Actes et paroles/Depuis l’exil/Notes

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NOTES

DU TOME PREMIER

NOTE I.

ÉLECTIONS DU 8 FÉVRIER 1871
seine
Liste complète des représentants élus.
Électeurs inscrits : 545,605.
1. 
Louis Blanc 
 216,471
2. 
Victor Hugo 
 214,169
3. 
Garibaldi 
 200,065
4. 
Edgar Quinet 
 169,008
5. 
Gambetta 
 191,211
6. 
Henri Rochefort 
 193,248
7. 
Amiral Saisset 
 154,347
8. 
Ch. Delescluze 
 153,897
9. 
P. Joigneaux 
 153,314
10. 
Victor Schoelcher 
 149,918
11. 
Félix Pyat 
 141,118
12. 
Henri Martin 
 139,155
13. 
Amiral Pothuau 
 138,122
14. 
Édouard Lockroy 
 134,635
15. 
F. Gambon 
 129,573
16. 
Dorian 
 128,197
17. 
Ranc 
 126,572
18. 
Malon 
 117,253
19. 
Henri Brisson 
 115,710
20. 
Thiers 
 102,945
21. 
Sauvage 
 102,690
22. 
Martin Bernard 
 102,188

23. 
Marc Dufraisse 
 101,192
24. 
Greppo 
 101,001
25. 
Langlois 
 95,756
26. 
Général Frébault 
 95,235
27. 
Clémenceau 
 95,048
28. 
Vacherot 
 94,394
29. 
Jean Brunet 
 93,345
30. 
Charles Floquet 
 93,438
31. 
Cournet 
 91,648
32. 
Tolain 
 89,160
33. 
Littré 
 87,780
34. 
Jules Favre 
 81,126
35. 
Arnaud (de l’Ariège) 
 79,710
36. 
Ledru-Rollin 
 76,736
37. 
Léon Say 
 75,939
38. 
Tirard 
 75,178
39. 
Razona 
 74,415
40. 
Edmond Adam 
 73,217
41. 
Millière 
 73,145
42. 
A. Peyrat 
 72,243
43. 
E. Farcy 
 69,798

NOTE II.

VICTOR HUGO À BORDEAUX.
(Extrait de la Gironde, 16 février 1871.)

À l’issue de la séance, des groupes nombreux stationnaient autour du palais de l’Assemblée, qui était protégé par un cordon de garde nationale. Chaque député, à sa sortie, a été accueilli par le cri de : Vive la république !

Les acclamations ont redoublé lorsque Victor Hugo, qui avait assisté à la séance, est arrivé à son tour sur le grand perron. À partir de ce moment, les vivats en l’honneur du grand poëte des Châtiments ont alterné avec les vivats en l’honneur de la république.

Cette ovation, à laquelle la garde nationale elle-même a pris part, s’est prolongée sur tout le passage de Victor Hugo, qui, du geste et du regard, répondait aux acclamations de la foule.

NOTE III.

DÉMISSION DE VICTOR HUGO.

Nous reproduisons, en les atténuant, les appréciations des principaux écrivains politiques présents à Bordeaux, sur la séance où Victor Hugo a dû donner sa démission.

Bordeaux, 8 mars (5 heures 1/2).

À la dernière minute, quelques mots en hâte sur l’événement qui met l’Assemblée et la ville en rumeur.

Victor Hugo vient de donner sa démission.

Voici comment et pourquoi.

La vérification des pouvoirs en était arrivée aux élections de l’Algérie. La nomination de Gambetta à Oran et celle de M. Mocquard à Constantine venaient d’être validées.

Pour l’élection de Garibaldi à Oran, le rapporteur proposait l’annulation, attendu que « Garibaldi n’est pas français ».

Applaudissements violents à droite.

Le président dit : — Je mets l’annulation aux voix. Personne ne demande la parole ?

— Si fait, moi ! dit Victor Hugo.

Profond silence. — Victor Hugo a parlé admirablement, avec une indignation calme, si ces deux mots peuvent s’allier. Le Moniteur vous portera ses paroles exactes ; je les résume tant bien que mal :

— La France, a-t-il dit, vient de passer par des phases terribles, dont elle est sortie sanglante et vaincue ; elle n’a rencontré que la lâcheté de l’Europe. La France a toujours pris en main la cause de l’Europe, et pas un roi ne s’est levé pour elle, pas une puissance. Un homme seul est intervenu, qui est une puissance aussi. Son épée, qui avait déjà délivré un peuple, voulait en sauver un autre. Il est venu, il a combattu…

— Non ! non ! crie la droite furieuse. Non ! il n’a pas combattu !

Et des insultes pour Garibaldi.

— Allons ! riposte Victor Hugo, je ne veux offenser ici personne ; mais, de tous les généraux français engagés dans cette guerre, Garibaldi est le seul qui n’ait pas été vaincu !

Là-dessus, épouvantable tempête. Cris : À l’ordre ! à l’ordre !

Dans un intervalle entre deux ouragans, Victor Hugo reprend :

— Je demande la validation de l’élection de Garibaldi.

Cris de la droite plus effroyables encore : — À l’ordre ! à l’ordre ! Nous voulons que le président rappelle M. Victor Hugo à l’ordre.

Le général Ducrot se fait remarquer parmi les plus bruyants.

Le président. — Je demande à M. Victor Hugo de vouloir bien s’expliquer. Je rappellerai à l’ordre ceux qui l’empêcheront de parler. Je suis juge du rappel à l’ordre.

Le tumulte est inexprimable. Victor Hugo fait de la main un geste ; on se tait ; il dit :

— Je vais vous satisfaire. Je vais même aller plus loin que vous. Il y a trois semaines, vous avez refusé d’entendre Garibaldi ; aujourd’hui vous refusez de m’entendre ; je donne ma démission.

Stupeur et consternation à droite. Le général Ducrot croit injurier Garibaldi en disant qu’il est venu défendre, non la France, mais la République.

Cependant le président annonce « que M. Victor Hugo vient de lui faire remettre une lettre par laquelle il donne sa démission ».

— Est-ce que M. Victor Hugo persiste ? demande-t-il.

— Je persiste, dit Victor Hugo.

— Non ! non ! lui crie-t-on maintenant à droite.

Mais il répète : — Je persiste.

Et le président reprend : — Je ne lirai néanmoins cette lettre qu’à la séance de demain.

Séance du 8.

Je vous ai jeté, à la dernière minute, quelques mots sur l’événement qui était la rumeur d’hier et qui est encore la rumeur d’aujourd’hui, — la démission de Victor Hugo.

