Actes et paroles/Depuis l’exil/1878

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Depuis l’exil 1876-1885
1878


I
INAUGURATION
du
TOMBEAU DE LEDRU_ROLLIN
— 24 février.


Les grandes dates évoquent les grandes mémoires. À de certaines heures, les glorieux souvenirs sont de droit. Le 24 février se reflète sur la tombe de Ledru-Rollin. Cette date et cette mémoire se complètent l’une par l’autre ; le 24 février est le fait, Ledru-Rollin est l’homme. Est-il le seul ? Non. Ils sont trois. Trois illustres esprits résument et représentent cette époque mémorable ; Louis Blanc en est l’apôtre, Lamartine en est l’orateur, Ledru-Rollin en est le tribun.

Personne plus que Ledru-Rollin n’a eu les dons souverains de la parole humaine. Il avait l’accent, le geste, la hauteur, la probité ferme et fière, l’impétuosité convaincue, l’affirmation tonnante et superbe. Quand l’honnête homme parle, une certaine violence oratoire lui sied et semble la force auguste de la raison. Devant les hypocrisies, les tyrannies et les abjections, il est nécessaire parfois de faire éclater l’indignation de l’idéal et d’illuminer la justice par la colère. (Applaudissements.)

Il y a deux sortes d’orateur, l’orateur philosophe et l’orateur tribun ; l’antiquité nous a laissé ces deux types ; Cicéron est l’un, Démosthène est l’autre. Ces deux types de l’orateur, le philosophe et le tribun, l’un majestueux et paisible, l’autre fougueux, s’entr’aident plus qu’ils ne croient ; tous deux servent le progrès qui à besoin du rayonnement continu et tranquille de la sagesse, mais qui a besoin aussi, dans les occasions suprêmes, des coups de foudre de la vérité. (Bravos répétés.)

De même qu’il a toutes les formes de l’éloquence, Ledru-Rollin a eu toutes les formes du courage, depuis la bravoure qui soutient la lutte jusqu’à la patience qui subit l’exil. Ne nous plaignons pas, ce sont là les lois de la vie sévère ; l’amour de la patrie s’affirme par l’acceptation du bannissement, la conviction se manifeste par la persévérance ; il est bon que la preuve du combattant soit faite par le proscrit. (Profonde sensation.)

Citoyens, c’est une grande chose qu’un grand tribun. C’était il y a quatrevingt-dix ans Mirabeau ; c’était hier Ledru-Rollin ; c’est aujourd’hui Gambetta. Ces puissants orateurs sont les athlètes du droit. Et, disons-le, dans le grand tribun, il y a un homme d’état.

Ledru-Rollin suffit à le démontrer.

Ici il importe d’insister.

Deux actes mémorables dominent la vie de Ledru-Rollin ; ce sont deux actes de haute politique : la liberté romaine défendue, le suffrage universel proclamé.

Ces deux actes considérables, si divers en apparence, ont au fond le même but, la paix. Je le prouve.

Prendre, dans un moment critique, la défense de Rome, c’était cimenter à jamais l’amitié de la France et de l’Italie ; c’était garder en réserve cette amitié, force immense de l’avenir. C’était accoupler, dans une sorte de rayonnement fraternel, l’âme de Rome et l’âme de Paris, ces deux lumières du monde. C’était offrir aux peuples ce magnifique et rassurant spectacle, les deux cités qui sont le double centre des hommes, les deux capitales-sœurs de la civilisation, étroitement unies pour la liberté et pour le progrès, faisant cause commune, et se protégeant l’une l’autre contre le nord d’où vient la guerre et contre la nuit d’où vient le fanatisme. (Acclamations.)

Nous traversons en ce moment une heure solennelle. Deux personnes nouvelles, un pape et un roi, font leur entrée dans la destinée de l’Italie. Puisqu’il m’est donné, dans un pareil instant, d’élever la voix, laissez-moi, citoyens, envoyer, au nom de ce grand Paris, un vœu de gloire et de bonheur à cette grande Rome. Laissez-moi dire à cette nation illustre qu’il y a entre elle et nous parenté sacrée, que nous voulons ce qu’elle veut (Oui ! oui !), que son unité nous importe autant qu’à elle-même, que sa liberté fait partie de notre délivrance, et que sa puissance fait partie de notre prospérité. Laissez-moi dire enfin qu’il y a, à cette heure, une bonne façon d’être patriote, c’est, pour un italien, d’aimer la France, et, pour un français, d’aimer l’Italie. (Vive l’Italie ! vive la France !)

Certes, Ledru-Rollin avait un magnanime sentiment du droit et en même temps une féconde pensée politique quand il prenait fait et cause pour Rome ; sa pensée n’était pas moins profonde quand il décrétait le suffrage universel. Là encore il travaillait, je viens de le dire, à l’apaisement de l’avenir. Qu’est-ce en effet que le suffrage universel ? C’est l’évidence faite sur la volonté nationale, c’est la loi seule souveraine, c’est l’impulsion à la marche en avant, c’est le frein à la marche en arrière, c’est la solution cordiale et simple des contradictions et des problèmes, c’est la fin à l’amiable des révolutions et des haines. (Bravos.) 1792 a créé le règne du peuple, c’est-à-dire la république ; 1848 a créé l’instrument du règne, c’est-à-dire le suffrage universel. De cette façon l’œuvre est indestructible, une révolution couronne l’autre, et le Droit de l’homme a pour point d’appui le Vote du peuple.

La loi d’équilibre est trouvée. Désormais nulle négation possible, nulle lutte possible, nulle émeute possible, pas plus du côté du pouvoir que du côté du peuple. Conciliation, telle est la fin de tout. C’est là un progrès suprême. Ledru-Rollin en a sa part, et ce sera son impérissable honneur d’avoir attaché son nom à ce suffrage universel qui contient en germe la pacification universelle. (Vive adhésion.)

Pacification ! Ô mes concitoyens, communions dans cette pensée divine ; que ce mot soit le mot du dix-neuvième siècle comme tolérance a été le mot du dix-huitième. Que la fraternité devienne et reste la première passion de l’homme. Hélas ! les rois s’acharnent à la guerre ; nous les peuples, acharnons-nous à l’amour.

La croissance de la paix, c’est là toute la civilisation. Tout ce qui augmente la paix augmente la certitude humaine ; adoucir les cœurs, c’est assurer l’avenir ; apaiser, c’est fonder.

Ne nous lassons pas de répéter parmi les peuples et parmi les hommes ces mots sacrés : Union, oubli, pardon, concorde, harmonie.

Faisons la paix. Faisons-la sous toutes les formes ; car toutes les formes de la paix sont bonnes. La paix a une ressemblance avec la clémence. N’oublions pas que l’idée de fraternité est une ; n’oublions pas que la paix n’est féconde qu’à la condition d’être complète et de s’appeler après les guerres étrangères Alliance, et après les guerres civiles Amnistie. (Acclamations prolongées.)

Je veux terminer ce que j’ai à dire par une parole de certitude et de foi, et j’ajoute, par une parole civique et humaine. Citoyens, j’en atteste le grand mort que nous honorons, la république vivra. C’est devant la mort qu’il faut affirmer la vie, car la mort n’est autre chose qu’une vie plus haute et meilleure. La république vivra parce qu’elle est le droit, et parce qu’elle sera la concorde. La république vivra parce que nous serons cléments, pacifiques et fraternels. Ici la majesté des morts nous environne, et j’ai, quant à moi, le respect profond de cet horizon sombre et sublime. Les paroles qui constatent le progrès humain ne troublent pas ce lieu auguste et sont à leur place parmi les tombeaux. Ô vivants, mes frères, que la tombe soit pour nous calmante et lumineuse ! Qu’elle nous donne de bons conseils ! Qu’elle éteigne les haines, les guerres et les colères ! Certes, c’est en présence du tombeau qu’il convient de dire aux hommes : Aimez-vous les uns les autres, et ayez foi dans l’avenir ! Car il est simple et juste d’invoquer la paix là ou elle est éternelle et de puiser

l’espérance là où elle est infinie. (Acclamation immense. Cris de : Vive l’amnistie ! vive Victor Hugo ! vive la république !)

II

LE CENTENAIRE DE VOLTAIRE

— 30 mai 1878. —

Il y a cent ans aujourd’hui un homme mourait. Il mourait immortel. Il s’en allait chargé d’années, chargé d’œuvres, chargé de la plus illustre et de la plus redoutable des responsabilités, la responsabilité de la conscience humaine avertie et rectifiée. Il s’en allait maudit et béni, maudit par le passé, béni par l’avenir, et ce sont là, messieurs, les deux formes superbes de la gloire. Il avait à son lit de mort, d’un côté l’acclamation des contemporains et de la postérité, de l’autre ce triomphe de huée et de haine que l’implacable passé fait à ceux qui l’ont combattu. Il était plus qu’un homme, il était un siècle. Il avait exercé une fonction et rempli une mission. Il avait été évidemment élu pour l’œuvre qu’il avait faite par la suprême volonté qui se manifeste aussi visiblement dans les lois de la destinée que dans les lois de la nature. Les quatrevingt-quatre ans que cet homme a vécu occupent l’intervalle qui sépare la monarchie à son apogée de la révolution à son aurore. Quand il naquit Louis XIV régnait encore, quand il mourut Louis XVI régnait déjà, de sorte que son berceau put voir les derniers rayons du grand trône et son cercueil les premières lueurs du grand abîme. (Applaudissements.)

