus permis à un gouvernement qu’à un individu d’être un assassin, c’est que l’Europe est solidaire, c’est que tout ce qui se fait en Europe est fait par l’Europe, c’est que, s’il existe un gouvernement bête fauve, il doit être traité en bête fauve ; c’est qu’à l’heure qu’il est, tout près de nous, là, sous nos yeux, on massacre, on incendie, on pille, on extermine, on égorge les pères et les mères, on vend les petites filles et les petits garçons ; c’est que, les enfants trop petits pour être vendus, on les fend en deux d’un coup de sabre ; c’est qu’on brûle les familles dans les maisons ; c’est que telle ville, Balak, par exemple, est réduite en quelques heures de neuf mille habitants à treize cents ; c’est que les cimetières sont encombrés de plus de cadavres qu’on n’en peut enterrer, de sorte qu’aux vivants qui leur ont envoyé le carnage, les morts renvoient la peste, ce qui est bien fait ; nous apprenons aux gouvernements d’Europe ceci, c’est qu’on ouvre les femmes grosses pour leur tuer les enfants dans les entrailles, c’est qu’il y a dans les places publiques des tas de squelettes de femmes ayant la trace de l’éventrement, c’est que les chiens rongent dans les rues le crâne des jeunes filles violées, c’est que tout cela est horrible, c’est qu’il suffirait d’un geste des gouvernements d’Europe pour l’empêcher, et que les sauvages qui commettent ces forfaits sont effrayants, et que les civilisés qui les laissent commettre sont épouvantables.

Le moment est venu d’élever la voix. L’indignation universelle se soulève. Il y a des heures où la conscience humaine prend la parole et donne aux gouvernements l’ordre de l’écouter.

Les gouvernements balbutient une réponse. Ils ont déjà essayé ce bégaiement. Ils disent : on exagère.

Oui, l’on exagère. Ce n’est pas en quelques heures que la ville de Balak a été exterminée, c’est en quelques jours ; on dit deux cents villages brûlés, il n’y en a que quatrevingt-dix-neuf ; ce que vous appelez la peste n’est que le typhus ; toutes les femmes n’ont pas été violées, toutes les filles n’ont pas été vendues, quelques-unes ont échappé. On a châtré des prisonniers, mais on leur a aussi coupé la tête, ce qui amoindrit le fait ; l’enfant qu’on dit avoir été jeté d’une pique à l’autre n’a été, en réalité, mis qu’à la pointe d’une bayonnette ; où il y a une vous mettez deux, vous grossissez du double ; etc., etc., etc.

Et puis, pourquoi ce peuple s’est-il révolté ? Pourquoi un troupeau d’hommes ne se laisse-t-il pas posséder comme un troupeau de bêtes ? Pourquoi ?… etc.

Cette façon de pallier ajoute à l’horreur. Chicaner l’indignation publique, rien de plus misérable. Les atténuations aggravent. C’est la subtilité plaidant pour la barbarie. C’est Byzance excusant Stamboul.

Nommons les choses par leur nom. Tuer un homme au coin d’un bois qu’on appelle la forêt de Bondy ou la forêt Noire est un crime ; tuer un peuple au coin de cet autre bois qu’on appelle la diplomatie est un crime aussi.

Plus grand. Voilà tout.

Est-ce que le crime diminue en raison de son énormité ? Hélas ! c’est en effet une vieille loi de l’histoire. Tuez six hommes, vous êtes Troppmann ; tuez-en six cent mille, vous êtes César. Être monstrueux, c’est être acceptable. Preuves : la Saint-Barthélemy, bénie par Rome ; les dragonnades, glorifiées par Bossuet ; le Deux-Décembre, salué par l’Europe.

Mais il est temps qu’à la vieille loi succède la loi nouvelle ; si noire que soit la nuit, il faut bien que l’horizon finisse par blanchir.

Oui, la nuit est noire ; on en est à la résurrection des spectres ; après le Syllabus, voici le Koran ; d’une Bible à l’autre on fraternise ; jungamus dextras ; derrière le Saint-Siège se dresse la Sublime Porte ; on nous donne le choix des ténèbres ; et, voyant que Rome nous offrait son moyen âge, la Turquie a cru pouvoir nous offrir le sien.

De là les choses qui se font en Serbie.