Si vous aviez assisté à ce moment de la séance, aux vociférations de la réaction, à sa rage, à son épilepsie, comme vous approuveriez le grand orateur de n’être pas resté là !

Victor Hugo avait dit que Garibaldi était le seul de nos généraux qui n’eût pas été battu. Notez que c’est rigoureusement exact, — et que ce n’est pas injurieux pour les quelques généraux énergiques, mais malheureux, qui n’ont pas à rougir de n’avoir pas réussi. Et, en effet, quand la majorité a hurlé : « Vous insultez nos généraux ! » Chanzy, Jauréguiberry, l’amiral La Roncière, etc., ont fait signe que non, et il n’y a eu que deux généraux parfaitement inconnus, et un troisième trop connu par son serment — M. Ducrot — qui se soient déclarés offensés.

Lorsque Victor Hugo a dit que Garibaldi était venu avec son épée … — un vieux rural a ajouté : — Et Bordone ! Ce vieux rural s’appelle M. de Lorgeril.

Victor Hugo : « Garibaldi est venu, il a combattu… » Toute la majorité : « Non ! non ! » Donc ils ne veulent même pas que Garibaldi ait combattu. On se demande s’ils comprennent ce qu’ils disent.

Il s’est trouvé un rural pour cette interruption : « Faites donc taire M. Victor Hugo ; il ne parle pas français. »

Au paroxysme du tumulte, il fallait voir le dédain et l’impassibilité de l’orateur attendant, les bras croisés, la fin de ce vacarme inférieur.

Vous allez avoir de la peine à me croire ; eh bien, quand Victor Hugo a donné sa démission, même cette majorité-là a senti, ce dont je l’aurais crue incapable, qu’en perdant l’éternel poëte des Châtiments, elle perdait quelque chose. M. Grévy ayant demandé si Victor Hugo persistait dans sa démission, il y a eu sur tous les bancs des voix qui ont crié : Non ! non !

Victor Hugo a persisté. Et comme il a eu raison ! Qu’il retourne à Paris, et qu’il laisse cette majorité parfaire toute seule ce qu’elle a si bien commencé en livrant à la Prusse Strasbourg et Metz.


La validation des élections a eu son cours. J’allais me retirer, quand tout à coup Victor Hugo apparaît à la tribune. Quelle que soit l’opinion de M. Victor Hugo comme homme politique, il est un fait incontestable, c’est qu’il est un puissant esprit, le plus grand poëte de France, et qu’à ce titre il a droit au respect d’une assemblée française, et doit tout au moins être écouté d’elle. C’est au milieu des hurlements, des cris, d’un tumulte indescriptible, du refus de l’écouter, que M. Victor Hugo est resté une bonne demi-heure à la tribune. Il s’agissait de l’élection de Garibaldi à Alger. On voulait l’écarter parce qu’il n’a pas la qualité de français.

« La France accablée, mutilée en présence de toute l’Europe, n’a rencontré que la lâcheté de l’Europe. Aucune puissance européenne ne s’est levée pour défendre la France, qui s’était levée tant de fois pour défendre l’Europe. Un homme est intervenu. (Ici les murmures commencent.) Cet homme est une puissance. (À droite, grognements.) Cet homme, qu’avait-il ? (Rires des cacochymes.) Une épée. Cette épée avait délivré un peuple. (La voix de l’orateur, si forte, est couverte par les violentes apostrophes de la majorité.) Elle pouvait en sauver un autre. (Dénégations frénétiques, jeunes et vieux se lèvent ivres de colère.) Enfin cet homme a combattu. (Ici l’orage crève. C’est un torrent. La voix du président est étouffée ; le bruit de la clochette n’arrive pas jusqu’à nous, et pourtant elle est agitée avec vigueur. On n’entend plus que ces mots : Ce n’est pas vrai, c’est un lâche ! Garibaldi ne s’est jamais battu ! Enfin le président saisit un moment de calme relatif et, avec colère, lance une dure apostrophe à cette assemblée que l’intolérance aveugle. Hugo, calme et serein, les mains dans les poches, laisse passer l’orage.)

« Je ne veux blesser personne. Il est le seul des généraux qui ont lutté pour la France qui n’ait pas été vaincu. » (À ces mots la rage déborde : À l’ordre ! à la porte ! Qu’il ne parle plus ! Nous ne voulons plus l’entendre ! Tels sont les cris qui s’échangent au milieu d’une exaspération croissante.)

Hugo se croise les bras et attend. Le président refuse de rappeler l’orateur à l’ordre. Hugo, alors, avec une grande dignité : « Il y a trois semaines, vous avez refusé d’entendre Garibaldi — (Vous mentez ; tout le monde sait que ce n’est pas vrai ! lui crie-t-on), — aujourd’hui vous refusez de m’entendre, je me retire. »

Alors Ducrot s’élance à la tribune et demande une enquête pour savoir si Garibaldi est venu défendre la France ou la République universelle. — Il est accueilli par des hourrahs de : Oui, oui.

Le président, consterné, demande publiquement à Hugo de retirer la lettre par laquelle il donne sa démission. Sollicité vivement par quelques amis, Hugo répond avec fermeté : Non ! non ! non !

L’Assemblée comprend l’acte ridicule qu’elle a commis et le président demande de ne lire cette lettre que demain.

Les hommes de cœur et d’intelligence ne peuvent plus rester… — Germain Casse.


Deux délégations ont été adressées à Victor Hugo pour l’engager à retirer sa démission.

La première venait au nom de la réunion républicaine de la rue de l’Académie. M. Bethmont a pris la parole.

La seconde au nom du centre gauche, l’envoyé était M. Target.

Victor Hugo, en les remerciant avec émotion de leur démarche, leur a expliqué les raisons qui l’obligeaient à persister dans sa résolution et à maintenir sa démission.

L’Assemblée qui a chassé Garibaldi a refusé d’entendre Victor Hugo. Ces deux actes suffiront à l’histoire pour la juger. Nous ne regrettons pas seulement l’admirable orateur que nous n’entendrons plus, nous regrettons encore, nous jeunes gens, cette grande indulgence, cette grande bienveillance et cette grande bonté qui étaient près de nous. C’est un triple deuil.

Le tumulte a été grand. La majorité, non contente d’avoir invalidé l’élection de Garibaldi, a voulu qu’il fût calomnié à la tribune. Un député — que je ne connais pas — mais que l’Assemblée a pris pour le général Ducrot, s’est chargé de ce soin. Ce député a donné à entendre qu’il fallait attribuer à Garibaldi la défaite de l’armée de l’Est. J’ai senti, à ces mots, comme tous les honnêtes gens, une vive indignation, et je n’ai pu me retenir de demander la parole. Elle me fut retirée dès mes premières phrases, je ne sais pourquoi. Je voulais seulement faire remarquer à mes honorables collègues qu’ils étaient dans une erreur complète touchant le général Ducrot et le député qui, si audacieusement, usurpait ce titre et ce nom.