Avant d’aller plus loin, entendons-nous, messieurs, sur le mot abîme ; il y a de bons abîmes : ce sont les abîmes où s’écroule le mal. (Bravo !)

Messieurs, puisque je me suis interrompu, trouvez bon que je complète ma pensée. Aucune parole imprudente ou malsaine ne sera prononcée ici. Nous sommes ici pour faire acte de civilisation. Nous sommes ici pour faire l’affirmation du progrès, pour donner réception aux philosophes des bienfaits de la philosophie, pour apporter au dix-huitième siècle le témoignage du dix-neuvième, pour honorer les magnanimes combattants et les bons serviteurs, pour féliciter le noble effort des peuples, l’industrie, la science, la vaillante marche en avant, le travail, pour cimenter la concorde humaine, en un mot pour glorifier la paix, cette sublime volonté universelle. La paix est la vertu de la civilisation, la guerre en est le crime (Applaudissements). Nous sommes ici, dans ce grand moment, dans cette heure solennelle, pour nous incliner religieusement devant la loi morale, et pour dire au monde qui écoute la France, ceci : Il n’y a qu’une puissance, la conscience au service de la justice ; et il n’y a qu’une gloire, le génie au service de la vérité. (Mouvement).

Cela dit, je continue.

Avant la Révolution, messieurs, la construction sociale était ceci :

En bas, le peuple ;

Au-dessus du peuple, la religion représentée par le clergé ;

À côté de la religion, la justice représentée par la magistrature.

Et, à ce moment de la société humaine, qu’était-ce que le peuple ? C’était l’ignorance. Qu’était-ce que la religion ? C’était l’intolérance. Et qu’était-ce que la justice ? C’était l’injustice.

Vais-je trop loin dans mes paroles ? Jugez-en.

Je me bornerai à citer deux faits, mais décisifs.

À Toulouse, le 13 octobre 1761, on trouve dans la salle basse d’une maison un jeune homme pendu. La foule s’ameute, le clergé fulmine, la magistrature informe. C’est un suicide, on en fait un assassinat. Dans quel intérêt ? Dans l’intérêt de la religion. Et qui accuse-t-on ? Le père. C’est un huguenot, et il a voulu empêcher son fils de se faire catholique. Il y a monstruosité morale et impossibilité matérielle ; n’importe ! ce père a tué son fils ! ce vieillard a pendu ce jeune homme. La justice travaille, et voici le dénouement. Le 9 mars 1762, un homme en cheveux blancs, Jean Calas, est amené sur une place publique, on le met nu, on l’étend sur une roue, les membres liés en porte-à-faux, la tête pendante. Trois hommes sont là, sur l’échafaud, un capitoul, nommé David, chargé de soigner le supplice, un prêtre, qui tient un crucifix, et le bourreau, une barre de fer à la main. Le patient, stupéfait et terrible, ne regarde pas le prêtre et regarde le bourreau. Le bourreau lève la barre de fer et lui brise un bras. Le patient hurle et s’évanouit. Le capitoul s’empresse, on fait respirer des sels au condamné, il revient à la vie ; alors nouveau coup de barre, nouveau hurlement ; Calas perd connaissance ; on le ranime, et le bourreau recommence ; et comme chaque membre, devant être rompu en deux endroits, reçoit deux coups, cela fait huit supplices. Après le huitième évanouissement, le prêtre lui offre le crucifix à baiser, Calas détourne la tête, et le bourreau lui donne le coup de grâce, c’est-à-dire lui écrase la poitrine avec le gros bout de la barre de fer. Ainsi expira Jean Calas. Cela dura deux heures. Après sa mort, l’évidence du suicide apparut. Mais un assassinat avait été commis. Par qui ? Par les juges. (Vive sensation. Applaudissements.)

Autre fait. Après le vieillard le jeune homme. Trois ans plus tard, en 1765, à Abbeville, le lendemain d’une nuit d’orage et de grand vent, on ramasse à terre sur le pavé d’un pont un vieux crucifix de bois vermoulu qui depuis trois siècles était scellé au parapet. Qui a jeté bas ce crucifix ? Qui a commis ce sacrilège ? On ne sait. Peut-être un passant. Peut-être le vent. Qui est le coupable ? L’évêque d’Amiens lance un monitoire. Voici ce que c’est qu’un monitoire : c’est un ordre à tous les fidèles, sous peine de l’enfer, de dire ce qu’ils savent ou croient savoir de tel ou tel fait ; injonction meurtrière du fanatisme à l’ignorance. Le monitoire de l’évêque d’Amiens opère ; le grossissement des commérages prend les proportions de la dénonciation. La justice découvre, ou croit découvrir, que, dans la nuit où le crucifix a été jeté à terre, deux hommes, deux officiers, nommés l’un La Barre, l’autre d’Étallonde, ont passé sur le pont d’Abbeville, qu’ils étaient ivres, et qu’ils ont chanté une chanson de corps de garde. Le tribunal, c’est la sénéchaussée d’Abbeville. Les sénéchaux d’Abbeville valent les capitouls de Toulouse. Ils ne sont pas moins justes. On décerne deux mandats d’arrêt. D’Étallonde s’échappe, La Barre est pris. On le livre à l’instruction judiciaire. Il nie avoir passé sur le pont, il avoue avoir chanté la chanson. La sénéchaussée d’Abbeville le condamne ; il fait appel au parlement de Paris. On l’amène à Paris, la sentence est trouvée bonne et confirmée. On le ramène à Abbeville, enchaîné. J’abrége. L’heure monstrueuse arrive. On commence par soumettre le chevalier de La Barre à la question ordinaire et extraordinaire pour lui faire avouer ses complices ; complices de quoi ? d’être passé sur un pont et d’avoir chanté une chanson ; on lui brise un genou dans la torture ; son confesseur, en entendant craquer les os, s’évanouit ; le lendemain, le 5 juin 1766, on traîne La Barre dans la grande place d’Abbeville ; là flambe un bûcher ardent ; on lit sa sentence à La Barre, puis on lui coupe le poing, puis on lui arrache la langue avec une tenaille de fer, puis, par grâce, on lui tranche la tête, et on le jette dans le bûcher. Ainsi mourut le chevalier de La Barre. Il avait dix-neuf ans. (Longue etprofonde sensation.)

Alors, ô Voltaire, tu poussas un cri d’horreur, et ce sera ta gloire éternelle ! (Explosion d’applaudissements.)

Alors tu commenças l’épouvantable procès du passé, tu plaidas contre les tyrans et les monstres la cause du genre humain, et tu la gagnas. Grand homme, sois à jamais béni ! (Nouveaux applaudissements.)

Messieurs, les choses affreuses que je viens de rappeler s’accomplissaient au milieu d’une société polie ; la vie était gaie et légère, on allait et venait, on ne regardait ni au-dessus ni au-dessous de soi, l’indifférence se résolvait en insouciance, de gracieux poëtes, Saint-Aulaire, Boufflers, Gentil-Bernard, faisaient de jolis vers, la cour était pleine de fêtes, Versailles rayonnait, Paris ignorait ; et pendant ce temps-là, par férocité religieuse, les juges faisaient expirer un vieillard sur la roue et les prêtres arrachaient la langue à un enfant pour une chanson. (Vive émotion. Applaudissements.)

En présence de cette société frivole et lugubre, Voltaire, seul, ayant là sous ses yeux toutes ces forces réunies, la cour, la noblesse, la finance ; cette puissance inconsciente, la multitude aveugle ; cette effroyable magistrature, si lourde aux sujets, si docile au maître, écrasant et flattant, à genoux sur le peuple devant le roi (Bravo !) ; ce clergé sinistrement mélangé d’hypocrisie et de fanatisme, Voltaire, seul, je le répète, déclara la guerre à cette coalition de toutes les iniquités sociales, à ce monde énorme et terrible, et il accepta la bataille. Et quelle était son arme ? celle qui a la légèreté du vent et la puissance de la foudre. Une plume. (Applaudissements.)

Avec cette arme il a combattu, avec cette arme il a vaincu.

Messieurs, saluons cette mémoire.

Voltaire a vaincu, Voltaire a fait la guerre rayonnante, la guerre d’un seul contre tous, c’est-à-dire la grande guerre. La guerre de la pensée contre la matière, la guerre de la raison contre le préjugé, la guerre du juste contre l’injuste, la guerre pour l’opprimé contre l’oppresseur, la guerre de la bonté, la guerre de la douceur. Il a eu la tendresse d’une femme et la colère d’un héros. Il a été un grand esprit et un immense cœur. (Bravos.)

Il a vaincu le vieux code et le vieux dogme. Il a vaincu le seigneur féodal, le juge gothique, le prêtre romain. Il a élevé la populace à la dignité de peuple. Il a enseigné, pacifié et civilisé. Il a combattu pour Sirven et Montbailly comme pour Calas et La Barre ; il a accepté toutes les menaces, tous les outrages, toutes les persécutions, la calomnie, l’exil. Il a été infatigable et inébranlable. Il a vaincu la violence par le sourire, le despotisme par le sarcasme, l’infaillibilité par l’ironie, l’opiniâtreté par la persévérance, l’ignorance par la vérité.