Où s’arrêtera-t-on ?

Quand finira le martyre de cette héroïque petite nation ?

Il est temps qu’il sorte de la civilisation une majestueuse défense d’aller plus loin.

Cette défense d’aller plus loin dans le crime, nous, les peuples, nous l’intimons aux gouvernements.

Mais on nous dit : Vous oubliez qu’il y a des « questions ». Assassiner un homme est un crime, assassiner un peuple est « une question ». Chaque gouvernement a sa question ; la Russie a Constantinople, l’Angleterre a l’Inde, la France a la Prusse, la Prusse a la France.

Nous répondons :

L’humanité aussi a sa question ; et cette question la voici, elle est plus grande que l’Inde, l’Angleterre et la Russie : c’est le petit enfant dans le ventre de sa mère.

Remplaçons les questions politiques par la question humaine.

Tout l’avenir est là.

Disons-le, quoiqu’on fasse, l’avenir sera. Tout le sert, même les crimes. Serviteurs effroyables.

Ce qui se passe en Serbie démontre la nécessité des États-Unis d’Europe. Qu’aux gouvernements désunis succèdent les peuples unis. Finissons-en avec les empires meurtriers. Muselons les fanatismes et les despotismes. Brisons les glaives valets des superstitions et les dogmes qui ont le sabre au poing. Plus de guerres, plus de massacres, plus de carnages ; libre pensée, libre échange ; fraternité. Est-ce donc si difficile, la paix ? La République d’Europe, la Fédération continentale, il n’y a pas d’autre réalité politique que celle-là. Les raisonnements le constatent, les événements aussi. Sur cette réalité, qui est une nécessité, tous les philosophes sont d’accord, et aujourd’hui les bourreaux joignent leur démonstration à la démonstration des philosophes. À sa façon, et précisément parce qu’elle est horrible, la sauvagerie témoigne pour la civilisation. Le progrès est signé Achmet-Pacha. Ce que les atrocités de Serbie mettent hors de doute, c’est qu’il faut à l’Europe une nationalité européenne, un gouvernement un, un immense arbitrage fraternel, la démocratie en paix avec elle-même, toutes les nations sœurs ayant pour cité et pour chef-lieu Paris, c’est-à-dire la liberté ayant pour capitale la lumière. En un mot, les États-Unis d’Europe. C’est là le but, c’est là le port. Ceci n’était hier que la vérité ; grâce aux bourreaux de la Serbie, c’est aujourd’hui l’évidence. Aux penseurs s’ajoutent les assassins. La preuve était faite par les génies, la voilà faite par les monstres.

L’avenir est un dieu traîné par des tigres.

Paris, 29 août 1876.

II

AU PRÉSIDENT DU CONGRÈS DE LA PAIX
À GENÈVE

Paris, 10 septembre 1876.
Mon honorable et cher président,

Je vous envoie mes vœux fraternels.

Le Congrès de la paix persiste, et il a raison.

Devant la France mutilée, devant la Serbie torturée, la civilisation s’indigne, et la protestation du Congrès de la paix est nécessaire.

C’est à Berlin qu’est l’obstacle à la paix ; c’est à Rome qu’est l’obstacle à la liberté. Heureusement le pape et l’empereur ne sont pas d’accord ; Rome et Berlin sont aux prises.

Espérons.

Recevez mon cordial serrement de main.

Victor Hugo.

III

LE BANQUET DE MARSEILLE

Victor Hugo, invité au banquet par lequel les démocrates de Marseille célèbrent le grand anniversaire de la République, et ne pouvant s’y rendre, a écrit la lettre suivante :

Paris, 22 septembre 1876.
Mes chers concitoyens,

Vous m’avez adressé, en termes éloquents, un appel dont je suis profondément touché. C’est un regret pour moi de ne pouvoir m’y rendre. Je veux du moins me sentir parmi vous, et ce que je vous dirais, je vous l’écris.

L’heure où nous sommes sera une de celles qui caractériseront ce siècle.

En ce moment la monarchie fait à sa façon la preuve de la république. De tous les côtés, les rois font le mal ; la querelle des trônes et flagrante ; de pape à empereur, on s’excommunie ; de sultan à sultan, on s’assassine. Partout le cynisme de la victoire ; partout cette espèce d’ivrognerie terrible qu’on appelle la guerre. La force s’imagine qu’elle est le droit ; ici, on mutile la France, c’est-à-dire la civilisation ; là, on poignarde la Serbie, c’est-à-dire l’humanité. À cette heure, il y a un gouvernement, qui est un bandit, assis sur un peuple, qui est un cadavre.

