Actes et paroles/Depuis l’exil/1885

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Depuis l’exil 1876-1885
1885



I

MORT DE VICTOR HUGO

— 22 mai

Extrait du Rappel :

Victor Hugo est mort.

Il est mort aujourd’hui vendredi 22 mai 1885, à une heure vingt-sept minutes de l’après-midi.

Il était né le 26 février 1802.

Il est mort à quatrevingt-trois ans trois mois moins quatre jours.

Né avec le siècle, il semblait devoir mourir avec lui. Il l’avait tellement personnifié qu’on ne les séparait pas et qu’on s’attendait à les voir partir ensemble. Le voilà parti le premier.

Il y a huit jours, nous l’avions quitté aussi bien portant que d’habitude. On avait dîné gaiement. On était nombreux, et il avait fallu faire une petite table. Il avait, outre ses habitués du jeudi, M. de Lesseps et ses enfants. Enfants, jeunes filles, jeunes femmes avaient ajouté à son sourire ordinaire, et il s’était mêlé souvent à la conversation. Nous n’étions pas plus tôt sortis que la maladie le saisissait.

Elle l’a attaqué à deux endroits, au poumon et au cœur. Ç’a été une lutte terrible. Il était si fortement constitué que par moments le mal cédait, mais pour reprendre aussitôt. Ceux qui le soignaient ont passé par des alternatives incessantes d’espérances et d’angoisses, croyant un instant qu’il n’avait plus qu’un quart d’heure à vivre, et l’instant d’après qu’il allait guérir.

Lui, il ne s’est pas fait illusion.

Dès le premier jour, il disait à Mme Lockroy que c’était la fin.

Samedi, il me prenait la main, la serrait et souriait.

— Vous vous sentez mieux ! lui dis-je.

— Je suis mort.

— Allons donc ! Vous êtes très vivant, au contraire !

— Vivant en vous.

Lundi, il disait à Paul Meurice :

— Cher ami, comme on a de la peine à mourir !

— Mais vous ne mourez pas !

— Si ! c’est la mort. Et il ajouta en espagnol : — Et elle sera la très bien venue.

Il acceptait la mort avec la plus entière tranquillité. Toute sa vie il l’avait regardée en face, comme celui qui n’a rien à craindre d’elle. Il avait d’ailleurs une telle foi dans l’immortalité de l’âme que la mort n’était pour lui qu’un changement d’existence, et la tombe que la porte d’un monde supérieur.

Mardi, il y a eu un semblant de mieux, et nous avions tant besoin d’espérer que nous avons repris courage. Mercredi, notre confiance est tombée.

Hier, jeudi, la journée a été moitié oppression et moitié prostration. Le malade, quand on lui parlait, ne répondait plus et ne paraissait pas entendre. Nous désespérions encore une fois.

Tout à coup, vers cinq heures et demie, il a eu comme une résurrection. Il a répondu aux questions avec sa voix de santé, a demandé à boire, s’est dit soulagé, a embrassé ses petits-enfants et les deux amis qui étaient là. Et nous avons eu encore l’illusion d’une guérison possible. Hélas ! c’était la dernière clarté que la lampe jette en s’éteignant. Il a dit : Adieu, Jeanne ! Et la prostration l’a repris. Puis, dans la nuit, des accès d’agitation que ne parvenaient plus à calmer les injections de morphine. Le matin, l’agonie a commencé.

Les médecins disaient qu’il ne souffrait pas, mais le râle était douloureux pour ceux qui l’entendaient. C’était d’abord un bruit rauque qui ressemblait à celui de la mer sur les galets, puis le bruit s’est affaibli, puis il a cessé.

Victor Hugo était mort.

Il était mort dans la maison devant laquelle, il y a quatre ans, six cent mille personnes étaient venues le saluer, debout à sa fenêtre, nu-tête malgré l’hiver, portant ses soixante-dix-neuf ans comme les chênes portent leurs branches. Une foule égale va venir l’y chercher ; mais elle ne l’y trouvera plus debout.

Il est couché, immobile, pâle comme le marbre, la figure profondément sereine. On se dit qu’il est immortel, qu’il est plus vivant que les vivants, et l’on en a la preuve dans ce grand cri de douloureuse admiration qui retentit d’un bout du monde à l’autre ; on se dit que c’est beau d’être pleuré par un peuple, et pas par un seul ; mais n’importe, le voir là gisant, pour ceux dont la vie a été pendant cinquante ans mêlée à la sienne, c’est bien triste. — Auguste Vacquerie.


La nouvelle de la maladie de Victor Hugo ne s’était répandue que dans la journée du dimanche. Mais, à partir de ce moment, elle avait été l’unique pensée de Paris.

Le lundi 18 mai, les journaux publiaient ce premier bulletin :

« Victor Hugo, qui souffrait d’une lésion du cœur, a été atteint d’une congestion pulmonaire.

« Germain Sée.
« Dr Émile Allix. »

Le mardi, il y eut une consultation des docteurs Vulpian, Germain Sée et Émile Allix. Ils rédigèrent le bulletin suivant :

« L’état ne s’est pas modifié d’une manière notable. De temps à autre, accès intenses d’oppression. »

Les bulletins se succédèrent ainsi chaque jour, signalant tantôt des syncopes alarmantes, tantôt un calme relatif et quelque tendance à l’amélioration. Paris, on pourrait dire la France entière, a passé, avec les amis et les proches, par des alternatives de crainte et d’espérance et a suivi, heure par heure, les péripéties de la maladie.

Le soir, sur les boulevards, on s’arrachait les journaux pour y chercher les bulletins et les nouvelles. À chaque instant, des voitures s’arrêtaient devant le petit hôtel de l’avenue Victor-Hugo ; des personnalités parisiennes, des étrangers, descendaient, s’informaient avec anxiété, s’inscrivaient ou déposaient leur carte. Sur les trottoirs, autour de la maison, toute une foule attendait.

Le 22 mai, la fatale nouvelle se répand avec une incroyable rapidité et jette la consternation dans Paris. Il n’y a qu’un cri : deuil national !


La chambre des députés ne siégeait pas ce jour-là ; mais les députés y étaient venus en foule pour attendre les nouvelles. À une heure cinquante minutes, on affichait à la salle des Pas-Perdus, cette laconique dépêche : « Victor Hugo est mort à une heure et demie. » L’émotion est profonde. Toutes les commissions convoquées se retirent sur-le-champ.

Au sénat, à l’ouverture de la séance, M. Le Royer, président, se lève, et dit, au milieu de l’émotion de tous :

« Messieurs les sénateurs,

« Victor Hugo n’est plus.

« Celui qui, depuis soixante années, provoquait l’admiration du monde et le légitime orgueil de la France, est entré dans l’immortalité… »

Le président termine en proposant au sénat de lever la séance en signe de deuil.

La séance est immédiatement levée.

Au conseil municipal de Paris, la nouvelle de la mort de Victor Hugo est apportée au milieu d’une délibération, qui est aussitôt interrompue. Le président propose de lever la séance.

M. Pichon demande, de plus, que « le conseil municipal décide qu’il se rendra en corps, et immédiatement, à la demeure de Victor Hugo, pour exprimer à la famille du plus grand de tous les poëtes les sentiments de sympathie et de condoléance profonde des représentants de la ville de Paris. »

La proposition de M. Pichon est unanimement adoptée, et le conseil municipal se rend en corps à la maison mortuaire.