Je viens de prononcer ce mot, le sourire, je m’y arrête. Le sourire, c’est Voltaire.

Disons-le, messieurs, car l’apaisement est le grand côté du philosophe, dans Voltaire l’équilibre finit toujours par se rétablir. Quelle que soit sa juste colère, elle passe, et le Voltaire irrité fait toujours place au Voltaire calmé. Alors, dans cet œil profond, le sourire apparaît.

Ce sourire, c’est la sagesse. Ce sourire, je le répète, c’est Voltaire. Ce sourire va parfois jusqu’au rire, mais la tristesse philosophique le tempère. Du côté des forts, il est moqueur ; du côté des faibles, il est caressant. Il inquiète l’oppresseur et rassure l’opprimé. Contre les grands, la raillerie ; pour les petits, la pitié. Ah ! soyons émus de ce sourire. Il a eu des clartés d’aurore. Il a illuminé le vrai, le juste, le bon, et ce qu’il y a d’honnête dans l’utile ; il a éclairé l’intérieur des superstitions ; ces laideurs sont bonnes à voir, il les a montrées. Étant lumineux, il a été fécond. La société nouvelle, le désir d’égalité et de concession et ce commencement de fraternité qui s’appelle la tolérance, la bonne volonté réciproque, la mise en proportion des hommes et des droits, la raison reconnue loi suprême, l’effacement des préjugés et des partis pris, la sérénité des âmes, l’esprit d’indulgence et de pardon, l’harmonie, la paix, voilà ce qui est sorti de ce grand sourire.

Le jour, prochain sans nul doute, où sera reconnue l’identité de la sagesse et de la clémence, le jour où l’amnistie sera proclamée, je l’affirme, là-haut, dans les étoiles, Voltaire sourira. (Triple salve d’applaudissements. Cris : Vive l’amnistie !)

Messieurs, il y a entre deux serviteurs de l’humanité qui ont apparu à dix-huit cents ans d’intervalle un rapport mystérieux.

Combattre le pharisaïsme, démasquer l’imposture, terrasser les tyrannies, les usurpations, les préjugés, les mensonges, les superstitions, démolir le temple, quitte à le rebâtir, c’est-à-dire à remplacer le faux par le vrai, attaquer la magistrature féroce, attaquer le sacerdoce sanguinaire, prendre un fouet et chasser les vendeurs du sanctuaire, réclamer l’héritage des déshérités, protéger les faibles, les pauvres, les souffrants, les accablés, lutter pour les persécutés et les opprimés ; c’est la guerre de Jésus-Christ ; et quel est l’homme qui fait cette guerre ? c’est Voltaire. (Bravos.)

L’œuvre évangélique a pour complément l’œuvre philosophique ; l’esprit de mansuétude a commencé, L’esprit de tolérance a continué ; disons-le avec un sentiment de respect profond, Jésus a pleuré, Voltaire a souri ; c’est de cette larme divine et de ce sourire humain qu’est faite la douceur de la civilisation actuelle. (Applaudissements prolongés.)

Voltaire a-t-il souri toujours ? Non. Il s’est indigné souvent. Vous l’avez vu dans mes premières paroles.

Certes, messieurs, la mesure, la réserve, la proportion, c’est la loi suprême de la raison. On peut dire que la modération est la respiration même du philosophe. L’effort du sage doit être de condenser dans une sorte de certitude sereine tous les à peu près dont se compose la philosophie. Mais, à de certains moments, la passion du vrai se lève puissante et violente, et elle est dans son droit comme les grands vents qui assainissent. Jamais, j’y insiste, aucun sage n’ébranlera ces deux augustes points d’appui du labeur social, la justice et l’espérance, et tous respecteront le juge s’il incarne la justice, et tous vénéreront le prêtre s’il représente l’espérance. Mais si la magistrature s’appelle la torture, si l’église s’appelle l’inquisition, alors l’humanité les regarde en face et dit au juge : Je ne veux pas de ta loi ! et dit au prêtre : Je ne veux pas de ton dogme ! je ne veux pas de ton bûcher sur la terre et de ton enfer dans le ciel ! (Vive sensation. Applaudissements prolongés.) Alors le philosophe courroucé se dresse, et dénonce le juge à la justice, et dénonce le prêtre à Dieu ! (Les applaudissements redoublent.)

C’est ce qu’a fait Voltaire. Il est grand.

Ce qu’a été Voltaire, je l’ai dit ; ce qu’a été son siècle, je vais le dire.

Messieurs, les grands hommes sont rarement seuls ; les grands arbres semblent plus grands quand ils dominent une forêt, ils sont là chez eux ; il y a une forêt d’esprits autour de Voltaire ; cette forêt, c’est le dix-huitième siècle. Parmi ces esprits, il y a des cimes, Montesquieu, Buffon, Beaumarchais, et deux entre autres, les plus hautes après Voltaire, — Rousseau et Diderot. Ces penseurs ont appris aux hommes à raisonner ; bien raisonner mène à bien agir, la justesse dans l’esprit devient la justice dans le cœur. Ces ouvriers du progrès ont utilement travaillé. Buffon a fondé l’histoire naturelle ; Beaumarchais a trouvé, au delà de Molière, une comédie inconnue, presque la comédie sociale ; Montesquieu a fait dans la loi des fouilles si profondes qu’il a réussi à exhumer le droit. Quant à Rousseau, quant à Diderot, prononçons ces deux noms à part ; Diderot, vaste intelligence curieuse, cœur tendre altéré de justice, a voulu donner les notions certaines pour bases aux idées vraies, et a créé l’Encyclopédie. Rousseau a rendu à la femme un admirable service, il a complété la mère par la nourrice, il a mis l’une auprès de l’autre ces deux majestés du berceau ; Rousseau, écrivain éloquent et pathétique, profond rêveur oratoire, a souvent deviné et proclamé la vérité politique ; son idéal confine au réel ; il a eu cette gloire d’être le premier en France qui se soit appelé citoyen ; la fibre civique vibre en Rousseau ; ce qui vibre en Voltaire, c’est la fibre universelle. On peut dire que, dans ce fécond dix-huitième siècle, Rousseau représente le Peuple ; Voltaire, plus vaste encore, représente l’Homme. Ces puissants écrivains ont disparu, mais ils nous ont laissé leur âme, la Révolution. (Applaudissements.)

Oui, la Révolution française est leur âme. Elle est leur émanation rayonnante. Elle vient d’eux ; on les retrouve partout dans cette catastrophe bénie et superbe qui a fait la clôture du passé et l’ouverture de l’avenir. Dans cette transparence qui est propre aux révolutions, et qui à travers les causes laisse apercevoir les effets et à travers le premier plan le second, on voit derrière Diderot Danton, derrière Rousseau Robespierre, et derrière Voltaire Mirabeau. Ceux-ci ont fait ceux-là.

Messieurs, résumer des époques dans des noms d’hommes, nommer des siècles, en faire en quelque sorte des personnages humains, cela n’a été donné qu’à trois peuples, la Grèce, l’Italie, la France. On dit le siècle de Périclès, le siècle d’Auguste, le siècle de Léon X, le siècle de Louis XIV, le siècle de Voltaire. Ces appellations ont un grand sens. Ce privilège, donner des noms à des siècles, exclusivement propre à la Grèce, à l’Italie et à la France, est la plus haute marque de civilisation. Jusqu’à Voltaire, ce sont des noms de chefs d’états ; Voltaire est plus qu’un chef d’états, c’est un chef d’idées. Avec Voltaire un cycle nouveau commence. On sent que désormais la suprême puissance gouvernante du genre humain sera la pensée. La civilisation obéissait à la force, elle obéira à l’idéal. C’est la rupture du sceptre et du glaive remplacés par le rayon ; c’est-à-dire l’autorité transfigurée en liberté. Plus d’autre souveraineté que la loi pour le peuple et la conscience pour l’individu. Pour chacun de nous, les deux aspects du progrès se dégagent nettement, et les voici : exercer son droit, c’est-à-dire, être un homme ; accomplir son devoir, c’est-à-dire, être un citoyen.

Telle est la signification de ce mot, le siècle de Voltaire ; tel est le sens de cet événement auguste la Révolution française.

Les deux siècles mémorables qui ont précédé le dix-huitième l’avaient préparé ; Rabelais avertit la royauté dans Gargantua, et Molière avertit l’église dans Tartuffe. La haine de la force et le respect du droit sont visibles dans ces deux illustres esprits.

Quiconque dit aujourd’hui : la force prime le droit, fait acte de moyen âge, et parle aux hommes de trois cents ans en arrière. (Applaudissements répétés.)

Messieurs, le dix-neuvième siècle glorifie le dix-huitième siècle. Le dix-huitième propose ; le dix-neuvième conclut. Et ma dernière parole sera la constatation tranquille, mais inflexible du progrès.

Les temps sont venus. Le droit a trouvé sa formule : la fédération humaine.