Le général Ducrot, dans une circulaire célèbre, a dit :

— Je reviendrai mort ou victorieux !

Or le général Ducrot n’est point homme à prononcer de telles paroles en l’air. Il a été, malheureusement, vaincu, et je le tiens pour mort. On me dira tout ce qu’on voudra, je n’en démordrai point. Le général Ducrot est mort. Et le député qui a parlé hier et qui paraît se porter fort bien n’est point le général Ducrot.

M. Jules Favre a dit, il est vrai : « Ni un pouce de notre territoire, ni une pierre de nos forteresses », et il a donné l’Alsace et il a donné la Lorraine. M. Trochu a dit : "Je ne capitulerai pas", et il a prié un de ses amis de capituler. Mais M. le général Ducrot est mort. Jamais on ne me persuadera le contraire.

M. le général Ducrot, s’il avait vécu, aurait compris qu’il n’appartenait point à un général battu d’attaquer un général victorieux ; il n’aurait rappelé ni Wissembourg, où il a été défait, ni Buzenval, où il est arrivé six heures trop tard. Il se serait tu, — se conformant à cet axiome que les grandes douleurs doivent être muettes.

L’histoire compte déjà le faux Démétrius et le faux Smerdis. Nous

avons le faux Ducrot. Voilà tout — Édouard Lockroy.

NOTE IV.

Le soir du 8 mars, à une députation de citoyens de Bordeaux venant le prier de retirer sa démission, M. Victor Hugo a dit :

Je ne juge pas cette Assemblée, je la constate. Je me sens même indulgent pour elle. Elle est comme un enfant mal venu. Elle est le produit de la France mutilée. Elle m’afflige et m’attendrit comme un nouveau-né infirme. Elle se croit issue du suffrage universel. Or le suffrage universel qui l’a nommée était séparé de Paris. Sans Paris, il n’y a pas de lumière sur le suffrage universel, et le vote reste obscur. Électeur ignorant, élu quelconque. C’est le malheur du moment. L’Assemblée en est plus victime que coupable. Tout en souhaitant qu’elle disparaisse vite, je lui suis bienveillant. Plus elle m’a insulté, plus je lui pardonne.

Ceci est la quatrième Assemblée dont je fais partie. J’ai donc l’habitude de la lutte parlementaire. On m’a interrompu, cela me serait bien égal. L’Assemblée ne me connaît point, mais vous me connaissez, vous, et vous ne vous y méprenez pas. Je suis pour la liberté de la tribune, et je suis pour la liberté de l’interruption. D’abord, l’interruption est une liberté ; cela suffit pour qu’elle me plaise. Ensuite l’interruption aide l’improvisation ; elle suggère à l’orateur l’inattendu. Je fais donc plus que d’absoudre l’interruption, je l’aime ; à une condition, c’est qu’elle sera passionnée, c’est-à-dire loyale. Je ne lui demande pas d’être polie, je lui demande d’être honnête. Un jour un interrupteur m’a reproché l’argent que coûterait mon discours : Et dire que ce discours coûtera vingt-cinq francs à la France ! il était de bonne foi, j’ai souri. Un autre jour, le 17 juin 1851, je dénonçais le complot qui a éclaté en décembre, et je déclarais que le président de la république conspirait contre la république ; on m’a crié : Vous êtes un infâme calomniateur ! C’était vif ; cette fois encore, j’ai souri. Pourquoi ? c’est que l’interrupteur était simplement un imbécile. Or, être un imbécile, c’est un droit ; bien des gens en usent.

Je n’interromps jamais, mais j’aime qu’on m’interrompe. Cela me repose. Je me trompe en disant que je n’interromps jamais. Une fois dans ma vie j’ai interrompu un ministre ; M. Léon Faucher, je crois, était à la tribune. C’était en 1849, il faisait l’éloge du roi de Naples, et je lui criai : — Le roi de Naples est un monstre. — Ce mot a fait le tour de l’Italie et n’a évidemment pas nui à la chute des Bourbons de Naples. L’interruption peut donc être bonne.

J’admets l’interruption. Je l’admets pleinement. J’admets que l’orateur soit vieux et que l’interrupteur soit jeune, j’admets que l’orateur ait des cheveux blancs et que l’interrupteur n’ait pas même de barbe au menton, j’admets que l’orateur soit vénérable et que l’interrupteur soit ridicule. J’admets qu’on dise à Caton : Vous êtes un lâche. J’admets qu’on dise à Tacite : Vous mentez. J’admets qu’on dise à Molière ou à Voltaire : Vous ne savez pas le français. J’admets qu’un homme de l’empire insulte un homme de l’exil. Écoutez, je vais vous dire, en fait d’injures, j’admets tout. Je vais loin, comme vous voyez. Mais, en fait de servitude, je n’admets rien. Je n’admets pas que la tribune soit supprimée par l’interruption. Opprimée oui, supprimée non. Là commence ma résistance. Je n’admets pas que la liberté inférieure abolisse la liberté supérieure. Je n’admets pas que celui qui crie bâillonne celui qui pense ; criez tant que vous voudrez, mais laissez-moi parler. Je n’admets pas que l’orateur soit l’esclave de l’interrupteur. Or, voici en quoi consiste l’esclavage de l’orateur ; c’est en ceci seulement : ne pouvoir dire sa pensée. Vous m’appelez calomniateur. Que m’importe, si vous me laissez dire ce que vous appelez ma calomnie. Ma liberté, c’est ma dignité. Frappe, mais écoute. Insultez-moi, mais laissez-moi libre. Or, le 17 juillet 1851, j’ai pu dénoncer et menacer Bonaparte, et le 8 mars 1871, je n’ai pu défendre Garibaldi. Cela, je ne l’admets pas. Je ne consens pas à cette dérision : avoir la parole et avoir un bâillon. Être à la tribune et être au bagne. Vouloir obéir à sa conscience, et ne pouvoir qu’obéir à la majorité. On n’obtiendra pas de moi cette bassesse, et je m’en vais.