À l’Institut, ce n’était pas le jour de séance de l’académie française, c’était celui de l’académie des inscriptions et belles-lettres, et la règle est qu’une classe de l’Institut ne doit lever la séance en signe de deuil que pour ses propres membres. À la nouvelle de la mort de Victor Hugo, l’académie des inscriptions lève aussitôt la sienne.

Le lendemain, l’académie des sciences morales et l’académie des beaux-arts rendaient à l’illustre mort le même hommage.

À Rome, la chambre des députés est en séance quand le télégraphe apporte la triste nouvelle. M. Crispi monte à la tribune : « La mort de Victor Hugo, dit-il, est un deuil, non seulement pour la France, mais encore pour le monde civilisé. » Le président de la chambre ajoute : « Le génie de Victor Hugo n’illustre pas seulement la France, il honore aussi l’humanité. La douleur de la France est commune à toutes les nations. L’Italie reconnaissante s’associe au deuil de la nation française[1]. »

Est-il besoin de dire la part que, dès ce premier jour, la presse parisienne et française prit dans le deuil de tous ? Plusieurs journaux du soir parurent encadrés de noir. Tous étaient pleins du souvenir et de la louange du poëte.

À la maison de Victor Hugo, la douleur universelle se traduisait par l’affluence des visites, des lettres, des dépêches, des adresses.

À une heure et demie, Victorien Sardou, qui connaissait à peine Victor Hugo, venait prendre des nouvelles, apprenait que tout était fini et s’en allait en sanglotant. Comment citer tous les noms, tous les témoignages : le président de la République, les présidents des deux chambres, les ministres, les députés et les sénateurs en foule, le bureau du conseil général de la Seine, et tant d’amis qu’il faut renoncer à les dire.

Et les villes de France, — Montpellier, Nancy, Compiègne, Saumur, Troyes, Melun, Tarascon, Abbeville, etc. ; les maires de Clermont-Ferrand, de Marseille, de Toul, au nom de leur conseil municipal, etc.

Et l’étranger, — les maçons italiens de Rome, le cercle Mazzini de Gênes, la colonie française de Londres, la Concordia, association des littérateurs de Vienne, l’association des écrivains et artistes de Buda-Pesth, etc. Les journaux de Londres avaient fait des éditions spéciales ; la Pall Mall Gazette donnait, le soir même du 22, un portrait de Victor Hugo.

Pour les amis inconnus, ils sont innombrables. À minuit et demi on venait encore s’inscrire en masse sur une petite table, éclairée de deux lanternes, qui avait été installée devant la maison mortuaire.


Le 2 août 1883, Victor Hugo avait remis à Auguste Vacquerie, dans une enveloppe non fermée, les lignes testamentaires suivantes, qui constituaient ses dernières volontés pour le lendemain de sa mort :

Je donne cinquante mille francs aux pauvres.

Je désire être porté au cimetière dans leur corbillard.

Je refuse l’oraison de toutes les églises ; je demande une prière à toutes les âmes.

Je crois en Dieu.

Victor Hugo.

Il fallait concilier la modestie de ces dispositions avec l’éclat que voulait donner la France à des funérailles qui, dans la pensée de tous, devaient être telles qu’aucun roi, qu’aucun homme n’en aurait encore eu de pareilles.

Dès le 22 mai, le président du conseil, M. Henri Brisson, avait annoncé au sénat, avant la levée de la séance, que le gouvernement présenterait le lendemain aux chambres, un projet de loi pour faire à Victor Hugo des funérailles nationales.

Le conseil municipal de Paris avait, le même jour, sur la proposition de M. Deschamps, émis le vœu « que le Panthéon fût rendu à sa destination primitive et que le corps de Victor Hugo y fût inhumé. »

Le 23 mai, le président du conseil, à l’ouverture de la séance du sénat, prononçait sur Victor Hugo de mémorables paroles. Il disait :

« Son génie domine notre siècle. La France, par lui, rayonnait sur le monde. Les lettres ne sont pas seules en deuil, mais aussi la patrie et l’humanité, quiconque lit et pense dans l’univers entier… C’est tout un peuple qui conduira ses funérailles. »

Et il présentait un projet de loi par lequel des funérailles nationales seraient faites à Victor Hugo.

L’urgence aussitôt est votée, le rapport rédigé et lu, et le projet de loi adopté sans discussion.

À la chambre des députés, après un éloquent discours de M. Floquet, président, les funérailles nationales sont également votées, par 415 voix sur 418 votants.

M. Anatole de La Forge dépose alors la proposition qui suit :

« Le Panthéon sera rendu à sa destination première et légale.

« Le corps de Victor Hugo sera transporté au Panthéon. »

Il demande l’urgence, qui est votée. La discussion est remise au mardi suivant.


En attendant, une commission est nommée par le ministre de l’intérieur, sous la présidence de M. Turquet, sous-secrétaire d’état à l’instruction publique, pour organiser les funérailles nationales.

La commission se compose de MM. Bonnat, Bouguereau, Dalou, Garnier, Guillaume, Mercié, Michelin, président du conseil municipal, Peyrat, Ernest Renan et Auguste Vacquerie.

MM. Alphand, Bartet et de Lacroix sont adjoints à la commission pour exécuter ses décisions.

Comme si le génie de Victor Hugo dictait, une idée nouvelle et grande se présente à tous :

La commission décide : Le corps de Victor Hugo sera exposé sous l’Arc de Triomphe. Il partira de là pour le lieu de sa sépulture.

La commission choisit, dans sa seconde séance, le projet de décoration de l’Arc de Triomphe présenté par M. Garnier.

Mais où serait inhumé Victor Hugo ?

L’Assemblée nationale de 1791 avait décidé que le Panthéon « serait destiné à recevoir les cendres des grands hommes, à dater de l’époque de la liberté française » ; elle avait fait inscrire sur le fronton : Aux grands hommes la patrie reconnaissante ; et elle avait immédiatement décerné à Mirabeau l’honneur de cette sépulture. Une ordonnance de Louis-Philippe avait, en 1830, confirmé la loi de l’assemblée nationale. Il est vrai que deux décrets des deux Napoléon avaient rétabli le culte au Panthéon, mais ces décrets n’avaient jamais été exécutés.

Le gouvernement de la République jugea que, pour restituer le Panthéon aux grands hommes, une loi n’était pas nécessaire ; un décret suffisait.

Le 26 mai 1885, deux décrets du président de la République étaient insérés au Journal officiel. Le premier rendait le Panthéon « à sa destination primitive et légale ». Le second décidait que le corps de Victor Hugo serait déposé au Panthéon.

Ainsi le corps de Victor Hugo irait reposer au Panthéon, après être parti de l’Arc de Triomphe. On ne pouvait, jusqu’ici, rien rêver de plus grand.

La décoration de l’Arc de Triomphe ne devait pas être terminée avant le samedi 30 mai.

La date des funérailles fut fixée au lundi 1er juin, onze heures du matin.

Le corps de Victor Hugo serait exposé sous l’Arc de Triomphe pendant la journée du dimanche 31 mai.

L’itinéraire du cortège funèbre fut ainsi réglé par le conseil des ministres : il descendrait les Champs-Élysées jusqu’à la place de la Concorde, traverserait le pont, suivrait le boulevard Saint-Germain, prendrait le boulevard Saint-Michel et arriverait au Panthéon par la rue Soufflot.