Aujourd’hui la force s’appelle la violence et commence à être jugée, la guerre est mise en accusation ; la civilisation, sur la plainte du genre humain, instruit le procès et dresse le grand dossier criminel des conquérants et des capitaines. (Mouvement.) Ce témoin, l’histoire, est appelé. La réalité apparaît. Les éblouissements factices se dissipent. Dans beaucoup de cas, le héros est une variété de l’assassin. (Applaudissements.) Les peuples en viennent à comprendre que l’agrandissement d’un forfait n’en saurait être la diminution, que si tuer est un crime, tuer beaucoup n’en peut pas être la circonstance atténuante (Rires et bravos) ; que si voler est une honte, envahir ne saurait être une gloire (Applaudissements répétés) ; que les Tedeums n’y font pas grand’chose ; que l’homicide est l’homicide, que le sang versé est le sang versé, que cela ne sert à rien de s’appeler César ou Napoléon, et qu’aux yeux du Dieu éternel on ne change pas la figure du meurtre parce qu’au lieu d’un bonnet de forçat on lui met sur la tête une couronne d’empereur. (Longue acclamation. Triple salve d’applaudissements.)

Ah ! proclamons les vérités absolues. Déshonorons la guerre. Non, la gloire sanglante n’existe pas. Non, ce n’est pas bon et ce n’est pas utile de faire des cadavres. Non, il ne se peut pas que la vie travaille pour la mort. Non, ô mères qui m’entourez, il ne se peut pas que la guerre, cette voleuse, continue à vous prendre vos enfants. Non, il ne se peut pas, que la femme enfante dans la douleur, que les hommes naissent, que les peuples labourent et sèment, que le paysan fertilise les champs et, que l’ouvrier féconde les villes, que les penseurs méditent, que l’industrie fasse des merveilles, que le génie fasse des prodiges, que la vaste activité humaine multiplie en présence du ciel étoilé les efforts et les créations, pour aboutir à cette épouvantable exposition internationale qu’on appelle un champ de bataille ! (Profonde sensation. Tous les assistants sont debout et acclament l’orateur.)

Le vrai champ de bataille, le voici. C’est ce rendez-vous des chefs-d’œuvre du travail humain que Paris offre au monde en ce moment.

La vraie victoire, c’est la victoire de Paris. (Applaudissements.)

Hélas ! on ne peut se le dissimuler, l’heure actuelle, si digne qu’elle soit d’admiration et de respect, a encore des côtés funèbres, il y a encore des ténèbres sur l’horizon ; la tragédie des peuples n’est pas finie ; la guerre, la guerre scélérate, est encore là, et elle a l’audace de lever la tête à travers cette fête auguste de la paix. Les princes, depuis deux ans, s’obstinent à un contre-sens funeste, leur discorde fait obstacle à notre concorde, et ils sont mal inspirés de nous condamner à la constatation d’un tel contraste.

Que ce contraste nous ramène à Voltaire. En présence des éventualités menaçantes, soyons plus pacifiques que jamais. Tournons-nous vers ce grand mort, vers ce grand vivant, vers ce grand esprit. Inclinons-nous devant les sépulcres vénérables. Demandons conseil à celui dont la vie utile aux hommes s’est éteinte il y a cent ans, mais dont l’œuvre est immortelle. Demandons conseil aux autres puissants penseurs, aux auxiliaires de ce glorieux Voltaire, à Jean-Jacques, à Diderot, à Montesquieu. Donnons la parole à ces grandes voix. Arrêtons l’effusion du sang humain. Assez ! assez, despotes ! Ah ! la barbarie persiste, eh bien, que la philosophie proteste. Le glaive s’acharne, que la civilisation s’indigne. Que le dix-huitième siècle vienne au secours du dix-neuvième ; les philosophes nos prédécesseurs sont les apôtres du vrai, invoquons ces illustres fantômes ; que, devant les monarchies rêvant les guerres, ils proclament le droit de l’homme à la vie, le droit de la conscience à la liberté, la souveraineté de la raison, la sainteté du travail, la bonté de la paix ; et, puisque la nuit sort des

trônes, que la lumière sorte des tombeaux ! (Acclamation unanime et prolongée. De toutes parts éclate le cri : Vive Victor Hugo !)

À la suite du centenaire de Voltaire, les journaux cléricaux publièrent une lettre adressée à Victor Hugo par M. Dupanloup.

Victor Hugo fit à cette lettre la réponse que voici :

À M. L’ÉVÊQUE D’ORLÉANS

Paris, 3 juin 1873
Monsieur,

Vous faites une imprudence.

Vous rappelez, à ceux qui ont pu l’oublier, que j’ai été élevé par un homme d’église, et que, si ma vie a commencé par le préjugé et par l’erreur, c’est la faute des prêtres, et non la mienne. Cette éducation est tellement funeste qu’à près de « quarante ans », vous le constatez, j’en subissais encore l’influence. Tout cela a été dit. Je n’y insiste pas. Je dédaigne un peu les choses inutiles.

Vous insultez Voltaire, et vous me faites l’honneur de m’injurier. C’est votre affaire.

Nous sommes, vous et moi, deux hommes quelconques. L’avenir jugera. Vous dites que je suis vieux, et vous me faites entendre que vous êtes jeune. Je le crois.

Le sens moral est encore si peu formé chez vous, que vous faites « une honte » de ce qui est mon honneur.

Vous prétendez, monsieur, me faire la leçon. De quel droit ? Qui êtes-vous ? Allons au fait. Le fait le voici : Qu’est-ce que c’est que votre conscience, et qu’est-ce que c’est la mienne ?

Comparons-les.

Un rapprochement suffira.

Monsieur, la France vient de traverser une épreuve. La France était libre, un homme l’a prise en traître, la nuit, l’a terrassée et garrottée. Si l’on tuait un peuple, cet homme eût tué la France. Il l’a faite assez morte pour pouvoir régner sur elle. Il a commencé son règne, puisque c’est un règne, par le parjure, le guet-apens et le massacre. Il l’a continué par l’oppression, par la tyrannie, par le despotisme, par une inqualifiable parodie de religion et de justice. Il était monstrueux et petit. On lui chantait Te Deum, Magnificat, Salvum fac, Gloria tibi, etc. Qui chantait cela ? Interrogez-vous. La loi lui livrait le peuple, l’église lui livrait Dieu. Sous cet homme s’étaient effondrés le droit, l’honneur, la patrie ; il avait sous ses pieds le serment, l’équité, la probité, la gloire du drapeau, la dignité des hommes, la liberté des citoyens ; la prospérité de cet homme déconcertait la conscience humaine. Cela a duré dix-neuf ans. Pendant ce temps-là, vous étiez dans un palais, j’étais en exil.

Je vous plains, monsieur.

Victor Hugo.

III

CONGRÈS LITTÉRAIRE

INTERNATIONAL


I

DISCOURS D’OUVERTURE

séance publique du 17 juin 1878


Messieurs,

Ce qui fait la grandeur de la mémorable année où nous sommes, c’est que, souverainement, par-dessus les rumeurs et les clameurs, imposant une interruption majestueuse aux hostilités étonnées, elle donne la parole à la civilisation. On peut dire d’elle : c’est une année obéie. Ce qu’elle a voulu faire, elle le fait. Elle remplace l’ancien ordre du jour, la guerre, par un ordre du jour nouveau, le progrès. Elle a raison des résistances. Les menaces grondent, mais l’union des peuples sourit. L’œuvre de l’année 1878 sera indestructible et complète. Rien de provisoire. On sent dans tout ce qui se fait je ne sais quoi de définitif. Cette glo- rieuse année proclame, par l’exposition de Paris, l’alliance des industries ; par le centenaire de Voltaire, l’alliance des philosophies ; par le congrès ici rassemblé, l’alliance des littératures (applaudissements) ; vaste fédération du travail sous toutes les formes ; auguste édifice de la fraternité humaine, qui a pour base les paysans et les ouvriers et pour couronnement les esprits. (Bravos)

L’industrie cherche l’utile, la philosophie cherche le vrai, la littérature cherche le beau. L’utile, le vrai, le beau, voilà le triple but de tout l’effort humain ; et le triomphe de ce sublime effort, c’est, messieurs, la civilisation entre les peuples et la paix entre les hommes.

C’est pour constater ce triomphe que, de tous les points du monde civilisé, vous êtes accourus ici. Vous êtes les intelligences considérables que les nations aiment et vénèrent, vous êtes les talents célèbres, les généreuses voix écoutées, les âmes en travail de progrès. Vous êtes les combattants pacificateurs. Vous apportez ici le rayonnement des renommées. Vous êtes les ambassadeurs de l’esprit humain dans ce grand Paris. Soyez les bienvenus. Écrivains, orateurs, poëtes, philosophes, penseurs, lutteurs, la France vous salue. (Applaudissements prolongés)

Vous et nous, nous sommes les concitoyens de la cité universelle. Tous, la main dans la main, affirmons notre unité et notre alliance. Entrons, tous ensemble, dans la grande patrie sereine, dans l’absolu, qui est la justice, dans l’idéal, qui est la vérité.

Ce n’est pas pour un intérêt personnel ou restreint que vous êtes réunis ici ; c’est pour l’intérêt universel. Qu’est-ce que la littérature ? C’est la mise en marche de l’esprit humain. Qu’est-ce que la civilisation ? C’est la perpétuelle découverte que fait à chaque pas l’esprit humain en marche ; de là le mot Progrès. On peut dire que littérature et civilisation sont identiques.