En dehors de cette question de principes qui me commande ma démission, je le répète, je n’en veux pas à l’Assemblée. Le loup est né loup et restera loup. On ne change pas son origine. Si certains membres de la droite, qui peut-être en leur particulier sont les meilleures gens du monde, mais qui sont illettrés, ignorants et inconvenants, font que parfois l’Assemblée nationale de France ressemble à une populace, ce n’est certes pas la faute de ces honorables membres qui sont, à leur insu, une calamité publique. C’est le malheur de tous, et ce n’est le crime de personne. Mais ce malheur, tant que l’Assemblée siégera, est irrémédiable. Là où il n’y a pas de remède, le médecin est inutile.

Je n’espère rien de cette Assemblée, j’attends tout du peuple. C’est pourquoi je sors de l’Assemblée, et je rentre dans le peuple.

La droite m’a fait l’honneur de me prendre pour ennemi personnel. Il y a dans l’Assemblée bien des hommes du dernier empire ; en entrant dans l’Assemblée, j’ai oublié que j’avais fait les Châtiments ; mais eux, ils s’en souviennent. De là ces cris furieux.

J’amnistie ces clameurs, mais je veux rester libre. Et encore une fois, je m’en vais.


Le même soir, 8 mars, la réunion de la gauche radicale a vivement pressé le représentant Victor Hugo de retirer sa démission. Il a persisté, et il a adressé à la réunion quelques paroles que nous reproduisons :

Je persiste dans ma résolution.

C’est pour moi une douleur de vous quitter, vous avec qui je combattais.

Plusieurs d’entre vous et moi, nous étions ensemble dans Paris devant l’ennemi, la Prusse ; nous sommes ensemble à Bordeaux devant un autre ennemi, la monarchie. Je vous quitte, mais c’est pour continuer le combat. Soyez tranquilles.

Ici le combat est devenu impossible, à moi du moins. J’ai souri de ce bon curé debout qui me montrait le poing et qui criait : À mort ! C’était sa façon de demander le rappel à l’ordre. Cela ne serait que risible si la droite finissait par écouter. Mais non. C’est l’interruption à jet continu. Nul moyen de dire sa pensée tout entière. La majorité ne veut pas qu’une idée se fasse jour. C’est la voie de fait et la violence remplaçant la discussion. L’Assemblée n’a pas voulu entendre Garibaldi, et il n’a pu rester dans l’Assemblée plus d’un jour. Elle n’a pas voulu m’entendre, et j’ai donné ma démission. Tenez, le jour où M. Thiers cessera de leur plaire, la droite le traitera comme elle a traité Garibaldi, comme elle m’a traité, et je ne serais pas surpris qu’elle le forçât, lui aussi, à donner sa démission[1]. Ne nous faisons aucune illusion. La Chambre introuvable est retrouvée, nous sommes en 1815.

C’est du reste une loi, toute invasion étrangère est suivie d’une invasion monarchique. Après le droit de force, le droit divin. Après le glaive, le sceptre.

Ce sera pour moi un insigne honneur et un beau souvenir d’avoir présidé pendant quelques jours, moi le moindre d’entre vous, cette généreuse réunion ; cette réunion où vous êtes, vous, Louis Blanc, historien profond, orateur puissant, grande âme ; vous Schoelcher, duquel j’ai dit : Schoelcher a élevé la vertu jusqu’à la gloire ; vous Peyrat, grand journaliste, conscience droite et talent fier ; vous, Lockroy, esprit éclatant et intrépide ; vous, Langlois, combattant de la tribune comme du champ de bataille ; vous, Joigneaux, vous, Edmond Adam, vous, Floquet, vous, Martin-Bernard, vous, Naquet, vous, Brisson, hommes éloquents et vaillants, vous tous, car tous comptent ici. Chez les vieux, la vétérance n’exclut pas l’énergie ; chez les jeunes, l’ardeur n’exclut pas la gravité. Dans le camp démocratique, on mûrit vite et on ne vieillit pas.

Je vous quitte, mais, je le répète, c’est pour mieux combattre. Quand l’interruption devient la mutilation, l’orateur doit descendre de la tribune ; il le doit à sa dignité, il le doit à la liberté. Mais je serai l’orateur du dehors. Je reste votre auxiliaire. Une haine systématique étouffe ici ma voix. Mais on étouffe une voix, on n’étouffe pas une pensée. Paralysé ici, je retrouve hors d’ici toute ma liberté d’action. Et au besoin, je saurai, s’il le faut, reprendre la route de l’exil. Souvent, parler de plus loin, c’est parler de plus haut.

Je ne dis pas que je ne consentirai jamais à rentrer dans une Chambre ; plus tard, quand les leçons données auront porté leur fruit, quand la liberté de la tribune sera rétablie, si mes concitoyens se souviennent assez de moi pour savoir mon nom, j’accepterai d’eux, alors comme toujours, toutes les formes du devoir. Je remonterai, s’ils le désirent, à la tribune redevenue possible pour moi, et j’y défendrai la république, le peuple, la France, et tous les grands principes du droit auxquels appartiennent ma dernière parole comme orateur, ma dernière pensée comme écrivain, et mon dernier souffle comme citoyen.

NOTE V.

FIN DE L’INCIDENT BELGE.

L’incident belge a eu une suite. Le dénoûment a été digne du commencement. La conscience publique exigeait un procès. Le gouvernement belge l’a compris ; il en a fait un. À qui ? Aux auteurs et complices du guet-apens de la place des Barricades ? Non. Au fils de Victor Hugo, et un peu par conséquent au père. Le gouvernement belge a simplement accusé M. François-Victor Hugo de vol. M. François-Victor Hugo avait depuis quatre ou cinq ans dans sa chambre quelques vieux tableaux achetés en Flandre et en Hollande. Le gouvernement catholique belge a supposé que ces tableaux devaient avoir été volés au Louvre par la Commune et par M. François-Victor Hugo. Il les a fait saisir en l’absence de M. François-Victor Hugo, et un juge nommé Cellarier a gravement et sans la moindre stupeur instruit le procès. Au bout de six semaines, il a fallu renoncer à cette tentative, digne pendant de la tentative nocturne du 27 mai. La justice belge s’est désistée du procès, a rendu les tableaux et a gardé la honte. De tels faits ne se qualifient pas.

La justice belge n’ayant pu donner le change à l’opinion, et n’ayant pas réussi dans son essai de poursuivre un faux crime, à paru, au bout de trois mois, se souvenir qu’elle avait un vrai crime à poursuivre. Le 20 août, M. Victor Hugo a reçu, à Vianden, l’invitation de faire sa déclaration sur l’assaut du 27 mai devant le juge d’instruction de Diekirch. Il l’a faite en ces termes :

Le 1er juin 1871, au moment de quitter la Belgique, j’ai publié la déclaration que voici :

« L’assaut nocturne d’une maison est un crime qualifié. À six heures du matin, le procureur du roi devait être dans ma maison ; l’état des lieux devait être constaté judiciairement, l’enquête de justice en règle devait commencer, cinq témoins devaient être immédiatement entendus, les trois servantes, Mme Charles Hugo et moi. Rien de tout cela n’a été fait. Aucun magistrat instructeur n’est venu ; aucune vérification légale des dégâts, aucun interrogatoire. Demain toute trace aura à peu près disparu, et les témoins seront dispersés ; l’intention de ne rien voir est ici évidente. Après la police sourde, la justice aveugle. Pas une déposition n’a été judiciairement recueillie ; et le principal témoin, qu’avant tout on devrait appeler, on l’expulse.

