Actes et paroles/Depuis l’exil/1882

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Depuis l’exil - 1876-1885
1882



I

LE BANQUET GRISEL

— 10 mai

Le 10 mai 1882, un banquet était offert par les mécaniciens de France à leur camarade Grisel, qui venait d’être décoré pour avoir autrefois sauvé un train en marche, avec un courage et un sang-froid qui n’auraient pas dû attendre si longtemps leur récompense. La république avait tenu à payer cette dette du second empire.

Victor Hugo, sollicité par une députation parlant au nom de l’immense corporation des chemins de fer, avait accepté la présidence effective de cette fête du travail.

Le banquet a eu lieu dans la salle de l’Élysée-Montmartre, magnifiquement décorée de drapeaux, de fleurs et de plantes exotiques.

Dans la grande salle, douze tables de cent couverts avaient été dressées. Avec les tables des salles du jardin et de la galerie, les convives étaient au nombre de 1,400 environ.

La table d’honneur, élevée en avant de l’orchestre, était dominée par un splendide trophée encadrant un beau buste en bronze de la République.

Les représentants de la presse, les membres du comité, les délégués anglais, les membres de l’Association fraternelle, occupaient le haut des tables, près de la table d’honneur. Les députés, les sénateurs, les conseillers municipaux venaient ensuite au nombre de près de trois cents.

La voiture qui amenait Victor Hugo est signalée. Un mouvement prolongé se manifeste dans la foule.

Lorsque Victor Hugo descend et paraît sur les marches de l’Élysée-Montmartre, les cris de : Vive Victor Hugo ! vive la république ! retentissent de toutes parts. Le poëte, nu-tête, se retourne et salue la foule, qui fait entendre de nouveaux vivats.

Les commissaires reçoivent au haut de l’escalier Victor Hugo, très ému de l’ovation dont il vient d’être l’objet.

Victor Hugo s’assied entre le mécanicien Grisel à sa droite et M. Raynal, ministre du commerce, à sa gauche. M. Gambetta, président du Conseil, est en face d’eux.

Au dessert, Victor Hugo se lève (acclamations ) et prononce les paroles suivantes :

Il y a deux sortes de réunions publiques : les réunions politiques et les réunions sociales.

La réunion politique vit de la lutte, si utile au progrès ; la réunion sociale a pour base la paix, si nécessaire aux sociétés.

La paix, c’est ici le mot de tous. Cette réunion est une réunion sociale, c’est une fête.

Le héros de cette fête se nomme Grisel. C’est un ouvrier, c’est un mécanicien. Grisel a donné toute sa vie, — cette vie qui unit le bras laborieux au cerveau intelligent, — il l’a donnée au grand travail des chemins de fer. Un jour, il dirigeait un convoi. À un point de la route, il s’arrête. — Avancez ! ordonne le chef de train. — Il refuse. Ce refus c’était sa révocation, c’était la radiation de tous ses services, c’était l’effacement de sa vie entière. Il persiste. Au moment où ce refus définitif et absolu le perd, un pont sur lequel il n’a pas voulu précipiter le convoi s’écroule. Qu’a-t-il donc refusé ? Il a refusé une catastrophe.

Cet acte a été superbe. Cette protection donnée par l’humble et vaillant ouvrier, n’oubliant que lui-même, à toutes les existences humaines mêlées à ce convoi, voilà ce que la République glorifie.

En honorant cet homme, elle honore les deux cent mille travailleurs des chemins de fer de France que Grisel représente.

Maintenant, qui a fait cet homme ? C’est le travail. Qui a fait cette fête ? C’est la République.

Citoyens, vive la République !

Cette allocution est suivie d’applaudissements prolongés et des cris de : Vive Victor Hugo !

Les membres du comité apportent un buste de la République et prient Victor Hugo de le remettre à Grisel. — Je le fais de grand cœur, dit le poète ; et il serre la main de Grisel, qui, ému, répond :

— Au nom des mécaniciens de France, je remercie Victor Hugo, le poëte immortel, d’avoir bien voulu présider cette fête fraternelle et démocratique.

M. Martin Nadaud, député, fait l’éloge chaleureux des travailleurs, et salue, dans Victor Hugo le grand travailleur, le plus grand génie du siècle.

M. Gambetta prononce à son tour quelques paroles, et dit :

« Cette belle fête a son caractère essentiel, qui est la paix sociale, comme le disait tout à l’heure celui qui est notre maître à tous, Victor Hugo. (Bravos.)

« Je crois que la pensée unanime de cette réunion peut être exprimée par le toast que je porte ici : Au génie et au travail ! À Victor Hugo ! À Grisel ! (Acclamations !)

« Beau et grand spectacle ! l’homme qui résume les hauteurs du génie national mettant sa main dans la main du généreux travailleur qui, depuis vingt-cinq ans, attendait la récompense qu’il n’a jamais sollicitée. »

Victor Hugo lève la séance.

Au dehors, la foule est innombrable sur le boulevard. Comme à l’arrivée, Victor Hugo est, à son départ, l’objet d’une ovation enthousiaste. Il faut toute la vigilance des gardiens de la paix pour qu’il n’arrive pas d’accidents, tellement la voiture est entourée par des groupes qui se pressent et s’étouffent.

Enfin les commissaires parviennent à dégager le chemin, et la voiture part au milieu des cris répétés de : Vive Victor Hugo ! vive la

république !

II

OBSÈQUES DE LOUIS BLANC

— 12 décembre 1882 —

Sur la tombe de Louis Blanc, M. Charles Edmond a lu, au nom de Victor Hugo, les paroles qui suivent :

Un homme comme Louis Blanc meurt, c’est une lumière qui s’éteint. On est saisi d’une tristesse qui ressemble à de l’accablement. Mais l’accablement dure peu ; les âmes croyantes sont les âmes fortes. Une lumière s’est éteinte, la source de la lumière ne s’éteint pas. Les hommes nécessaires comme Louis Blanc meurent sans disparaître ; leur œuvre les continue. Elle fait partie de la vie même de l’humanité.

Honorons sa dépouille, saluons son immortalité. De tels hommes doivent mourir, c’est la loi terrestre ; et ils doivent durer, c’est la loi céleste. La nature les fait, la république les garde.

Historien, il enseignait ; orateur, il persuadait ; philosophe, il éclairait. Il était éloquent et il était excellent. Son cœur était à la hauteur de sa pensée. Il avait le double don, et il a fait le double devoir : il a servi le peuple et il l’a aimé.