Les peuples se mesurent à leur littérature. Une armée de deux millions d’hommes passe, une Iliade reste ; Xercès a l’armée, l’épopée lui manque, Xercès s’évanouit. La Grèce est petite par le territoire et grande par Eschyle. (Mouvement) Rome n’est qu’une ville ; mais par Tacite, Lucrèce, Virgile, Horace et Juvénal, cette ville emplit le monde. Si vous évoquez l’Espagne, Cervantes surgit ; si vous parlez de l’Italie, Dante se dresse ; si vous nommez l’Angleterre, Shakespeare apparaît. À de certains moments, la France se résume dans un génie, et le resplendissement de Paris se confond avec la clarté de Voltaire. (Bravos répétés)

Messieurs, votre mission est haute. Vous êtes une sorte d’assemblée constituante de la littérature. Vous avez qualité, sinon pour voter des lois, du moins pour les dicter. Dites des choses justes, énoncez des idées vraies, et si, par impossible, vous n’êtes pas écoutés, eh bien, vous mettrez la législation dans son tort.

Vous allez faire une fondation, la propriété littéraire. Elle est dans le droit, vous allez l’introduire dans le code. Car, je l’affirme, il sera tenu compte de vos solutions et de vos conseils.

Vous allez faire comprendre aux législateurs qui voudraient réduire la littérature à n’être qu’un fait local, que la littérature est un fait universel. La littérature, c’est le gouvernement du genre humain par l’esprit humain, (Bravo !)

La propriété littéraire est d’utilité générale. Toutes les vieilles législations monarchiques ont nié et nient encore la propriété littéraire. Dans quel but ? Dans un but d’asservissement. L’écrivain propriétaire, c’est l’écrivain libre. Lui ôter la propriété, c’est lui ôter l’indépendance. On l’espère du moins. De là ce sophisme singulier, qui serait puéril s’il n’était perfide : la pensée appartient à tous, donc elle ne peut être propriété, donc la propriété littéraire n’existe pas. Confusion étrange, d’abord, de la faculté de penser, qui est générale, avec la pensée, qui est individuelle ; la pensée, c’est le moi ; ensuite, confusion de la pensée, chose abstraite, avec le livre, chose matérielle. La pensée de l’écrivain, en tant que pensée, échappe à toute main qui voudrait la saisir ; elle s’envole d’âme en âme ; elle a ce don et cette force, — virum volitare per ora ; mais le livre est distinct de la pensée ; comme livre, il est saisissable, tellement saisissable qu’il est quelquefois saisi. (On rit.) Le livre, produit de l’imprimerie, appartient à l’industrie et détermine, sous toutes ses formes, un vaste mouvement commercial ; il se vend et s’achète ; il est une propriété, valeur créée et non acquise, richesse ajoutée par l’écrivain à la richesse nationale, et certes, à tous les points de vue, la plus incontestable des propriétés. Cette propriété inviolable, les gouvernements despotiques la violent ; ils confisquent le livre, espérant ainsi confisquer l’écrivain. De là le système des pensions royales. Prendre tout et rendre un peu. Spoliation et sujétion de l’écrivain. On le vole, puis on l’achète. Effort inutile, du reste. L’écrivain échappe. On le fait pauvre, il reste libre. (Applaudissements) Qui pourrait acheter ces consciences superbes, Rabelais, Molière, Pascal ? Mais la tentative n’en est pas moins faite, et le résultat est lugubre. La monarchie est on ne sait quelle succion terrible des forces vitales d’une nation ; les historiographes donnent aux rois les titres de « pères de la nation » et de « pères des lettres » ; tout se tient dans le funeste ensemble monarchique ; Dangeau, flatteur, le constate d’un côté ; Vauban, sévère, le constate de l’autre ; et, pour ce qu’on appelle « le grand siècle », par exemple, la façon dont les rois sont pères de la nation et pères des lettres aboutit à ces deux faits sinistres : le peuple sans pain, Corneille sans souliers. (Longs applaudissements)

Quelle sombre rature au grand règne !

Voilà où mène la confiscation de la propriété née du travail, soit que cette confiscation pèse sur le peuple, soit qu’elle pèse sur l’écrivain.

Messieurs, rentrons dans le principe : le respect de la propriété. Constatons la propriété littéraire, mais, en même temps, fondons le domaine public. Allons plus loin. Agrandissons-le. Que la loi donne à tous les éditeurs le droit de publier tous les livres après la mort des auteurs, à la seule condition de payer aux héritiers directs une redevance très faible, qui ne dépasse en aucun cas cinq ou dix pour cent du bénéfice net. Ce système très simple, qui concilie la propriété incontestable de l’écrivain avec le droit non moins incontestable du domaine public, a été indiqué, dans la commission de 1836, par celui qui vous parle en ce moment ; et l’on peut trouver cette solution, avec tous ses développements, dans les procès-verbaux de la commission, publiés alors par le ministère de l’intérieur.

Le principe est double, ne l’oublions pas. Le livre, comme livre, appartient à l’auteur, mais comme pensée, il appartient — le mot n’est pas trop vaste — au genre humain. Toutes les intelligences y ont droit. Si l’un des deux droits, le droit de l’écrivain et le droit de l’esprit humain, devait être sacrifié, ce serait, certes, le droit de l’écrivain, car l’intérêt public est notre préoccupation unique, et tous, je le déclare, doivent passer avant nous. (Marques nombreuses d’approbation)

Mais, je viens de le dire, ce sacrifice n’est pas nécessaire.

Ah ! la lumière ! la lumière toujours ! la lumière partout ! Le besoin de tout c’est la lumière. La lumière est dans le livre. Ouvrez le livre tout grand. Laissez-le rayonner, laissez-le faire. Qui que vous soyez qui voulez cultiver, vivifier, édifier, attendrir, apaiser, mettez des livres partout ; enseignez, montrez, démontrez ; multipliez les écoles ; les écoles sont les points lumineux de la civilisation.

Vous avez soin de vos villes, vous voulez être en sûreté dans vos demeures, vous êtes préoccupés de ce péril, laisser la rue obscure ; songez à ce péril plus grand encore, laisser obscur l’esprit humain. Les intelligences sont des routes ouvertes ; elles ont des allants et venants, elles ont des visiteurs, bien ou mal intentionnés, elles peuvent avoir des passants funestes ; une mauvaise pensée est identique à un voleur de nuit, l’âme a des malfaiteurs ; faites le jour partout ; ne laissez pas dans l’intelligence humaine de ces coins ténébreux où peut se blottir la superstition, où peut se cacher l’erreur, où peut s’embusquer le mensonge. L’ignorance est un crépuscule ; le mal y rôde. Songez à l’éclairage des rues, soit ; mais songez aussi, songez surtout, à l’éclairage des esprits. (Applaudissements prolongés)

Il faut pour cela, certes, une prodigieuse dépense de lumière. C’est à cette dépense de lumière que depuis trois siècles la France s’emploie. Messieurs, laissez-moi dire une parole filiale, qui du reste est dans vos cœurs comme dans le mien : rien ne prévaudra contre la France. La France est d’intérêt public. La France s’élève sur l’horizon de tous les peuples. Ah ! disent-ils, il fait jour, la France est là ! (Oui ! oui ! Bravos répétés)

Qu’il puisse y avoir des objections à la France, cela étonne ; il y en a pourtant ; la France a des ennemis. Ce sont les ennemis mêmes de la civilisation, les ennemis du livre, les ennemis de la pensée libre, les ennemis de l’émancipation, de l’examen, de la délivrance ; ceux qui voient dans le dogme un éternel maître et dans le genre humain un éternel mineur. Mais ils perdent leur peine, le passé est passé, les nations ne reviennent pas à leur vomissement, les aveuglements ont une fin, les dimensions de l’ignorance et de l’erreur sont limitées. Prenez-en votre parti, hommes du passé, nous ne vous craignons pas ! allez, faites, nous vous regardons avec curiosité ! essayez vos forces, insultez 89, découronnez Paris, dites anathème à la liberté de conscience, à la liberté de la presse, à la liberté de la tribune, anathème à la loi civile, anathème à la révolution, anathème à la tolérance, anathème à la science, anathème au progrès ! ne vous lassez pas ! rêvez, pendant que vous y êtes, un syllabus assez grand pour la France et un éteignoir assez grand pour le soleil ! (Acclamation unanime. Triple salve d’applaudissements.)

Je ne veux pas finir par une parole amère. Montons et restons dans la sérénité immuable de la pensée. Nous avons commencé l’affirmation de la concorde et de la paix ; continuons cette affirmation hautaine et tranquille.

Je l’ai dit ailleurs, et je le répète, toute la sagesse humaine tient dans ces deux mots : Conciliation et Réconciliation ; conciliation pour les idées, réconciliation pour les hommes.

Messieurs, nous sommes ici entre philosophes, profitons de l’occasion, ne nous gênons pas, disons des vérités. (Sourires et marques d’approbation'.') En voici une, une terrible : le genre humain a une maladie, la haine. La haine est mère de la guerre ; la mère est infâme, la fille est affreuse.