« Victor Hugo. »

Tout ce que j’ai indiqué dans ce qu’on vient de lire s’est réalisé.

Aujourd’hui, 20 août 1871, je suis cité à faire, par-devant le juge d’instruction de Diekirch (Luxembourg), délégué par commission rogatoire, la déclaration de l’acte tenté contre moi dans la nuit du 27 mai.

Deux mois et vingt-quatre jours se sont écoulés.

Je suis en pays étranger.

Le gouvernement belge a laissé aux traces matérielles le temps de disparaître, et aux témoins le temps de se disperser et d’oublier.

Puis, quand il a fait tout ce qu’il a pu pour rendre l’enquête illusoire, il commence l’enquête.

Quand la justice belge pense qu’au bout de près de trois mois le fait a eu le temps de s’évanouir judiciairement et est devenu insaisissable, elle se saisit du fait.

Pour commencer, au mépris du code, elle qualifie, dans la citation qui m’est remise, l’assaut d’une maison par une bande armée de pierres et poussant des cris de mort : « violation de domicile ».

Pourquoi pas tapage nocturne ?

À mes yeux, le crime qualifié de la place des Barricades a une circonstance atténuante. C’est un fait politique. C’est un acte sauvage et inconscient, un acte d’ignorance et d’imbécillité, du même genre que les faits reprochés aux agents de la Commune. Cette assimilation est acquise aux hommes de la place des Barricades. Ils ont agi aveuglément comme agissaient les instruments de la Commune. C’est pourquoi je les couvre de la même exception. C’est pourquoi il ne m’a pas convenu d’être plaignant.

C’est pourquoi, témoin, j’eusse plaidé la circonstance atténuante qu’on vient d’entendre.

Mais je n’ai pas voulu être plaignant, et le gouvernement belge n’a pas voulu que je fusse témoin.

Je serai absent.

Par le fait de qui ?

Par le fait du gouvernement belge.

La conduite du ministère belge, dans cette affaire, a excité l’indignation de toute la presse libre d’Europe, que je remercie.

En résumé,

Près de trois mois s’étant écoulés,

Les traces matérielles du fait étant effacées,

Les témoins étant dispersés,

Le principal témoin, le contrôleur nécessaire de l’instruction, étant écarté,

L’enquête réelle n’étant plus possible,

Le débat contradictoire n’étant plus possible,

Il est évident que ce simulacre d’instruction ne peut aboutir qu’à un procès dérisoire ou à une ordonnance de non-lieu, plus dérisoire encore.

Je signale et je constate cette forme nouvelle du déni de justice.

Je proteste contre tout ce qui a pu se faire en arrière de moi.

L’audacieuse et inqualifiable tentative faite contre mon fils, à propos de ses tableaux, par la justice belge, montre surabondamment de quoi elle est capable.

Je maintiens contre le gouvernement belge et contre la justice belge toutes mes réserves.

Je fais juge de cette justice-là la conscience publique.

Victor Hugo.
Diekirch, 22 août 1871.

Voici comment s’est terminée la velléité de justice qu’avait eue la justice : un juge d’instruction a mandé M. Kerwyn de Lettenhove, fils du ministre de l’intérieur local, et désigné par toute la presse libérale belge comme un des coupables du 27 mai. Ce M. Kerwyn n’a pu nier qu’il n’eût fait partie de la bande qui avait assiégé la nuit une maison habitée et failli tuer un petit enfant. L’honorable juge, sur cet aveu, lui a demandé s’il voulait nommer ses complices. M. Kerwyn a refusé. Le juge l’a condamné à cent francs d’amende. Fin.

NOTE VI.

La lettre du 26 mai à l’Indépendance belge disait primitivement :

« Johannard et La Cécilia… font fusiller un enfant… »

Ce fait est inexact, comme le prouve la lettre suivante du général La Cécilia. Le général La Cécilia, disons-le à son honneur, a été commandant des francs-tireurs de Châteaudun.

À M. VICTOR HUGO.
Genève, 2 août 1871.
Monsieur,

Dans une lettre, désormais historique, que vous ayez adressée à l’Indépendance belge, à la date du 26 mai, j’ai lu, avec une pénible surprise, la phrase suivante :

« Ceux de la Commune, Johannard et La Cécilia, qui font fusiller un enfant de quinze ans, sont des criminels… »

Par suite de quelle erreur fatale votre voix illustre et vénérée s’élevait-elle pour m’accuser d’une lâcheté aussi odieuse ? C’est ce qu’il m’importait de rechercher, mais le soin de dérober ma tête aux fureurs de la réaction m’a empêché jusqu’ici de le faire.

Sans attendre mes explications, plusieurs de mes amis ont pris ma défense dans la presse française et étrangère ; je crois pourtant devoir profiter du premier instant de tranquillité pour vous fournir quelques détails qui achèveront de dissiper vos doutes, si vous en avez encore.

Le Journal officiel de la Commune du 20 mai contient le rapport ci-dessous que je transcris rigoureusement :

« le citoyen johannard. — Je demande la parole pour une communication. Je me suis rendu hier au poste qu’on m’a fait l’honneur de me confier. On s’est battu toute la nuit. La présence d’un membre de la Commune a produit la meilleure influence parmi les combattants. — Je ne serais peut-être pas venu sans un fait très important, dont je crois de mon devoir de vous rendre compte.

On avait mis la main sur un garçon qui passait pour un espion, — toutes les preuves étaient contre lui et il a fini par avouer lui-même qu’il avait reçu de l’argent et qu’il avait fait passer des lettres aux Versaillais. — J’ai déclaré qu’il fallait le fusiller sur-le-champ. — Le général La Cécilia et les officiers d’état-major étant du même avis, il a été fusillé à midi.