Certes les monarchies ne le font pas exprès, mais elles démontrent la nécessité de la république.

La monarchie impériale aboutit à Sedan ; la monarchie pontificale aboutit au Syllabus. Le Syllabus, je l’ai dit et je le répète, c’est toute la quantité de bûcher possible au dix-neuvième siècle. Au moment où nous sommes, ce qui sort de l’autel, ce n’est pas la prière, c’est la menace ; l’oraison est coupée par ce hoquet farouche : Anathème ! anathème ! Le prêtre bénit à poing fermé. On refuse aux cercueils ce qui leur est dû ; on ajoute à la violation du respect la violation de la loi ; on méconnaît ce qu’il y a de mystérieux et de vénérable dans la volonté du mourant ; on choisit, pour insulter la philosophie et la raison, l’instant où la liberté de la conscience s’appuie sur la majesté de la mort.

Qui fait ces choses audacieuses ? Le vieil esprit sacerdotal et monarchique. Ici la conquête, là le massacre, là l’intolérance ; le mensonge épousant la nuit, la haine de trône à trône engendrant la guerre de peuple à peuple, tel est le spectacle. Où la démocratie dit : Paix et liberté ! le despotisme dit : Carnage et servitude ! De là les crimes qui aujourd’hui épouvantent l’Europe. Admirons la manière dont les monarchies s’y prennent pour montrer les beautés de la république : elles montrent leurs laideurs.

Tant que les fanatismes et les despotismes seront les maîtres, l’Europe sera difforme et terrible. Mais espérons. Que prouvent les carcans et les chaînes ? qu’il faut que les peuples soient libres. Que prouvent les sabres et les mitrailles ? qu’il faut que les peuples soient frères. Que prouvent les sceptres ? qu’il faut des lois.

Les lois, les voici : liberté de pensée, liberté de croyance, liberté de conscience ; liberté dans la vie, délivrance dans la mort ; l’homme libre, l’âme libre.

Célébrons donc ce rassurant anniversaire, le 22 septembre 1792. Il y a une aurore dans l’humanité, comme il y en a une dans le ciel ; ce jour-là le ciel et l’homme ont été d’accord, les deux aurores ont fait leur jonction. Lux populi, lux Dei.

La généreuse ville de Marseille a raison de vénérer ce jour suprême ; elle fait bien ; je m’associe à sa patriotique manifestation.

Cet anniversaire vient à propos.

Il y a quatre vingt-quatre ans, à pareil jour, au milieu des plus redoutables complications, en présence de la coalition des rois, l’immense énigme humaine étant posée, une bouche sublime, la bouche de la France, s’est ouverte et a jeté aux peuples ce cri qui est une solution : République ! Il y a dans ce cri une puissance d’écroulement qui ébranle sur leur base les tyrannies, les usurpations et les impostures, et qui fait trembler toutes les tours des ténèbres. L’écroulement du mal, c’est la construction du bien.

Répétons-le, ce cri libérateur République !

Répétons-le d’une voix si ferme et si haute qu’il ait raison de toutes les surdités. Achevons ce que nos aïeux ont commencé. Soyons les fils obéissants de nos glorieux pères. Complétons la révolution française par la fraternité européenne, et l’unité de la France par l’unité du continent. Établissons entre les nations cette solide paix, la fédération, et cette solide justice, l’arbitrage. Soyons des peuples d’esprit au lieu d’être des peuples stupides. Échangeons des idées et non des boulets. Quoi de plus bête qu’un canon ? Que toute l’oscillation du progrès soit contenue entre ces deux termes :

Civilisation, mais révolution.

Révolution, mais civilisation.

Et, convaincus, dévoués, unanimes, glorifions nos dates mémorables. Glorifions le 14 juillet, glorifions le 10 août, glorifions le 22 septembre. Ayons une si fière façon de nous en souvenir qu’il en sorte la liberté du monde. Célébrer les grands anniversaires, c’est préparer les grands événements.

Mes concitoyens, je vous salue.