Rendons-leur coup sur coup. Haine à la haine ! Guerre à la guerre ! (Sensation)

Savez-vous ce que c’est que cette parole du Christ : « Aimez-vous les uns les autres » ? C’est le désarmement universel. C’est la guérison du genre humain. La vraie rédemption, c’est celle-là. Aimez-vous. On désarme mieux son ennemi en lui tendant la main qu’en lui montrant le poing. Ce conseil de Jésus est un ordre de Dieu. Il est bon. Nous l’acceptons. Nous sommes avec le Christ, nous autres ! L’écrivain est avec l’apôtre ; celui qui pense est avec celui qui aime. (Bravos.)

Ah ! poussons le cri de la civilisation ! Non ! non ! non ! nous ne voulons ni des barbares qui guerroient, ni des sauvages qui assassinent ! Nous ne voulons ni de la guerre de peuple à peuple, ni de la guerre d’homme à homme. Toute tuerie est non seulement féroce, mais insensée. Le glaive est absurde et le poignard est imbécile. Nous sommes les combattants de l’esprit, et nous avons pour devoir d’empêcher le combat de la matière ; notre fonction est de toujours nous jeter entre les deux armées. Le droit à la vie est inviolable. Nous ne voyons pas les couronnes, s’il y en a, nous ne voyons que les têtes. Faire grâce, c’est faire la paix. Quand les heures funestes sonnent, nous demandons aux rois d’épargner la vie des peuples, et nous demandons aux républiques d’épargner la vie des empereurs. (Applaudissements.)

C’est un beau jour pour le proscrit que le jour où il supplie un peuple pour un prince, et où il tâche d’user, en faveur d’un empereur, de ce grand droit de grâce qui est le droit de l’exil.

Oui, concilier et réconcilier. Telle est notre mission, à nous philosophes. Ô mes frères de la science, de la poésie et de l’art, constatons la toute-puissance civilisatrice de la pensée. À chaque pas que le genre humain fait vers la paix, sentons croître en nous la joie profonde de la vérité. Ayons le fier consentement du travail utile. La vérité est une et n’a pas de rayon divergent ; elle n’a qu’un synonyme, la justice. Il n’y a pas deux lumières, il n’y en a qu’une, la raison. Il n’y a pas deux façons d’être honnête, sensé et vrai. Le rayon qui est dans l’Iliade est identique à la clarté qui est dans le Dictionnaire philosophique. Cet incorruptible rayon traverse les siècles avec la droiture de la flèche et la pureté de l’aurore. Ce rayon triomphera de la nuit, c’est-à-dire de l’antagonisme et de la haine. C’est là le grand prodige littéraire. Il n’y en a pas de plus beau. La force déconcertée et stupéfaite devant le droit, l’arrestation de la guerre par l’esprit, c’est, ô Voltaire, la violence domptée par la sagesse ; c’est ô Homère, Achille pris aux cheveux par Minerve ! (Longs applaudissements.)

Et maintenant que je vais finir, permettez-moi un vœu, un vœu qui ne s’adresse à aucun parti et qui s’adresse à tous les cœurs.

Messieurs, il y a un romain qui est célèbre par une idée fixe, il disait : Détruisons Carthage ! J’ai aussi, moi, une pensée qui m’obsède, et la voici : Détruisons la haine. Si les lettres humaines ont un but, c’est celui-là. Humaniores litteræ. Messieurs, la meilleure destruction de la haine se fait par le pardon. Ah ! que cette grande année ne s’achève pas sans la pacification définitive, qu’elle se termine en sagesse et en cordialité, et qu’après avoir éteint la guerre étrangère, elle éteigne la guerre civile. C’est le souhait profond de nos âmes. La France à cette heure montre au monde son hospitalité, qu’elle lui montre aussi sa clémence. La clémence ! mettons sur la tête de la France cette couronne ! Toute fête est fraternelle ; une fête qui ne pardonne pas à quelqu’un n’est pas une fête. (Vive émotion. — Bravos redoublés.) La logique d’une joie publique, c’est l’amnistie. Que ce soit là la clôture de cette admirable solennité, l’Exposition universelle. Réconciliation ! réconciliation ! Certes, cette rencontre de tout l’effort commun du genre humain, ce rendez-vous des merveilles de l’industrie et du travail, cette salutation des chefs-d’œuvre entre eux, se confrontant et se comparant, c’est un spectacle auguste ; mais il est un spectacle plus auguste encore, c’est l’exilé debout à l’horizon et la patrie ouvrant les bras ! (Longue acclamation ; les membres français et étrangers du congrès qui entourent l’orateur sur l’estrade viennent le féliciter et lui serrer la main, au milieu des applaudissements répétés de la salle entière.)

II

LE DOMAINE PUBLIC PAYANT

séance du 21 juin
Présidence de Victor Hugo.

Puisque vous désirez, messieurs, connaître mon avis, je vais vous le dire. Ceci, du reste, est une simple conversation.

Messieurs, dans cette grave question de la propriété littéraire il y a deux unités en présence : l’auteur et la société. Je me sers de ce mot unité pour abréger ; ce sont comme deux personnes distinctes.

Tout à l’heure nous allons aborder la question d’un tiers, l’héritier. Quant à moi, je n’hésite pas à dire que le droit le plus absolu, le plus complet, appartient à ces deux unités : l’auteur qui est la première unité, la société qui est la seconde.

L’auteur donne le livre, la société l’accepte ou ne l’accepte pas. Le livre est fait par l’auteur, le sort du livre est fait par la société.

L’héritier ne fait pas le livre ; il ne peut avoir les droits de l’auteur. L’héritier ne fait pas le succès ; il ne peut avoir le droit de la société.

Je verrais avec peine le congrès reconnaître une valeur quelconque à la volonté de l’héritier.

Ne prenons pas de faux points de départ.

L’auteur sait ce qu’il fait ; la société sait ce qu’elle fait ; l’héritier, non. Il est neutre et passif.

Examinons d’abord les droits contradictoires de ces deux unités : l’auteur qui crée le livre, la société qui accepte ou refuse cette création.

L’auteur a évidemment un droit absolu sur son œuvre, ce droit est complet. Il va très loin, car il va jusqu’à la destruction. Mais entendons-nous bien sur cette destruction.

Avant la publication, l’auteur a un droit incontestable et illimité. Supposez un homme comme Dante, Molière, Shakespeare. Supposez-le au moment où il vient de terminer une grande œuvre. Son manuscrit est là, devant lui, supposez qu’il ait la fantaisie de le jeter au feu, personne ne peut l’en empêcher. Shakespeare peut détruire Hamlet ; Molière, Tartuffe ; Dante, l’Enfer.

Mais dès que l’œuvre est publiée l’auteur n’en est plus le maître. C’est alors l’autre personnage qui s’en empare, appelez-le du nom que vous voudrez : esprit humain, domaine public, société. C’est ce personnage-là qui dit : Je suis là, je prends cette œuvre, j’en fais ce que je crois devoir en faire, moi esprit humain ; je la possède, elle est à moi désormais. Et, que mon honorable ami M. de Molinari me permette de le lui dire, l’œuvre n’appartient plus à l’auteur lui-même. Il n’en peut désormais rien retrancher ; ou bien, à sa mort tout reparaît. Sa volonté n’y peut rien. Voltaire du fond de son tombeau voudrait supprimer la Pucelle ; M. Dupanloup la publierait.

L’homme qui vous parle en ce moment a commencé par être catholique et monarchiste. Il a subi les conséquences d’une éducation aristocratique et cléricale. L’a-t-on vu refuser l’autorisation de rééditer des œuvres de sa presque enfance ? Non. (Bravo ! bravo !)

J’ai tenu à marquer mon point de départ. J’ai voulu pouvoir dire : Voilà d’où je suis parti et voilà où je suis arrivé.

J’ai dit cela dans l’exil : Je suis parti de la condition heureuse et je suis monté jusqu’au malheur qui est la conséquence du devoir accompli, de la conscience obéie. (Applaudissements.) Je ne veux pas supprimer les premières années de ma vie.

Mais je vais bien plus loin, je dis : il ne dépend pas de l’auteur de faire une rature dans son œuvre quand il l’a publiée. Il peut faire une correction de style, il ne peut pas faire une rature de conscience. Pourquoi ? Parce que l’autre personnage, le public, a pris possession de son œuvre.

Il m’est arrivé quelquefois d’écrire des paroles sévères, que plus tard j’aurais voulu, par un sentiment de mansuétude, effacer. Il m’est arrivé un jour… je puis vous dire cela, de flétrir le nom d’un homme très coupable ; et j’ai certes bien fait de flétrir ce nom. Cet homme avait un fils. Ce fils a eu une fin héroïque, il est mort pour son pays. Alors j’ai usé de mon droit, j’ai interdit que ce nom fût prononcé sur les théâtres de Paris où on lisait publiquement les pièces dont je viens de vous parler. Mais il n’a pas été en mon pouvoir d’effacer de l’œuvre le nom déshonoré. L’héroïsme du fils n’a pas pu effacer la faute du père. (Bravos.)

Je voudrais le faire, je ne le pourrais pas. Si je l’avais pu, je l’aurais fait.