Cet acte m’ayant paru grave, j’ai cru de mon devoir d’en donner communication à la Commune et je dirai qu’en pareil cas j’agirai toujours de même. »

Vrai quant au fond, ce récit renferme cependant deux inexactitudes : La première, c’est que l’individu que Johannard appelle un garçon était un jeune homme de vingt-deux à vingt-trois ans ; la seconde, c’est qu’il n’aurait pas suffi de l’avis de Johannard pour me déterminer à ordonner, conformément aux lois de la guerre, l’exécution d’un espion. Le rapport que j’ai adressé à ce sujet au délégué de la guerre témoigne que la sentence fut prononcée après toutes les formalités d’usage en pareille circonstance.

Néanmoins j’ai réfléchi que les paroles attribuées à Johannard par l’Officiel ne vous permettaient pas de conclure que l’espion fusillé par mon ordre était un enfant de quinze ans.

J’ai donc continué mes recherches et j’ai fini par trouver que certains journaux belges, entre autres l’Écho du Parlement, avaient, en reproduisant le compte rendu de l’Officiel, eu le soin d’ajouter que la victime de ma férocité était un enfant de quinze ans.

Or, je n’ai pas besoin de vous le dire, à cette assertion j’oppose le démenti le plus formel.

Et pour vous, monsieur, comme pour tous ceux qui me connaissent, mon affirmation suffira, car, je le dis avec orgueil, si l’on fouille dans ma vie, on trouvera que je n’ai rien à me reprocher, pas même une faiblesse, pas même une capitulation de conscience.

C’est donc comptant sur votre loyauté que je viens vous prier de vouloir bien effacer mon nom de votre lettre du 26 mai.

Veuillez agréer, monsieur, l’assurance de mon profond respect.

Votre dévoué,
N. LA CÉCILIA.
Ex-général de division, commandant en chef
   la 2e armée de la Commune de Paris.

NOTES

DU TOME DEUXIÈME

NOTE I.

LE DÉPORTÉ JULES RENARD.

Aux rédacteurs du Rappel.

Je reçois aujourd’hui, 17 juin 1872, cette lettre du 27 mai.

Jules Renard est cet homme résolu qui a poussé le respect de sa conscience jusqu’à se dénoncer lui-même. Il est en prison parce qu’il l’a voulu.

Je crois la publication de cette lettre nécessaire.

La presse entière s’empressera, je le pense, de la reproduire.

Cette lettre est remarquable à deux points de vue, l’extrême gravité des faits, l’extrême modération de la plainte.

À l’heure qu’il est, certainement, j’en suis convaincu du moins, Jules Renard n’est plus au cachot, mais il y a été, et cela suffit.

Une enquête est nécessaire ; je la réclame comme écrivain, n’ayant pas qualité pour la réclamer comme représentant.

Évidemment la gauche avisera.

Victor Hugo.
Prison de Noailles, cellule de correction, N° 74,
le 27 mai 1872.
À M. Victor Hugo.
De profundis, clamo ad te.

Je suis au cachot depuis huit jours, pour avoir écrit la lettre suivante à M. le général Appert, chef de la justice militaire :

Prison des Chantiers, 20 mai 1872.
« Monsieur le général,

Nous avons l’honneur de vous informer que depuis quelque temps le régime de la prison des Chantiers n’est plus supportable. — Des provocations directes sont adressées chaque jour aux détenus en des termes qui, si ces faits se prolongeaient, donneraient lieu à des appréciations non méritées sur tout ce qui porte l’uniforme de l’armée française. Les sous-officiers employés au service de la prison ne se font aucun scrupule de frapper à coups de bâton sur la tête des prisonniers dont ils ont la garde. Les expressions les plus grossières, les plus humiliantes, les plus blessantes, sont proférées contre nous et deviennent pour nous une continuelle excitation à la révolte.

Aujourd’hui encore, le maréchal des logis D… a frappé avec la plus extrême violence un de nos codétenus, puis s’est promené dans les salles, un revolver dans une main, un gourdin dans l’autre, nous traitant tous de lâches et de canailles. Ce même sous-officier nous soumet depuis quelques jours à la formalité humiliante de la coupe des cheveux et profite de cette occasion pour nous accabler de vexations et d’injures.

Jusqu’ici, faisant effort sur nous-mêmes, nous avons contenu notre indignation, et nous avons répondu à ces faits, que nous ne voulons pas qualifier, par le silence et le dédain. Mais aujourd’hui la mesure est comble, et nous croyons de notre devoir rigoureux, monsieur le général, d’appeler votre haute attention sur ces faits que vous ignorez bien certainement, et de provoquer une enquête.

Il ne s’agit pas, croyez-le bien, monsieur le général, d’opposition denotre part. — Quelque dure que soit la consigne qui nous est imposée, nous sommes tous disposés à la respecter. Ce que nous avons l’honneur de vous soumettre, ce sont les excitations, les provocations, les voies de fait, dont le commandant de la prison donne l’exemple, et qui pourraient occasionner des malheurs. En un mot, il s’agit d’une question d’humanité, de dignité, à laquelle tout homme de cœur et d’honneur ne saurait rester insensible.

« Nous avons l’honneur d’être, monsieur le général, vos respectueux,

« Jules Renard,
et une cinquantaine d’autres signataires. »

C’est pour avoir écrit cette lettre que je suis jusqu’à nouvel ordre dans un cachot infect, avec un forçat qui a les fers aux pieds, et cinq autres malheureux.

« Jules Renard,
ancien secrétaire de Rossel.

NOTE II.

VENTE DU POËME LA LIBÉRATION DU TERRITOIRE

On lit dans les journaux de décembre 1873 :

« Victor Hugo a publié en septembre dernier des vers intitulés : la Libération du territoire. Ce poëme de quelques pages a été, selon la volonté de l’auteur, vendu au profit des alsaciens-lorrains.

Nous publions la note de MM. Michel Lévy frères, qui donne en détail les chiffres relatifs à cette vente.

Il a été vendu 23,986 exemplaires de la Libération du territoire, qui ont produit, à 50 centimes l’exemplaire, une somme brute de11.993 «

Papier et impression,
2.269  »
Remises aux libraires,
5.149 90
Affichage et publicité,
47 80
 
7.486 70

Bénéfice net,
4.506 30

« Il existe trois sociétés de secours pour les alsaciens-lorrains : la société présidée par M. Crémieux, la société présidée par M. d’Haussonville, et la société du boulevard Magenta. Victor Hugo a partagé également entre ces trois comités le produit de la vente et a fait remettre à chacun d’eux la somme de 1,502 fr. 10 c. Total égal, 4,506 fr. 30 c. »

NOTE III.

PROCÈS-VERBAL DE L’ÉLECTION DU DÉLÉGUÉ
AUX ÉLECTIONS SÉNATORIALES


conseil municipal de paris
Séance du dimanche 16 janvier 1876.
(Exécution de la loi du 2 août 1875, sur les élections sénatoriales.)