À l’Arc de Triomphe, des discours seraient prononcés au nom des corps constitués : le sénat, la chambre des députés, le gouvernement, l’académie française, le conseil municipal de Paris, le conseil général de la Seine. Les autres discours seraient prononcés au Panthéon.

Le lundi 1er juin, jour des funérailles nationales, serait comme un jour férié. Toutes les écoles et toutes les administrations publiques seraient fermées.


Le samedi 23 mai, le corps de Victor Hugo avait été embaumé et reposait maintenant sur son lit couvert de fleurs.

Le visage du poëte était tout empreint d’un calme et d’une majesté suprêmes.

Le sculpteur Dalou modela la tête de Victor Hugo. MM. Bonnat, Falguière, Clairin, Léopold Flameng et Guillaumet firent des croquis. M. Léon Glaize peignit la chambre.

Pendant toute la semaine, une foule innombrable et sans cesse renouvelée vint s’inscrire à la maison mortuaire. Des gardiens de la paix maintenaient la double file. Un lierre qui tapisse le mur à l’intérieur du jardin déborde un peu au sommet ; c’était à qui en atteindrait une feuille.

Le lundi, les étudiants des diverses facultés de Paris se rendirent en corps auprès de la famille, si nombreux que la plupart durent rester dehors. L’un d’eux prit la parole et exprima éloquemment la douleur causée aux élèves des écoles « par la perte du grand poëte qui a si admirablement traduit tous les sentiments chers à la jeunesse ».

Les ouvriers et leurs délégations n’étaient pas les moins empressés et les moins affligés.

De toutes parts ne cessaient d’arriver à la famille et aux amis les condoléances et les hommages des représentants les plus autorisés et les plus illustres de la France et du monde. On ne peut que citer pêle-mêle et comme au hasard : Émile Augier, M. et Mme Rattazzi, Benjamin Bright, Jules Simon, Clemenceau, Gounod, la Chambre nationale du Mexique, le roi de Grèce, Antoine, député de Metz, Zorilla, la maison de Lar et Lara d’Espagne, le gouvernement roumain, les représentants de l’île de Crète, le prince Torlonia, syndic de Rome, Paul Bert, les artistes et le directeur de la Porte-Saint-Martin, Georges Perrot, directeur de l’École normale, Gréard, Camille Saint-Saëns, Menotti Garibaldi, la veuve d’Edgar Quinet, le père de Gambetta, le fils de Canaris, le fils de Miçkiewicz, Benito Juarez, Sacher Masoch, Mounet-Sully, etc. Tous envoyaient les lettres et les télégrammes les plus émus et les plus touchants.

Nombre de villes d’Italie, d’Espagne, d’Angleterre, de Belgique, de Portugal, du Trentin, etc., firent parvenir des adresses : « Le peuple grec, écrivait M. Théodore Delyannis, pleure en Victor Hugo le plus ancien, le plus généreux et le plus constant des philhellènes. » Toute l’Europe partageait le deuil de la France.


Durant toute la semaine, les journaux, sans distinction d’opinion, furent remplis chaque jour du nom et de la gloire de Victor Hugo. Il faut pardonner, en les omettant, quelques basses insultes cléricales. Partout ailleurs concert unanime de douleur et d’admiration.

Ernest Renan :

Victor Hugo a été une des preuves de l’unité de notre conscience française. L’admiration qui entourait ses dernières années a montré qu’il y a encore des points sur lesquels nous sommes d’accord.

Sans distinction de classes, de partis, de sectes, d’opinions littéraires, la France, depuis quelques jours, a été suspendue aux récits navrants de son agonie, et maintenant il n’est personne qui ne sente au cœur de la patrie un grand vide.

Il était un membre essentiel de l’église en la communion de laquelle nous vivons ; on dirait que la flèche de cette vieille cathédrale s’est écroulée avec la noble existence qui a porté le plus haut en notre siècle le drapeau de l’idéal.

Leconte de l’Isle :

Dors, Maître, dans la paix de ta gloire ! Repose,
Cerveau prodigieux, d’où, pendant soixante ans,
Jaillit l’éruption des concerts éclatants.
Va ! la mort vénérable est ton apothéose :
Ton esprit immortel chante à travers les temps !

Pour planer à jamais dans la vie infinie,
Il brise comme un Dieu les tombeaux clos et sourds,
Il emplit l’avenir des voix de ton génie,
Et la terre entendra ce torrent d’harmonie
Rouler de siècle en siècle en grandissant toujours !

Edmond Schérer :

Le monde civilisé tout entier portera le deuil du grand poète ; il sentira qu’une grande lumière s’est éteinte, et que le plus glorieux des fils de la France moderne est entré définitivement par la mort dans cette immortalité dont, vivant, il avait déjà connu les prémices.

Victor Hugo a ouvert dans notre histoire littéraire une époque. Il a été à la fois très fort et très nouveau. On n’a longtemps voulu voir en lui qu’un chef d’école ; il a été plus et mieux que cela, un créateur, un initiateur. Je ne vois personne à lui comparer en ce genre, ni Ronsard, ni Corneille, ni Voltaire. Ajoutons qu’il a été plus extraordinaire que les plus grands ; Victor Hugo n’a pas été seulement un génie, il a été un phénomène.

Arsène Houssaye :

Un siècle après la mort de Voltaire, nous saluons la même apothéose pour Victor Hugo. Ils ne se ressemblent pas par le génie, ce poëte et ce philosophe, ces deux conteurs merveilleux ; ils se ressemblent par l’amour de l’humanité. Ce sont deux papes de l’esprit humain.

Henri Fouquier :

Victor Hugo a été le poëte du siècle.

Pas un homme, dans le monde entier contemporain, ne pourrait songer un instant à opposer son œuvre à l’œuvre immense de Victor Hugo.

Il n’est pas une forme de la pensée humaine qu’il n’ait abordée, toujours avec supériorité, le plus souvent avec génie. Sa lyre avait toutes les cordes ; il a été sans effort de la chanson d’Anacréon au poëme épique de Dante. Il a tout compris de l’humanité, tout aimé, tout chanté.

Henry Houssaye :

Le génie de Victor Hugo rayonne sur la France depuis soixante ans. Cinq générations d’écrivains l’ont salué vivant comme un maître souverain. Ce siècle est plein de lui, de ses œuvres, de ses paroles, de sa langue, de ses conceptions, de la musique de ses vers, de la lumière de ses idées. De Sainte-Hélène à l’île de Chio, tous les vaincus ont trouvé sa voix d’airain pour les glorifier. Immense a été et est encore son action sur les lettres françaises. Tous ceux qui tiennent une plume aujourd’hui, les prosateurs comme les poëtes, les journalistes comme les auteurs dramatiques, procèdent plus ou moins de lui. Ils se servent d’épithètes et d’images, ils ont des alliances de termes et des surprises de rimes, des tours de phrases et des formes de pensée, qui sont des réminiscences inconscientes de Victor Hugo. Le style moderne est marqué à son empreinte. Son œuvre écrite passe par le nombre des volumes celle même de Voltaire et égale par la puissance et l’éclat celle des plus grands poëtes.

On ne peut pas dire de Victor Hugo qu’il meurt pour entrer dans l’immortalité, car son immortalité avait commencé lui vivant. Depuis quinze ans et plus, il assistait à son apothéose. Ses adversaires mêmes, ceux de la politique et ceux des lettres, se taisaient devant sa glorieuse vieillesse. Et, avec le vingtième siècle, viendra la vraie postérité, non point cette postérité des premières années, soumise à tant de modes et à tant de variations, mais la grande, l’éternelle, l’immuable postérité, celle où sont dans le rayonnement suprême Eschyle, Dante, Shakespeare et le grand Corneille.