Vous voyez donc à quel point le public, la conscience humaine, l’intelligence humaine, l’esprit humain, cet autre personnage qui est en présence de l’auteur, a un droit absolu, droit auquel on ne peut toucher. Tout ce que l’auteur peut faire, c’est d’écrire loyalement. Quant à moi, j’ai la paix et la sérénité de la conscience. Cela me suffit. (Applaudissements.)

Laissons notre devoir et laissons l’avenir juger. Une fois l’auteur mort, une fois l’auteur disparu, son œuvre n’appartient plus qu’à sa mémoire, qu’elle flétrira ou glorifiera. (C’est vrai ! Très bien !)

Je déclare, que s’il me fallait choisir entre le droit de l’écrivain et le droit du domaine public, je choisirais le droit du domaine public. Avant tout, nous sommes des hommes de dévouement et de sacrifice. Nous devons travailler pour tous avant de travailler pour nous.

Cela dit, arrive un troisième personnage, une troisième unité à laquelle je prends le plus profond intérêt ; c’est l’héritier, c’est l’enfant. Ici se pose la question très délicate, très curieuse, très intéressante, de l’hérédité littéraire, et de la forme qu’elle devrait avoir.

Je vous demande la permission de vous soumettre rapidement, à ce nouveau point de vue, les idées qui me paraissent résulter de l’examen attentif que j’ai fait de cette question.

L’auteur a donné le livre.

La société l’a accepté.

L’héritier n’a pas à intervenir. Cela ne le regarde pas.

Joseph de Maistre, héritier de Voltaire, n’aurait pas le droit de dire : Je m’y connais.

L’héritier n’a pas le droit de faire une rature, de supprimer une ligne ; il n’a pas le droit de retarder d’une minute ni d’amoindrir d’un exemplaire la publication de l’œuvre de son ascendant. (Bravo ! bravo ! Très bien !)

Il n’a qu’un droit : vivre de la part d’héritage que son ascendant lui a léguée.

Messieurs, je le dis tout net, je considère toutes les formes de la législation actuelle qui constituent le droit de l’héritier pour un temps déterminé comme détestables. Elles lui accordent une autorité qu’elles n’ont pas le droit de lui donner, et elles lui accordent le droit de publication pour un temps limité ; ce qui est en partie sans utilité : la loi est très aisément éludée.

L’héritier, selon moi, n’a qu’un droit, je le répète : vivre de l’œuvre de son ascendant ; ce droit est sacré, et certes il ne serait pas facile de me faire déshériter nos enfants et nos petits-enfants. Nous travaillons d’abord pour tous les hommes, ensuite pour nos enfants.

Mais ce que nous voulons fermement, c’est que le droit de publication reste absolu et entier à la société. C’est le droit de l’intelligence humaine.

C’est pour cela qu’il y a beaucoup d’années — je suis de ceux qui ont la tristesse de remonter loin dans leurs souvenirs — j’ai proposé un mécanisme très simple qui me paraissait, et me paraît encore, avoir l’avantage de concilier tous les droits des trois personnages, l’auteur, le domaine public, l’héritier. Voici ce système : L’auteur mort, son livre appartient au domaine public ; n’importe qui peut le publier immédiatement, en pleine liberté, car je suis pour la liberté. À quelles conditions ? Je vais vous le dire.

Il existe dans nos lois un article qui n’a pas de sanction, ce qui fait qu’il a été très souvent violé. C’est un article qui exige que tout éditeur, avant de publier une œuvre, fasse à la direction de la librairie, au ministère de l’intérieur, une déclaration portant sur les points que voici :

Quel est le livre qu’il va publier ;

Quel en est l’imprimeur ;

Quel sera le format ;

Quel est le nom de l’auteur.

Ici s’arrête la déclaration exigée par la loi. Je voudrais qu’on y ajoutât deux autres indications que je vais vous dire.

L’éditeur serait tenu de déclarer quel serait le prix de revient pour chaque exemplaire du livre qu’il entend publier et quel est le prix auquel il entend le vendre. Entre ces deux prix, dans cet intervalle, est inclus le bénéfice de l’éditeur.

Cela étant, vous avez des données certaines : le nombre d’exemplaires, le prix de revient et le prix de vente, et vous pouvez, de la façon la plus simple, évaluer le bénéfice.

Ici on va me dire : Vous établissez le bénéfice de l’éditeur sur sa simple déclaration et sans savoir s’il vendra son édition ? Non, je veux que la loi soit absolument juste. Je veux même qu’elle incline plutôt en faveur du domaine public que des héritiers. Aussi je vous dis : l’éditeur ne sera tenu de rendre compte du bénéfice qu’il aura fait que lorsqu’il viendra déposer une nouvelle déclaration. Alors on lui dit : Vous avez vendu la première édition, puisque vous voulez en publier une seconde, vous devez aux héritiers leurs droits. Ce droit, messieurs, ne l’oubliez pas, doit être très modéré, car il faut que jamais le droit de l’héritier ne puisse être une entrave au droit du domaine public, une entrave à la diffusion des livres. Je ne demanderais qu’une redevance de cinq ou dix pour cent sur le bénéfice réalisé.

Aucune objection possible. L’éditeur ne peut pas trouver onéreuse une condition qui s’applique à des bénéfices acquis et d’une telle modération ; car s’il a gagné mille francs on ne lui demande que cent francs et on lui laisse neuf cents francs. Vous voyez à quel point lui est avantageuse la loi que je propose et que je voudrais voir voter.

Je répète que ceci est une simple conversation. Je cherche, nous cherchons tous, mutuellement, à nous éclairer. J’ai beaucoup étudié cette question dans l’intérêt de la lumière et de la liberté.

Y a-t-il des objections ? j’avoue que je ne les trouve pas. Je vois s’écrouler toutes les objections à l’ancien système ; tout ce qui a été dit sur la volonté bonne ou mauvaise d’un héritier, sur un évêque confisquant Voltaire, cela a été excellemment dit, cela était juste dans l’ancien système ; dans le mien cela s’évanouit.

L’héritier n’existe que comme partie prenante, prélevant une redevance très faible sur le produit de l’œuvre de son ascendant. Sauf les concessions faites et stipulées par l’auteur de son vivant, contrats qui font loi, sauf ces réserves, l’éditeur peut publier l’œuvre à autant d’exemplaires qu’il lui convient, dans le format qu’il lui plaît ; il fait sa déclaration, il paie la redevance et tout est dit.

Ici une objection, c’est que notre loi a une lacune. Il y a dans cette assemblée des jurisconsultes ; ils savent qu’il n’y a pas de prescription sans sanction ; or, la prescription relative à la déclaration n’a pas de sanction. L’éditeur fait la déclaration qui lui est imposée par la loi, s’il le veut. De là beaucoup de fraudes dont les auteurs dès à présent sont victimes. Il faudrait que la loi attachât une sanction à cette obligation.

Je désirerais que les jurisconsultes voulussent bien l’indiquer eux-mêmes. Il me semble qu’on pourrait assimiler la fausse déclaration faite par un éditeur à un faux en écriture publique ou privée. Ce qui est certain, c’est qu’il faut une sanction ; ce n’est, à mon sens, qu’à cette condition qu’on pourra utiliser le système que j’ai l’honneur de vous expliquer, et que j’ai proposé il y a de longues années.

Ce système a été repris avec beaucoup de loyauté et de compétence par un éditeur distingué que je regrette de ne pas voir ici, M. Hetzel ; il a publié sur ce sujet un excellent écrit.

Une telle loi à mon avis serait utile. Je ne dispose certainement pas de l’opinion des écrivains très considérables qui m’écoutent, mais il serait très utile que dans leurs résolutions ils se préoccupassent de ce que j’ai eu l’honneur de leur dire :

1o Il n’y a que deux intéressés véritables : l’écrivain et la société ; l’intérêt de l’héritier, quoique très respectable, doit passer après.

2o L’intérêt de l’héritier doit être sauvegardé, mais dans des conditions tellement modérées que, dans aucun cas, cet intérêt ne passe avant l’intérêt social.

Je suis sûr que l’avenir appartient à la solution que je vous ai proposée.

Si vous ne l’acceptez pas, l’avenir est patient, il a le temps,

il attendra. (Applaudissements prolongés. — L’assemblée vote, à l’unanimité, l’impression de ce discours.)
séance du 25 juin
Présidence de Victor Hugo.

Messieurs, permettez-moi d’entrer en toute liberté dans la discussion. Je ne comprends rien à la déclaration de guerre qu’on fait au domaine public.

Comment ! on ne publie donc pas les œuvres de Corneille, de La Fontaine, de Racine, de Molière ? Le domaine public n’existe donc pas ? Où sont, dans le présent, ces inconvénients, ces dangers, tout ce dont le Cercle de la librairie nous menace pour l’avenir ?

Toutes, ces objections, on peut les faire au domaine public tel qu’il existe aujourd’hui.

Le domaine public est détestable, dit-on, à la mort de l’auteur, mais il est excellent aussitôt qu’arrivé l’expiration… de quoi ? De la plus étrange rêverie que jamais des législateurs aient appliquée à un mode de propriété, du délai fixé pour l’expropriation d’un livre.

Vous entrez là dans la fantaisie irréfléchie de gens qui ne s’y connaissent pas. Je parle des législateurs, et j’ai le droit d’en parler avec quelque liberté. Les hommes qui font des lois quelquefois s’y connaissent ; ils ne s’y connaissent pas en matière littéraire. (Rires approbatifs.)