L’an mil huit cent soixante-seize, le seize janvier, à une heure et demie de relevée, le conseil municipal de la ville de Paris s’est réuni dans le lieu ordinaire de ses séances, sous la présidence de M. Clémenceau, MM. Delzant et Sigismond Lacroix étant secrétaires.

M. le préfet de la Seine a donné lecture :

1o. De la loi constitutionnelle du 24 février 1875 sur l’organisation du sénat ;

2o. De la loi organique du 2 août 1875 sur l’élection des sénateurs ;

3o. De la loi du 30 décembre 1875 fixant à ce jour l’élection des délégués des conseils municipaux ;

4o. Du décret du 3 janvier 1876 convoquant les conseils municipaux et fixant la durée du scrutin.

Élection du délégué

Il a ensuite invité le conseil à procéder, sans débat, au scrutin secret et à la majorité absolue des suffrages, à l’élection d’un délégué.

Chaque conseiller municipal, a l’appel de son nom, a écrit son bulletin de vote sur papier blanc et l’a remis au président.

Le dépouillement du vote a commencé à 2 heures et demie. Il a donné les résultats ci-après :

Nombre de bulletins trouvés dans l’urne 
 73
À déduire, bulletin blanc 
 1

Reste pour le nombre des suffrages exprimés 
 72
Majorité absolue 
 37

Ont obtenu :

MM.  
Victor Hugo 
 53 voix.
  
Mignet 
 7         
  
Gouin…  
 7         
  
Dehaynin 
 1         
  
Raspail père 
 1         
  
Naquet 
 1         
  
De Freycinet 
 1         
  
Malarmet 
 1         

M. Victor Hugo, ayant obtenu la majorité absolue, a été proclamé délégué.


Le soir de ce jour, M. Clémenceau, président du conseil municipal de Paris, accompagné de plusieurs de ses collègues, s’est présenté chez M. Victor Hugo.

Il a dit à M. Victor Hugo :

Mon cher et illustre concitoyen,

Mes collègues m’ont chargé de vous faire connaître que le conseil municipal vous a élu aujourd’hui, entre tous nos concitoyens, pour représenter notre Paris, notre cher et grand Paris, dans le collège sénatorial du département de la Seine.

C’est un grand honneur pour moi que cette mission. Permettez-moi de m’en acquitter sans phrases.

Le conseil municipal de la première commune de France, de la commune française par excellence, avait le devoir de choisir, pour représenter cette laborieuse démocratie parisienne qui est le sang et la chair de la démocratie française, un homme dont la vie fût une vie de travail et de lutte, et qui fût en même temps, s’il se pouvait rencontrer, la plus haute expression du génie de la France.

Il vous a choisi, mon cher et illustre concitoyen, vous qui parlez de Paris au monde, vous qui avez dit ses luttes, ses malheurs, ses espérances ; vous qui le connaissez et qui l’aimez ; vous enfin qui, pendant vingt ans d’abaissement et de honte, vous êtes dressé inexorable devant le crime triomphant ; vous qui avez fait taire l’odieuse clameur des louanges prostituées pour faire entendre au monde

La voix qui dit : Malheur, la bouche qui dit : Non !

Hélas ! le malheur que vous prédisiez est venu. Il est venu trop prompt, et surtout trop complet.

Notre génération, notre ville, commencent à jeter vers l’avenir un regard d’espérance. Notre nef est de celles qui ne sombrent jamais. Fluctuat nec mergitur. Puisque les brumes du présent ne vous obscurcissent pas l’avenir, quittez l’arche, vous qui planez sur les hauteurs, donnez vos grands coups d’aile, et puissions-nous bientôt vous saluer rapportant à ceux qui douteraient encore le rameau vert de la république !

M. Victor Hugo a répondu :

Monsieur le président du conseil municipal de Paris,

Je suis profondément ému de vos éloquentes paroles. Y répondre est difficile, je vais l’essayer pourtant.

Vous m’apportez un mandat, le plus grand mandat qui puisse être attribué à un citoyen. Cette mission m’est donnée de représenter, dans un moment solennel, Paris, c’est-à-dire la ville de la république, la ville de la liberté, la ville qui exprime la révolution par la civilisation, et qui, entre toutes les villes, a ce privilège de n’avoir jamais fait faire à l’esprit humain un pas en arrière.

Paris — il vient de me le dire admirablement par votre bouche — a confiance en moi. Permettez-moi de dire qu’il a raison. Car, si par moi-même je ne suis rien, je sens que par mon dévouement j’existe, et que ma conscience égale la confiance de Paris.

Il s’agit d’affermir la fondation de la république. Nous le ferons ; et la réussite est certaine. Quant à moi, armé de votre mandat, je me sens une force profonde. Sentir en soi l’âme de Paris, c’est quelque chose comme sentir en soi l’âme même de la civilisation.

J’irai donc, droit devant moi, à votre but, qui est le mien. La fonction que vous me confiez est un grand honneur ; mais ce qui s’appelle honneur en monarchie, s’appelle devoir en république. C’est donc plus qu’un grand honneur que vous me conférez, c’est un grand devoir que vous m’imposez. Ce devoir, je l’accepte, et je le remplirai. Ce que veut Paris, je le dirai à la France. Comptez sur moi. Vive la république !

NOTE IV.

ÉLECTIONS SÉNATORIALES DE LA SEINE

réunion des électeurs
21 janvier 1876.

m. laurent-pichat, président. — Je mets aux voix la candidature de M. Victor Hugo.

m. l. asseline. — Je demande que le vote ait lieu sans débats pour rendre hommage à l’illustre citoyen. (Assentiment général.)

La candidature de M. Victor Hugo est adoptée par acclamation.

m. victor hugo. — Je ne croyais pas utile de parler ; mais, puisque l’assemblée semble le désirer, je dirai quelques mots, quelques mots seulement, car votre temps est précieux.

Mes concitoyens, le mandat que vous me faites l’honneur de me proposer n’est rien à côté du mandat que je m’impose. (Mouvement.)

Je vais bien au delà.

Les vérités dont la formule a été si fermement établie par notre éloquent président sont les vérités mêmes pour lesquelles je combats depuis trente-six ans. Je les veux, ces vérités absolues, et j’en veux d’autres encore. (Oui ! oui !) Vous le savez, lutter pour la liberté est quelquefois rude, mais toujours doux, et cette lutte pour les choses vraies est un bonheur pour l’homme juste. Je lutterai.

À mon âge, on a beaucoup de passé et peu d’avenir, et il n’est pas difficile à mon passé de répondre de mon avenir.