Camille Pelletan :

Quelle vie et quelle œuvre ! Ce siècle en est rempli. — Peut-on parler du poëte qui a fait vibrer toutes les émotions, qui a donné à la strophe son plus prodigieux coup d’aile, et dont on ne peut résumer l’œuvre que par le titre qu’il a écrit sur une de ses œuvres : « Toute la Lyre ? »

Faut-il parler de l’écrivain ; — du plus prodigieux manieur de la langue française qui ait jamais existé ; — du Maître qui n’a pas seulement produit les plus étonnants chefs-d’œuvre, mais qui a encore créé le style et l’école littéraire du dix-neuvième siècle ?

Faut-il parler du génie profond, qui a donné de nouveaux accents à la pitié humaine, qui a traduit, par ce qu’il y a de plus puissant dans la langue, ce qu’il y a de plus profond dans la miséricorde pour tout ce qui souffre ; — de l’auteur de Claude Gueux et des Misérables, du poëte qui a chanté, toutes les déchéances ?

Faut-il enfin parler du combattant ? Faut-il rappeler comment l’homme, à qui il était si aisé et si glorieux de jouir d’une admiration incontestée, s’est jeté dans la bataille, du côté où il voyait l’idéal, le droit, le peuple, l’avenir ? Faut-il rappeler le proscrit, Titan enchaîné sur un rocher de l’océan, et défiant, écrasant de là le despote ? Faut-il rappeler ce grand cœur, qui seul, dans la hideuse folie de la guerre civile, plus encore, après la défaite, à l’heure de l’immense déroute qui charriait dans ses flots irrésistibles les derniers sentiments d’humanité…, faut-il rappeler l’homme qui alors, en pleine terreur, livra son front glorieux aux huées, se mit en travers des furieux et couvrit les proscrits de sa poitrine ?…

Comme Voltaire, il a remué le monde, parce qu’il l’a aimé.

Auguste Vitu :

C’en est fait, Victor Hugo « entré vivant dans la postérité », entre aujourd’hui glorieusement dans la mort.

Environné de l’admiration publique, consolé de ses épreuves passées et de ses douleurs domestiques par une popularité prodigieuse et sans exemple dans notre pays, Victor Hugo n’apparaissait plus que comme le symbole radieux du génie de la France.

Nulle royauté littéraire n’égala jamais la sienne. Voltaire régnait à d’autres titres. On a dit de Voltaire qu’il était le second dans tous les genres. Victor Hugo, au contraire, est et demeurera le premier dans plusieurs. Ni dans ce siècle, ni dans nul des siècles qui l’ont précédé, la France n’a possédé un poète de cette hauteur, de cette abondance et de cette envergure. Il est pour nous ce que Dante, Pétrarque, le Tasse et l’Arioste réunis furent pour l’Italie ; c’est le chêne immense dont les robustes frondaisons couvrent depuis soixante ans de leur ombre les floraisons sans cesse renaissantes de la pensée française.

Henry Maret :

Ne vous semble-t-il pas que ce soit là un coucher d’astre, et que nous entrions dans je ne sais quelles ténèbres ?

Comme Voltaire, mourant presque au même âge, presque au même jour, il donnera son nom au siècle qu’il a illuminé de son génie, qu’il a éclairé de sa bonté.

Deuil national, deuil universel, deuil avant tout de ce Paris qu’il a tant aimé. La cité, qu’il a baptisée capitale du monde, fera a son poëte de splendides funérailles ; l’atelier chômera, le théâtre fermera, les passions s’apaiseront, et les partisans des vieux trônes se joindront aux fils de la Révolution pour accompagner, tristes et recueillis, les restes du chantre sublime de toutes les gloires et de tous les malheurs.

Henri Rochefort :

Le grand amnistieur, c’est sous ce nom et avec ce caractère que le souvenir de Victor Hugo restera vivant parmi le peuple. Il n’est allé rendre visite aux souverains que pour demander la grâce de quelque proscrit. Lorsqu’en 1869 j’allai voir à La Have l’illustre Armand Barbès, j’aperçus dans sa chambre à coucher un portrait de Victor Hugo :

« Est-il ressemblant ? » me demanda-t-il ; et il ajouta : « Comprenez-vous que sans lui j’aurais eu certainement la tête coupée, et que je ne l’ai jamais vu ? »

Après la Commune, la première voix qui cria : Amnistie ! fut la voix de Victor Hugo ; comme ce fut sa porte qui s’ouvrit la première aux échappés de la Semaine sanglante.

Victor Hugo, depuis, a demandé la grâce du patriote Oberdank à l’empereur d’Autriche, la grâce du justicier de l’espion James Carey à la reine d’Angleterre…

Émile Augier :

La France perd le plus illustre de ses fils.

Vous perdez, Meurice et vous, mon cher Vacquerie, le meilleur et le plus glorieux des pères.

Émile Zola, à George Hugo :

… Victor Hugo a été ma jeunesse, je me souviens de ce que je lui dois. Il n’y a plus de discussion possible en un pareil jour ; toutes les mains doivent s’unir, tous les écrivains français doivent se lever pour honorer un maître et pour affirmer l’absolu triomphe du génie.

Théodore de Banville :

… Ah ! le deuil n’est pas seulement pour Paris, pour la France, pour l’Europe ; il est pour le monde entier, car la patrie du plus grand des poëtes était partout, et il laisse des orphelins partout. Ceux qui perdent en lui un père, ce ne sont pas seulement les poëtes, les écrivains, les artistes, les penseurs ; ce sont les humbles, tous les souffrants, tous les petits, tous les misérables, tout le peuple, dont il pansait et baisait les blessures ; ce sont les riches, les heureux, les triomphants, les rois du monde, dont il élevait les cœurs vers la charité et vers l’idéal ; ce sont toutes les patries, à qui il tendait les branches d’olivier pacifiques, en leur disant de sa voix attendrie et dominatrice : Aimez-vous les uns les autres !

Oui, l’âme de Victor Hugo est avec ses pareils, avec Homère, avec Pindare, avec Eschyle, avec Dante, avec Shakespeare ; mais aussi elle est, elle sera vue toujours vivante parmi nous ; et longtemps après que les petits-fils de nos fils seront couchés sous le gazon, c’est elle, c’est cette âme qui continuera à éclairer les hommes, et à les embraser des feux de l’immense amour. Tout ce qui sera fait de grand, de beau, d’héroïque, sera nécessairement fait en son nom. Victor Hugo sera présent, il sera visible parmi nous toutes les fois que la vieillesse sera honorée, que la femme sera déifiée, que la misère sera consolée ; toutes les fois que retentira un noble chant de lyre,

faisant s’ouvrir mystérieusement les portes du ciel…

II

LES FUNÉRAILLES

31 mai

À l’Arc de Triomphe

Depuis l’heure où s’était répandue la nouvelle de la mort de Victor Hugo, et pendant toute la semaine où son corps était resté étendu sur le lit mortuaire, la douleur avait été immense, comme peut l’être la douleur d’un peuple.

Les funérailles eurent un tout autre caractère.

On ne sait qui, le premier, prononça le mot « apothéose », mais tout de suite ce mot fut dans toutes les bouches et dans toutes les pensées.