Sont-ils d’accord au moins entre eux ? Non. Le délai de protection qu’ils accordent est ici de dix ans, là de vingt ans, plus loin de cinquante ans ; ils vont même jusqu’à quatrevingts ans. Pourquoi ? Ils n’en savent rien. Je les défie de donner une raison.

Et c’est sur cette ignorance absolue des législateurs que vous voulez fonder, vous qui vous y connaissez, une législation ! Vous qui êtes compétents, vous accepterez l’arrêt rendu par des incompétents !

Qui expliquera les motifs pour lesquels, dans tous les pays civilisés, la législation attribue à l’héritier, après la mort de son auteur, un laps de temps variable, pendant lequel l’héritier, absolu maître de l’œuvre, peut la publier ou ne pas la publier ? Qui expliquera l’écart que les diverses législations ont mis entre la mort de l’auteur et l’entrée en possession du domaine public ?

Il s’agit de détruire cette capricieuse et bizarre invention de législateurs ignorants. C’est à vous, législateurs indirects mais compétents, qu’il appartient d’accomplir cette tâche.

En réalité, qu’ont-ils considéré, ces législateurs qui, avec une légèreté incompréhensible, ont légiféré sur ces matières ? Qu’ont-ils pensé ? Ont-ils cru entrevoir que l’héritier du sang était l’héritier de l’esprit ? Ont-ils cru entrevoir que l’héritier du sang devait avoir la connaissance de la chose dont il héritait, et que, par conséquent, en lui remettant le droit d’en disposer, ils faisaient une loi juste et intelligente ?

Voilà où ils se sont largement trompés. L’héritier du sang est l’héritier du sang. L’écrivain, en tant qu’écrivain, n’a qu’un héritier, c’est l’héritier de l’esprit, c’est l’esprit humain, c’est le domaine public. Voilà la vérité absolue.

Les législateurs ont attribué à l’héritier du sang une faculté qui est pleine d’inconvénients, celle d’administrer une propriété qu’il ne connaît pas, ou du moins qu’il peut ne pas connaître. L’héritier du sang est le plus souvent à la discrétion de son éditeur. Que l’on conserve à l’héritier du sang son droit, et que l’on donne à l’héritier de l’esprit ce qui lui appartient, en établissant le domaine public payant, immédiat.

Eh quoi ! immédiat ? — Ici arrive une objection, qui n’en est pas une. Ceux qui l’ont faite n’avaient pas entendu mes paroles. On me dit : Comment ! le domaine public s’emparera immédiatement de l’œuvre ? Mais si l’auteur l’a vendue pour dix ans, pour vingt ans, celui qui l’a achetée va donc être dépossédé ? Aucun éditeur ne voudra plus acheter une œuvre.

J’avais dit précisément le contraire, le texte est là. J’avais dit : « Sauf réserve des concessions faites par l’auteur de son vivant, et des contrats qu’il aura signés. »

Il en résulte que si vous avez vendu à un éditeur pour un laps de temps déterminé la propriété d’une de vos œuvres, le domaine public ne prendra possession de cette œuvre qu’après le délai fixé par vous.

Mais ce délai peut-il être illimité ? Non. Vous savez, messieurs, que la propriété, toute sacrée qu’elle est, admet cependant des limites. Je vous dis une chose élémentaire en vous disant : on ne possède pas une maison comme on possède une mine, une forêt, comme un littoral, un cours d’eau, comme un champ. La propriété, il y a des jurisconsultes qui m’entendent, est limitée selon que l’objet appartient, dans une mesure plus ou moins grande, à l’intérêt général. Eh bien, la propriété littéraire appartient plus que toute autre à l’intérêt général ; elle doit subir aussi des limites. La loi peut très bien interdire la vente absolue, et accorder à l’auteur, par exemple, au maximum cinquante ans. Je crois qu’il n’y a pas d’auteur qui ne se contente d’une possession de cinquante ans.

Voilà donc un argument qui s’écroule. Le domaine public payant immédiat ne supprime pas la faculté qu’un auteur a de vendre son livre pour un temps déterminé ; l’auteur conserve tous ses droits.

Second argument : Le domaine public payant immédiat, en créant une concurrence énorme, nuira à la fois aux auteurs et aux éditeurs. Les livres ne trouveront plus d’éditeurs sérieux.

Je suis étonné que les honorables représentants de la librairie qui sont ici soutiennent une thèse semblable et fassent « comme s’ils ne savaient pas ». Je vais leur rappeler ce qu’ils savent très bien, ce qui arrive tous les jours. Un auteur vend, de son vivant, l’exploitation d’un livre, sous telle forme, à tel nombre d’exemplaires, pendant tel temps, et stipule le format et quelquefois même le prix de vente du livre. En même temps, à un autre éditeur, il vend un autre format, dans d’autres conditions. À un autre, un mode de publication différent ; par exemple, une édition illustrée à deux sous. Il y a quelqu’un qui vous parle ici et qui a sept éditeurs.

Aussi, quand j’entends des hommes que je sais compétents, des hommes que j’honore et que j’estime, quand je les entends dire : — On ne trouvera pas d’éditeurs, en présence de la concurrence et de la liberté illimitée de publication, pour acheter et éditer un livre, — je m’étonne. Je n’ai proposé rien de nouveau ; tous les jours, on a vu, on voit, du vivant de l’auteur et de son consentement, plusieurs éditeurs, sans se nuire entre eux, et même en se servant entre eux, publier le même livre. Et ces concurrences profitent à tous, au public, aux écrivains, aux libraires.

Est-ce que vous voyez une interruption dans la publication des grandes œuvres des grands écrivains français ? Est-ce que ce n’est pas là le domaine le plus exploité de la librairie ? (Marques d’approbation.)

Maintenant qu’il est bien entendu que l’entrée en possession du domaine public ne gène pas l’auteur et lui laisse le droit de vendre la propriété de son œuvre ; maintenant qu’il me semble également démontré que la concurrence peut s’établir utilement sur les livres, après la mort de l’auteur aussi bien que pendant sa vie, — revenons à la chose en elle-même.

Supposons le domaine public payant, immédiat, établi.

Il paie une redevance. J’ai dit que cette redevance devrait être légère. J’ajoute qu’elle devrait être perpétuelle. Je m’explique.

S’il y a un héritier direct, le domaine public paie à cet héritier direct la redevance ; car remarquez que nous ne stipulons que pour l’héritier direct, et que tous les arguments qu’on fait valoir au sujet des héritiers collatéraux et de la difficulté qu’on aurait à les découvrir, s’évanouissent.

Mais, à l’extinction des héritiers directs, que se passe-t-il ?

Le domaine public va-t-il continuer d’exploiter l’œuvre sans payer de droits, puisqu’il n’y a plus d’héritiers directs ? Non ; selon moi, il continuerait d’exploiter l’œuvre en continuant de payer la redevance.

À qui ?

C’est ici, messieurs, qu’apparaît surtout l’utilité de la redevance perpétuelle.

Rien ne serait plus utile, en effet, qu’une sorte de fonds commun, un capital considérable, des revenus solides, appliqués aux besoins de la littérature en continuelle voie de formation. Il y a beaucoup de jeunes écrivains, de jeunes esprits, de jeunes auteurs, qui sont pleins de talent et d’avenir, et qui rencontrent, au début, d’immenses difficultés. Quelques-uns ne percent pas, l’appui leur a manqué, le pain leur a manqué. Les gouvernements, je l’ai expliqué dans mes premières paroles publiques, ont créé le système des pensions, système stérile pour les écrivains. Mais supposez que la littérature française, par sa propre force, par ce décime prélevé sur l’immense produit du domaine public, possède un vaste fonds littéraire, administré par un syndicat d’écrivains, par cette société des gens de lettres qui représente le grand mouvement intellectuel de l’époque ; supposez que votre comité ait cette très grande fonction d’administrer ce que j’appellerai la liste civile de la littérature. Connaissez-vous rien de plus beau que ceci : toutes les œuvres qui n’ont plus d’héritiers directs tombent dans le domaine public payant, et le produit sert à encourager, à vivifier, à féconder les jeunes esprits ! (Adhésion unanime.)

Y aurait-il rien de plus grand que ce secours admirable, que cet auguste héritage, légué par les illustres écrivains morts aux jeunes écrivains vivants ?

Est-ce que vous ne croyez pas qu’au lieu de recevoir tristement, petitement, une espèce d’aumône royale, le jeune écrivain entrant dans la carrière ne se sentirait pas grandi en se voyant soutenu dans son œuvre par ces tout-puissants génies, Corneille et Molière ? (Applaudissements prolongés.)

C’est là votre indépendance, votre fortune. L’émancipation, la mise en liberté des écrivains, elle est dans la création de ce glorieux patrimoine. Nous sommes tous une famille, les morts appartiennent aux vivants, les vivants doivent être protégés par les morts. Quelle plus belle protection pourriez-vous souhaiter ? (Explosion de bravos.)

Je vous demande avec instance de créer le domaine public payant dans les conditions que j’ai indiquées. Il n’y a aucun motif pour retarder d’une heure la prise de possession de l’esprit humain (Longue salve d’applaudissements.)