Je ne doute pas de l’avenir. J’ai foi dans le calme et prospère développement de la république ; je crois profondément au bonheur de ma patrie ; le temps des grandes épreuves est fini, je l’espère. Si pourtant il en était autrement, si de nouvelles commotions nous étaient réservées, si le vent de tempête devait souffler encore, eh bien ! quant à moi, je suis prêt, (Bravos.) Le mandat que je me donne à moi-même est sans limite. Ces vérités suprêmes qui sont plus que la base de la politique, qui sont la base de la conscience humaine, je les défendrai, je ne m’épargnerai pas, soyez tranquilles ! (Applaudissements.)

Je prendrai la parole au sénat, aux assemblées, partout ; je prendrai la parole là où je l’aurai, et, là où je ne l’aurai pas, je la prendrai encore. Je n’ai reculé et je ne reculerai devant aucune des extrémités du devoir, ni devant les barricades, ni devant le tyran ; j’irais… cela va sans dire, et votre émotion me dit que la pensée qui est dans mon cœur est aussi dans le vôtre, et je lis dans vos yeux les paroles que je vais prononcer… — pour la défense du peuple et du droit, j’irais jusqu’à la mort, si nous étions condamnés à combattre, et jusqu’à l’exil si nous étions condamnés à survivre. (Acclamations.)

NOTE V.

après le discours pour l’amnistie

Un groupe maçonnique de Toulouse a écrit à Victor Hugo.

Toulouse, 26 mai 1876.
Maître et citoyen,

La cause que vous avez plaidée lundi au sénat est noble et belle ; juste au point de vue humanitaire, juste au point de vue politique. Le sénat n’a voulu comprendre ni l’un ni l’autre ; il avait le parti pris de ne pas se laisser émouvoir ; et pourtant, vos sublimes accents ont fait vibrer tous les cœurs français et véritablement humains. Mais vos collègues avaient revêtu leurs poitrines de la triple cuirasse du poëte latin ; sous prétexte de politique, ils sont demeurés sourds à la voix de l’humanité. Souvent trop d’habileté nuit, car, en étouffant celle-ci, ils ont compromis celle-là.

Dans la question de l’amnistie, les intérêts de la politique et de l’humanité sont les mêmes. Qu’importe que le sénat n’ait point voulu prendre leur défense ? Il a cru étouffer la question en la rejetant, il n’a réussi qu’à lui donner une impulsion plus vive, qu’à l’imposer aux méditations de tous. Les deux Chambres ont rejeté la cause de l’amnistie, de l’humanité, de la justice ; le pays la prend en main, et il faudra bien que le pays finisse par avoir raison de toutes les fausses peurs, de toutes les mauvaises volontés, de tous les calculs égoïstes.

Maître, la France ne se faisait pas d’illusion ; elle savait que l’amnistie était condamnée d’avance et qu’elle se heurterait à un parti pris ; elle savait que les puissants du jour ne consentiraient pas à ouvrir les portes de la patrie à ces milliers de malheureux qui expient, depuis cinq années, loin du sol natal, le crime de s’être laissé égarer un moment après les souffrances et les privations du siége et du bombardement, après avoir défendu et sauvé l’honneur national compromis par… d’autres. Cela était prévu, la France n’avait aucune illusion ; elle n’applaudit qu’avec plus d’attendrissement et d’enthousiasme à votre patriotisme, à votre courage civique. En vous lisant, elle a cru entendre la voix de la Patrie désolée qui pleure l’exil de ses enfants ; elle a cru entendre la voix de l’Humanité faisant appel à l’union des cœurs, à la fraternité des membres d’une même famille. Et, quant à la page éloquente, digne des plus belles des Châtiments, où vous prenez au collet le sinistre aventurier de Boulogne et de Décembre, le démoralisateur de la France, le lâche et le traître de Sedan, pour le flétrir et le condamner, nous avons cru entendre la sentence vengeresse de l’impartiale Histoire.

Maître, un groupe maçonnique de Toulouse, après avoir lu votre splendide discours — tellement irréfutable que les complices eux-mêmes de l’assassin des boulevards, vos collègues au sénat, hélas ! sont demeurés muets et cloués à leurs fauteuils, — vous fait part de son enthousiasme et de sa vénération, et vous dit : Maître, la France démocratique — c’est-à dire la fille de la Révolution de 1789, celle qui travaille, celle qui pense, celle qui est humaine et qui veut chasser jusqu’au souvenir de nos discordes — est avec vous ; votre saisissant et admirable langage a été l’expression fidèle des sentiments de son cœur et de sa volonté inébranlable. La cause de l’amnistie a été perdue devant le parlement, elle a été gagnée devant l’opinion publique.

Pour les francs-maçons, au nom desquels je parle, pour la France intellectuelle et morale, vous êtes toujours le grand poëte, le courageux citoyen, l’éloquent penseur, l’interprète le plus admiré des grandes lois divines et humaines, en même temps que le plus éclatant génie moderne de la patrie de Voltaire et de Molière.

Permettez-nous de serrer votre loyale main,

louis braud. ⁂

Ont adhéré :

doumergue., l. edan, tournié aîné, codard, p. baux, lpart, f. massy, bonnemaison, simon, castaing, bouilhières, delcrosse, biron, alié, thil, pelyrin, durest, clergue, demeure, bourgare, tarrié, ournac, haffner, amouroux, a. fumel, urbain, fumel, gaubert, de margeot, hector goua, castagné, brenel, paris aîné, pujol, gratelou, girons, gros, coste, asabathier, brol, pagès, roche, figarid, berger, gardel, bola, corne, boudet, gausseran, coudard, barle, delmas, picard, lannes, ariste, passerieux, ⁂ etc., etc.

Voici la réponse de Victor Hugo :

Paris, 4 juin 1876.
Mes honorables concitoyens,

Votre patriotique sympathie, si éloquemment exprimée, serait une récompense, si j’en méritais une.

Mais je ne suis rien qu’une voix qui a dit la vérité.

Je saisis, en vous remerciant, l’occasion de remercier les innombrables partisans de l’amnistie qui m’écrivent en ce moment tant de généreuses lettres d’adhésion. En vous répondant, je leur réponds.

Cette unanimité pour l’amnistie est belle ; on y sent le vœu, je dirais presque le vote de la France.

En dépit des hésitations aveugles, l’amnistie se fera. Elle est dans la force des choses. L’amnistie s’impose à tous les cœurs par la pitié et à tous les esprits par la justice.

Je presse vos mains cordiales.

Victor Hugo.

  1. Ceci s’est réalisé. Séance du 24 août.