Après avoir pleuré son poëte, la France, dans ces deux journées suprêmes, ne pensa plus qu’à le glorifier. Ce fut comme une fête funéraire, qui prit aussitôt les proportions d’un colossal triomphe.


La mise en bière du corps de Victor Hugo avait eu lieu le samedi, à dix heures et demie du soir, en présence de la famille et d’un petit nombre d’amis.

On aurait voulu que le transport au catafalque de l’Arc de Triomphe se fît la nuit et secrètement. Mais les vingt maires de Paris demandèrent à se joindre, dans le trajet, au premier cortège intime. On laissa du moins ignorer l’heure indiquée : la première heure, cinq heures et demie du matin. La foule attendit toute la nuit dans la rue.

À six heures, la bière fut descendue de la chambre mortuaire et placée dans un fourgon des pompes funèbres, qui disparaissait sous les fleurs et les couronnes.

La famille, les amis, les maires de Paris suivirent, et traversèrent toute cette population émue et recueillie.

Là fut jeté pour la première fois, et à plusieurs reprises, ce cri qui devait souvent retentir le lendemain, et qui pouvait paraître singulier sur le passage d’un mort : Vive Victor Hugo ! Pour le peuple, son poëte était toujours vivant. Vive Victor Hugo ! cela voulait dire : Vive son œuvre et vive sa gloire !

Parmi les amis qui suivaient le convoi, un groupe à part était formé par des jeunes gens qui avaient réclamé l’honneur de veiller auprès du corps, pendant le jour et la nuit où il allait rester sous le catafalque de l’Arc de Triomphe. Quels étaient ces jeunes gens ? Les mêmes qui, quatre ans auparavant, avaient préparé la fête de l’anniversaire du 27 février 1881. On se rappelle que, ce jour-là, ils avaient assigné l’Arc de Triomphe comme point de départ au peuple qu’ils amenaient saluer Victor Hugo ; ils amenaient aujourd’hui Victor Hugo à la rencontre du peuple, au même lieu de rendez-vous.


Rien de plus grandiose que cet aspect : l’Arc de Triomphe en deuil.

Du haut du fronton, un immense crêpe noir tombe en diagonale de la corniche opposée au groupe de Rude. Le quadrige de Falguière, qui surmontait alors le monument, apparaissait aussi sous un voile noir. Aux quatre coins pendent des oriflammes. De longues draperies noires frangées de blanc, décorées d’écussons où se lisent les titres des œuvres du poëte, ferment trois des ouvertures. Sur l’une des faces latérales, l’image de Victor Hugo, portée par deux Renommées embouchant la trompette lyrique.

Sous la grande arche faisant face à l’avenue des Champs-Élysées se dresse le catafalque. Il est surélevé de douze marches et touche presque à la voûte. À la base, un grand médaillon de la République. Au-dessus, les hautes initiales V. H., que surmonte une sorte de disque lumineux aux rayons phosphorescents.

Devant le catafalque monumental, le sarcophage où sera déposé le corps, exhaussé sur un piédestal et recouvert de velours noir semé de larmes d’argent. Sur les marches, l’entassement des couronnes.

De chaque côté de l’Arc de Triomphe s’élancent deux oriflammes noires aux étoiles d’argent. Tout autour, sur le rond-point, deux cents lampadaires et torchères.

Le gaz, allumé en plein jour jette sous les crêpes noirs une lueur étrange et funèbre.

Un bataillon scolaire, relevé toutes les deux heures, formera la garde d’honneur. Quatre huissiers du sénat, en grande tenue de cérémonie, se tiennent aux coins du sarcophage. Deux rangs de cuirassiers en armes gardent l’entrée.


C’est un spectacle sans précédent dans l’histoire des honneurs rendus aux grands hommes que celui qui fut donné par cette journée, veille des funérailles de Victor Hugo.

À partir du moment où le corps fut exposé sous l’Arc de Triomphe, le peuple, que le poëte aimait, n’a cessé de l’entourer. Paris entier, non plus, comme en 1881, pendant six heures, mais pendant un jour et une nuit, a défilé ou s’est tenu devant son cercueil, consacrant par son hommage unanime l’entrée du maître, non plus dans sa quatrevingtième année, mais dans son immortalité.

Les boulevards, les rues, les avenues, présentaient, dans Paris, le même aspect singulier : des groupes et des voitures marchant dans la même direction, tous n’ayant qu’un unique objectif, l’Arc de Triomphe.

La foule répandue sur les avenues qui aboutissent à l’Étoile s’arrêtait devant le cordon ininterrompu des cavaliers de la garde républicaine entourant le monument. Ceux qui voulaient défiler devant le catafalque prenaient la file sur l’avenue Friedland. Quelle file ! longue de trois cents mètres sur toute la largeur de l’avenue ! une masse compacte, que ni le soleil, ni l’attente, ni la poussière,ne parvenaient à entamer ; des femmes, des vieillards qui ne se fatiguaient pas ; des enfants sur les épaules de leur père, d’autres mêlés à la cohue et qu’on retirait par instants à demi étouffés.

À sept heures, la foule était aussi épaisse qu’au commencement de la journée ; mais, en vertu des décisions prises, le défilé devait s’arrêter. Bon nombre de ceux qui avaient attendu pendant deux ou trois heures voulurent néanmoins passer, malgré les gardes. Il s’ensuivit un tumulte, qui heureusement n’eut pas de suite. Les milliers de citoyens venus pour honorer une dernière fois le grand mort eurent bien vite repris leur attitude calme et digne.

On avait, à ce moment, de la place de la Concorde, un coup d’œil saisissant : l’avenue des Champs-Élysées noire et grouillante de foule ; au-dessus du rond-point de Courbevoie, les derniers feux du soleil couchant empourprant l’horizon, et l’Arc de Triomphe détachant sa masse sombre sur ce fond d’or et de flamme.


L’exposition nocturne du corps de Victor Hugo fut quelque chose de plus étonnant encore que tout le reste, et ceux devant lesquels cette vision a passé ne l’oublieront jamais.

Dans la soirée, la marée de la foule était revenue, plus énorme, s’il est possible, que dans le jour. À partir de neuf heures, les Champs-Élysées et toutes les avenues rayonnant autour de l’Étoile charriaient de véritables fleuves humains.

Ce que cette foule avait sous les yeux était inimaginable.

Par un merveilleux parti pris de lumière et d’ombre, on n’avait projeté de clarté, une clarté très vive, que sur un seul côté, le côté droit, de l’Arc de Triomphe. Tout autour, dans les lampadaires allumés, brûlait une flamme verdâtre. Sur la chaussée, au pied du cénotaphe déroulant ses profils lamés d’argent sur un ciel gris et triste, s’ouvrait une double haie de cuirassiers portant des torches. Reflétées par l’acier et le cuivre des casques et des cuirasses, toutes ces lueurs tremblantes brillaient et voltigeaient fantastiquement sur ces cavaliers noirs, superbes dans leur immobilité de statues. De même, sur la face de pierre impassible et morne de l’Arc de Triomphe, les longs plis flottants des drapeaux et des oriflammes se tordaient et s’échevelaient, comme désespérés, dans le vent.

À la beauté de ce tableau, l’immense bruit que faisait autour le peuple ajoutait la vie.

De près, il y a de tout dans ce bruit ; aux paroles d’admiration, de bénédiction et de recueillement se mêlent des cris, des appels vulgaires, — marchands d’oranges, vendeurs et déclamateurs de prétendues pièces de poésie, camelots colportant des médailles commémoratives des photographies, des épingles, loueurs de chaises et d’échelles, chansons et chœurs improvisés et incohérents ; les entretiens sérieux ou touchants sur les œuvres et les actes du poëte sont troublés çà et là par des disputes, des quolibets, des huées ; de minuit à deux heures, ce tumulte confus bat son plein ; et, quand on est dans la foule même, toute cette clameur de la foule, pour ceux qui sont attendris et graves, détonne parfois choquante et grossière.

De loin, aux abords du monument, dans le silence qui enveloppe l’Arc de Triomphe, tous ces bruits se fondent en une tranquille et souveraine harmonie. Pour voir, il faut être du côté de la foule ; il faut, pour entendre, être du côté du mort. Le poëte a bien souvent comparé et confronté dans sa pensée le peuple et l’océan, qu’il aimait également tous deux. Cette vaste rumeur du peuple, dans la profonde paix qui règne autour du cercueil, n’est plus que le calme et grave retentissement de la mer, berçant pour la dernière fois Victor Hugo endormi. Et c’est avec cette douceur qu’elle arrive aux oreilles des jeunes poëtes assis sur des chaises de deuil aux angles du catafalque, qui, religieusement, veillent le père.

La foule, après deux heures, a commencé à s’éclaircir.


Toute la nuit, le ciel est resté gris et sombre. Pas une étoile, sauf une qui a brillé sur le monument au commencement de la soirée. Un nuage l’a cachée, et aucune éclaircie ne s’est produite depuis.

À trois heures, le jour point, une blancheur court vers l’orient. Aussitôt les lampadaires et la ceinture de flamme des urnes s’éteignent ; les cuirassiers soufflent leurs torches et mettent sabre au clair ; la veillée nocturne est terminée.

L’Arc de Triomphe apparaît dans le jour naissant avec des formes confuses. Paris surgit dans l’indécise clarté de l’aube. Il n’y a plus d’allumées que les lanternes de quelques voitures et les bougies des camelots sur les étalages en plein vent.

Des ouvriers se mettent à l’œuvre pour disposer les banquettes réservées aux corps officiels et aux invités et la tribune des orateurs. Des cavaliers de la garde républicaine se portent en avant pour déblayer les abords de la place, surtout du côté de l’avenue des Champs-Élysées.

Enfin le jour grandit ; une pluie fine tombe pendant un quart d’heure, puis une déchirure se fait dans le réseau nuageux et un coin de ciel bleu apparaît.

De larges bandes orangées strient l’horizon du côté du levant ; c’est le soleil.

C’est le réveil pour beaucoup de gens qui de nouveau s’empressent vers l’Arc de Triomphe. La foule, un moment diminuée, grossit rapidement. Il n’est que cinq heures, et déjà des sonneries lointaines de clairons retentissent, des sociétés de gymnastique se dirigent vers leurs rendez-vous.

L’animation s’accroît peu à peu ; les délégations se groupent aux lieux de réunion désignés par la commission des obsèques. Les musiques et les fanfares résonnent de tous côtés. De nouveaux porteurs de couronnes, les unes pendues à une perche, les autres installées sur des brancards, arrivent ajouter à celles qui jonchent les marches du catafalque. Les roses, les lilas, les bleuets, les violettes s’entassent, emmêlant leurs écharpes de soie aux inscriptions d’or.

L’air alentour s’embaume de toute cette montagne de fleurs.
1er juin

Les discours.

À onze heures, les canons du mont Valérien, par une salve de vingt et un coups, annoncent le commencement de la cérémonie.

Les groupes du cortège et la foule emplissent les avenues, mais la vaste place de l’Étoile est vide.

Devant l’Arc de Triomphe a été réservé un demi-cercle, partagé en deux moitiés égales par une allée conduisant au catafalque, et garni de bancs drapés de noir.

À gauche, prennent place : le ministère au complet, M. Henri Brisson en tête, la grande chancellerie de la Légion d’honneur, la maison militaire du président de la République, conduite par le général Pittié, le corps diplomatique ; lord Lyons, le prince de Hohenlohe, le comte Hoyos, le général Menabrea, le comte de Beyens, Nazare-Aga, sont là, l’uniforme tout chamarré d’or et la poitrine constellée de décorations. Les bureaux du Sénat et de la Chambre sont aussi de ce côté, et derrière se pressent les sénateurs et les députés, l’écharpe tricolore croisée sur la poitrine, les conseillers municipaux avec l’écharpe bleue et rouge, les membres de l’Institut avec l’habit à palmes vertes, la cour des comptes et la cour de cassation.

À droite, la famille et les amis. Derrière eux, les invités de la littérature et de la presse. Il faudrait citer tous les noms connus dans les lettres et dans les arts pour nommer ceux qui étaient là. À côté d’eux, les autorités militaires, un groupe tout resplendissant de broderies et de panaches, les maires de Paris, les tribunaux, les avocats.

L’élite de la France est autour du glorieux cercueil.

La musique de la garde républicaine fait entendre la marche funèbre de Chopin. Aussitôt après les discours officiels sont prononcés.

Une petite tribune tendue de noir passementé d’argent a été dressée à la travée de droite. C’est là, au milieu de cette foule choisie, avec la formidable rumeur des sept cent mille personnes entassées dans les avenues, sous le ciel immense auquel les nuages gris faisaient à ce moment-là un voile de deuil, devant l’un des plus grands morts que la France ait jamais pleurés, que les orateurs ont pris la parole.

Le premier discours[2] a été celui de M. Le Royer, président du Sénat. Il a débuté avec ampleur, se demandant, « en présence de cette foule immense, de toute une nation inclinée devant un cercueil, ce que le langage humain, dans son expression la plus haute, pourrait ajouter aux témoignages de douleur et d’admiration prodigués à ce prodigieux génie ». Il a terminé par ce cri : Gloire à Victor Hugo le Grand !

Le président de la chambre des députés, Charles Floquet, s’est dit saisi, lui aussi, par « la grandeur de ce spectacle, que l’histoire enregistrera : sous la voûte toute constellée des noms légendaires de tant de héros qui firent la France libre et la voulurent glorieuse, apparaît la dépouille mortelle, je me trompe, l’image toujours sereine du grand homme qui a si longtemps chanté pour la gloire de la patrie, combattu pour sa liberté ; autour de nous, les maîtres de tous les arts et de toutes les sciences, les représentants et les délégués du peuple français, les ambassadeurs volontaires de l’univers civilisé, s’inclinent pieusement devant celui qui fut un souverain de la pensée, un protecteur persévérant de toute faiblesse contre toute oppression, le défenseur en titre de l’humanité ».

M. René Goblet, ministre de l’instruction publique, parlant au nom du gouvernement, a montré la grande unité de la vie et de l’œuvre de celui qui « apparaîtra de plus en plus, dans le lointain des temps, comme le précurseur du règne de la justice et de l’humanité ! »

Émile Augier a pris la parole au nom de l’académie française. Il a dit : — « Au souverain poëte la France rend aujourd’hui les honneurs souverains… Ce n’est pas à des funérailles que nous assistons, c’est à un sacre. »

Au nom de la ville de Paris, M. Michelin, président du conseil municipal, a dit « quels liens indissolubles unissaient Victor Hugo à Paris », à Paris qu’il a toujours aimé, célébré, servi, et qui l’a toujours choisi pour son représentant dans les assemblées. M. Lefèvre, président du conseil général, a rappelé avec quels sentiments d’enthousiasme et de reconnaissance pour le justicier des Châtiments et de l’Année terrible le département de la Seine l’a acclamé sénateur.


Le cortège.

Il est onze heures et demie. Pendant que la musique militaire joue la Marseillaise et le Chant du départ, douze employés des pompes funèbres, conduits par un officier des cérémonies, viennent chercher le corps sous le catafalque. Tous les fronts sont découverts. Vingt jeunes gens de la Jeune France font une escorte d’honneur au cercueil jusqu’au corbillard.

C’est le corbillard des pauvres, le corbillard demandé par le poète dans son testament. Pour tout ornement, on pend derrière la simple voiture noire deux petites couronnes de roses blanches, apportées par George et Jeanne.

Le cortège se met en marche.

Marche triomphale ! Le soleil, juste à ce moment-là, fend les nuages et donne au prodigieux tableau tout son éclat. Par intervalles le canon tonne.

En tête, le général Saussier, gouverneur de Paris, avec un brillant état-major, précédé d’un escadron de la garde municipale et suivi d’un régiment de cuirassiers, dont les casques, les cuirasses polies et les sabres resplendissent au soleil.

Puis viennent les tambours des trois régiments qui font la haie le long du parcours, leurs tambours voilés de crêpes et battant lugubrement.

Onze chars à quatre et six chevaux, conduits à la main par des piqueurs, et chargés des couronnes et des trophées de fleurs. C’est un éblouissement.

Les chars sont encadrés par les enfants des lycées et des écoles.

Vient la députation de la ville de Besançon, avec une belle couronne, violettes et muguet. Suivent les délégations de la presse ; chaque journal est représenté par sa couronne ; les journalistes ont donné la première place au Rappel, dont la couronne est faite de palmes vertes et dorées, avec un semé d’orchidées. La Société des auteurs dramatiques et les théâtres ont aussi chacun leur couronne ; la Comédie-Française apporte une lyre d’argent aux cordes d’or, œuvre de Froment-Meurice. La Société des gens de lettres ferme cette première partie du cortège, qu’escortent dans un ordre parfait, sur deux haies par rangs de quatre, les jeunes gens des bataillons scolaires.

Le corbillard.

Autour du corbillard, six amis désignés ; à droite, MM. Catulle Mendès, Gustave Rivet, Gustave Ollendorf ; à gauche, MM. Amaury de Lacretelle, George Payelle et Pierre Lefèvre.

Derrière le corbillard, George Hugo.

À quelque distance, les parents et les amis.

La maison militaire du président de la République.

Les autorités militaires, auxquelles se sont joints quantité d’officiers, parmi lesquels beaucoup d’officiers de l’armée territoriale.

Le conseil d’état, précédé de ses huissiers, en gilet rouge.

Les membres de l’Institut, en habit à palmes vertes ; M. de Lesseps à leur tête.

Cent quatrevingt-cinq délégations de municipalités de Paris et de la province. La couronne du seizième arrondissement de Paris est si grosse qu’il a fallu la faire porter sur un char. Toulouse a envoyé une grande lyre faite avec des roses. Saint-Étienne a fait sa couronne avec ses rubans de soie, Calais avec ses dentelles. Les enfants de Veules ont envoyé une immense gerbe de toutes les roses du pays, célèbre par ses roses.

Les délégations des colonies. Le char de l’Algérie porte une couronne énorme entourant une urne funéraire, de laquelle s’échappent des flammes rouges et vertes ; sur les trois faces du char, les armes des trois grandes villes de l’Algérie, Alger, Constantine, Oran. Des arabes tiennent les cordons du char. Un arabe en turban marche devant, portant un étendard.

Les proscrits de 1851. Une couronne portée sur un socle rouge. On lit sur leur bannière : Histoire d’un crime, Napoléon le Petit, les Châtiments.

La Ligue des patriotes, avec un étendard portant en guise d’inscription : 1870-18… Une nombreuse délégation d’alsaciens-lorrains, très émus, très émouvants. Le drapeau de Thionville 1792, qui a figuré à la fête du 27 février 1881.

Cent sept sociétés de tir et de gymnastique défilent au son des clairons et des tambours. Leurs couleurs variées sont de l’effet le plus pittoresque.

Les délégations des écoles. Les élèves de l’École polytechnique ouvrent la marche ; viennent ensuite l’École normale supérieure, l’École centrale, les étudiants. Les étudiantes polonaises portent une couronne d’immortelles.

Les six Facultés sont représentées par des porteurs de palmes vertes. Les couronnes des institutrices et de la Société pour l’instruction élémentaire, dont Victor Hugo était le président d’honneur, sont portées par des jeunes filles.

On admire le bouquet monumental des jardiniers, la couronne en camélias blancs des étudiants hellènes, dont le ruban azur porte : « À l’auteur des Orientales » ; les couronnes de la république d’Haïti, de la colonie italienne ; la couronne des Monuments historiques ; la couronne des éditeurs Hetzel et Quantin et celle de l’Édition nationale ; la couronne des belges, avec cette inscription : « À Victor Hugo, les Belges protestant contre l’arrêté royal de 1871 » ; la couronne blanche de la Franche-Comté, portée par quatre enfants ; une couronne de roses blanches, avec cette inscription : « Les femmes et les mères de France à Victor Hugo ».

Il faut clore ce dénombrement homérique. On a calculé que Paris et la France avaient dépensé, ce jour-là, un, million en fleurs.

Le défilé des corporations venait à la fin, innombrable. L’armée de Paris et un escadron de garde républicaine fermaient le cortège.

Il était quatre heures quand cette troupe a défilé devant le catafalque. Le corbillard était arrivé depuis deux heures au Panthéon.


Le défilé.

Paris s’est versé tout entier sur le parcours du cortège. Le reste de la grande ville est un désert. De rares passants dans les rues silencieuses ; pas de voitures ; les boutiques fermées ; sur la devanture de la plupart, un écriteau porte : « Fermé pour deuil national ».

De l’Étoile, c’était un prodigieux panorama de contempler, tout le long de l’avenue, cet énorme cortège, tout bigarré de couleurs vives par les fleurs et les dorures, tout étincelant des reflets dont le soleil pique l’acier des armes.

De chaque côté de l’avenue se presse le flot du peuple, maintenu par la ligne et les escouades des gardiens de la paix. C’est un fourmillement de têtes. Au-dessus s’étagent d’autres groupes, juchés sur des pliants, sur les degrés des échelles, sur des estrades faites à la hâte, le long des colonnes des réverbères, aux saillies des fontaines Wallace, sur les branches des arbres de l’avenue, formant partout de véritables grappes humaines. Toutes les fenêtres de chaque côté de l’avenue sont garnies de spectateurs ; les toits, les cheminées mêmes en sont bondés. C’est un tableau vertigineux.

L’affluence est plus considérable au débouché des rues. La rue Balzac est une avalanche vivante. Les voitures, les tapissières ont été arrêtées, réquisitionnées, envahies.

Détail curieux : les agents qui maintiennent la foule sont espacés de vingt en vingt mètres ; quoique compacte et pressée, la masse ne tente sur aucun point de dépasser la ligne qui lui est assignée.

Une maison en réparation, en face de la rue de La Boëtie, a été prise d’assaut. Les échafaudages sont couverts de gens en veston et en blouse. Rue Marbeuf, la foule s’étend sur une largeur de plus de vingt mètres.

Au rond-point des Champs-Élysées, toutes les avenues qui y débouchent sont littéralement obstruées ; les balcons des cafés et des restaurants sont combles ; il n’est pas jusqu’aux vasques des squares qui ne soient occupées. La toiture du Cirque et celle du Diorama sont diaprées de groupes humains émergeant du feuillage vert des arbres.

Un incident émouvant se produit au moment où le corbillard passe devant le Palais de l’Industrie. Sur la place, se dresse le groupe de l’Immortalité, tout enguirlandé de fleurs et de feuillages, et au pied duquel trois couronnes d’immortelles, cravatées de crêpe, ont été déposées ; autour du monument, des cuirassiers forment la garde d’honneur. Le corbillard s’arrête une minute. La figure de l’Immortalité semble tendre sa palme au poète ; les clairons sonnent aux champs ; une grande rumeur court parmi la foule qui, respectueuse, se découvre.

Sur la place de la Concorde, deux pelotons de dragons, sabre au clair, mousquet au dos, forment la haie. Le tableau ici est indescriptible. Les statues des villes sont voilées bien moins par les crêpes dont on les a couvertes que par les groupes des spectateurs qui s’y sont hissés. Les bassins pleins d’eau sont mêmes envahis.

Au pont de la Concorde, cent cinquante pigeons sont mis en liberté et s’envolent à tire-d’aile au-dessus du cortège ; gracieuse idée de Léopold Hugo, le neveu du poète, en souvenir de l’affection que portait le maître aux pigeons messagers, depuis le siège de Paris.

Les abords du Palais législatif et le boulevard Saint-Germain continuent les entassements humains jusque sur les toits, sur les cheminées. Tous les édifices publics et le plus grand nombre des maisons sont pavoisés de décorations funèbres, de drapeaux mis en berne ou cravatés d’un crêpe.

Devant l’église Saint-Germain-des-Prés jusqu’au boulevard Saint-Michel, l’affluence est telle qu’elle a débordé sur la chaussée. Avant l’arrivée du cortège, la garde républicaine à cheval refoule lentement cette masse devant elle.

Elle est tumultueuse, cette foule ; elle applaudit au passage les groupes, les journaux, les personnalités qui lui sont sympathiques : le général Saussier, l’école polytechnique, les bataillons scolaires, les étudiants, les proscrits, les alsaciens-lorrains… Mais, quand le corbillard passe, tout se tait, les fronts se découvrent, il se fait un religieux silence, que rompt seulement le cri incrédule à la mort : Vive Victor Hugo !

À deux heures moins vingt minutes, la tête du cortège arrive devant le Panthéon tendu de noir. La troupe s’est rangée sur la droite du monument ; les bataillons scolaires et les députations des écoles gardent la gauche.

Les corps constitués ont pris place sur les degrés.


Au Panthéon.

À deux heures, le corbillard arrive à la grille du Panthéon.

Le cercueil est descendu et déposé au pied d’un grand catafalque dressé sous le porche.

Là, de nouveaux orateurs prennent la parole. Ceux de l’Arc de Triomphe avaient embrassé dans leur ensemble l’œuvre et l’action du poète. Ceux du Panthéon le prennent sous chacun de ses aspects et détaillent, pour ainsi dire, sa gloire.

Le sénateur Oudet parle au nom de Besançon, à qui nulle autre ville ne peut disputer l’honneur d’avoir vu naître notre Homère ; Henri de Bornier, au nom des auteurs dramatiques, s’émeut des grands drames, Hernani, Ruy Blas, les Burgraves ; Jules Claretie, pour les gens de lettres, énumère les combats et les victoires du grand lutteur pour la liberté de la forme et de la pensée ; Leconte de l’Isle, voix autorisée, salue au nom des poëtes « le plus grand des poëtes, celui dont la voix sublime ne se taira plus parmi les hommes ».

Louis Ulbach, au nom de l’Association littéraire internationale, dit ce qu’est, à l’étranger, Victor Hugo, « l’écrivain français le plus admiré hors de France » ; Philippe Jourde, pour la presse parisienne, revendique en Victor Hugo le journaliste, le rédacteur du Conservateur littéraire, le conducteur de l’Événement et du Rappel ; Madier de Montjau, au nom des proscrits de 1851, rappelle en paroles émues comment Victor Hugo fut la consolation et la lumière de ses compagnons d’exil ; le statuaire Guillaume, au nom des artistes français, glorifie, dans le poète des Orientales, « l’artiste le plus grand du siècle, le maître souverain de l’idée et de la forme ». M. Delcambre, au nom de l’Association des étudiants de Paris, dit comment Victor Hugo a été « pour tous les jeunes gens, l’initiateur et le bon guide ». Got, le grand comédien, remercie Victor Hugo, au nom de son théâtre, des grands drames dont il a honoré et enrichi la Comédie-Française.

C’est le tour des étrangers. M. Tullo Massaroni et M. Raqueni viennent associer au deuil de la France le deuil de l’Italie ; M. Boland, au nom du peuple de Guernesey, vient dire quelle trace lumineuse et douce laissera dans l’île la grande mémoire de l’exilé ; M. Lemat, un des défenseurs de Charlestown, apporte le témoignage de « la douloureuse émotion ressentie d’un bout à l’autre des États-Unis à la nouvelle de la mort de Victor Hugo, l’homme considérable dont la perte a rempli d’unanimes regrets l’âme du monde civilisé. » La race noire, dans la personne de M. Édouard, représentant de la République d’Haïti, « salue Victor Hugo et la grande nation française », et jette ce cri : « Jamais Athènes et Rome n’ont été le théâtre d’une si imposante solennité ! Paris dépasse aujourd’hui Rome et Athènes ! »

Pendant tous ces discours, l’immense cortège n’a pas cessé de se dérouler devant le Panthéon.

Chaque groupe, en passant, laisse sur les marches sa couronne ou son trophée de fleurs. Les degrés du vaste édifice en sont bientôt couverts du haut en bas, et jusque sur les faces latérales.

Paris viendra en pèlerinage, pendant bien des jours suivants, s’émerveiller devant cet amoncellement de fleurs.

Il est six heures et demie quand le dernier groupe a passé.

Le corps de Victor Hugo accompagné par la famille et les amis les plus proches, est alors descendu dans les cryptes du Panthéon.


Telle fut la splendeur de cette journée, qui restera comme l’une des plus belles et des plus pures de notre histoire de France.

« Cette journée parisienne, écrit le soir même Albert Wolff, apparaîtra à la postérité comme une légende invraisemblable. Si loin qu’on retourne dans le passé, elle n’a pas de précédent, et qui sait si jamais elle trouvera un pendant ? On peut dire que le peuple français tout entier a conduit aujourd’hui Victor Hugo à sa dernière demeure. La manifestation est d’une telle grandeur que notre fierté chasse la mélancolie et que le deuil prend les proportions d’une apothéose. Il meurt à peine un homme par siècle qui puisse réunir autour de son cercueil, dans un même sentiment de respect pour son génie, deux millions d’hommes résumant dans leur ensemble, par la pensée ou le travail, le génie d’une nation.

« Cette journée n’est pas triste, elle est radieuse ! À travers le deuil des parents et des innombrables amis, elle répand un sourire de satisfaction sur la grande ville qui a pu faire à Victor Hugo des funérailles dignes de son nom. »


  1. Voir aux Notes les procès-verbaux de ces séances.
  2. Voir les Discours aux Notes.